Mémoires (Vidocq)/Chapitre 30

Tenon (Tome IIp. 420-456).


CHAPITRE XXX.


Une rafle à la Courtille. — La Croix-Blanche. — Il est avéré que je suis un mouchard. — Opinion du peuple sur mes agents. — Précis sur la brigade de sûreté. — 772 arrestations. — Conversion d’un grand pécheur. — Biographie de Coco-Lacour. — M. Delavau et le trou-madame. — Entérinement de mes lettres de grâce. — Coup-d’œil sur la suite de ces mémoires. — Je puis parler, je parlerai.


À l’époque de l’arrestation de Fossard, la brigade de sûreté existait déjà, et depuis 1812, époque à laquelle elle fut créée, je n’étais plus un agent secret. Le nom de Vidocq était devenu populaire, et beaucoup de gens pouvaient l’appliquer à une figure qui était la mienne. La première expédition qui m’avait mis en évidence, avait été dirigée contre les principaux lieux de rassemblement de la Courtille. Un jour M. Henry ayant exprimé l’intention d’y faire une rafle chez Dénoyers, c’est-à-dire, dans la guinguette la plus fréquentée par les tapageurs et les mauvais sujets de toute espèce, M. Yvrier, l’un des officiers de paix présents, observa que pour exécuter cette mesure, ce ne serait pas assez d’un bataillon. – Un bataillon, m’écriai-je aussitôt, et pourquoi pas la grande armée ? Quant à moi, continuai-je, qu’on me donne huit hommes et je réponds du succès. On a vu que M. Yvrier est fort irritable de son naturel, il se fâcha tout rouge, et prétendit que je n’avais que du babil.

Quoi qu’il en soit, je maintins ma proposition, et l’on me donna l’ordre d’agir. La croisade que j’allais entreprendre était dirigée contre des voleurs, des évadés, et bon nombre de déserteurs des bataillons coloniaux. Après avoir fait ample provision de menottes, je partis avec deux auxiliaires et huit gendarmes. Arrivé chez Desnoyers, suivi de deux de ces derniers, j’entre dans la salle ; j’invite les musiciens à faire silence, ils obéissent ; mais bientôt se fait entendre une rumeur à laquelle succède le cri réitéré de à la porte, à la porte. Il n’y a pas de temps à perdre, il faut imposer aux vociférateurs, avant qu’ils s’échauffent au point d’en venir à des voies de fait. Sur-le-champ j’exhibe mon mandat, et au nom de la loi, je somme tout le monde de sortir, les femmes exceptées. On fit quelque difficulté d’obtempérer à l’injonction ; cependant au bout de quelques minutes, les plus mutins se résignèrent, et l’on se mit en train d’évacuer. Alors je me postai au passage, et dès que je reconnaissais un ou plusieurs des individus que l’on cherchait, avec de la craie blanche je les marquais d’une croix sur le dos : c’était un signe pour les désigner aux gendarmes qui, les attendant à l’extérieur, les arrêtaient, et les attachaient au fur et à mesure qu’ils sortaient. On se saisit de la sorte de trente-deux de ces misérables, dont on forma un cordon qui fut conduit au plus prochain corps de garde, et de là à la préfecture de police.

La hardiesse de ce coup de main fit du bruit parmi le peuple qui fréquente les barrières ; en peu de temps il fut avéré pour tous les escrocs et autres méchants garnements, qu’il y avait par le monde un mouchard qui s’appelait Vidocq. Les plus crânes d’entre eux se promirent de me tuer à la première rencontre. Quelques-uns tentèrent l’aventure mais ils furent repoussés avec perte, et les échecs qu’ils éprouvèrent me firent une telle renommée de terreur, qu’à la longue elle rejaillit sur tout les individus de ma brigade : il n’y avait pas de criquet parmi eux qui ne passât pour un Alcide : c’était au point qu’oubliant de qui il s’agissait je me sentais presque le frisson, lorsque des gens du peuple sans me connaître, s’entretenaient en ma présence, ou de mes agents ou de moi. Nous étions tous des colosses : le vieux de la montagne inspirait moins d’effroi, les séides n’étaient ni plus dévoués, ni plus terribles. Nous cassions bras et jambes ; rien ne nous résistait ; et nous étions partout. J’étais invulnérable ; d’autres prétendaient que j’étais cuirassé des pieds à la tête, ce qui revient au même quand on n’est pas réputé peureux.

La formation de la brigade suivit de fort près l’expédition de la Courtille. J’eus d’abord quatre agents, puis six, puis dix, puis douze. En 1817 je n’en avais pas davantage, et cependant avec cette poignée de monde, du 1er janvier au 31 décembre, j’effectuai sept cent soixante-douze arrestations et trente-neuf perquisitions ou saisies d’objets volés [1].

Du moment où les voleurs surent que je devais être appelé aux fonctions d’agent principal de la police de sûreté, ils se crurent perdus. Ce qui les inquiétait le plus, c’était de me voir entouré d’hommes qui, ayant vécu et travaillé avec eux, les connaissaient tous. Les captures que je fis en 1813 n’étaient pas encore aussi nombreuses qu’en 1817, mais elles le furent assez pour augmenter leur alarmes. En 1814 et 1815, un essaim de voleurs parisiens, libérés des pontons anglais, où ils étaient prisonniers, revint dans la capitale, où ils ne tardèrent pas à reprendre leur premier métier : ceux-là ne m’avaient jamais vu, je ne les avais pas vus non plus, et ils se flattaient d’échapper facilement à ma surveillance ; aussi à leur début furent-ils d’une activité et d’une audace prodigieuses. En une nuit seulement, il y eut au faubourg Saint-Germain dix vols avec escalade et effraction ; pendant plus de six semaines, on n’entendit parler que de hauts faits de ce genre. M. Henry, désespéré de ne trouver aucun moyen de réprimer ce brigandage, était constamment aux aguets, et je ne découvrais rien. Enfin, après bien des veilles, un ancien voleur que j’arrêtai, me fournit quelques indices, et en moins de deux mois, je parvins à mettre sous la main de la justice une bande de vingt-deux voleurs, une de vingt-huit, une troisième de dix-huit, et quelques autres de douze, de dix, de huit, sans compter les isolés, et bon nombre de receleurs qui allèrent grossir la population des bagnes. Ce fut à cette époque que l’on m’autorisa à augmenter ma brigade de quatre nouveaux agents, pris parmi les voleurs qui avaient eu l’avantage de connaître les nouveaux débarqués avant leur départ.

