Mémoires (Vidocq)/Chapitre 11

Tenon (Tome Ip. 293-320).


CHAPITRE XI.


Le marché de Cholet. — Arrivé de Paris. — Histoire du capitaine Villedieu.


En quittant Nantes, je marchai pendant un jour et deux nuits sans m’arrêter dans aucun village, mes provisions m’en dispensèrent ; j’allais au hasard, quoique toujours décidé à gagner Paris ou les bords de la mer, espérant être reçu à bord de quelque navire, lorsque j’arrivai aux premières habitations d’une ville qui me parut avoir été récemment le théâtre d’un combat. La plupart des maisons n’étaient plus qu’un tas de décombres noircis par le feu ; toutes celles qui entouraient la place avaient été complètement détruites. Il ne restait debout que la tour de l’église, où l’horloge sonnait encore les heures pour des habitants qui n’existaient plus. Cette scène de désolation présentait en même temps les accidents les plus bizarres. Sur le seul pan de mur qui restât d’une auberge, on lisait encore ces mots : Bon logis, à pied et à cheval ; là, des soldats abreuvaient leurs chevaux dans le bénitier d’une chapelle ; plus loin, leurs camarades y dansaient au son de l’orgue, avec des femmes du pays, que l’abandon et la misère forçaient à se prostituer aux bleus pour un pain de munition. Aux traces de cette guerre d’extermination, on eût pu se croire au milieu des savanes de l’Amérique ou des oasis du désert, lorsque des peuplades barbares s’égorgeaient avec une rage aveugle. Il n’y avait pourtant eu là, des deux côtés, que des Français, mais tous les fanatismes s’y étaient donné rendez-vous. J’étais dans la Vendée, à Cholet.

Le maître d’un misérable cabaret couvert en genêts, dans lequel je m’étais arrêté, me suggéra un rôle, en me demandant si je venais à Cholet pour le marché du lendemain. Je répondis affirmativement, fort étonné d’abord, qu’on se réunît au milieu de ces ruines, ensuite que les cultivateurs des environs eussent encore quelque chose à vendre ; mais l’hôte me fit observer qu’on n’amenait guère à ce marché que des bestiaux de cantons assez éloignés ; d’un autre côté, quoiqu’on n’eût encore rien fait pour réparer les désastres de la guerre, la pacification avait été presque terminée par le général Hoche, et si l’on voyait encore des soldats républicains dans le pays, c’était surtout pour contenir les chouans, qui pouvaient devenir redoutables.

Je me trouvai au marché de grand matin, et, songeant à tirer parti de la circonstance, je m’approchai d’un marchand de bœufs, dont la figure me revenait, en le priant de m’entendre un instant. Il me regarda d’abord avec quelque méfiance, me prenant peut-être pour quelque espion, mais je m’empressai de le rassurer en lui disant qu’il s’agissait d’une affaire purement personnelle. Nous entrâmes alors sous un hangar où l’on vendait de l’eau-de-vie ; je lui racontai succinctement, qu’ayant déserté de la 6e demi-brigade pour voir mes parents, qui habitaient Paris, je désirais vivement trouver une place qui me permît de me rendre à ma destination sans crainte d’être arrêté. Ce brave homme me répondit qu’il n’avait pas de place à me donner, mais que si je voulais toucher (conduire) un troupeau de bœufs jusqu’à Sceaux, il pourrait m’y emmener avec lui. Jamais proposition ne fut acceptée avec plus d’empressement. J’entrai immédiatement en fonctions, voulant rendre à mon nouveau patron les petits services qui dépendaient de moi.

Dans l’après-midi, il m’envoya porter une lettre chez une personne de la ville, qui me demanda si mon maître ne m’avait pas chargé de rien recevoir : je répondis négativement : « C’est égal », me dit cette personne, qui était, je crois, un notaire ;… vous lui remettrez toujours ce sac de trois cents francs. » Je livrai fidèlement la somme au marchand de bœufs, auquel mon exactitude parut inspirer quelque confiance. On partit le lendemain. Au bout de trois jours de route, mon patron me fit appeler « Louis, me dit-il, sais-tu écrire ? – Oui, monsieur. – Compter ? .. – Oui, monsieur. – Tenir un registre ? – Oui, monsieur. – Eh bien ! comme j’ai besoin de me détourner de la route pour aller voir des bœufs maigres à Sainte-Gauburge, tu conduiras les bœufs à Paris avec Jacques et Saturnin ; tu seras maître-garçon.. Il me donna ensuite ses instructions, et partit.

