Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/6


CHAPITRE VI.


Maladie de Monseigneur. — Le roi à Meudon. — Le roi mal à son aise hors de ses maisons ; Mme de Maintenon encore plus. — Contrastes dans Meudon. — Versailles. — Harengères à Meudon bien reçues. — Singulière conversation avec Mme la duchesse d’Orléans chez moi. — Spectacle de Meudon. — Extrémité de Monseigneur. — Mort de Monseigneur. — Le roi va à Marly. — Spectacle de Versailles. — Surprenantes larmes de M. le duc d’Orléans.


Ce prince, allant, comme je l’ai dit, à Meudon le lendemain des fêtes de Pâques, rencontra à Chaville un prêtre qui portoit Notre-Seigneur à un malade, et mit pied à terre pour l’adorer à genoux, avec Mme la duchesse de Bourgogne. Il demanda à quel malade on le portoit ; il apprit que ce malade avoit la petite vérole. Il y en avoit partout quantité. Il ne l’avoit eue que légère volante, et enfant ; il la craignoit fort. Il en fut frappé, et dit le soir à Boudin, son premier médecin, qu’il ne seroit pas surpris s’il l’avoit. La journée s’étoit cependant passée tout à fait à l’ordinaire.

Il se leva le lendemain jeudi, 9, pour aller courre le loup ; mais, en s’habillant, il lui prit une faiblesse qui le fit tomber dans sa chaise. Boudin le fit remettre au lit. Toute la journée fut effrayante par l’état du pouls. Le roi, qui en fut faiblement averti par Fagon, crut que ce n’étoit rien, et s’alla promener à Marly après son dîner, où il eut plusieurs fois des nouvelles de Meudon. Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne y dînèrent, et ne voulurent pas quitter Monseigneur d’un moment. La princesse ajouta aux devoirs de belle-fille toutes les grâces qui étoient en elle, et présenta tout de sa main à Monseigneur. Le cœur ne pouvoit pas être troublé de ce que l’esprit lui faisoit envisager comme possible ; mais les soins et l’empressement n’en furent pas moins marqués, sans air d’affectation ni de comédie. Mgr le duc de Bourgogne, tout simple, tout saint, tout plein de ses devoirs, les remplit outre mesure ; et, quoiqu’il y eût déjà un grand soupçon de petite vérole, et que ce prince ne l’eût jamais eue, ils ne voulurent pas s’éloigner un moment de Monseigneur, et ne le quittèrent que pour le souper du roi.

À leur récit, le roi envoya le lendemain vendredi, 10, des ordres si précis à Meudon qu’il apprit à son réveil le grand péril où on trouvoit Monseigneur. Il avoit dit la veille, en revenant de Marly, qu’il irait le lendemain matin à Meudon, pour y demeurer pendant toute la maladie de Monseigneur, de quelque nature qu’elle pût être ; et en effet il s’y en alla au sortir de la messe. En partant, il défendit à ses enfants d’y aller. Il le défendit en général à quiconque n’avoit pas eu la petite vérole, avec une réflexion de bonté, et permit à tous ceux qui l’avoient eue de lui faire leur cour à Meudon, ou de n’y aller pas, suivant le degré de leur peur ou de leur convenance.

Du Mont renvoya plusieurs de ceux qui étoient de ce voyage de Meudon, pour y loger la suite du roi, qu’il borna à son service le plus étroit et à ses ministres, excepté le chancelier, qui n’y coucha pas, pour y travailler avec eux. Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti, chacune uniquement avec sa dame d’honneur ; Mlle de Lislebonne, Mme d’Espinoy et Mlle de Melun, comme si particulièrement attachées à Monseigneur, et Mlle de Bouillon, parce qu’elle ne quittoit point son père, qui suivit comme grand chambellan, y avoient devancé le roi, et furent les seules dames qui y demeurèrent, et qui mangèrent les soirs avec le roi, qui dîna seul comme à Marly. Je ne parle point de Mlle Choin qui y dîna dès le mercredi, ni de Mme de Maintenon, qui vint trouver le roi après dîner avec Mme la duchesse de Bourgogne. Le roi ne voulut point qu’elle approchât de l’appartement de Monseigneur et la renvoya assez promptement. C’est où en étoient les choses lorsque Mme de Saint-Simon m’envoya le courrier, les médecins souhaitant la petite vérole, dont on étoit persuadé, quoiqu’elle ne fût pas encore déclarée.

