Mémoires (Vidocq)/Chapitre 9

Tenon (Tome Ip. 242-264).


CHAPITRE IX.


De la colonisation des Forçats.


« Voyez, disent les partisans de la colonisation, voyez l’aspect florissant de la Nouvelle-Galles ; il y a seulement quarante ans que les Anglais ont commencé à y envoyer leurs condamnés, et déjà le pays compte cinq villes ; les arts de luxe y sont cultivés, l’imprimerie établie. À Sydney-Cove, chef-lieu de colonie, on imprime trois journaux ; il s’y est formé des sociétés philosophiques et d’agriculture ; on a fondé une chapelle catholique et deux chapelles de méthodistes. Quoique la plupart des planteurs et des magistrats subalternes soient des condamnés émancipés ou ayant subi leur peine, tous se conduisent bien et deviennent d’excellents citoyens. Des femmes, la honte et le rebut de leur sexe dans la métropole, des femmes déjà mères, mais couvrant d’opprobre tout ce qui tenait à elles, sont aujourd’hui, sous de nouveaux liens, des modèles d’ordre et de chasteté. Il se présente à l’appui de ce système une autre considération qui n’est pas sans importance. Le travail des Condamnés qu’on emploie en Angleterre, venant en concurrence avec celui d’un nombre égal d’artisans libres, a pour fâcheux résultat de laisser ceux-ci inoccupés, et par conséquent de surcharger la taxe des pauvres ; au lieu d’être productif, leur travail est donc nuisible. À la Nouvelle-Galles, au contraire, loin de rivaliser avec l’artisan anglais, le déporté est le consommateur du travail de celui-ci, puisque l’on n’y consomme que des produits anglais. L’importation s’en élève à trois cent cinquante mille livres sterlings, et l’exportation des productions indigènes est évaluée au tiers de cette somme ; voilà les avantages de la colonisation. Qui s’oppose à ce que la France les partage en suivant le même système ? »

Tout cela sans doute est magnifique, mais les faits sont-ils bien constants ? Peut-on en induire que ce système soit applicable à la France ? Sur la première question, je répondrai qu’en Angleterre on n’est guères plus d’accord que chez nous sur les avantages de la colonisation des condamnés en général et sur les résultats des établissements de la Nouvelle-Galles en particulier. Indépendamment de toute autre considération, ils offrent cependant au commerce britannique des stations précieuses entre l’Inde, la Chine, les îles de la Sonde et tout l’archipel oriental. Tant d’avantages, qui peut-être auraient pu s’obtenir sans l’emploi de la colonisation, ne paraissent pas néanmoins compenser les dépenses énormes qu’elle a entraînées dans le principe, et qui se continuent encore au détriment de la métropole, le gouvernement ayant, depuis quelques années, à sa charge un nombre variable de huit à dix mille déportés qu’on ne saurait occuper utilement. Cette circonstance explique parfaitement du reste la proposition soumise à la Chambre des communes, de diriger sur la Nouvelle-Galles ou sur les établissements qui en dépendent, des émigrants irlandais ; la taxe des pauvres en diminuerait d’autant, et les émigrants planteurs emploieraient les déportés qui, par des défrichements et des constructions, auraient préparé leurs habitations.

En attendant que le gouvernement prenne un parti, ces déportés inoccupés doivent mener une vie très confortable selon eux, puisque dans une enquête récente on a constaté que plusieurs individus s’étaient fait condamner à dessein pour un délit emportant la peine de la déportation. L’humanité n’aurait sans doute qu’à s’applaudir de ce résultat, si cette mansuétude adoucissait les mœurs des déportés, mais on comprend que l’oisiveté ne fait qu’aggraver leurs mauvaises dispositions ; on en a la preuve dans les récidives de ceux qui reviennent en Angleterre à l’expiration de leur peine. Leur amendement n’est guères plus sensible à la colonie, car on n’ignore pas que des trois chapelles élevées à Sidney-Cove, ils en ont brûlé deux dans l’intention prouvée de se soustraire à l’obligation d’assister au service divin.