En raison de l’avancement que je venais d’obtenir, je cessai de voyager à pied, ce qui améliora sensiblement ma position ; car les toucheurs de bœufs fantassins sont toujours ou étouffés par la poussière qu’élèvent les bestiaux, ou enfoncés jusqu’aux genoux dans la boue, que leur passage augmente encore. J’étais d’ailleurs mieux payé, mieux nourri, mais je n’abusai pas de ces avantages, comme je le voyais faire à la plupart des maîtres-garçons qui suivaient la même route. Tandis que le fourrage des bestiaux se transformait pour eux en poulardes et en gigots de mouton, ou qu’ils s’en faisaient tenir compte par les aubergistes, les pauvres animaux dépérissaient à vue d’œil.

Je me conduisis plus loyalement : aussi, en nous retrouvant à Verneuil, mon maître, qui nous avait devancés, me fit-il des compliments sur l’état du troupeau. Arrivés à Sceaux, mes bêtes valaient vingt francs de plus par tête que toutes les autres, et j’avais dépensé quatre-vingts francs de moins que mes confrères pour mes frais de route. Mon maître, enchanté, me donna une gratification de quarante francs, et me cita parmi tous les herbagers, comme l’Aristide des toucheurs de bœufs ; je fus en quelque sorte mis à l’ordre du jour du marché de Sceaux ; en revanche, mes collègues m’auraient assommé de bon cœur. Un d’eux, gars bas Normand, connu pour sa force et son adresse, tenta même de me dégoûter du métier, en se chargeant de la vindicte publique : mais que pouvait un rustre épais contre l’élève du grand Goupil !… Le bas Normand succomba dans un des plus mémorables combats à coups de poing, dont les habitués du Marché aux vaches grasses eussent gardé le souvenir.

Ce triomphe fut d’autant plus glorieux. que j’avais mis beaucoup de modération dans ma conduite, et que je n’avais consenti à me battre que lorsqu’il n’était plus possible de faire autrement. Mon maître, de plus en plus satisfait de moi, voulut absolument me garder à l’année comme maître-garçon, en me promettant un petit intérêt dans son commerce. Je n’avais pas reçu de nouvelles de ma mère ; je trouvais là les ressources que je venais chercher à Paris ; enfin, mon nouveau costume me déguisait si bien, que je ne craignais nullement d’être découvert dans les excursions fréquentes que je fis à Paris. Je passai en effet auprès de plusieurs personnes de ma connaissance, qui ne firent même pas attention à moi. Un soir, cependant, que je traversais la rue Dauphine, pour regagner la barrière d’Enfer, je me sentis frapper sur l’épaule ; ma première pensée fut de fuir, sans me retourner, attendu que celui qui vous arrête ainsi compte sur ce mouvement pour vous saisir ; mais un embarras de voitures barrait le passage ; j’attendis l’événement, et d’un coup d’œil, je reconnus que j’avais eu la panique.

Celui qui m’avait fait si grand-peur n’était autre que Villedieu, ce capitaine du 13e chasseurs bis, avec lequel j’avais été intimement lié à Lille. Quoique surpris de me voir avec un chapeau couvert de toile cirée, une blouse et des guêtres de cuir, il me fit beaucoup d’amitiés, et m’invita à souper, en me disant qu’il avait à me raconter des choses bien extraordinaires. Pour lui, il n’était pas en uniforme ; mais cette circonstance ne m’étonna pas, les officiers prenant ordinairement des habits bourgeois quand ils séjournent à Paris. Ce qui me frappa, ce fut son air inquiet, et son extrême pâleur. Comme il témoignait l’intention de souper hors barrière, nous prîmes un fiacre qui nous conduisit jusqu’à Sceaux.