Je continuerai à parler de moi avec la même vérité dont [je] traite les autres et les choses, avec toute l’exactitude qui m’est possible. À la situation où j’étois à l’égard de Monseigneur et de son intime cour, on sentira aisément quelle impression je reçus de cette nouvelle. Je compris, par ce qui m’étoit mandé de l’état de Monseigneur, que la chose en bien ou en mal seroit promptement décidée ; je me trouvois fort à mon aise à la Ferté ; je résolus d’y attendre des nouvelles de la journée. Je renvoyai un courrier à Mme de Saint-Simon, et je lui en demandai un pour le lendemain. Je passai la journée dans un mouvement vague et de flux et de reflux qui gagne et qui perd du terrain, tenant l’homme et le chrétien en garde contre l’homme et le courtisan, avec cette foule de choses et d’objets qui se présentoient à moi dans une conjoncture si critique, qui me faisoit entrevoir une délivrance inespérée, subite, sous les plus agréables apparences pour les suites.

Le courrier que j’attendois impatiemment arriva le lendemain, dimanche de Quasimodo, de bonne heure dans l’après-dînée. J’appris par lui que la petite vérole étoit déclarée, et alloit aussi bien qu’on le pouvoit souhaiter ; et je le crus d’autant mieux que j’appris que la veille, qui étoit celle du dimanche de Quasimodo, Mme de Maintenon, qui à Meudon ne sortoit point de sa chambre, et qui y avoit Mme de Dangeau pour toute compagnie, avec qui elle mangeoit, étoit allée dès le matin à Versailles, y avoit dîné chez Mme de Caylus où elle avoit vu Mme la duchesse de Bourgogne, et n’étoit pas retournée de fort bonne heure à Meudon.

Je crus Monseigneur sauvé, et voulus demeurer chez moi ; néanmoins je crus conseil, et comme j’ai fait toute ma vie, et m’en suis toujours bien trouvé. Je donnai ordre à regret pour mon départ le lendemain, qui étoit celui de la Quasimodo, 13 avril, et je partis en effet de bon matin. Arrivant à la Queue, à quatorze lieues de la Ferté et à six de Versailles, un financier, qui se nommoit La Fontaine, et que je connoissois fort pour l’avoir vu toute ma vie à la Ferté chargé de Senonches et des autres biens de feu M. le Prince de ce voisinage, aborda ma chaise comme je relayois. Il venoit de Paris et de Versailles où il avoit vu des gens de Mme la Duchesse ; il me dit Monseigneur le mieux du monde, et avec des détails qui le faisoient compter hors de danger. J’arrivai à Versailles rempli de cette opinion, qui me fut confirmée par Mme de Saint-Simon et tout ce que je vis de gens, en sorte qu’on ne craignoit plus que par la nature traîtresse de cette sorte de maladie dans un homme de cinquante ans fort épais.

Le roi tenoit son conseil et travailloit le soir avec ses ministres, comme à l’ordinaire. Il voyoit Monseigneur les matins et les soirs, et plusieurs fois l’après-dînée, et toujours longtemps dans la ruelle de son lit. Ce lundi que j’arrivai, il avoit dîné de bonne heure, et s’étoit allé promener à Marly, où Mme la duchesse de Bourgogne l’alla trouver. Il vit en passant au bord des jardins de Versailles Mgrs ses petits-fils qui étoient venus l’y attendre, mais qu’il ne laissa pas approcher, et leur cria bonjour. Mme la duchesse de Bourgogne avoit eu la petite vérole, mais il n’y paraissoit point.

Le roi ne se plaisoit que dans ses maisons et n’aimoit point être ailleurs. C’est par ce goût que ses voyages à Meudon étoient rares et courts, et de pure complaisance. Mme de Maintenon s’y trouvoit encore plus déplacée. Quoique sa chambre fût partout un sanctuaire où il n’entroit que des femmes de la plus étroite privance, il lui falloit partout une autre retraite entièrement inaccessible, sinon à Mme la duchesse de Bourgogne, encore pour des instants, et seule. Ainsi elle avoit Saint-Cyr pour Versailles et pour Marly, et à Marly encore ce repos dont j’ai parlé ailleurs ; à Fontainebleau sa maison à la ville. Voyant donc Monseigneur si bien, et conséquemment un long séjour à Meudon, les tapissiers du roi eurent l’ordre de meubler Chaville, maison du feu chancelier Le Tellier, que Monseigneur avoit achetée et mise dans le parc de Meudon ; et ce fut à Chaville où Mme de Maintenon destina ses retraites pendant la journée.