Les femmes enfin, que l’on nous représente comme purifiées par le changement d’hémisphère, les femmes donnent pour la plupart l’exemple d’un libertinage jusqu’à certain point provoqué par l’énorme disproportion numérique des deux sexes ; elle est telle que, pour quatorze hommes, on compte à peine une femme. Le mariage avec un condamné gracié ou libéré, procurant l’émancipation immédiate, la première chose que cherchent les femmes déportées à leur arrivée au dépôt de Paramatta, c’est à se faire épouser par un homme qui remplisse cette condition. Elles prennent souvent ainsi un vieillard, un misérable, qu’elles quittent au bout de quelques jours, pour se rendre à Sydney, où elles peuvent se livrer impunément à tous les excès. Il en résulte qu’entourées d’exemples corrupteurs, les filles qui naissent de ce commerce se livrent dès l’âge le plus tendre à la prostitution.

De ces faits accidentellement révélés par les enquêtes sur l’état du pays, par les discussions parlementaires, il résulte que la colonisation est loin de réagir, comme on l’a cru trop légèrement, sur le moral des condamnés ; elle est d’ailleurs aujourd’hui reconnue à peu près impraticable pour la France. La première, la principale objection, c’est le manque absolu d’un endroit propre à la déportation ; car former un établissement à Sainte-Marie de Madagascar, la seule des possessions françaises qui pût convenir pour cet objet, ce serait envoyer à une mort à peu près certaine, non-seulement les condamnés, mais encore les administrateurs et les surveillants. Le petit nombre de ceux que le climat n’aurait pas moissonnés ne manquerait pas de se servir des embarcations stationnaires pour écumer la mer, comme cela s’est fait plusieurs fois à la Nouvelle-Galles, et au lieu d’un établissement pénitentiaire, on se trouverait avoir fondé le berceau de nouveaux flibustiers. D’un autre côté, il est impossible de songer à diriger les condamnés sur aucune de nos colonies, pas même sur la Guyanne, dont les vastes savannes ne suffiraient pas pour assurer un isolement indispensable ; les évasions se seraient bientôt multipliées, et les colons pourraient rappeler la leçon donnée, dit-on, par Franklin, au gouvernement anglais, qui, à cette époque, déportait encore ses condamnés aux États-Unis. On assure qu’immédiatement après l’arrivée d’un transport de ce genre à Boston, il envoya au ministre Walpole quatre caisses de serpents à sonnettes, en le priant de les faire mettre en liberté dans le parc de Windsor, « afin, disait-il, que l’espèce s’en propageât et devînt aussi avantageuse à l’Angleterre que les condamnés l’avaient été à l’Amérique septentrionale. »

Aujourd’hui même, les évasions sont beaucoup plus communes à la Nouvelle-Galles, qu’on ne devrait le croire. On en trouve la preuve dans ce passage d’une Relation publiée à Londres par un déporté libéré, qui, sans s’embarrasser de compromettre la réputation de l’établissement, s’était fait bientôt arrêter pour de nouveaux méfaits.

« Lorsque le terme de mon exil fut venu, et que je me déterminai à quitter la colonie, je m’embarquai comme domestique, au service d’un gentleman et d’une lady, anciens déportés, qui avaient amassé de quoi défrayer leur retour en Angleterre, et s’y établir. On croirait que je devais avoir l’ame satisfaite et tranquille. Point du tout ; jamais je ne me suis vu plus chagrin, plus tourmenté que du moment où je m’embarquai sur ce bâtiment. Voici pourquoi : j’avais clandestinement amené avec moi six condamnés de mes camarades, et je les avais cachés à fond de cale. C’étaient des hommes pour lesquels j’avais une estime particulière ; et il est du devoir d’un déporté qui quitte cette terre d’exil, de n’y jamais laisser un ami, s’il a le moyen de l’en faire sortir. Ce qui troublait sans cesse mon repos, c’est qu’il fallait pourvoir aux besoins de ces hommes : pour cela, je devais recommencer le métier de voleur, de manière que, d’un moment à l’autre, je pouvais me faire découvrir et eux aussi. Tous les soirs il me fallait visiter les provisions de chacun, pour leur apporter le fruit de mes larcins. »

« II y avait un grand nombre de passagers à bord, et je les faisais tous contribuer successivement, afin que cela se fît moins sentir, et que le manége pût durer plus long-temps. Malgré cette précaution, j’entendais dire souvent aux uns et aux autres, que leurs vivres allaient vite, sans qu’ils en pussent découvrir la cause. Ce qui m’embarrassait le plus, c’était la viande crue, que mes camarades étaient obligés de dévorer telle quelle ; encore ne pouvais-je pas toujours m’en procurer, surtout lorsqu’il faisait clair de lune ; alors il me fallait dérober double ration de pain. Enfin, mon maître m’ayant chargé de faire la cuisine pour lui et pour sa femme, cette occasion fut, comme de juste, mise à profit : si j’accommodais un potage ou un ragoût, il s’en renversait toujours une moitié, qui prenait le chemin de la cale. Tout ce que je pouvais du reste attraper y passait également ; car je fréquentais, à titre de confrère, le cuisinier du bâtiment, sur lequel je levais d’utiles contributions. »