Arrivés au Grand Cerf, nous demandâmes un cabinet. À peine fûmes-nous servis que Villedieu, fermant la porte à double tour, et mettant la clef dans sa poche, me dit, les larmes aux yeux, et d’un air égaré : « Mon ami, je suis un homme perdu !… perdu !… On me cherche… Il faut que tu me procures des habits semblables aux tiens… Et si tu veux,… j’ai de l’argent… beaucoup d’argent, nous partirons ensemble pour la Suisse. Je connais ton adresse pour les évasions ; il n’y a que toi qui puisses me tirer de là. »

Ce début n’avait rien de trop rassurant pour moi. Déjà assez embarrassé de ma personne, je ne me souciais pas du tout de mettre contre moi une nouvelle chance d’arrestation, en me réunissant à un homme qui, poursuivi avec activité, devait me faire découvrir. Ce raisonnement, que je fis in petto, me décida à jouer serré avec Villedieu. Je ne savais d’ailleurs nullement de quoi il s’agissait. À Lille, je l’avais vu faire plus de dépenses que n’en comportait sa solde, mais un officier jeune et bien tourné a tant de moyens de se procurer de l’argent, que personne n’y faisait attention. Je fus donc fort surpris de l’entendre me raconter ce qu’on va lire.

« Je ne te parlerai pas des circonstances de ma vie qui ont précédé notre connaissance ; il te suffira de savoir qu’aussi brave et aussi intelligent qu’un autre, poussé de plus par d’assez puissants protecteurs, je me trouvais, à trente-quatre ans, capitaine de chasseurs, quand je te rencontrai à Lille, au Café de la Montagne. Là, je me liai avec un individu dont les formes honnêtes me prévinrent en sa faveur ; insensiblement ces relations devinrent plus intimes, si bien que je fus reçu dans son intérieur. Il y avait beaucoup d’aisance dans la maison ; on y était pour moi aux petits soins ; et si M. Lemaire était bon convive, Mme Lemaire était charmante. Bijoutier, voyageant avec les objets de son commerce, il faisait de fréquentes absences de six ou huit jours ; je n’en voyais pas moins son épouse, et tu devines déjà que je fus bientôt son amant. Lemaire ne s’aperçut de rien, ou ferma les yeux. Ce qu’il y a de certain, c’est que je menais la vie la plus agréable, quand, un matin, je trouvai Joséphine en pleurs. Son mari venait, me dit-elle, d’être arrêté, à Courtrai, avec son commis, pour avoir vendu des objets non contrôlés, et comme il était probable qu’on viendrait visiter son domicile, il fallait tout enlever au plus vite. Les effets les plus précieux furent en effet emballés dans une malle, et transportés à mon logement. Alors Joséphine me pria de me rendre à Courtrai, où l’influence de mon grade pourrait être utile à son mari. Je n’hésitai pas un instant. J’étais si vivement épris de cette femme, qu’il semblait que j’eusse renoncé à l’usage de mes facultés pour ne penser que ce qu’elle pensait, ne vouloir que ce qu’elle voulait.

» La permission du colonel obtenue, j’envoyai chercher des chevaux, une chaise de poste, et je partis avec l’exprès qui avait apporté la nouvelle de l’arrestation de Lemaire. La figure de cet homme ne me revenait pas du tout ; ce qui m’avait d’abord indisposé contre lui, c’était de l’entendre tutoyer Joséphine, et la traiter avec beaucoup d’abandon. À peine monté dans la voiture, il s’installa dans un coin, s’y mit à son aise, et dormit jusqu’à Menin, où je fis arrêter pour prendre quelque chose. Paraissant s’éveiller en sursaut, il me dit familièrement : – Capitaine, je ne voudrais pas descendre… Faites-moi apporter un verre d’eau-de-vie… – Assez surpris de ce ton, je lui envoyai ce qu’il demandait par une fille de service, qui revint aussitôt me dire que mon compagnon de voyage n’avait pas répondu ; que, sans doute, il dormait. Force me fut de retourner à la voiture, où je vis mon homme immobile dans un coin, la figure couverte d’un mouchoir. – Dormez-vous ? lui dis-je à voix basse. – Non, répondit-il… ; et je n’en ai guère envie ; mais pourquoi diable m’envoyez-vous une domestique, quand je vous dis que je ne me soucie pas de montrer ma face à ces gens-là ? – Je lui apportai le verre d’eau-de-vie, qu’il avala d’un trait ; nous partîmes ensuite. Comme il ne paraissait plus disposé à dormir, je le questionnai légèrement sur les motifs qui l’engageaient à garder l’incognito, et sur l’affaire que j’allais traiter à Courtrai, sans en connaître les détails. Il me dit, très succinctement, que Lemaire était prévenu de faire partie d’une bande de chauffeurs, et il ajouta qu’il n’en avait rien dit à Joséphine, dans la crainte de l’affliger davantage. Cependant nous approchions de Courtrai ; à quatre cents pas de la ville, mon compagnon crie au postillon d’arrêter un moment ; il met une perruque, cachée dans la forme de son chapeau, se colle un large emplâtre sur l’œil gauche, tire de son gilet une paire de pistolets doubles, change les amorces, les replace au même endroit, ouvre la portière, saute à terre et disparaît.