Le roi avoit commandé la revue des gens d’armes et des chevau-légers pour le mercredi, tellement que tout sembloit aller à souhait. J’écrivis en arrivant à Versailles à M. de Beauvilliers, à Meudon, pour le prier de dire au roi que j’étois revenu sur la maladie de Monseigneur ; et que je serois allé à Meudon si, n’ayant pas eu la petite vérole, je ne me trouvois dans le cas de la défense. Il s’en acquitta, me manda que mon retour avoit été fort à propos, et me réitéra de la part du roi la défense d’aller à Meudon, tant pour moi que pour Mme de Saint-Simon qui n’avoit point eu non plus la petite vérole. Cette défense particulière ne m’affligea point du tout. Mme la duchesse de Berry, qui l’avoit eue, n’eut point le privilége de voir le roi comme Mme la duchesse de Bourgogne ; les deux époux ne l’avoient point eue. La même raison exclut M. le duc d’Orléans de voir le roi ; mais Mme la duchesse d’Orléans, qui n’étoit pas dans le même cas, eut permission de l’aller voir, dont elle usa pourtant fort sobrement. Madame ne le vit point, quoiqu’il n’y eût point pour elle des raisons d’exclusion, qui, excepté les deux fils de France, par juste crainte pour eux, ne s’étendit dans la famille royale que selon le goût du roi.

Meudon, pris en soi, avoit aussi ses contrastes. La Choin y étoit dans son grenier ; Mme la Duchesse, Mlle de Lislebonne et Mme d’Espinoy, ne bougeoient de la chambre de Monseigneur, et la recluse n’y entroit que lorsque le roi n’y étoit pas, et que Mme la princesse de Conti, qui y étoit aussi fort assidue, étoit retirée. Cette princesse sentit bien qu’elle contraindroit cruellement Monseigneur si elle ne le mettoit en liberté là-dessus, et elle le fit de fort bonne grâce. Dès le matin du jour que le roi arriva (et elle y avoit déjà couché), elle dit à Monseigneur qu’il y avoit longtemps qu’elle n’ignoroit pas ce qui étoit dans Meudon ; qu’elle n’avoit pu vivre hors de ce château dans l’inquiétude où elle étoit, mais qu’il n’étoit pas juste que cette amitié fût importune ; qu’elle le prioit d’en user très-librement, de la renvoyer toutes les fois que cela lui conviendroit ; et qu’elle auroit soin, de son côté, de n’entrer jamais dans sa chambre sans savoir si elle pouvoit le voir sans l’embarrasser. Ce compliment plut infiniment à Monseigneur. La princesse fut en effet fidèle à cette conduite, et docile aux avis de Mme la Duchesse et des deux Lorraines pour sortir quand il étoit à propos, sans air de chagrin ni de contrainte. Elle revenoit après quand cela se pouvoit, sans la plus mauvaise humeur, en quoi elle mérita de vraies louanges.

C’étoit Mlle Choin dont il étoit question, qui figuroit à Meudon, avec le P. Tellier, d’une façon tout à fait étrange. Tous deux incognito, relégués chacun dans leur grenier, servis seuls chacun dans leur chambre, vus des seuls indispensables, et sus pourtant de chacun, avec cette différence que la demoiselle voyoit Monseigneur nuit et jour sans mettre le pied ailleurs, et que le confesseur alloit chez le roi et partout, excepté dans l’appartement de Monseigneur ni dans tout ce qui en approchoit. Mme d’Espinoy portoit et rapportoit les compliments entre Mme de Maintenon et Mlle Choin. Le roi ne la vit point. Il croyoit que Mme de Maintenon l’avoit vue, il le lui demanda un peu sur le tard. Il sut que non, et il ne l’approuva pas. Là-dessus Mme de Maintenon chargea Mme d’Espinoy d’en faire ses excuses à Mlle Choin, et de lui dire qu’elle espéroit qu’elles se verroient, compliment bizarre d’une chambre à l’autre, sous le même toit. Elles ne se virent jamais depuis.