Trois de ces vétérans, les nommés Goreau, Florentin, et Coco-Lacour, depuis longtemps détenus à Bicêtre, demandaient avec instance à être employés : ils se disaient tout à fait convertis, et juraient de vivre désormais honnêtement du produit de leur travail, c’est-à-dire du traitement que leur allouerait la police. Ils étaient entrés dès l’enfance dans la carrière du crime ; je pensais que s’ils étaient fermement décidés à changer de conduite, personne ne serait plus à même qu’eux de rendre d’importants services ; j’appuyai donc leur demande, et bien que, pour les retenir, on m’opposât la crainte des récidives, auxquelles les deux derniers surtout étaient sujets, à force de sollicitations et de démarches, motivées sur l’utilité dont ils pouvaient être, j’obtins qu’ils fussent mis en liberté. Coco-Lacour, contre lequel on était le plus prévenu, parce qu’étant agent secret, on lui avait imputé à tort ou à raison, l’enlèvement de l’argenterie de l’inspecteur général Veyrat, est le seul qui ne m’ait pas donné lieu de me repentir d’avoir en quelque sorte répondu de lui. Les deux autres me forcèrent bientôt à les expulser : j’ai su depuis qu’ils avaient subi une nouvelle condamnation à Bordeaux. Quant à Coco, il me parut qu’il tiendrait parole et je ne me trompai pas. Comme il avait beaucoup d’intelligence et un commencement d’instruction, je le distinguai et j’en fis mon secrétaire. Plus tard, à l’occasion de quelques remontrances que je lui fis, il donna sa démission, avec deux de ses camarades, Descostard, dit Procureur, et un nommé Chrétien. Aujourd’hui que Coco-Lacour est à la tête de la police de sûreté, en attendant qu’il publie ses Mémoires, peut-être sera-t-il intéressant de montrer par quelles vicissitudes il a dû passer avant d’arriver au poste que j’ai occupé si longtemps. Il y a dans sa vie bien des motifs d’être indulgent à son égard, et dans son amendement radical sous les rapports capitaux, de puissantes raisons de ne jamais désespérer qu’un homme perverti vienne enfin à résipiscence. Les documents d’après lesquels je vais esquisser les principaux traits de l’histoire de mon successeur sont des plus authentiques. Voici d’abord quelles traces de son existence il a laissées à la préfecture de police ; j’ouvre les registres de sûreté, et je transcris :

« Lacour, Marie-Barthélemy, âgé de onze ans, demeurant rue du Lycée, écroué à la Force le 9 ventôse an IX, comme prévenu de tentative de vol ; et onze jours après, condamné à un mois de prison par le tribunal correctionnel.

» Le même, arrêté le 2 prairial suivant ; et reconduit de nouveau à La Force, comme prévenu de vol de dentelles dans une boutique. Mis en liberté ledit jour par l’officier de police judiciaire du 2e arrondissement.

» Le même, enfermé à Bicêtre le 23 thermidor an X, par ordre de M. le préfet ; mis en liberté le 28 pluviôse an XI, et conduit à la préfecture.

» Le même, entré à Bicêtre le 6 germinal an XI, par ordre du préfet ; remis à la gendarmerie le 22 floréal suivant pour être conduit au Havre.

» Le même, âgé de dix-sept ans, filou connu, déjà plusieurs fois arrêté comme tel, enrôlé volontairement à Bicêtre, en juillet 1807, pour servir dans les troupes coloniales ; remis, le 31 dudit mois, à la gendarmerie pour être conduit à sa destination. Évadé de l’île de Ré dans la même année.

» Le même Lacour dit Coco (Barthélemy) ou Louis Barthélemy, âgé de vingt et un ans, né à Paris, commissionnaire en bijoux, demeurant faubourg Saint-Antoine, n° 297. Conduit à la Force le 1er décembre 1809, comme prévenu de vol ; condamné à deux ans de prison par jugement du tribunal correctionnel le 18 janvier 1810, conduit ensuite au ministère de la marine comme déserteur.

» Le même, conduit à Bicêtre te 22 janvier 1812, comme voleur incorrigible. Conduit à la préfecture le 3 juillet 1816. »