» Toutes ces évolutions, dont je ne connaissais pas le but, ne laissaient pas que de me donner quelques inquiétudes. L’arrestation de Lemaire n’était-elle qu’un prétexte ? M’attirait-on dans un piège ? Voulait-on me faire jouer un rôle dans quelque intrigue, dans quelque mauvaise affaire ? je ne pouvais me résoudre à le croire. Cependant j’étais fort incertain sur ce que j’avais à faire, et je me promenais à grands pas dans une chambre de l’Hôtel du Damier, où mon mystérieux compagnon m’avait conseillé de descendre, quand la porte s’ouvrant tout à coup, me laissa voir… Joséphine ! À son aspect, tous mes soupçons s’évanouirent. Cette brusque apparition, ce voyage précipité, fait sans moi, à quelques heures de distance, tandis qu’il eût été si simple de profiter de la chaise, eussent dû cependant les redoubler. Mais j’étais amoureux, et quand Joséphine m’eut dit qu’elle n’avait pu supporter l’idée de l’absence, je trouvai la raison excellente et sans réplique. Il était quatre heures après midi. Joséphine s’habille, sort, et ne rentre qu’à dix heures, accompagnée d’un homme habillé en cultivateur du pays de Liège, mais dont la tenue et l’expression de physionomie ne répondaient nullement à ce costume.

» On servit quelques rafraîchissements ; les domestiques sortirent. Aussitôt Joséphine, se jetant à mon cou, me supplia de nouveau de sauver son mari, en me répétant qu’il ne dépendait que de moi de lui rendre ce service. Je promis tout ce qu’on voulut. Le prétendu paysan, qui avait jusque-là gardé le silence, prit la parole, en fort bons termes, et m’exposa ce qu’il y avait à faire. Lemaire, me dit-il, arrivait à Courtrai, avec plusieurs voyageurs qu’il avait rencontrés sur la route sans les connaître, quand ils avaient été entourés par un détachement de gendarmerie, qui les sommait, au nom de la loi, d’arrêter. Les étrangers s’étaient mis en défense, des coups de pistolet avaient été échangés, et Lemaire, resté seul avec son commis, sur le champ de bataille, avait été saisi, sans qu’il fît aucun effort pour se sauver, persuadé qu’il n’était pas coupable, et qu’il n’avait rien à craindre ; il s’élevait cependant contre lui des charges assez fortes : il n’avait pas pu rendre un compte exact des affaires qui l’amenaient dans le canton, attendu, me dit le faux paysan, qu’il faisait en ce moment la contrebande, puis on avait trouvé dans un buisson deux paires de pistolets, qu’on assurait y avoir été jetés par lui et par son commis, au moment où on les avait arrêtés ; enfin une femme assurait l’avoir vu, la semaine précédente, sur la route de Gand, avec les voyageurs qu’il prétendait n’avoir rencontrés que le matin de l’engagement avec les gendarmes.

» Dans ces circonstances, ajouta mon interlocuteur, il faut trouver moyen de prouver ;

» 1° Que Lemaire n’a quitté Lille que depuis trois jours, et qu’il y résidait depuis un mois ;

» 2° Qu’il n’a jamais porté de pistolets ;

» 3° Qu’avant de partir, il a touché de quelqu’un soixante louis.