Versailles présentoit une autre scène : Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne y tenoient ouvertement la cour, et cette cour ressembloit à la première pointe de l’aurore. Toute la cour étoit là rassemblée, tout Paris y abondoit ; et comme la discrétion et la précaution ne furent jamais françaises, tout Meudon y venoit, et on en croyoit les gens sur leur parole de n’être pas entrés chez Monseigneur ce jour-là. Lever et coucher, dîner et souper avec les dames, conversations publiques après les repas, promenades, étoient les heures de faire sa cour, et les appartements ne pouvoient contenir la foule. Courriers à tous quarts d’heure, qui rappeloient l’attention aux nouvelles de Monseigneur, cours de maladie à souhait, et facilité extrême d’espérance et de confiance ; désir et empressement de tous de plaire à la nouvelle cour, majesté et gravité gaie dans le jeune prince et la jeune princesse, accueil obligeant à tous, attention continuelle à parler à chacun, et complaisance dans cette foule, satisfaction réciproque, duc et duchesse de Berry à peu près nuls. De cette sorte s’écoulèrent cinq jours, chacun pensant sans cesse aux futurs contingents, tâchant d’avance de s’accommoder à tout événement.

Le mardi 14 avril, lendemain de mon retour de la Ferté à Versailles, le roi, qui, comme j’ai dit, s’ennuyoit à Meudon, donna à l’ordinaire conseil des finances le matin, et contre sa coutume conseil de dépêches l’après-dinée pour en remplir le vide. J’allai voir le chancelier à son retour de ce dernier conseil, et je m’informai beaucoup à lui de l’état de Monseigneur. Il me l’assura bon, et me dit que Fagon lui avoit dit ces mêmes mots : « que les choses alloient selon leurs souhaits, et au delà de leurs espérances. » Le chancelier me parut dans une grande confiance ; et j’y ajoutai foi d’autant plus aisément qu’il étoit extrêmement bien avec Monseigneur, et qu’il ne bannissoit pas toute crainte, mais sans en avoir d’autre que celle de la nature propre à cette sorte de maladie.

Les harengères de Paris, amies fidèles de Monseigneur, qui s’étoient déjà signalées à cette forte indigestion qui fut prise pour apoplexie, donnèrent ici le second tome de leur zèle. Ce même matin, elles arrivèrent en plusieurs carrosses de louage à Meudon. Monseigneur les voulut voir. Elles se jetèrent au pied de son lit qu’elles baisèrent plusieurs fois ; et, ravies d’apprendre de si bonnes nouvelles, elles s’écrièrent dans leur joie qu’elles alloient réjouir tout Paris, et faire chanter le Te Deum. Monseigneur, qui n’étoit pas insensible à ces marques d’amour du peuple, leur dit qu’il n’étoit pas encore temps ; et, après les avoir remerciées, il ordonna qu’on leur fît voir sa maison, qu’on les traitât à dîner, et qu’on les renvoyât avec de l’argent.

Revenant chez moi, de chez le chancelier, par les cours, je vis Mme la duchesse d’Orléans se promenant sur la terrasse de l’aile neuve, qui m’appela, et que je ne fis semblant de voir ni d’entendre, parce que la Montauban étoit avec elle, et je gagnai mon appartement l’esprit fort rempli de ces bonnes nouvelles de Meudon. Ce logement étoit dans la galerie haute de l’aile neuve, qu’il n’y avoit presque qu’à traverser pour être dans l’appartement de M. [le duc] et de Mme la duchesse de Berry, qui ce soir-là devoient donner à souper chez eux à M. [le duc] et à Mme la duchesse d’Orléans et à quelques dames, dont Mme de Saint-Simon se dispensa sur ce qu’elle avoit été un peu incommodée.

Il y avoit peu que j’étois dans mon cabinet seul avec Coettenfao, qu’on m’annonça Mme la duchesse d’Orléans, qui venoit causer en attendant l’heure du souper. J’allai la recevoir dans l’appartement de Mme de Saint-Simon, qui étoit sortie, et qui revint bientôt après se mettre en tiers avec nous. La princesse et moi étions, comme on dit, gros de nous voir et de nous entretenir dans cette conjoncture, sur laquelle elle et moi nous pensions si pareillement. Il n’y avoit guère qu’une heure qu’elle étoit revenue de Meudon, où elle avoit vu le roi, et il en étoit alors huit du soir de ce même mardi 14 avril.