Lacour dans sa jeunesse a offert un bien triste exemple des dangers d’une mauvaise éducation. Tout ce que je sais de lui depuis sa libération semble démontrer qu’il était né avec un excellent naturel. Malheureusement, il appartenait à des parents pauvres. Son père, tailleur et portier dans la rue du Lycée, ne s’occupa pas trop de lui pendant ces premières années d’où dépend souvent la destinée des hommes. Je crois même que Coco resta orphelin en bas âge. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il grandit, pour ainsi dire, sur les genoux de ses voisines, les courtisanes et les modistes du palais Égalité ; comme elles le trouvaient gentil, elle lui prodiguaient des douceurs et des caresses, et lui inculquaient en même temps ce qu’elles appellent de la malice. Ce furent ces dames qui prirent soin de son enfance ; constamment, elle l’attiraient auprès d’elles ; il était leur récréation, leur bijou, et lorsque les devoirs de l’État ne leur laissaient pas le loisir de tant d’innocence, le petit Coco allait dans le jardin se mêler à ces groupes de polissons qui, entre le bouchon et la toupie, tiennent l’école mutuelle des tours de passe-passe. Éduqué par des filles, instruit par des apprentis filous, il n’est pas besoin de dire de quels genres étaient les progrès qu’il fit. La route qu’il suivait était semée d’écueils. Une femme qui se croyait sans doute appelée à lui imprimer une meilleure direction, le recueillit chez elle : c’était la Maréchal, qui tenait une maison de prostitution, place des Italiens. Là, Coco fut très bien nourri, mais sa complaisance était la seule qualité morale que son hôtesse prît à tâche de développer. Il devint très complaisant : il était au service de tout le monde, et s’accommodait à tous les besoins de l’établissement dont les moindres détails lui étaient familiers. Cependant, le jeune Lacour avait ses jours et ses heures de sortie ; il sut, à ce qu’il paraît, les employer, puisque avant sa douzième année il était cité comme l’un des plus adroits voleurs de dentelles, et qu’un peu plus tard ses arrestations successives lui assignèrent le premier rang parmi les voleurs au bonjour, dits chevaliers grimpants. Quatre ou cinq ans de séjour à Bicêtre où, par mesure administrative, il fut enfermé comme voleur dangereux et incorrigible, ne le corrigèrent pas ; mais là du moins, il apprit l’état de bonnetier, et reçut quelque instruction. Insinuant, flexible, pourvu d’une voix douce et d’un visage efféminé sans être joli, il plut à M. Mulner qui, condamné à seize ans de travaux forcés, avait obtenu la faveur d’attendre à Bicêtre l’expiration de sa peine. Ce prisonnier, qui était le frère d’un banquier d’Anvers, ne manquait pas de connaissances : afin de se procurer une distraction, il fit de Coco son élève, et il est à présumer qu’il le poussa avec amour, puisque en très peu de temps Coco fut en état de parler et d’écrire sa langue à peu près correctement. Les bonnes grâces de M. Mulner ne furent pas l’unique avantage que Lacour dut à un extérieur agréable. Durant toute sa captivité, une nommée Élisa l’Allemande, qui était éprise de lui, ne cessa pas de lui prodiguer ses secours : cette fille qui lui sauva véritablement la vie n’a, dit-on, éprouvé de sa part que de l’ingratitude.

Lacour est un homme dont la taille n’excède pas cinq pieds deux pouces, il est blond et chauve, a le front étroit, on pourrait dire humilié, l’œil bleu mais terne, les traits fatigués, et le nez légèrement aviné à son extrémité : c’est la seule portion de sa figure sur laquelle la pâleur ne soit pas empreinte. Il aime à l’excès la parure et les bijoux, et fait un grand étalage de chaînes et de breloques ; dans son langage il affectionne les expressions les plus recherchées dont il affecte de se servir à tout propos. Personne n’est plus poli que lui, ni plus humble ; mais au premier coup d’œil on s’aperçoit que ce ne sont pas là les manières de la bonne compagnie : ce sont les traditions du beau monde, telles qu’elles peuvent encore arriver dans les prisons, et dans les endroits que Lacour a dû fréquenter. Il a toute la souplesse des reins qu’il faut pour se maintenir dans les emplois, et de plus, une étonnante facilité de génuflexion. Tartuffe, avec qui il a, du reste, quelque ressemblance, ne s’en acquitterait pas mieux.

Lacour, devenu mon secrétaire, ne put jamais comprendre que, pour le decorum de la place qu’il occupait, sa compagne successivement fruitière et blanchisseuse, depuis qu’elle n’était plus autre chose, ne ferait pas mal de choisir une industrie plus relevée. Une discussion s’éleva entre nous à ce sujet, et plutôt que de me céder, il préféra abandonner le poste. Il se fit marchand colporteur et vendit des mouchoirs dans les rues. Mais bientôt, rapporte la chronique, il se donna à la congrégation, et s’enrôla sous la bannière des jésuites : dès lors il fut en odeur de sainteté auprès de MM. Duplessis et Delavau. Lacour a toute la dévotion qui devait le rendre recommandable à leurs yeux. Un fait que je puis attester, c’est qu’à l’époque de son mariage, son confesseur, qui tenait les cas réservés, lui ayant infligé une pénitence des plus rigoureuses, il l’accomplit dans toute son étendue. Pendant un mois, se levant à l’aube du jour, il alla les pieds nus de la rue Sainte-Anne au Calvaire, seul endroit où il lui fût encore permis de rencontrer sa femme, qui était aussi en expiation.

Après l’avènement de M. Delavau, Lacour eut un redoublement de ferveur ; il demeurait alors rue Zacharie, et bien que l’église Saint-Séverin fût sa paroisse, pour entendre la messe il se rendait tous les dimanches à Notre-Dame, où le hasard le plaçait toujours près ou en face du nouveau préfet et de sa famille. On ne peut que savoir gré à Lacour d’avoir fait un si complet retour sur lui-même ; seulement il est à regretter qu’il ne s’y soit pas pris vingt ans plus tôt : mieux vaut tard que jamais.