» Cette confidence eût dû m’ouvrir les yeux sur la nature des démarches qu’on exigeait de moi ; mais, enivré par les caresses de Joséphine, je repoussai des pensées importunes, en m’efforçant de m’étourdir sur un funeste avenir. Nous partîmes tous trois, la même nuit, pour Lille. En arrivant, je courus toute la journée pour faire les dispositions nécessaires ; le soir j’eus tous mes témoins[1]. Leurs dépositions ne furent pas plus tôt parvenues à Courtrai, que Lemaire et son commis recouvrèrent leur liberté. On juge de leur joie. Elle me parut si excessive, que je ne pus m’empêcher de faire la réflexion qu’il fallait que le cas fût bien critique, pour que leur libération excitât de pareils transports. Le lendemain de son arrivée, dînant chez Lemaire, je trouvai dans ma serviette un rouleau de cent louis. J’eus la faiblesse de les accepter ; dès lors je fus un homme perdu.

» Jouant gros jeu, traitant mes camarades, faisant de la dépense, j’eus bientôt dissipé cette somme. Lemaire me faisant chaque jour de nouvelles offres de services, j’en profitai pour lui faire divers emprunts, qui se montrèrent à deux mille francs, sans que j’en fusse plus riche, ou du moins plus raisonnable. Quinze cents francs empruntés à un Juif, sur une traite en blanc de mille écus, et vingt-cinq louis, que m’avait avancés le quartier-maître, disparurent avec la même rapidité. Je dissipai enfin jusqu’à une somme de cinq cents francs, que mon lieutenant m’avait prié de lui garder jusqu’à l’arrivée de son marchand de chevaux, auquel il la devait. Cette dernière somme fut jouée et perdue dans la soirée, au Café de la Montagne, contre un nommé Carré, qui avait déjà ruiné la moitié du régiment.

» La nuit qui suivit fut affreuse : tour à tour agité par la honte d’avoir abusé d’un dépôt qui formait toute la fortune du lieutenant, par la rage de me trouver dupe, et par le désir effréné de jouer encore, je fus vingt fois tenté de me faire sauter la cervelle. Lorsque les trompettes sonnèrent le réveil, je n’avais pas encore fermé l’œil : j’étais de semaine, je descendis pour passer l’inspection des écuries ; la première personne que je rencontrai fut le lieutenant, qui me prévint que son marchand de chevaux étant arrivé, il allait envoyer chercher ses cinq cents francs par son domestique. Mon trouble était si grand, que je répondis sans savoir ce que je disais ; l’obscurité de l’écurie l’empêcha seule de s’en apercevoir. Il n’y avait plus un instant à perdre si je voulais éviter d’être à jamais perdu de réputation auprès de mes chefs et de mes camarades.

» Dans cette position terrible, il ne m’était pas même venu dans la pensée de m’adresser à Lemaire, tant je croyais avoir abusé déjà de son amitié ; je n’avais cependant plus d’autre ressource ; enfin, je me décidai à l’informer par un billet, de l’embarras de ma situation. Il accourut aussitôt, et, déposant sur ma table deux tabatières d’or, trois montres et douze couverts armoriés, Il me dit qu’il n’avait pas d’argent pour le moment, mais que je m’en procurerais facilement en mettant au mont-de-piété ces valeurs, qu’il laissait à ma disposition. Après m’être confondu en remerciements, j’envoyai engager le tout par mon domestique, qui me rapporta douze cents francs. Je remboursai d’abord le lieutenant ; puis, conduit par ma mauvaise étoile, je volai au Café de la Montagne, où Carré, après s’être longtemps fait prier pour me donner une revanche, fit passer de ma bourse dans la sienne les sept cents francs qui me restaient.

» Tout étourdi de ce dernier coup, j’errai quelque temps au hasard dans les rues de Lille, roulant dans ma tête mille projets funestes. C’est dans cette disposition que j’arrivai, sans m’en apercevoir, à la porte de Lemaire ; j’entrai machinalement : on allait se mettre à table. Joséphine, frappée de mon extrême pâleur, me questionna avec intérêt sur mes affaires et sur ma santé ; j’étais dans un de ces moments d’abattement où la conscience de sa faiblesse rend expansif l’homme le plus réservé. J’avouai toutes mes profusions, en ajoutant qu’avant deux mois, j’aurais à payer plus de quatre mille francs, dont je ne possédais pas le premier sou.