« II y avait à bord de notre navire un tonnelier de mes amis, qui, après avoir fini son temps, retournait comme moi en Angleterre. Je l’avais mis dans ma confidence, et il me servait merveilleusement dans les vols que je faisais au cuisinier ; il le tirait, par exemple à l’écart, et l’occupait pendant que j’enlevais quelque portion de tout ce qui me tombait sous la main. Outre ce tonnelier, il y avait à bord un matelot qui était également dans le secret ; et l’on va voir que c’était un confident de trop ? »

« Un dimanche, il y avait un mois que nous étions en mer, le tonnelier et le matelot causaient ensemble sur le gaillard d’avant. Voilà qu’ils se prennent de querelle pour une bagatelle. Je travaillais en ce moment à dévisser une caisse, pour en retirer quelques provisions, quand ce matelot, qui avait brusquement quitté le tonnelier, passa près de moi. Trompé par l’obscurité, car il commençait à faire nuit, et me prenant pour un autre, il me frappe sur l’épaule, et me crie : Où est le capitaine ?… J’ai à lui parler !… Mais, me reconnaissant, il s’éloigna rapidement, et courut à la chambre du capitaine, où il se précipita en criant à tue-tête : « Au meurtre !… à l’assassin !… Nous sommes tous perdus !… Le bâtiment va être pris ; il y a dix hommes de cachés dans la cale, et tel et tel (en me nommant ainsi que le tonnelier) sont du complot ;… ils veulent s’emparer du bâtiment, et nous tuer tous !… »

« Aussitôt le capitaine appelle son second, monte avec lui sur le pont, et ordonne que tout le monde s’y rende. Lorsqu’on fut réuni, le matelot nous désigna de nouveau, le tonnelier et moi, comme chefs du complot, en soutenant qu’il y avait dix hommes cachés dans la cale. On y descendit avec des lumières, on retourna tout sans rien découvrir, tant mes hommes étaient bien cachés. Enfin, le capitaine n’en voulant pas démordre, s’avisa de faire emplir la cale de fumée. Force fut alors aux pauvres diables de sortir sous peine d’être asphyxiés. En arrivant sur le pont, ils faisaient la plus triste figure ; depuis leur départ de Sydney-Cove ils n’avaient été ni rasés ni lavés, et leurs vêtemens tombaient en lambeaux. Ce qui rendait ce spectacle encore plus lugubre, c’est que la nuit était sombre et que le pont n’était éclairé que par une lanterne. »

« Le capitaine commença par faire mettre les menottes aux nouveaux venus ; puis, après les avoir interrogés et s’être assuré qu’ils n’étaient que six, il les fit coucher à plat ventre sur le pont. Restait le second acte de la pièce, il consista à nous traiter, le tonnelier et moi, de la même manière. Quand nous fûmes tous réunis, on jeta sur nous une grande voile, qui nous enveloppa comme un filet. C’est ainsi que nous passâmes la nuit. Le lendemain, au petit jour, on nous descendit l’un après l’autre, au moyen d’une corde passée autour de la ceinture, à fond de cale, dans une espèce de cachot si noir que nous ne nous voyions pas les uns les autres. Nous y couchions sur la planche nue. Pour toute nourriture, on donnait par jour à chacun une pinte d’eau et une livre de biscuit. Nous recevions cette distribution sans la voir ; le matelot chargé de la faire nous avertissait par un cri d’avancer la main, et quand nous tenions la pitance, nous la partagions à tâtons entre nous. »