Lacour a des mœurs fort douces, et s’il ne lui arrivait pas parfois de boire outre mesure, on ne lui reconnaîtrait d’autre passion que celle de la pêche : c’est aux environs du pont Neuf qu’il jette sa ligne ; de temps à autre il consacre encore quelques heures à ce silencieux exercice ; près de lui est assez habituellement une femme, occupée de lui tendre le ver : c’est Mme Lacour, habile autrefois à présenter de plus séduisantes amorces. Lacour se livrait à cet innocent plaisir, dont il partage le goût avec Sa Majesté Britannique et le poète Coupigny, lorsque les honneurs vinrent le chercher : les envoyés de M. Delavau le trouvèrent sous l’arche Marion : ils le prirent à sa ligne, comme les envoyés du sénat romain prirent Cincinnatus à sa charrue. Il y a toujours dans la vie des grands hommes des rapports sous lesquels on peut les comparer ; peut-être Mme Cincinnatus vendait-elle aussi des effets aux filles de son temps. C’est aujourd’hui le commerce de la légitime moitié de Coco-Lacour : mais c’en est assez sur le compte de mon successeur ; je reviens à l’historique de la brigade de sûreté.

Ce fut dans le cours des années 1823 et 1824 qu’elle prit son plus grand accroissement : le nombre des agents dont elle se composait fut alors, sur la proposition de M. Parisot, porté à vingt et même vingt-huit, en y comprenant deux individus alimentés du produit des jeux que le préfet autorisait à tenir sur la voie publique[2]. C’était avec un personnel si mince qu’il fallait surveiller plus de douze cents libérés des fers, de la réclusion ou des prisons ; exécuter annuellement de quatre à cinq cents mandats, tant du préfet que de l’autorité judiciaire ; se procurer des renseignements, entreprendre des recherches et des démarches de toute espèce, faire les rondes de nuit si multipliées et si pénibles pendant l’hiver ; assister les commissaires de police dans les perquisitions ou dans l’exécution des commissions rogatoires, explorer les diverses réunions publiques, au-dedans comme au-dehors ; se porter à la sortie des spectacles, aux boulevards, aux barrières, et dans tous les autres lieux, rendez-vous ordinaires des voleurs et des filous. Quelle activité ne devaient pas déployer vingt-huit hommes pour suffire à tant de détails, sur un si vaste espace et sur tant de points à la fois ! Mes agents avaient le talent de se multiplier, et moi celui de faire naître et d’entretenir chez eux l’émulation du zèle et du dévouement : je leur donnai l’exemple. Point d’occasion périlleuse où je n’aie payé de ma personne, et si les criminels les plus redoutables ont été arrêtés par mes soins, sans vouloir tirer gloire de ce que j’ai fait, je puis dire que les plus hardis ont été saisis par moi. Agent principal de la police particulière de sûreté, j’aurais pu, en ma qualité de chef, me confiner, rue Sainte-Anne, en mon bureau ; mais, plus activement, et surtout plus utilement occupé, je n’y venais que pour donner mes instructions de la journée, pour recevoir les rapports, ou pour entendre les personnes qui, ayant à se plaindre de vols, espéraient que je leur en ferais découvrir les auteurs.

Jusqu’à l’heure de ma retraite, la police de sûreté, la seule nécessaire, celle qui devrait absorber la majeure partie des fonds accordés par le budget, parce que c’est à elle principalement qu’ils sont affectés, la police de sûreté, dis-je, n’a jamais employé plus de trente hommes, ni coûté plus de 50.000 francs par an, sur lesquels il m’en était alloué cinq.

Tels ont été, en dernier lieu, l’effectif et la dépense de la brigade de sûreté : avec un si petit nombre d’auxiliaires, et les moyens les plus économiques, j’ai maintenu la sécurité au sein d’une capitale peuplée de près d’un million d’habitants ; j’ai anéanti toutes les associations de malfaiteurs, je les ai empêchées de se reproduire, et depuis un an que j’ai quitté la police, s’il ne s’en est pas formé de nouvelles, bien que les vols se soient multipliés, c’est que tous les grands maîtres ont été relégués dans les bagnes, lorsque j’avais la mission de les poursuivre, et le pouvoir de les réprimer.

