Mémoires (Vidocq)/Chapitre 27

Tenon (Tome IIp. 350-368).


CHAPITRE XXVII.


Les agents de police pris parmi la forçats libérés, les voleurs, les filles publiques et les souteneurs. — Le vol toléré. — Mollesse des inspecteurs. — Coalition des mouchards. — Ils me dénoncent. — Destruction de trois classes de voleurs. — Formation d’une bande de nouvelle espèce. — Les frères Delzève. — Comment découverts. — Arrestation de Delzève jeune. — Les étrennes d’un préfet de police. — Je m’affranchis du joug des officiers de paix et des inspecteurs. — On en veut à mes jours. — Quelques anecdotes.


Je n’étais pas seul agent secret de la police de sûreté : un Juif nommé Gaffré m’était adjoint. Il avait été employé avant moi, mais comme ses principes n’étaient pas les miens, nous ne fûmes pas longtemps d’accord. Je m’aperçus qu’il avait une mauvaise conduite, j’en avertis le chef de division, qui, ayant reconnu la vérité de mon rapport, l’expulsa et lui donna l’ordre de quitter Paris. Quelques individus sans autre aptitude au métier que cette espèce de rouerie que l’on acquiert dans les prisons, étaient également attachés à la police de sûreté, mais ils n’avaient point de traitement fixe, et n’étaient rétribués que par capture. Ces derniers étaient des condamnés libérés. Il y avait aussi des voleurs en exercice, dont on tolérait la présence à Paris, à la condition de faire arrêter les malfaiteurs qu’ils parviendraient à découvrir : souvent quand ils ne pouvaient mieux faire, il leur arrivait de livrer leurs camarades. Après les voleurs tolérés, venaient en troisième ou en quatrième ligne, toute cette multitude de méchants garnements qui vivaient avec des filles publiques mal famées. Cette caste ignoble donnait parfois des renseignements fort utiles pour arrêter les filous et les escrocs ; d’ordinaire, ils étaient prêts à fournir toute espèce d’indications pour obtenir la liberté de leurs maîtresses, lorsqu’elles étaient détenues. On tirait encore parti des femmes qui vivaient avec ces voleurs connus et incorrigibles qu’on envoyait de temps en temps faire un tour à Bicêtre : c’était là le rebut de l’espèce humaine, et pourtant il avait été jusqu’alors indispensable de s’en servir ; car une expérience malheureusement trop longue avait démontré que l’on ne pouvait compter ni sur le zèle ni sur l’intelligence des inspecteurs. L’intention de l’administration n’était pas d’employer à la recherche des voleurs des hommes non soudoyés, mais elle était bien aise de profiter de la bonne volonté de ceux qui, par un intérêt quelconque, ne se dévouaient à la police que sous la réserve qu’ils resteraient derrière le rideau et jouiraient de certaines immunités. M. Henry avait compris depuis longtemps combien il était dangereux de faire usage de ces couteaux à deux tranchants ; depuis longtemps il avait songé à s’en délivrer, et c’était dans cette vue qu’il m’avait enrôlé dans la police, qu’il voulait purger de tous les hommes dont le penchant au vol était bien avéré. Il est des cures que les médecins n’opèrent qu’en faisant usage du poison : il peut se faire que la lèpre sociale ne puisse se guérir que par des moyens analogues ; mais ici le poison avait été administré à trop forte dose : ce qui le prouve, c’est que presque tous les agents secrets de cette époque ont été arrêtés par moi en flagrant délit, et que la plupart sont encore dans les bagnes.

Lorsque j’entrai à la police, tous ces agents secrets des deux sexes durent naturellement se liguer contre moi ; prévoyant que leur règne allait finir, ils firent tout ce qui dépendait d’eux pour le prolonger. Je passais pour inflexible et impartial ; je ne voulais pas ce qu’ils appelaient prendre des deux mains, il était juste qu’ils se déclarassent mes ennemis. Ils n’épargnèrent pas les attaques pour me faire succomber ; inutiles efforts ! je résistai à la tempête, comme ces vieux chênes dont la tête se courbe à peine, malgré la violence de l’ouragan.