» À ces mots, Lemaire me regarde fixement, et, avec un regard que je n’oublierai de ma vie, fût-elle encore bien longue : – Capitaine, me dit-il, je ne vous laisserai pas dans l’embarras ;… mais une confidence en vaut une autre… On n’a rien à cacher à un homme qui vous a sauvé de… et, avec un rire atroce, il se passa la main gauche autour du cou… Je frémis ;… je regardai Joséphine : elle était calme !… Ce moment fut affreux… Sans paraître remarquer mon trouble, Lemaire continuait son épouvantable confidence : j’appris qu’il faisait partie de la bande de Sallambier ; que lorsque les gendarmes l’avaient arrêté près de Courtrai, ils venaient de commettre un vol, à main armée, dans une maison de campagne des environs de Gand. Les domestiques ayant voulu se défendre, on en avait tué trois, et deux malheureuses servantes avaient été pendues dans un cellier. Les objets que j’avais engagés provenaient du vol qui avait suivi ces assassinats !… Après m’avoir expliqué comment il avait été arrêté près de Courtrai, Lemaire ajouta que désormais il ne tiendrait qu’à moi de réparer mes pertes et de remonter mes affaires, en prenant seulement part à deux ou trois expéditions.

» J’étais anéanti. Jusqu’alors la conduite de Lemaire, les circonstances de son arrestation, le genre de service que je lui avais rendu, me paraissaient bien suspects, mais j’éloignais soigneusement de ma pensée tout ce qui eût pu convertir mes soupçons en certitude. Comme agité par un affreux cauchemar, j’attendais le réveil… et le réveil fut plus affreux encore !

» Eh bien ! dit Joséphine, en prenant un air pénétré… vous ne répondez pas… Ah ! je le vois… nous avons perdu votre amitié,… j’en mourrai !… Elle fondait en pleurs ; ma tête s’égara ; oubliant la présence de Lemaire, je me précipite à ses genoux comme un insensé, en m’écriant : Moi, vous quitter… non, jamais ! jamais ! Les sanglots me coupèrent la voix : je vis une larme dans les yeux de Joséphine, mais elle reprit aussitôt sa fermeté. Pour Lemaire, il nous offrit de la fleur d’oranger aussi tranquillement qu’un cavalier présente une glace à sa danseuse au milieu d’un bal.

» Me voilà donc enrôlé dans cette bande, l’effroi des départements du Nord, de la Lys et de l’Escaut. En moins de quinze jours, je fus présenté à Sallambier, dans qui je reconnus le paysan liégeois ; à Duhamel, à Chopine, à Calandrin et aux principaux chauffeurs. Le premier coup de main auquel je pris part eut lieu aux environs de Douai. La maîtresse de Duhamel, qui faisait partie de l’expédition, nous introduisit dans un château, où elle avait servi comme femme de chambre. Les chiens ayant été empoisonnés par un élagueur d’arbres employé dans la maison, nous n’attendîmes même pas pour exécuter notre projet, que les maîtres fussent couchés. Aucune serrure ne résistait à Calandrin. Nous arrivâmes dans le plus grand silence, à la porte du salon ; la famille, composée du père, de la mère, d’une grand-tante, de deux jeunes personnes et d’un parent en visite, faisait la bouillotte. On n’entendait que ces mots, répétés d’une voix monotone : Passe, tiens, je fais Charlemagne, quand Sallambier, tournant brusquement le bouton de la porte, parut, suivi de six hommes barbouillés de noir, le pistolet ou le poignard à la main. À cet aspect, les cartes tombèrent des mains à tout le monde ; les demoiselles voulurent crier : d’un geste, Sallambier leur imposa silence. Pendant qu’un des nôtres, montant avec l’agilité d’un singe sur la tablette de la cheminée, coupait au plafond les deux cordons de sonnette, les femmes s’évanouirent : on n’y fit pas attention. Le maître de la maison, quoique fort troublé, conservait seul quelque présence d’esprit. Après avoir vingt fois ouvert la bouche sans trouver une parole, il parvint enfin à demander ce que nous voulions. De l’argent, répondit Sallambier, dont la voix me parut toute changée ; et, prenant le flambeau de la table de jeu, il fit signe au propriétaire de le suivre dans une pièce voisine, où nous savions qu’étaient déposés l’argent et les bijoux : c’était exactement don Juan précédant la statue du commandeur.