« On nous garda dans cette situation pendant quarante mortels jours, c’est-à-dire jusqu’à ce que le bâtiment fût arrivé au Cap de Bonne-Espérance, où il devait relâcher. Le capitaine se rendit chez le gouverneur pour lui annoncer qu’il avait à son bord des condamnés évadés, et lui demanda s’il ne pourrait pas les débarquer et les écrouer dans la prison commune ; mais celui-ci répondit qu’il n’avait que faire des gens de cette espèce, et qu’il ne voulait pas qu’on les débarquât. Toutefois, le capitaine se consola bientôt de cette contrariété, en apprenant qu’il y avait dans le port un bâtiment irlandais, chargé de condamnés pour Botany-Bey ; il s’aboucha avec le capitaine de ce bâtiment, et le détermina sans peine à emmener avec lui mes pauvres camarades. En conséquence, on vint les retirer du cachot, et depuis je ne les ai revus ni les uns ni les autres. »

Les obstacles que j’ai signalés sont tellement graves, que je ne parlerai pas de l’événement d’une guerre maritime venant compliquer encore la situation, en interceptant toute relation et tout transport. Dans l’intérêt de la science, on a vu des puissances belligérantes livrer passage à des naturalistes, à des mathématiciens, mais il est permis de douter que, dans l’intérêt de la morale, on accordât la même faveur à des forçats, qui pourraient, après tout, n’être que des soldats travestis.

Admettons cependant, pour un instant, qu’on ait levé tous les obstacles, que la déportation soit possible : sera-t-elle indistinctement perpétuelle pour tous les condamnés ? ou suivra-t-on dans son application la gradation observée pour la durée des travaux forcés ? Dans la première hypothèse, vous détruisez toute proportion entre les peines et les délits, puisque l’homme qui, d’après le Code, n’aurait encouru que les travaux à temps, ne reverra pas plus son pays que celui qu’aurait atteint une condamnation à perpétuité. En Angleterre, où le minimum de la durée de la déportation (sept ans) s’applique pour un vol de vingt-quatre sous comme pour violences graves exercées contre un magistrat, cette disproportion existe, mais elle pallie souvent encore les rigueurs d’une législation qui punit de mort des délits passibles chez nous d’une simple réclusion. Aussi, dans les assises anglaises, rien n’est-il plus ordinaire que d’entendre un individu condamné à la déportation, dire, au prononcé du jugement : My lords, je vous remercie.

Si la déportation n’est pas perpétuelle, vous retombez dans l’inconvénient que signalent chaque année les conseils généraux, en réclamant contre l’amalgame des forçats libérés avec la population. Nos déportés libérés rentreront dans la société à peu près avec les mêmes vices qu’ils eussent contractés au bagne. Tout même porte à croire qu’ils seront plus incorrigibles que les déportés anglais, qu’un esprit national de voyages et de colonisation attache assez fréquemment au sol sur lequel on les a transplantés.

La colonisation reconnue à peu près impossible, il ne reste plus, pour améliorer le moral des condamnés, qu’à introduire dans les bagnes des réformes indiquées par l’expérience. La première consisterait à classer les forçats d’après leurs dispositions ; il faudrait, pour cela, consulter non-seulement leur conduite présente, mais encore leur correspondance et leurs antécédents ; chose dont ne s’occupe nullement l’administration des bagnes, qui borne sa sollicitude à prévenir les évasions. Les hommes disposés à s’amender devraient obtenir ces petites faveurs réservées aujourd’hui aux voleurs audacieux, aux condamnés à perpétuité, qu’on ménage pour leur ôter l’envie de se sauver. C’est là en effet un moyen de les retenir, puisque rien ne peut désormais aggraver leur peine. Il serait enfin utile d’abréger les peines, en raison de l’amélioration des détenus, car tel homme qu’un séjour de six mois au bagne eût corrigé, n’en sort, au bout de cinq ans, qu’entièrement corrompu.

Une autre précaution prise contre les forçats qui ont un grand nombre d’années à faire, c’est de les mettre en couple avec ceux qui n’ont à subir qu’une condamnation de peu de durée. On croit leur donner ainsi des surveillants qui, peu aguerris aux coups de bâtons, et craignant de faire prolonger leur détention par des soupçons de complicité, dévoileront toute tentative d’évasion. Il en résulte que le novice, accouplé avec un scélérat consommé, se pervertit rapidement. Les jours de repos, lorsqu’on n’enchaîne les forçats au banc que le soir, il suit forcément son compagnon dans la société d’autres bandits, où il achève de se corrompre par l’exemple de ce que l’égarement des passions peut produire de plus monstrueux. On m’a compris… Mais n’est-il pas honteux de voir publiquement organiser une prostitution qui, même au milieu de la corruption des grandes villes, s’entoure encore des ombres du mystère : comment ne songe-t-on pas à prévenir en partie ces excès, en isolant les jeunes gens réservés ordinairement à figurer dans ces saturnales.