Chaque jour j’étais dénoncé, mais la voix de mes calomniateurs était impuissante. M. Henry, qui avait l’oreille du préfet, lui répondait de mes actions, et il fut décidé que toute dénonciation dirigée contre moi me serait immédiatement communiquée, et qu’il me serait permis de la réfuter par écrit. Cette marque de confiance me fit plaisir, et sans me rendre ni plus dévoué ni plus attaché à mes devoirs, elle me prouva du moins que mes chefs savaient me rendre justice, et rien au monde n’aurait été capable de me faire déroger au plan de conduite que je m’étais tracé.

En toutes choses, pour réussir, il faut un peu d’enthousiasme. Je n’espérais pas rendre honorable la qualité d’agent secret ; mais je me flattais d’en remplir les fonctions avec honneur. Je voulais que l’on me jugeât intègre, incorruptible, intrépide, infatigable ; j’aspirais aussi à paraître en toute occasion capable et intelligent : le succès de mes opérations contribua à donner de moi cette opinion. Bientôt M. Henry ne fit plus rien sans me consulter ; nous passions ensemble les nuits à combiner des moyens de répression, qui devinrent si efficaces, qu’en peu de temps le nombre des plaintes en vol fut considérablement diminué : c’est que le nombre des voleurs de tout genre s’était réduit en proportion. Je puis même dire qu’il y eut un moment où les voleurs d’argenterie dans l’intérieur des maisons, ceux qui dévalisent les voitures et chaises de poste, ainsi que les filous faisant la montre et la bourse, ne donnaient plus signe de vie. Plus tard, il devait s’en former une génération nouvelle, mais pour la dextérité il était impossible qu’elle égalât jamais les Bombance, les Marquis, les Boucault, les Compère, les Bouthey, les Pranger, les Dorlé, les La Rose, les Gavard, les Martin, et autres rusés coquins que j’ai réduits à l’inaction. Je n’étais pas décidé à laisser à leurs successeurs le loisir d’acquérir une si rare habileté.

Depuis environ six mois, je marchais seul, sans autres auxiliaires que quelques femmes publiques, qui s’étaient dévouées, lorsqu’une circonstance imprévue vint me faire sortir de la dépendance des officiers de paix, qui jusqu’alors avaient su adroitement faire rejaillir sur eux le mérite de mes découvertes. Cette circonstance eut l’avantage pour moi de mettre en évidence la mollesse et l’ineptie des inspecteurs, qui s’étaient plaints avec tant d’amertume de ce que je leur donnais trop d’occupations. Pour arriver au fait, je vais reprendre la narration de plus haut.

En 1810, des vols d’un genre nouveau et d’une hardiesse inconcevable vinrent tout à coup donner l’éveil à la police sur l’existence d’une bande de malfaiteurs d’une nouvelle espèce.

La presque totalité des vols avait été commise à l’aide d’escalade et d’effraction ; des appartements situés au premier et même au deuxième étage avaient été dévalisés par ces voleurs extraordinaires, qui jusqu’alors ne s’étaient attaqués qu’aux maisons riches : il était même aisé de remarquer que ces coquins s’y prenaient de manière à indiquer qu’ils avaient une parfaite connaissance des localités.

Tous mes efforts pour découvrir ces adroits voleurs étaient restés sans succès, lorsqu’un vol dont l’exécution semblait présenter d’insurmontables obstacles fut commis rue Saint-Claude, près celle de Bourbon-Villeneuve, dans un appartement au deuxième au-dessus de l’entresol, dans la maison même où demeurait le commissaire de police du quartier. La corde de la lanterne suspendue à la porte de ce fonctionnaire avait servi d’échelle.