Avant moi, les étrangers et les provinciaux regardaient Paris comme un repaire, où jour et nuit il fallait être constamment sur le qui-vive ; où tout arrivant, bien qu’il fût sur ses gardes, était certain de payer sa bienvenue. Depuis moi, il n’est pas de département où, année commune, il ne se soit commis plus de crimes, et des crimes plus horribles que dans le département de la Seine : il n’en est pas non plus où moins d’attentats aient été impunis. À la vérité, depuis 1814, la continuelle vigilance de la garde nationale avait puissamment contribué à ces résultats. Nulle part cette vigilance des citoyens armés n’était plus nécessaire, plus imposante ; mais l’on conviendra aussi qu’au moment où le licenciement de nos troupes et la désertion des soldats étrangers déversaient dans nos cités, et plus particulièrement dans la métropole, une multitude de mauvais sujets, d’aventuriers, et de nécessiteux de toutes les nations, malgré la présence de la garde nationale, il dût encore beaucoup rester à faire, soit à la brigade de sûreté, soit à son chef. Aussi avons-nous fait beaucoup, et si j’aime à payer aux gardes nationaux le tribut d’éloges qu’ils méritent ; si, éclairé par l’expérience de ce que j’ai vu durant leur existence et depuis l’ordonnance de dissolution, je déclare que sans eux Paris ne saurait offrir aucune sécurité, c’est que toujours j’ai trouvé chez euxune intelligence, une volonté d’assistance, un concert de dévouement au bien public que je n’ai jamais rencontrés ni parmi les soldats ni parmi les gendarmes, dont le zèle ne se manifeste, la plupart du temps, que par des actes de brutalité, après que le danger est passé. J’ai créé pour la police de sûreté actuelle une infinité de précédents, et les traditions de ma manière n’y seront pas de sitôt oubliées ; mais quelle que soit l’habileté de mon successeur, aussi longtemps que Paris restera privé de sa garde civique, on ne parviendra pas à réduire à l’inaction les malfaiteurs dont une génération nouvelle s’élève, du moment qu’on ne peut plus les surveiller à toutes les heures et sur tous les points à la fois. Le chef de la police de sûreté ne peut être partout, et chacun de ses agents n’a pas cent bras comme Briarée. En parcourant les colonnes des journaux, on est effrayé de l’énorme quantité de vols avec effraction qui se commettent chaque nuit, et pourtant les journaux en ignorent plus des neuf dixièmes. Il semble qu’une colonie de forçats soit venue récemment s’établir sur les bords de la Seine. Le marchand, même dans les rues les plus passantes et les plus populeuses, n’ose plus dormir ; le Parisien appréhende de quitter son logis pour la plus petite excursion à la campagne ; on n’entend plus parler que d’escalades, de portes ouvertes à l’aide de fausses clefs, d’appartements dévalisés, etc., et pourtant nous sommes encore dans la saison la plus favorable aux malheureux : que sera-ce donc quand l’hiver fera sentir ses rigueurs, et que, par l’interruption des travaux, la misère atteindra un plus grand nombre d’individus ? car en dépit des assertions de quelques procureurs du roi, qui veulent à toute force ignorer ce qui se passe autour d’eux, la misère doit enfanter des crimes ; et la misère, dans un état social mal combiné, n’est pas un fléau dont on puisse se préserver toujours, même quand on est laborieux. Les moralistes d’un temps où les hommes étaient clairsemés ont pu dire que les paresseux seuls sont exposés à mourir de faim ; aujourd’hui tout est changé, et si l’on observe, on ne tarde pas à se convaincre, non seulement qu’il n’y a pas de l’ouvrage pour tout le monde, mais encore que dans le salaire de certains labeurs, il n’y a pas de quoi satisfaire aux premiers besoins. Si les circonstances se présentent aussi graves que l’on peut les prévoir, quand le commerce est languissant, que l’industrie s’évertue en vain à chercher un écoulement à ses produits, et qu’elle s’appauvrit à mesure qu’elle crée, comment remédier à un mal si grand ? Sans doute il vaudrait mieux soulager les nécessiteux, que de songer à réprimer leur désespoir ; mais, dans l’impuissance de faire mieux, et si près de la crise, ne doit-on pas, avant tout, fortifier les garanties de l’ordre public ? et quelle garantie est préférable à la présence continuelle d’une garde bourgeoise, qui veille et agit sans cesse sous les auspices de la légalité et de l’honneur ? Suppléera-t-on à une institution si noble, si généreuse par une police élastique, dont les cadres puissent s’étendre et se restreindre à volonté ? ou mettra-t-on sur pied des légions d’agents pour les congédier aussitôt que l’on croira pouvoir se passer de leurs services ? Il faudrait ignorer que la police de sûreté s’est recrutée jusqu’à ce jour dans les prisons et dans les bagnes, qui sont comme l’école normale des mouchards à voleurs et la pépinière d’où on doit les tirer. Employez de telles gens en grand nombre, et essayez de les renvoyer après qu’ils auront acquis la connaissance des moyens de police, ils reviendront à leur premier métier, avec quelques chances de succès de plus. Toutes les éliminations, lorsque j’ai jugé à propos d’en opérer parmi mes auxiliaires, m’ont démontré la vérité d’une semblable assertion. Ce n’est pas que des membres de ma brigade, et elle était toute composée d’individus ayant subi des condamnations, ne soient devenus incapables d’une action contraire à la probité ; j’en citerais plusieurs à qui je n’aurais pas hésité à confier des sommes considérable sans en exiger de reçu, sans même les compter ; mais ceux qui s’étaient amendés de la sorte étaient toujours en minorité : ce qui ne veut pas dire (sauf la profession) qu’il y eût là moins d’honnêtes gens, proportion gardée, que dans d’autres classes auxquelles il est honorable d’appartenir. J’ai vu un de mes subordonnés, forçat libéré, se brûler la cervelle, parce qu’il avait eu le malheur de perdre au jeu la somme de cinq cents francs, dont il n’était que le dépositaire. Consignerait-on beaucoup de pareils suicides dans les annales de la Bourse, et pourtant !… mais il ne s’agit point ici de faire l’apologie de la brigade de sûreté sous un point de vue étranger à son service. C’était l’inconvénient d’un personnel considérable de mouchards que je me proposais de prouver, et cet inconvénient ressort de tout ce que j’ai dit, même abstraction faite du danger qu’il y a pour la moralité du peuple, à le laisser se familiariser avec cette idée que toute condamnation est un noviciat ou un acheminement à une existence assurée, et que la police n’est autre chose que les invalides des galères. C’est à partir de la formation de la brigade de sûreté qu’aura commencé véritablement l’intérêt de ces Mémoires. Peut-être trouvera-t-on que j’ai trop longtemps entretenu le public de ce qui ne m’était que personnel, mais il fallait bien que l’on sût par quelles vicissitudes j’ai dû passer pour devenir cet Hercule à qui il était réservé de purger la terre d’épouvantables monstres et de nettoyer les écuries d’Augias. Je ne suis pas arrivé en un jour ; j’ai fourni une longue carrière d’observations et de pénibles expériences. Bientôt, et j’ai déjà donné quelques échantillons de mon savoir-faire, je raconterai mes travaux, les efforts que j’ai dû entreprendre, les périls que j’ai affrontés, les ruses, les stratagèmes auxquels j’ai eu recours pour remplir ma mission dans toute son étendue, et faire de Paris la résidence la plus sûre du monde. Je dévoilerai les expédients des voleurs, les signes auxquels on peut les reconnaître. Je décrirai leurs mœurs, leurs habitudes ; je révélerai leur langage et leur costume, suivant la spécialité de chacun ; car les voleurs, selon le fait dont ils sont coutumiers, ont aussi un costume qui leur est propre. Je proposerai des mesures infaillibles pour anéantir l’escroquerie et paralyser la funeste habileté de tous ces faiseurs d’affaires, chevaliers d’industrie, faux courtiers, faux négociants, etc., qui, malgré Sainte-Pélagie, et justement en raison du maintien inutile et barbare de la contrainte par corps, enlèvent chaque jour des millions au commerce. Je dirai les manèges et la tactique de tous ces fripons pour faire des dupes. Je ferai plus, je désignerai les principaux d’entre eux, en leur imprimant sur le front un sceau qui les fera reconnaître. Je classerai les différentes espèces de malfaiteurs, depuis l’assassin jusqu’au filou, et les formerai en catégories plus utiles que les catégories de La Bourdonnaie, à l’usage des proscripteurs de 1815, puisque du moins elles auront l’avantage de faire distinguer à la première vue les êtres et les lieux auxquels la méfiance doit s’attacher. Je mettrai sous les yeux de l’honnête homme tous les pièges qu’on peut lui tendre, et je signalerai au criminaliste des diverses échappatoires au moyen desquelles les coupables ne réussissent que trop souvent à mettre en défaut la sagacité des juges.