Il serait également urgent de prévenir l’abus des liqueurs fortes, qui entretiennent chez les condamnés une excitation contraire au calme dans lequel il importe de les maintenir, si l’on veut que la réflexion amène le repentir. Ce n’est pas à dire qu’on doive les en sevrer entièrement, comme cela se pratique en certains cas aux États-Unis : cette diète absolue ne pourrait s’appliquer sans inconvénient aux hommes astreints à des travaux pénibles ; il faut même veiller à ce que les distributions autorisées par les réglements soient consommées par les condamnés qui les reçoivent. En même temps que l’on protégerait ainsi la santé de ces malheureux, on préviendrait de graves désordres. Les jours de repos, il arrive souvent qu’un condamné, voulant faire la débauche, engage ses rations pour quinze jours ; avec les avances en nature qu’il obtient, il s’enivre, fait du tapage, reçoit la bastonnade, et se trouve réduit ensuite à l’eau et à la soupe aux gourganes, lorsqu’il aurait besoin de spiritueux pour se soutenir. Il est, à la vérité, d’autres moyens de subvenir à ces orgies : on vole dans les ateliers, dans les magasins, dans les chantiers. Ceux-ci enlèvent le cuivre du doublage des vaisseaux, pour faire des pièces de six liards, qu’on vend au rabais aux paysans ; ceux-là prennent le fer qui sert à confectionner ces petits ouvrages qu’on vend aux étrangers ; d’autres détournent des pièces de bois qui, coupées par morceaux, passent au foyer des argousins, qu’on désarme au moyen de ces prévenances. On m’assure qu’aujourd’hui, cette partie du service a subi de notables améliorations ; je désire qu’il en soit ainsi : tout ce que je puis dire, c’est qu’à l’époque où j’étais à Brest, il était de notoriété publique que jamais aucun argousin n’achetait de bois à brûler.

C’est aussi dans les ateliers de serrurerie que les condamnés s’instruisent mutuellement dans la fabrication des fausses clefs, et des autres instruments nécessaires pour forcer les portes, tels que cadets, pinces, monseigneurs, ' rossignols, etc. L’inconvénient est peut-être inévitable dans un port, où il faut nécessairement fournir à l’armement des navires ; mais pourquoi conserver de semblables ateliers dans les maisons de détention de l’intérieur ? J’ajouterai que le travail des condamnés, de quelque nature qu’il soit, est loin de produire autant que celui des ouvriers libres : mais c’est de tous les abus celui qu’on doit avoir moins d’espoir de déraciner. Le bâton peut sans doute contraindre le condamné à agir, parce qu’il existe une différence marquée entre l’action et le repos ; mais aucun châtiment ne peut éveiller chez le condamné cette ardeur instinctive qui seule accélère le travail et le dirige vers la perfection. Le gouvernement doit juger au surplus, lui-même, bien insignifiant le produit des journées des forçats, puisqu’il ne l’a jamais fait figurer comme recette au budget. La dépense générale des chiourmes, classée dans les divers chapitres, s’élève à la somme totale de deux millions sept cent dix-huit mille neuf cent francs. Voici le détail de quelques allocations.

Habillement des forçats. . . . . . 220,500 f.
Id. des forçats libérés. . 23,012
Entretien de la chaussure. . . . . 72,900
Façon et entretien des fers. . . . 11,250
Frais de capture. . . . . . . . . 7,000
Service des chaînes. . . . . . . . 130,000

Viennent ensuite le traitement des employés, la solde, l’habillement, les rations des garde-chiourme, etc.

Pour rendre ces dépenses tout-à-fait utiles, pour entrer dans la voie des améliorations réclamées depuis si long-temps, et qui ne s’effectuent que bien lentement, on ne saurait trop recommander aux surveillants une modération dont ils ne devraient jamais s’écarter, même en infligeant les punitions les plus sévères. J’ai vu des garde-chiourme jeter des condamnés dans le désespoir, en les maltraitant au gré de leurs caprices, et comme pour se faire un jeu de leurs souffrances. « Comment te nommes-tu ?… disait un de ces misérables aux nouveaux venus ; je parie que tu te nommes la Poussière… Eh ! bien, moi, je me nomme le Vent ;… je fais voler la poussière. » Et il tombait sur eux à coups de nerf de bœuf. Plusieurs garde-chiourme ont été assassinés pour avoir ainsi provoqué des idées de vengeance dont rien ne distrait le forçat. Dans la suite de ces Mémoires, j’aurai occasion de revenir sur ce sujet, à propos de cette surveillance qui constitue une nouvelle peine pour les hommes libérés.