» Nous restâmes sans lumière, immobiles à nos postes, n’entendant que les soupirs étouffés des femmes, le bruit de l’argent, et ces mots : encore ! encore ! que Sallambier répétait de temps en temps d’un ton sépulcral. Au bout de vingt minutes, il reparut avec un mouchoir rouge, noué par les coins et rempli de pièces de monnaie ; les bijoux étaient dans ses poches. Pour ne rien négliger, on prit à la vieille tante et à la mère leurs boucles d’oreilles, ainsi que sa montre au parent qui choisissait si bien son temps pour faire ses visites. On partit enfin. après avoir soigneusement enfermé toute la société, sans que les domestiques, déjà couchés depuis longtemps, se fussent même doutés de l’invasion du château.

» Je pris part encore à plusieurs autres coups de main qui présentèrent plus de difficultés que celui que je viens de te raconter. Nous éprouvions de la résistance, ou bien les propriétaires avaient enfoui leur argent, et pour le leur faire livrer, on leur faisait endurer les traitements les plus barbares. Dans le principe, on s’était borné à leur brûler la plante des pieds avec des pelles rougies au feu ; mais, adoptant des modes plus expéditifs, on en vint à arracher les ongles aux entêtés, et à les gonfler comme des ballons avec un soufflet. Quelques-uns de ces malheureux, n’ayant réellement pas l’argent qu’on leur supposait, périssaient au milieu des tortures. Voilà, mon ami. dans quelle carrière était entré un officier bien né, que douze ans de bons services, quelques actions d’éclat, et le témoignage de ses camarades, entouraient d’une estime qu’il cessait de mériter depuis longtemps, et qu’il allait bientôt perdre sans retour. »

Ici Villedieu s’interrompit et laissa tomber sa tête sur sa poitrine, comme accablé par ses souvenirs ; je le laissai s’y livrer un moment, mais les noms qu’il citait m’étaient trop connus pour que je ne prisse pas à son récit un vif intérêt de curiosité. Quelques verres de champagne lui rendirent de l’énergie ; il continua en ces termes :

« Cependant les crimes se multipliaient dans une progression tellement effrayante, que la gendarmerie ne suffisait plus à la surveillance : on organisa des colonnes mobiles prises dans les garnisons de diverses villes. Je fus chargé d’en diriger une. Tu comprends que la mesure eut un effet tout contraire à celui qu’on en attendait, puisque, avertis par moi, les chauffeurs évitaient les endroits que je devais parcourir avec mon monde. Les choses n’en allèrent donc que plus mal. L’autorité ne savait plus quel parti prendre ; elle apprit toutefois que la plupart des chauffeurs résidaient à Lille, et l’ordre fut aussitôt donné de redoubler de surveillance aux portes. Nous trouvâmes pourtant moyen de rendre vaines ces nouvelles précautions. Sallambier se procura chez ces fripiers de ville de guerre, qui habilleraient tout un régiment, quinze uniformes du 13e chasseurs ; on en affubla un pareil nombre de chauffeurs, qui, m’ayant à leur tête, sortirent à la brune, comme allant en détachement pour une mission secrète.

» Quoique ce stratagème eût complètement réussi, je crus m’apercevoir que j’étais l’objet d’une surveillance particulière. Le bruit se répandit qu’il rôdait aux environs de Lille des hommes travestis en chasseurs à cheval. Le colonel paraissait se méfier de moi ; un de mes camarades fut désigné pour alterner avec moi dans le service des colonnes mobiles, qu’auparavant je dirigeais seul. Au lieu de me donner l’ordre la veille, comme aux officiers de gendarmerie, on ne me le faisait connaître qu’au moment du départ. On m’accusa enfin assez directement, pour me mettre dans la nécessité de m’expliquer vis-à-vis du colonel, qui ne me dissimula pas que je passais pour avoir des rapports avec les chauffeurs. Je me défendis tant bien que mal, les choses en restèrent là ; seulement, je quittai le service des colonnes mobiles, qui commencèrent à déployer une telle activité, que les chauffeurs osaient à peine sortir.