Je mettrai au grand jour les vices de notre instruction criminelle et ceux plus grands encore de notre système de pénalité, si absurde dans plusieurs de ses parties. Je demanderai des changements, des révisions, et l’on accordera ce que j’aurai demandé, parce que la raison, de quelque part qu’elle vienne, finit toujours par être entendue. Je présenterai d’importantes améliorations dans le régime des prisons et des bagnes ; et, comme je suis plus touché qu’aucun autre des souffrances de mes anciens compagnons de misère, condamnés ou libérés, je mettrai le doigt sur la plaie, et serai peut-être assez heureux pour offrir au législateur philanthrope les seules données d’après lesquelles il est possible d’apporter à leur sort un adoucissement qui ne soit point illusoire. Dans des tableaux aussi variés que neufs, je présenterai les traits originaux de plusieurs classes de la société qui se dérobent encore à la civilisation, ou plutôt qui sont sorties de son sein pour vivre à côté d’elle, avec tout ce qu’elle a de hideux. Je reproduirai avec fidélité la physionomie de ces castes de parias, et je ferai en sorte que la nécessité de quelques institutions propres à épurer, ainsi qu’à régulariser les mœurs d’une portion du peuple, résulte de ce qu’ayant été plus à portée de l’étudier que personne, j’ai pu en donner une connaissance plus parfaite. Je satisferai la curiosité sous plus d’un rapport ; mais ce n’est pas là le dernier but que je me propose, il faut que la corruption en soit diminuée, que les atteintes à la propriété soient plus rares, que la prostitution cesse d’être une conséquence forcée de certains malheurs de position, et que des dépravations si honteuses, que ceux qui s’y abandonnent ont été mis hors la loi pour la peine qu’elle devait infliger, comme pour la protection qu’elle réserve à chacun, disparaissent enfin ou ne soient plus, par leur impudente publicité, un perpétuel sujet de scandale pour l’homme qui comprend le vœu de la nature et sait le respecter. Ici, le mal vient de haut ; pour l’extirper, c’est aux sommités sociales qu’il est bon de s’attacher. De grands personnages sont entachés de cette lèpre, qui, dans ces derniers temps, a fait d’effrayants progrès. À l’aspect des noms vénérés inscrits sur la liste de ces modernes Sardanapales, on ne peut s’empêcher de gémir sur les faiblesses de l’humanité, et cette liste ne mentionne encore que ceux qui ont été réduits à faire ou à laisser intervenir la police à propos des désagréments qu’ils s’étaient attirés par leur turpitude.

L’on a répandu dans le public que je ne parlerais pas de la police politique ; je parlerai de toutes les polices possibles, depuis celle des jésuites jusqu’à celle de la Cour ; depuis la police des filles (bureau des mœurs) jusqu’à la police diplomatique (espionnage pour le compte des trois puissances, la Russie, l’Angleterre et l’Autriche) ; je montrerai tous les rouages grands et petits de ces machines qui sont toujours montées non en vue du bien général, mais pour le service de celui qui y introduit la goutte d’huile, c’est-à-dire pour le compte du premier venu s’il dispose des deniers du trésor ; car qui dit police politique dit institution créée et maintenue par le désir de s’enrichir aux dépens d’un gouvernement dont on entretient les alarmes ; qui dit police politique dit aussi besoin d’être inscrit au budget pour des dépenses secrètes, besoin d’assigner une destination occulte à des fonds visiblement et souvent illégalement perçus (l’impôt sur les filles et mille autres tributs de détails), besoin pour certains administrateurs de se rendre indispensables, importants, en faisant croire à des dangers pour l’État ; besoin enfin de concussions au profit d’un vil ramas d’aventuriers, d’intrigants, de joueurs, de banqueroutiers, de délateurs, etc. Peut-être serai-je assez heureux pour démontrer l’inutilité de ces agents perpétuels destinés à prévenir des attentats qui ne se répètent que de loin en loin, des crimes qu’ils n’ont jamais prévus, des complots qu’ils n’ont jamais déjoués lorsqu’ils étaient réels, ou lorsqu’ils n’en avaient pas eux-mêmes ourdi la trame. Je m’expliquerai sur toutes choses sans ménagements, sans crainte, sans passion ; je dirai toute la vérité, soit que je parle comme témoin, soit que je parle comme acteur.

