Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/1-01

Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 9-18).
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Première partie

CHAPITRE PREMIER

Mon enfance. La maison paternelle.
Jeux innocents.
De l’école du village au lycée.
Je rate mon bachot.

Je naquis en 1836 dans un plaisant village de la Côte-d’Or, Saint-Brice, entre la Saône et le canal de Bourgogne. C’était en avril et le froid piquait encore très dur. Quand il gelait à pierre fendre, toujours ma mère disait : « Ça me rappelle l’hiver où j’ai eu Félicien. » Un hiver qui dévora les ailes du printemps, à telle enseigne qu’en mai, devant l’église où l’on venait de m’administrer l’eau baptismale, mon parrain se rompit une jambe sur la route royale savonnée de verglas.

Ma naissance déclencha une délirante joie familiale, et des cousins à la mode bourguignonne accoururent de trois lieues à la ronde pour féliciter mon père, dont la cave était farcie de bon vin. D’irrévérencieux païens allèrent jusqu’à m’ondoyer de ce vin-là, en manière de premier baptême. On m’a conté que mon père s’écriait, fier de son œuvre : « Reluquez-moi ce moucheron, si c’est un mâle ! » Et qu’à toutes les commères, avec un commentaire gaillard, il donnait en spectacle ma petite nudité.

J’avais de qui tenir. Ce cher papa était un compagnon dont il convenait de ne pas agacer le poil. Cinq pieds six pouces ; d’énormes poings de pugiliste et un torse de coltineur. Quand je fus assez grand pour l’observer, j’allais sur mes quinze ans et il en comptait quarante-quatre. Sacrebleu, qu’il était beau ! Dans ses clairs cheveux châtains, drus et plantés droits, passaient des reflets de vieux bronze. Ses yeux francs vivaient sous des sourcils épais, dessinés comme au pinceau. D’une fraîcheur paysanne, ses lèvres s’ouvraient sur un clavier de dents très blanches. Une exubérante barbe parachevait ce visage de bon géant, une barbe qu’il laissait descendre en généreux lacs, se déployer tout au long et tout au large du gilet.

C’était un rude lapin, mais un bon bougre. Fils d’un marchand de bois, il s’était fait constructeur de bateaux et tous les mariniers du pays achalandaient sa maison. Il avait, il est vrai, épousé la fille d’un pénichien, et ma brave femme de mère pouvait se flatter de lui avoir apporté, avec quatre mille francs d’argent, le plus joli minois de blonde qui fût en Bourgogne. Vais-je répéter que j’avais de qui tenir ? Ah ! ma pauvre maman, si aimante et douce ! Je la revois alors qu’elle approchait de la quarantaine. Dans mon souvenir s’estompent les traits d’une petite femme accorte et vive, en sabots qui tapageaient comme des castagnettes. Des yeux bleus, qui restèrent bleus. Un menton gras. Un air étonné, puéril et rieur. Elle était bien née pour la quiétude du pays bourguignon, et je crois pouvoir dire qu’entre elle et mon père il n’y eut jamais que témoignages de tendresse et façons de galant. Lui, travaillant à ses bateaux, elle, bichonnant son ménage, de tout temps ils acceptèrent avec bonne humeur les à-coups du sort, qui d’ailleurs leur furent peu cruels, jusqu’au seuil de leur vieillesse où mes continuelles folies vinrent trop souvent les attrister.

La maison paternelle se mirait dans la Saône, à cent pas du canal, en plein midi. Une crique sablonneuse y abritait les ateliers, vastes baraquements sous lesquels s’étendaient les ossatures des péniches en construction. Une dizaine de compagnons travaillaient là. Mon père, aussi bon charpentier qu’habile modeleur, préparait la coupe et appareillait les pièces. Il gagnait « ce qu’il voulait ». On disait dans le pays : « Les Fargèze vivent heureux comme poissons en Saône. Ils doivent avoir de belles économies au soleil. » Ce qui était vrai. Chez nous, à aucun moment on ne connut la gêne. On mangeait bien, on buvait sec, et les pochettes de ma mère avaient toujours un tintinnabulement d’écus.