Une musette (petit sac de toile dans lequel on donne l’avoine aux chevaux stationnaires) avait été laissée sur le lieu du crime ; ce qui fit présumer que les voleurs pouvaient être des cochers de fiacre, ou tout au moins que des fiacres avaient aidé à l’expédition.

M. Henry m’engagea à prendre des renseignements sur les cochers, et je parvins à savoir que la musette avait appartenu à un nommé Husson, conduisant le fiacre n° 712 ; je fis mon rapport, Husson fut arrêté, et par lui on eut des notions sur deux frères nommés Deizève, dont l’aîné ne tarda pas non plus à être sous la main de la police : ce dernier, interrogé par M. Henry, fut amené à faire quelques révélations importantes, qui firent arrêter le nommé Métral, employé en qualité de frotteur dans la maison de l’impératrice Joséphine. Ce dernier était signalé comme le receleur de la bande composée presque en entier de Savoyards, nés dans le département du Léman. La continuation de mes recherches me conduisit à m’assurer de la personne des frères Pissard, de Grenier, de Lebrun, de Piessard, de Mabou, dit l’Apothicaire, de Serassé, de Durand, enfin de vingt-deux, qui plus tard furent tous condamnés aux fers.

Ces voleurs étaient pour la plupart commissionnaires, frotteurs ou cochers, c’est-à-dire qu’ils appartenaient à une classe d’individus dans laquelle la probité était une tradition, et qui de temps immémorial était réputée honnête parmi les Parisiens ; tous dans leur quartier étaient regardés comme des hommes éprouvés, incapables de convoiter même le bien d’autrui, et cette considération qu’on leur accordait les rendait d’autant plus redoutables que les personnes qui les employaient, soit à scier le bois, soit à tout autre ouvrage, étaient sans défiance à leur égard, et les laissaient s’introduire partout. Quand on sut qu’ils étaient impliqués dans une affaire criminelle, à peine osait-on croire qu’ils fussent coupables ; moi-même je balançai quelque temps à le supposer. Cependant il fallut se rendre à l’évidence des faits, et la vieille renommée des Savoyards, dans une capitale où elle était restée intacte durant des siècles, s’évanouit sans retour.

Dans le courant de 1812, j’avais livré à la justice les principaux membres de la bande. Cependant Delzève jeune n’avait pas encore été atteint, et continuait de se dérober aux investigations de la police, lorsque, le 31 décembre, M. Henry me dit : – Je crois que si nous nous y prenions bien, nous viendrions à bout d’arrêter l’Écrevisse (surnom de Delzève) ; voici le jour de l’an, il ne peut manquer d’aller voir la blanchisseuse qui lui a si souvent donné asile, ainsi qu’à son frère : j’ai le pressentiment qu’il y viendra, soit ce soir, soit dans la nuit, soit enfin demain dans la matinée.

Je fus de l’avis de M. Henry, et il m’ordonna en conséquence d’aller, avec trois inspecteurs, me placer en surveillance à proximité du domicile de la blanchisseuse, qui restait rue des Grésillons, faubourg Saint-Honoré, à la Petite-Pologne.

Je reçus cet ordre avec cette satisfaction qui m’a constamment présagé la réussite. Accompagné des trois inspecteurs, je me rendis à sept heures du soir au lieu indiqué. Il faisait un froid excessif ; la terre était couverte de neige, l’hiver n’avait pas encore été si rigoureux.

Nous nous postons aux aguets : après plusieurs heures, les inspecteurs, transis et ne pouvant plus résister, me proposent de quitter la station ; j’étais moi-même à moitié gelé, n’ayant pour me garantir qu’un vêtement fort léger de commissionnaire ; je fis d’abord quelques observations, et quoiqu’il m’eût été fort agréable de me retirer, il fut convenu que nous resterions jusqu’à minuit. À peine cette heure fixée pour notre départ a-t-elle sonné, ils me somment de tenir ma promesse, et nous voilà abandonnant un poste qu’il nous était prescrit de garder jusqu’au jour.