J’ai toujours eu un profond mépris pour les mouchards politiques, pour deux motifs : c’est que, ne remplissant pas leur mission, ils sont des fripons, et, la remplissant, dès qu’ils arrivent à des personnalités, ils sont des scélérats. Cependant, par ma position, je me suis trouvé en relation avec la plupart de ces espions gagés ; ils m’étaient tous connus directement ou indirectement, je les nommerai tous… je le puis, je n’ai point partagé leur infamie ; seulement j’ai vu la mine et la contre-mine d’un peu plus près qu’un autre. Je sais quels ressorts les polices et les contre-polices mettent en jeu. J’ai appris et j’enseignerai comment on peut se garantir de leur action : comment on peut se jouer d’elles, les dérouter dans leurs combinaisons perfides ou malveillantes, et même quelquefois les mystifier. J’ai tout observé, tout entendu, rien ne m’a échappé, et ceux qui m’ont mis à même de tout observer et de tout entendre, n’étaient pas de faux frères, puisque j’étais à la tête d’une des fractions de la police, et qu’ils pouvaient avoir l’opinion que j’étais un des leurs : ne puisions-nous pas à la même caisse ?

L’on me croira ou l’on ne me croira pas, mais jusqu’ici j’ai fait quelques aveux assez humiliants pour que l’on ne doute pas que si j’eusse été dévoué à la police politique, je ne le confessasse sans détours. Les journaux, qui ne sont pas toujours bien informés, ont prétendu que l’on m’avait aperçu dans divers rassemblements ; que j’avais été d’expédition avec ma brigade pendant les troubles de juin, pendant les missions, à l’enterrement du général Foy, à l’anniversaire de la mort du jeune Lallemand, aux écoles de droit et de médecine, lorsqu’il s’agissait de faire triompher les doctrines de la congrégation. On aurait pu m’apercevoir partout où il y avait foule ; mais qu’aurait-il été juste d’en conclure ? que je cherchais les voleurs et les filous où il est probable qu’ils viendraient travailler. Je surveillais les coupeurs de bourses, partisans ou non de la Charte, mais je défie qu’aucun empoigné pour cri qualifié séditieux ait pu reconnaître dans l’empoigneur l’un de mes agents. Il n’y a point d’échange possible entre le mouchard politique et le mouchard à voleurs. Leurs attributions sont distinctes : l’un n’a besoin que du courage nécessaire pour arrêter d’honnêtes gens, qui d’ordinaire ne font point de résistance. Le courage de l’autre est tout différent, les coquins ne sont pas si dociles. Un bruit qui dans le temps prit quelque consistance, c’est que, reconnu par un porteur d’eau, au milieu d’un groupe d’étudiants qui ne voulaient pas des leçons de M. le professeur Récamier, j’avais failli être assommé par eux. Je déclare ici que ce bruit n’avait aucun fondement. Un mouchard fut effectivement signalé, menacé et même maltraité ; ce n’était pas moi, et j’avoue que je n’en fus pas fâché ; mais je me fusse trouvé en présence des jeunes gens qui lui firent cette avanie, je n’aurais pas balancé à leur décliner mon nom ; ils auraient bientôt compris que Vidocq ne pouvait avoir rien à démêler avec des fils de famille, qui ne faisaient ni la bourse ni la montre. Si je fusse venu parmi eux, je me serais conduit de façon à ne m’attirer aucune espèce de désagréments, et il aurait été évident pour tous que ma mission ne consistait pas à tourmenter des individus déjà trop exaspérés. L’homme qui se sauva dans une allée pour se dérober à leur courroux était le nommé Godin, officier de paix. Au surplus, je le répète, ni les cris séditieux, ni autres délits d’opinion n’étaient de ma compétence, et eût-on proféré, moi présent, la plus insurrectionnelle de toutes les acclamations, je ne me serais pas cru obligé de m’en apercevoir. La police politique se passe de troupes régulières, elle a toujours pour les grandes occasions des volontaires, soldés ou non, prêts à seconder ses desseins ; en 1793, elle déchaîna les septembriseurs, ils sortaient de dessous terre, ils y rentrèrent après les massacres. Les briseurs de vitres, qui, en 1827, préludèrent au carnage de la rue Saint-Denis, n’étaient pas, je le pense, de la brigade de sûreté. J’en appelle à M. Delavau, j’en appelle au directeur Franchet : les condamnés libérés ne sont pas ce qu’il y a de pire dans Paris, et dans plus d’une circonstance on a pu acquérir la preuve qu’ils ne se plient pas à tout ce qu’on peut exiger d’eux. Mon rôle, en matière de police politique, s’est borné à l’exécution de quelques mandats du procureur du roi et des ministres, mais ces mandats eussent été exécutés sans moi, et ils présentaient d’ailleurs toutes les conditions de la légalité. Et puis aucune puissance humaine, aucun appât de récompense, ne m’aurait déterminé à agir conformément à des principes et à des sentiments qui ne sont pas les miens ; l’on restera convaincu de ma véracité en ce point, lorsqu’on saura pour quel motif je me suis volontairement démis de l’emploi que j’occupais depuis quinze ans ; lorsqu’on connaîtra la source et le pourquoi de ce conte ridicule, d’après lequel j’aurais été pendu à Vienne pour avoir tenté d’assassiner le fils de Napoléon ; lorsque j’aurai dit à quelle trame jésuitique se rattache le fait controuvé de l’arrestation d’un voleur, qui aurait été saisi récemment derrière ma voiture, au moment où je passais place Baudoyer.