Je fus élevé comme un jeune dieu entre ces créatures de bonheur et de santé. On m’avait attendu sept années. Papa désespérait d’avoir un rejeton. Aussi décida-t-on tacitement de s’incliner devant mes caprices. Ma mère me laissa téter jusqu’à vingt mois. Mon père s’étant aperçu que je lorgnais son verre, s’empressa de m’initier au précieux goût du vin. Je grandis ainsi, robuste et volontaire. J’étais remuant et tapageur. Je luttais sur le sable, près de la rivière, avec le gros chien Ravageot, vigilant gardien des chantiers. Mes camarades m’aimaient et me redoutaient à la fois. À six ans on me confia au maître d’école, ou plutôt je me confiai à lui, d’autorité. J’appris tout ce qu’il voulut m’apprendre. Mes parents rayonnaient. À neuf ans je savais par cœur l’histoire de France et le catéchisme. J’étais devenu doux et docile. Je jouais en silence. Je m’efféminais. Enchanté, le curé s’avisa de m’élever à la dignité d’enfant de chœur. « Nous en ferons un beau petit abbé », disait-il. Certes, ma mère n’allait à l’église que pour y donner le pain bénit, et mon père n’y paraissait qu’une fois l’an, le jour de Pâques, mais ils ne se rebellaient pas à l’idée de faire de leur fils un porte-soutane. Ils laissaient dire. En attendant, je servais la messe. La menue cuisine du culte avait en moi le plus zélé des marmitons.

L’après-midi, dès la sortie de l’école, garçons et fillettes s’assemblaient devant notre maison. Nous organisions des parties de quatre coins et de cache-cache. Mais à la compagnie des garçons je préférais celle des filles. Avec elles je jouais à édifier des autels de Fête-Dieu, parés de cailloux et de fleurs. J’inventais de ces jeux innocents où des baisers tiennent lieu de gages. Mes amies choisies s’appelaient Berthe Fillol, Agathe Lureau, Maria Bonbernard, compagnes de catéchisme. Nous étions inséparables. Je les défendais contre la malignité de mes petits amis. Je les récréais. D’une agilité de clown, je me disloquais devant elles ; je sautais à cloche-pied ; je marchais sur les mains. Attentives, elles se tenaient accroupies dans le sable. Je faisais aussi travailler Ravageot, qui aboyait à mon tumulte de bouffon.

Je raffolais de comédie. Un théâtre forain m’avait laissé dans l’éblouissement de son décor féerique. Avec des planches revêtues de haillons, je m’étais aménagé un théâtre à moi, où je me glissais avec délices pour chanter, crier, hurler durant des heures comme un écorché vif, au point de faire s’arrêter les passants sur la route. Je m’exerçais devant une glace à des pitreries qui me contorsionnaient le visage, hideusement.

Je tournais au « jean-fillette ». Ma mère grondait : « Pourquoi ne t’amuses-tu pas avec les garçons ? On va te prendre pour une fille. » Je feignais de l’écouter, mais la minute d’après je revenais à mes petites camarades. J’embrassais sans me cacher leurs joues fraîches. Étranger à toute pensée vicieuse, je démêlais vaguement l’impudique. Lorsque la nuit tombait, elles se rendaient, en sautillant d’un air très détaché, au fond de notre jardin. Alors, troussant haut leurs cottes, elles me montraient leur derrière. J’y prenais un vif plaisir, celui qu’on peut attendre d’une chose défendue et vilaine. Puis elles s’en retournaient, graves, avec le même sautillement. On eût dit qu’elles accomplissaient un rite. Dans leur esprit, ce spectacle privé devait être la récompense de mes soins à leur plaire. Presque chaque jour, du printemps à l’automne, il en était ainsi. Nul ne s’avisa jamais de nous épier, et jamais nous n’allâmes plus loin dans la voie libertine. Cette bagatelle suffisait à ma candide curiosité.