Nous nous dirigeons vers le Palais-Royal, un café est encore ouvert ; nous entrons pour nous réchauffer, et après avoir pris un bol de vin chaud, nous nous séparons chacun dans l’intention de gagner notre logis. Tout en m’acheminant vers le mien, je réfléchis à ce que je venais de faire :

— Eh quoi ! me disais-je, oublier si vite les instructions qui m’ont été données ! tromper de la sorte la confiance du chef, c’est une lâcheté impardonnable ! Ma conduite me semblait, non seulement répréhensible, mais encore je pensais qu’elle méritait la punition la plus sévère. J’étais au désespoir d’avoir suivi l’impulsion des inspecteurs : décidé à réparer ma faute, je prends le parti de retourner seul au poste qui m’était assigné, bien résolu à y passer la nuit, dussé-je mourir sur place. Je revins donc à la Pologne, et me blottis dans un coin pour ne pas être aperçu par Delzève, dans le cas où il lui prendrait fantaisie de venir.

Il y avait une heure et demie que j’étais dans cette position ; mon sang se congelait ; je sentais faiblir mon courage ; tout à coup il me vient une idée lumineuse : non loin de là est un dépôt de fumier et d’autres immondices, dont la vapeur révèle un état de fermentation : ce dépôt est ce que l’on nomme la voirie ; j’y cours, et après avoir creusé dans un endroit une fosse assez profonde pour y descendre jusqu’à hauteur de la ceinture, je m’enfonce dans le fumier où une douce chaleur rétablit la circulation dans mes veines.

À cinq heures du matin, je n’avais pas quitté ma retraite, où, sauf l’odeur, j’étais assez bien. Enfin la porte de la maison qui m’était signalée s’ouvre pour donner passage à une femme qui ne la referme pas. Aussitôt, sans faire de bruit, je m’échappe de la voirie, et peu d’instants après j’entre dans la cour ; j’examine, mais je ne vois de lumière nulle part.

Je savais que les associés de Delzève avaient une manière de s’appeler en sifflant ; leur coup de sifflet qui était celui des cochers, m’était connu ; je l’imite, et à la deuxième fois j’entends crier : Qui appelle ?

— C’est le Chauffeur (cocher de qui Delzève avait appris à conduire) qui siffle l’Écrevisse.

— Est-ce toi ? me crie encore la même voix (c’était Delzève).

— Oui, c’est le Chauffeur qui te demande, descends.

— J’y vais, attends-moi une minute.

— Il fait trop froid, lui répliquai-je ; je vais t’attendre chez le rogomiste du coin, dépêche-toi, entends-tu ?

Le rogomiste avait déjà ouvert : on sait qu’un premier jour de l’an, ils ont des pratiques matinales. Quoi qu’il en fût, je n’étais pas tenté de boire. Afin de tromper Delzève par une feinte, j’ouvre la porte de l’allée, et l’ayant laissée bruyamment retomber sans sortir, je vais me cacher sous un escalier dans la cour. Bientôt après Delzève descend, je l’aperçois : marchant alors droit à lui, je le saisis au collet, et lui mettant le pistolet sur la poitrine, je lui notifie qu’il est mon prisonnier. – Suis-moi, lui dis-je, et songe bien qu’au moindre geste, je te casse un membre : au surplus, je ne suis pas seul.

Muet de stupéfaction, Delzève ne répond mot et me suit machinalement ; je lui ordonne de me remettre ses bretelles, il obéit ; dès ce moment je fus maître de lui, il ne pouvait plus me résister ni fuir.