Les inconvénients et les abus que je viens de signaler existaient pour la plupart au bagne de Brest lorsque j’y fus conduit ; raison de plus pour abréger le séjour que je devais y faire. En pareil cas, la première chose à faire, c’est de s’assurer de la discrétion de son camarade de couple. Le mien était un vigneron des environs de Dijon, de trente-six ans environ, condamné à vingt-quatre ans pour récidive de vol avec effraction : espèce d’idiot, que la misère et les mauvais traitements avaient achevé d’abrutir. Courbé sous le bâton, il semblait n’avoir conservé d’intelligence que ce qu’il en fallait pour répondre avec la prestesse d’un singe ou d’un chien, au sifflet des argousins. Un pareil sujet ne pouvait me convenir, puisque, pour exécuter mon projet, il me fallait un homme assez résolu pour ne pas reculer devant la perspective des coups de bâton, qu’on ne manque jamais d’administrer aux forçats soupçonnés d’avoir favorisé, ou même connu l’évasion d’un condamné. Pour me débarrasser du , je feignis une indisposition : on le mit en couple avec un autre pour aller à la fatigue, et lorsque je fus rétabli, on m’appareilla avec un pauvre diable condamné à huit ans pour avoir volé des poules dans un presbytère.

Celui-ci conservait du moins quelque énergie. La première fois que nous nous trouvâmes seuls sur le banc, il me dit : « Écoute, camarade, tu ne m’as pas l’air de vouloir manger longtemps du pain de la nation… Sois franc avec moi… tu n’y perdras rien… » J’avouai que j’avais l’intention de m’évader à la première occasion. « Eh bien ! me dit-il, si j’ai un conseil à te donner, c’est de valser avant que ces rhinocéros d’argousins ne connaissent ta coloquinte (figure) ; mais ce n’est pas tout que de vouloir ;… as-tu des philippes (écus) ? » Je répondis que j’avais quelque argent dans mon étui ; alors il me dit qu’il se procurerait facilement des habits près d’un condamné à la double chaîne, mais que pour détourner les soupçons, il fallait que j’achetasse un ménage, comme un homme qui se propose de faire paisiblement son temps. Ce ménage consiste en deux gamelles de bois, un petit tonneau pour le vin, des patarasses (espèce de bourrelets, pour empêcher le froissement des fers), enfin un serpentin, petit matelas rembourré d’étoupe de calfat. On était au jeudi, sixième jour de mon entrée au bagne ; le samedi soir, j’eus des habits de matelot, que je revêtis immédiatement sous ma casaque de forçat. En soldant le vendeur, je m’aperçus qu’il avait aux poignets les cicatrices circulaires de profondes cautérisations ; j’appris que, condamné aux galères à perpétuité, en 1774, il avait subi à Rennes la question par le feu, sans avouer le vol dont il était accusé. Lors de la promulgation du Code de 1791, il avait obtenu une commutation en vingt-quatre ans de travaux forcés.

Le lendemain, la section dans laquelle je me trouvais partit au coup de canon pour le travail de la pompe, qui ne s’interrompt jamais. Au guichet de la salle, on visita comme à l’ordinaire nos manicles et nos vêtements. Connaissant cet usage, j’avais collé sur mes habits de matelot, à l’endroit de la poitrine, une vessie peinte en couleur de chair. Comme je laissais à dessein ma casaque et ma chemise ouvertes, aucun garde ne songea à pousser plus loin l’examen, et je sortis sans encombre. Arrivé au bassin, je passai avec mon camarade derrière un tas de planches, comme pour satisfaire un besoin ; ma manicle avait été coupée la veille ; la soudure qui cachait les traces de la scie céda au premier effort. Débarrassé des fers, je me dépouillai à la hâte de la casaque et du pantalon de forçat. Sous ma casquette de cuir, je mis une perruque apportée de Bicêtre, puis après avoir donné à mon camarade la récompense légère que je lui avais promise, je disparus en me glissant derrière des piles de bois équarris.