En composant ces Mémoires, je m’étais d’abord résigné à des ménagements et à des restrictions que prescrivait ma situation personnelle. C’était là de la prudence. Quoique gracié depuis 1818, je n’étais pas hors de l’atteinte des rigueurs administratives : les lettres de pardon que j’ai obtenues, à défaut d’une révision qui m’eût fait absoudre, n’étaient pas entérinées ; et il pouvait arriver que l’autorité, encore maîtresse d’user envers moi du plus ample arbitraire, me fit repentir de révélations qui n’excèdent pas les limites de notre liberté constitutionnelle. Maintenant qu’en son audience solennelle du 10 juillet dernier, la cour de Douai a proclamé que les droits qui m’avaient été ravis par une erreur de la justice, m’étaient enfin rendus, je n’omettrai rien, je ne déguiserai rien de ce qu’il convient de dire, et ce sera encore dans l’intérêt de l’État et du public que je serai indiscret : cette intention ressortira de toutes les pages qui vont suivre. Afin de la remplir de manière à ne rien laisser à désirer, et de ne tromper sous aucun rapport l’attente générale, je me suis imposé une tâche bien pénible pour un homme plus habitué à agir qu’à raconter, celle de refondre la plus grande partie de ces Mémoires. Ils étaient terminés, j’aurais pu les donner tels qu’ils étaient, mais, outre l’inconvénient d’une funeste circonspection, le lecteur aurait pu y reconnaître les traces d’une influence étrangère, qu’il m’avait fallu subir à mon insu. En défiance contre moi-même, et peu fait aux exigences du monde littéraire, je m’étais soumis à la révision et aux conseils d’un soi-disant homme de lettres. Malheureusement, dans ce censeur, dont j’étais loin de soupçonner le mandat clandestin, j’ai rencontré celui qui, moyennant une prime, s’était chargé de dénaturer mon manuscrit, et de ne me présenter que sous des couleurs odieuses, afin de déconsidérer ma voix et d’ôter toute importance à ce que je me proposais de dire. Un accident des plus graves, la fracture de mon bras droit dont j’ai failli subir l’amputation, était une circonstance favorable à l’accomplissement d’un pareil projet. Aussi s’est-on hâté de mettre à profit le temps pendant lequel j’étais en proie à d’horribles souffrances. Déjà le premier volume et partie du second étaient imprimés lorsque toute cette intrigue s’est découverte. Pour la déjouer complètement, j’aurais pu recommencer sur de nouveaux frais mais jusqu’alors il ne s’agissait que de mes propres aventures, et bien qu’on m’y montre constamment sous le jour le plus défavorable, j’ai espéré qu’en dépit de l’expression et du mauvais arrangement, puisque, en dernière analyse, les faits s’y trouvent, on saurait les ramener à leur juste valeur et en tirer des conséquences plus justes. Toute cette portion du récit qui n’est relative qu’à ma vie privée, je l’ai laissée subsister ; j’étais bien le maître de souscrire à un sacrifice d’amour-propre : ce sacrifice, je l’ai fait, au risque d’être taxé d’impudeur pour une confession dont on a dissimulé ou perverti les motifs ; il marque la limite entre ce que je devais conserver et ce que je devais détruire. Depuis mon admission parmi les corsaires de Boulogne, on s’apercevra facilement que c’est moi seul qui tiens la plume. Cette prose est celle que M. le baron Pasquier avait la bonté d’approuver, pour laquelle il avait même une prédilection qu’il ne cachait pas. J’aurais dû me souvenir des éloges qu’il donnait à la rédaction des rapports que je lui adressais : quoi qu’il en soit, j’ai réparé le mal autant qu’il était en mon pouvoir, et malgré le surcroît d’occupation qui résulte pour moi de la direction d’un grand établissement industriel que je viens de former, résolu à ce que mes Mémoires soient véritablement la police dévoilée et mise à nu, je n’ai pas hésité à y reprendre en sous-œuvre tout ce qui est relatif à cette police. La nécessité d’un pareil travail a dû occasionner des retards, mais elle les justifie en même temps, et le public n’y perdra rien. Plus tôt, Vidocq, sous le coup d’une condamnation, n’eût parlé qu’avec une certaine réserve ; aujourd’hui, c’est Vidocq, citoyen libre, qui s’explique avec franchise.



  1. Le tableau suivant, qui offre la récapitulation des arrestations pendant l’année 1817, montre l’importance des opérations de la brigade de sûreté :
    Assassins ou meurtriers … 15
    Voleurs avec attaques ou par violence … 5
    — avec effraction, escalade ou fausses clefs … 108
    — dans les maisons garnies … 12
    — à la détourne et au bonjour … 126
    — à la tire et filous … 73
    — à la gêne et au flouant … 17
    Receleurs nantis d’objets volés … 38
    Évadés des fers ou des prisons … 14
    Forçats libérés ayant rompu leur ban … 43
    Faussaires, escrocs, prévenus d’abus de confiance … 46
    Vagabonds, voleurs renvoyés de Paris … 229
    En vertu de mandats de Son Excellence … 46
    Perquisitions et saisies d’objets volés … 39
    Total … 811
  2. Lorsqu’il était alloué des millions pour les dépenses de la police, on ne conçoit pas que l’on pût recourir à de si pitoyables ressources. Du 20 juillet au 4 août, les jeux tenus sous l’autorisation de M. Delavau rapportèrent une somme de 4,364 fr. 20 cent. C’était l’argent des ouvriers, des apprentis, auxquels on inoculait ainsi la plus funeste de toutes les passions. On ne croirait pas qu’un fonctionnaire, qu’un magistrat essentiellement religieux, ait pu se prêter à une mesure d’une telle immoralité : qu’on lise cependant la pièce suivante.
    PRÉFECTURE DE POLICE.
    Paris, le 13 janvier 1823.

    « Nous, conseiller d’état, préfet de police, etc.,

    « Arrêtons ce qui suit :

    « À compter de ce jour, les sieurs Drissen et Ripau, précédemment autorisés à tenir sur la voie publique un jeu de trou-madame, feront partie de la brigade particulière de sûreté, sous les ordres du sieur Vidocq, chef de cette brigade.

    « Ils continueront à tenir ce jeu, mais il leur sera adjoint six autres personnes qui feront également le service d’agents secrets.

    « Le conseiller d’état, préfet, etc.
    « Signé G. DELAVAU.
    « Pour copie conforme, le secrétaire-général,
    « L. Defougeres. »