Je me hâtai de l’emmener. L’horloge frappait six heures comme nous entrions dans la rue du Rocher, un fiacre vint à passer, je lui fis signe d’arrêter ; l’état où le cocher me voyait dut lui inspirer quelque crainte pour la propreté de sa voiture ; mais j’offris de lui payer double course, et, séduit par l’appât du gain, il consentit à nous recevoir. Nous voici donc roulant sur le pavé de Paris. Pour être plus en sûreté, je garrotte mon compagnon, qui, ayant repris ses sens, pouvait avoir le désir de s’insurger ; j’aurais pu, comptant sur ma force, ne pas employer ce moyen, mais comme je me proposais de le confesser, je ne voulais pas me brouiller avec lui, et des voies de fait, lors même qu’il les aurait provoquées par une rébellion, auraient eu infailliblement ce résultat.

Delzève réduit à l’impossibilité de s’évader, je tâchai de lui faire entendre raison ; afin de l’amadouer, je lui offre de se rafraîchir, il accepte ; le cocher nous procure du vin, et sans avoir de but fixe, nous continuons de nous promener en buvant.

Il était encore de bonne heure : persuadé qu’il y aurait quelque avantage pour moi à prolonger le tête-à-tête, je propose à Delzève de l’emmener déjeuner dans un endroit où nous trouverons des cabinets particuliers. Il était alors tout à fait apaisé et paraissait sans rancune ; il ne repousse pas l’invitation, et je le conduis au Cadran bleu. Mais avant d’y arriver, il m’avait déjà donné de précieux renseignements sur bon nombre de ses affidés, encore libres dans Paris, et j’étais convaincu qu’à table il se déboutonnerait complètement. Je lui fis entendre que le seul moyen de se rendre intéressant aux yeux de la justice, était de faire des révélations ; et afin de fortifier sa résolution, je lui décochai quelques arguments d’une certaine philosophie que j’ai toujours employée avec succès pour la consolation des prévenus ; enfin, il était parfaitement disposé quand la voiture s’arrêta à la porte du restaurant. Je le fis aussitôt monter devant moi, et au moment de faire ma carte, je lui dis que, désirant pouvoir manger avec tranquillité, je le priais de me permettre de l’attacher à ma manière. Je consentais à lui laisser dans toute sa plénitude le jeu des bras et de la fourchette : à table on ne saurait désirer d’autre liberté. Il ne s’offensa point de la précaution, et voici ce que je fis : avec les deux serviettes, je lui liai chaque jambe aux pieds de sa chaise, à trois ou quatre pouces du parquet, ce qui l’empêchait de tenter de se mettre debout, sans risquer de se briser la tête.

Il déjeuna avec beaucoup d’appétit, et me promit de répéter en présence de M. Henry tout ce qu’il m’avait confessé. À midi, nous prîmes le café : Delzève était en pointe de vin, et nous repartîmes en fiacre, tout à fait réconciliés et bons amis : dix minutes après, nous étions à la préfecture. M. Henry était alors entouré de ses officiers de paix, qui lui faisaient leur cour du jour de l’an. J’entre et lui adresse ce salut : – J’ai l’honneur de vous souhaiter une bonne et heureuse année, accompagné du fameux Delzève.

— Voilà ce qu’on appelle de très bonnes étrennes, me dit M. Henry, en apercevant le prisonnier. Puis s’adressant aux officiers de paix et de sûreté : – Il serait à désirer, messieurs, que chacun de vous en eût de semblables à offrir à M. le Préfet. Immédiatement après, il me rendit l’ordre de conduire Delzève au dépôt, et me dit avec bonté : – Vidocq, allez vous reposer, je suis content de vous.

L’arrestation de Delzève me valut d’éclatants témoignages de satisfaction ; mais en même temps elle ne fit qu’augmenter la haine que me vouaient les officiers de paix, et leurs agents. Un seul, M. Thibaut, ne cessa de me rendre justice.