» Sallambier, ne voulant pas toutefois languir si longtemps dans l’inaction, redoubla d’audace à mesure que les obstacles se multipliaient autour de nous. Dans une seule nuit, il commit trois vols dans la même commune. Mais les propriétaires de la première des maisons attaquées, s’étant débarrassés de leurs bâillons et de leurs liens, donnèrent l’alarme. On sonna le tocsin à deux lieues à la ronde, et les chauffeurs ne durent leur salut qu’à la vitesse de leurs chevaux. Les deux frères Sallambier furent surtout poursuivis avec tant d’acharnement, que ce ne fut que vers Bruges, que ceux qui leur donnaient la chasse perdirent leurs traces. Dans un gros village où ils se trouvaient, ils louèrent une voiture et deux chevaux, pour aller, dirent-ils, à quelques lieues, et revenir le soir.

» Un cocher les conduisait : arrivés au bord de la mer, Sallambier l’aîné le frappa par derrière d’un coup de couteau qui le renversa de son siège. Les deux frères le transportèrent ensuite à la mer, espérant que les vagues entraîneraient le cadavre. Maîtres de la voiture, ils poursuivaient leur route, lorsqu’au déclin du jour, ils rencontrèrent un homme du pays qui leur souhaita le bonsoir. Comme ils ne répondaient pas, l’homme s’approcha en disant : Eh bien ! Vandeck, tu ne me reconnais pas ? .. C’est moi… Joseph… Sallambier dit alors qu’il a loué la voiture pour trois jours, sans conducteur. Le ton de cette réponse, l’état des chevaux, couverts de sueur, que leur maître n’eût certainement pas confiés sans conducteur, tout inspire des inquiétudes au questionneur. Sans pousser plus loin la conversation, il court au village voisin, et donne l’alarme : sept ou huit hommes montent à cheval ; ils se mettent à la poursuite de la voiture, qu’ils aperçoivent bientôt, cheminant assez lentement. Ils pressent leur marche, ils l’atteignent… Elle est vide… Un peu désappointés, ils s’en emparent, et la mettent en fourrière dans un village, où ils se proposent de passer la nuit. À peine sont-ils à table, qu’un grand bruit se fait entendre : on amène chez le bourgmestre deux voyageurs accusés de l’assassinat d’un homme que des pêcheurs ont trouvé égorgé au bord de la mer. Ils y courent, Joseph reconnaît les individus qu’il avait vus dans la voiture, et qui l’ont quittée, parce que les chevaux refusaient de marcher. C’était en effet les deux Sallambier, que la confrontation de Joseph paraissait singulièrement déconcerter. Leur identité fut bientôt constatée. Sur le soupçon qu’ils pouvaient appartenir à quelque bande de chauffeurs, on les transféra à Lille, où ils furent reconnus en arrivant au Petit Hôtel.

» Là, Sallambier l’aîné, circonvenu par les agents de l’autorité, dénonça tous ses complices, en indiquant où et comment on pourrait les arrêter. Par suite de ses avis, quarante-trois personnes des deux sexes furent arrêtées. De ce nombre étaient Lemaire et sa femme. On lança en même temps contre moi un mandat d’amener. Prévenu par un maréchal des logis de gendarmerie, à qui j’avais rendu quelques services, je pus me sauver et gagner Paris, où je suis depuis dix jours. Quand je t’ai rencontré, je cherchais le domicile d’une ancienne connaissance où je prévoyais pouvoir me cacher ou me faire donner quelque moyen de passer à l’étranger, mais me voilà tranquille, puisque je retrouve Vidocq. »



  1. On sera peut-être surpris de cette facilité, mais on cesserait de s’en étonner en apprenant par combien de témoignages de complaisance le cours de la justice est entravé chaque jour. N’a-t-on pas vu récemment à la cour d’assises de Cahors, la moitié des habitants d’une commune déposer sur un fait patent, dans un sens tout opposé que l’autre moitié.