Je fis ma première communion. Quel événement ! Quelques mois plus tard, je remportais tous les premiers prix à l’école. J’en avais fini avec l’enseignement communal. Qu’allait-on faire de moi ? Maman voulait que je restasse auprès d’elle. Papa disait : « Veux-tu travailler à l’atelier, fiston ? Tu seras mon apprenti. » M. le curé, d’autre part, n’entendait pas qu’on le privât de mes services. Mais le maître d’école survint : « J’aime à croire, monsieur Fargèze, que vous pousserez Félicien. Vos moyens vous le permettent. » Il n’en fallut pas plus. De l’intelligence ! Des diplômes ! De l’avenir ! L’amour-propre paternel fut agréablement chatouillé. « À seize ans, il sera bachelier. Vous en ferez ce que vous voudrez ensuite. » Mon père jura : « Tonnerre de Dieu ! Vous avez raison, monsieur Benoît. Mon devoir est de pousser Félicien. Venez donc boire une chopine. » Ma mère pleura. Le curé s’emporta. Pour moi, je ne soufflais mot, fier de mon importance. Il fut décidé que j’entrerais au lycée.

C’était le 16 octobre 1848. Mon père me conduisit en carriole à Dijon, qui est à huit lieues de Saint-Brice. Je me souviens, comme si cela datait d’hier — hélas ! à l’heure où j’écris, sous combien d’années est enfoui ce souvenir d’enfance ! — je me souviens du repas que nous fîmes dans une auberge du faubourg, de mon entrée dans le sombre ancien couvent de la rue Saint-Philibert, devenu lycée, de ma présentation au proviseur, M. Lemoine, dont le blême visage me glaça. Je m’étais promis de ne pas pleurer. Cependant, quand mon père me dit adieu, dans le grand vestibule, m’embrassant avec une émotion qu’il ne parvenait pas à vaincre, je partis en sanglots. Je voulais retourner à Saint-Brice. Je me roulai sur le tapis. Il fallut qu’on m’emportât. On me conduisit dans la cour de récréation, où s’ébattaient mes futurs condisciples. Je me contins et mes yeux séchèrent aussitôt. Malgré tout je ne pus dîner, et dans mon petit lit, au milieu du dortoir immense, je sanglotai derechef, éperdu de détresse. La semaine d’après, j’étais l’élève le plus turbulent et gai du lycée de Dijon. J’avais retrouvé mes cabrioles et j’en savais d’autres. Mes camarades admiraient ma force et mon agilité.

Mais comment expliquer cette transformation soudaine ? À Saint-Brice, j’étais studieux. Je m’enorgueillissais de mes bonnes notes. À Dijon, je ne fus que paresseux et dissipé. Je bâclais mes devoirs ; j’apprenais peu mes leçons. Je dirigeais le chahut dans les salles d’étude, au dortoir, partout. À la chapelle, même ! En vain les punitions plurent-elles sur ma tête : rien n’y fit : « l’élève Fargèze » différa si bien de « l’écolier Fargèze » que mon maître d’école s’étant avisé — le brave homme ! — d’écrire au proviseur une lettre vibrante dans laquelle, rappelant les les lauriers par moi cueillis à Saint-Brice, il recommandait de « ménager mon intelligence trop impatiente », le sévère M. Lemoine me fit venir dans son cabinet, où il m’exprima son étonnement et son indignation : « Il paraît, monsieur, que vous avez laissé vos bonnes dispositions à Saint-Brice ? Je me félicite de l’avoir appris. Dorénavant, chaque fois que vous aurez mérité d’être puni, vous le serez doublement. » Et cela fut. Les punitions grêlèrent en giboulées sur moi. Les « retenues de promenade » devinrent permanentes. Je répondais par une pirouette aux réprimandes et aux objurgations.

Deux années de suite je me vis frustré de mes vacances, lors du premier de l’an. Rien ne pouvait plus vivement m’affecter. Si grande était ma joie de reparaître à Saint-Brice ! J’écrasais mes anciens amis de primaire en me pavanant sous mon uniforme de lycéen. Mes parents m’accueillaient toujours avec la même ferveur adoratrice. En vain les mauvaises notes du proviseur me précédaient-elles à la maison : elles y tombaient comme balles de liège dans de la plume, tant mon père et ma mère étaient peu enclins à me morigéner. Sans compter que l’excellent maître d’école disait : « Ils n’ont pas su le prendre. Ils ne connaissent pas les enfants. » Cependant que le curé grognait, accourant à la rescousse : « Je l’avais prédit. La place de Félicien était au séminaire. Il eût fait un si bel abbé ! » Et mon père de conclure : « Il fera ce qu’il voudra. En attendant, ne laissons pas chauffer le vin. Et trinquons ensemble. »