Faisant chorus avec les voleurs et les malveillants, tous les employés qui n’étaient pas heureux en police, jetaient feu et flamme contre moi : à les entendre, c’était un scandale, une abomination d’utiliser mon zèle pour purger la société des malfaiteurs qui troublent son repos. J’avais été un voleur célèbre, il n’y avait sorte de crime que je n’eusse commis : tels étaient les bruits qu’ils se plaisaient à accréditer. Peut-être en croyaient-ils une partie ; les voleurs du moins étaient persuadés que j’avais, comme eux, exercé le métier ; en le disant ils étaient de bonne foi. Avant de tomber dans mes filets, il fallait bien qu’ils pussent supposer que j’étais un des leurs ; une fois pris, ils me regardaient comme un faux frère ; je n’en étais pas moins, à leurs yeux, un grinche de la haute pègre (voleur du grand genre) ; seulement je volais avec impunité, parce que la police avait besoin de moi : c’était là le conte que l’on faisait dans les prisons. Les officiers de paix et les agents en sous-ordre n’étaient pas fâchés de le répandre comme une vérité, et puis peut-être, en devenant ainsi l’écho des misérables qui avaient tant à se plaindre de moi, ne présumaient-ils pas mentir autant qu’ils le faisaient ; car, en ne se donnant pas la peine de vérifier mes antécédents, jusqu’à un certain point ils étaient excusables de penser que j’avais été voleur, puisque de temps immémorial, tous les agents secrets avaient exercé cette double profession. Ils savaient qu’ainsi avaient commencé les Goupil, les Compère, les Florentin, les Lévesque, les Coco-Lacour, les Bourdarie, les Cadet Herriez, les Henri Lami, les César Viocque, les Bouthey, les Gaffré, les Manigant, enfin tous ceux qui m’avaient précédé ou qui m’étaient adjoints ; ils avaient vu la plupart de ces agents tomber en récidive, et comme je leur semblais, avec raison, beaucoup plus rusé, beaucoup plus actif, beaucoup plus entreprenant qu’eux, ils en conclurent que si j’étais le plus adroit des mouchards, c’est que j’avais été le plus adroit des voleurs. Cette erreur de raisonnement, je la leur pardonne ; il n’en est pas de même de cette assertion, intentionnellement calomnieuse, que je volais tous les jours.

M. Henry, frappé par l’absurdité d’une pareille imputation, leur répondit par cette observation : – S’il est vrai, leur dit-il, que Vidocq commette journellement des vols, c’est une raison de plus pour vous accuser d’incapacité : il est seul, vous êtes nombreux, vous êtes instruits qu’il vole, comment se fait-il que vous ne le preniez pas sur le fait ? seul il est parvenu à saisir en flagrant délit plusieurs de vos collègues, et vous ne pouvez, à vous tous, lui rendre la pareille ! ! !

Les inspecteurs auraient été fort embarrassés de répondre, ils se turent ; mais comme il était trop évident que l’inimitié qu’ils me portaient irait toujours croissant, le préfet de police prit le parti de me rendre indépendant. Dès ce moment, je fus libre d’agir comme je le jugerais convenable au bien du service ; je ne reçus plus d’ordre direct que de M. Henry, et ne fus astreint à rendre compte de mes opérations qu’à lui seul.

J’eusse redoublé de zèle, s’il eût été possible. M. Henry ne craignait pas que mon dévouement se ralentît ; mais comme déjà il se trouvait des gens qui en voulaient à mes jours, il me donna un auxiliaire qui fut chargé de me suivre à distance, et de veiller sur moi, afin de prévenir les coups qu’on aurait eu l’intention de me porter dans l’ombre. L’isolement dans lequel on m’avait placé favorisa singulièrement mes succès ; j’arrêtai une multitude de voleurs qui auraient encore longtemps échappé aux recherches, si je n’eusse pas été affranchi de la tutelle des officiers de paix et du cortège des inspecteurs ; mais plus souvent en action, je finis aussi par être plus connu. Les voleurs jurèrent de se défaire de moi : maintes fois je faillis tomber sous leurs coups ; ma force physique, et, j’ose dire, mon courage, me firent sortir victorieux des guets-apens les mieux combinés. Plusieurs tentatives, dans lesquelles les assaillants furent toujours maltraités, leur apprirent que j’étais décidé à vendre chèrement ma vie.