Je retrouvais mes petites amies. Elles étaient des demoiselles. Quinze ans ! Agathe Lureau secondait sa mère à leur auberge ; Berthe Fillol montait des bonnets ; Maria Bonbernard travaillait aux champs et dans les vignes. Mais quoique je fisse le malin, passant devant elles en fumant d’énormes cigares, à peine osais-je leur adresser la parole. Je rougissais lorsqu’elles venaient à ma rencontre. Évoquant le passé, nos jeux innocents et les autres, je les revoyais au fond de notre jardin, jupons retroussés, braquant vers moi leur derrière, et bien loin de m’agaillardir ce souvenir charnel m’était une gêne. Il n’en allait pas de même pour elles, qui me saluaient d’un caressant « bonjour, Félicien », auquel je répondais presque en aparté, pressant le pas pour éviter un colloque. Et pourtant, au lycée, avec quel aplomb cynique nous parlions des femmes ! Les plus répugnantes pratiques sexuelles nous étaient familières. Nos salles d’étude et nos dortoirs en voyaient de propres ! Mais c’est justement parce que j’avais appris à ne pas rougir de cela que je rougissais devant des jeunes filles. C’est ainsi que se venge la nature outragée.

Je demeurai deux années encore au lycée. Je m’amendais. Je fis une assez bonne rhétorique, une passable philosophie. Mais parfois je me sentais tout chose. Moi si robuste, j’avais des pâleurs, de fréquents vertiges. Je pleurais sans apparent motif. Était-ce le fait de quelque amour malheureux ? J’avais eu, au dernier avril, une passionnette pour un blondin de septième dont on se disputait les faveurs. Je lui avais rimé des déclarations brûlantes. Certain jour, afin de lui marquer la violence de mon sentiment, je m’étais piqué d’un coup de canif la poitrine. Mais je venais de rompre et rien ne subsistait en moi de cette aberration sentimentale. Qu’avais-je donc qui pût expliquer ma lassitude et mes pleurs ?

Cependant les jours passaient. Nous préparions d’arrache-pied nos examens. En dépit de ma paresse, je ne me classais point parmi les cancres. Si je goûtais peu le latin ni le grec, j’étais fort curieux de sciences dont on ne nous entretenait qu’à la dérobée, et j’excellais aux lettres françaises. Je rédigeais à merveille. Je passais pour poète. Non content de versifier à l’intention de camarades aux charmes équivoques, je construisais de grandes pièces de vers qui, au jugement de tous, enfonçaient nos classiques. Mon professeur de rhétorique, M. Materne, ayant surpris quelques-unes de ces élucubrations, s’extasiait sur mon lyrisme et me promettait la gloire. Il versifiait plus pauvrement que moi, et c’était son excuse. Néanmoins les épreuves du baccalauréat n’allaient pas sans me donner la chair de poule. J’appréhendais une chute piteuse. Je n’eus qu’un échec honorable feutré de circonstances atténuantes. Le proviseur, qui ne me gardait pas rancune, avait argué de mon récent état maladif. Bien que j’eusse collectionné les barbarismes dans ma version latine, où tous les pièges à loups se trouvaient rassemblés avec un art féroce, je fus admis aux épreuves orales. Je répondis assez lucidement aux questions qui me furent posées sur la littérature, l’histoire, les sciences naturelles, et cela dut me valoir une boule blanche. Par malheur, une boule noire vint faire contrepoids, car je pataugeai dans l’explication d’un passage de la Vie d’Alexandre et des Discours tirés de Salluste. Et voilà ! Je ratais mon bachot. C’était à recommencer. Ce serait pour la seconde session, ou pour la suivante…

Eh bien non ! Je ne recommencerais pas. Revenir au bahut après les vacances ? Non, non, et non ! D’ailleurs, je n’eus pas à plaider ma cause avec cette véhémence. Loin de se montrer sévère, mon bon père me plaisanta : « Tu n’es pas bachelier ? Moi non plus. La belle affaire ! » Je me mis à sa disposition, et à la grande joie de ma mère il décida que je serais son teneur de livres. D’abord je prendrais mes vacances, jour pour jour. Et puis, octobre venu, au lieu de regagner le lycée, je me rendrais aux chantiers, gentiment, modestement. J’étais heureux. J’avais l’impression de posséder l’air et l’espace. Mes seize ans de puceau faisaient risette à l’avenir.