Elle me dit la même expression dont Fagon s’étoit servi, que j’avois apprise du chancelier. Elle me rendit la confiance qui régnoit dans Meudon ; elle me vanta les soins et la capacité des médecins, qui ne négligeoient pas jusqu’aux plus petits remèdes, qu’ils ont coutume de mépriser le plus : elle nous en exagéra le succès ; et, pour en parler franchement et en avouer la honte, elle et moi nous lamentâmes ensemble de voir Monseigneur échapper, à son âge et à sa graisse, d’un mal si dangereux. Elle réfléchissoit tristement, mais avec ce sel et ces tons à la Mortemart, qu’après une dépuration de cette sorte il ne restoit plus la moindre pauvre petite apparence aux apoplexies ; que celle des indigestions étoit ruinée sans ressource depuis la peur que Monseigneur en avoit prise, et l’empire qu’il avoit donné sur sa santé aux médecins, et nous conclûmes plus que langoureusement qu’il falloit désormais compter que ce prince vivroit et régneroit longtemps. De là, des raisonnements sans fin sur les funestes accompagnements de son règne, sur la vanité des apparences les mieux fondées d’une vie qui promettoit si peu, et qui trouvoit son salut et sa durée au sein du péril et de la mort. En un mot, nous nous lâchâmes, non sans quelque scrupule qui interrompoit de fois à autre cette rare conversation, mais qu’avec un tour languissamment plaisant elle ramenoit toujours à son point. Mme de Saint-Simon, tout dévotement, enrayoit tant qu’elle pouvoit ces propos étranges ; mais l’enrayure cassoit, et entretenoit ainsi un combat très-singulier entre la liberté des sentiments, humainement pour nous très-raisonnables, mais qui ne laissoit pas de nous faire sentir qui n’étoient pas selon la religion.

Deux heures s’écoulèrent de la sorte entre nous trois, qui nous parurent courtes, mais que l’heure du souper termina. Mme la duchesse d’Orléans s’en alla chez Mme sa fille, et nous passâmes dans ma chambre, où bonne compagnie s’étoit cependant assemblée, qui soupa avec nous.

Tandis qu’on étoit si tranquille à Versailles, et même à Meudon, tout y changeoit de face. Le roi avoit vu Monseigneur plusieurs fois dans la journée, qui étoit sensible à ces marques d’amitié et de considération. Dans la visite de l’après-dînée, avant le conseil des dépêches, le roi fut si frappé de l’enflure extraordinaire du visage et de la tête, qu’il abrégea, et qu’il laissa échapper quelques larmes en sortant de la chambre. On le rassura tant qu’on put ; et après le conseil des dépêches, il se promena dans les jardins.

Cependant Monseigneur avoit déjà méconnu Mme la princesse de Conti, et Boudin en avoit été alarmé. Ce prince l’avoit toujours été. Les courtisans le voyoient tous les uns après les autres, les plus familiers n’en bougeoient jour et nuit. Il s’informoit sans cesse à eux si on avoit coutume d’être dans cette maladie dans l’état où il se sentoit. Dans les temps où ce qu’on lui disoit pour le rassurer lui faisoit le plus d’impression, il fondoit sur cette dépuration des espérances de vie et de santé ; et en une de ces occasions, il lui échappa d’avouer à Mme la princesse de Conti qu’il y avoit longtemps qu’il se sentoit fort mal sans en avoir voulu rien témoigner, et dans un tel état de faiblesse que, le jeudi saint dernier, il n’avoit pu durant l’office tenir sa Semaine sainte dans ses mains.

Il se trouva plus mal vers quatre heures après midi, pendant le conseil des dépêches, tellement que Boudin proposa à Fagon d’envoyer querir du conseil, lui représenta qu’eux, médecins de la cour qui ne voyoient jamais aucune maladie de venin, n’en pouvoient avoir d’expérience, et le pressa de mander promptement des médecins de Paris ; mais Fagon se mit en colère, ne se paya d’aucunes raisons, s’opiniâtra au refus d’appeler personne, à dire qu’il étoit inutile de se commettre à des disputes et à des contrariétés, soutint qu’ils feroient aussi bien et mieux que tout le secours qu’ils pourroient faire venir, voulut enfin tenir secret l’état de Monseigneur, quoiqu’il empirât d’heure en heure, et que sur les sept heures du soir quelques valets et quelques courtisans même commençassent à s’en apercevoir. Mais tout en ce genre trembloit sous Fagon. Il étoit là, et personne n’osoit ouvrir la bouche pour avertir le roi ni Mme de Maintenon. Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti, dans la même impuissance, cherchoient à se rassurer. Le rare fut qu’on voulut laisser mettre le roi à table pour souper avant d’effrayer par de grands remèdes, et laisser achever son souper sans l’interrompre et sans l’avertir de rien, qui sur la foi de Fagon et le silence public croyoit Monseigneur en bon état, quoiqu’il l’eût trouvé enflé et changé dans l’après-dînée, et qu’il en eût été fort peiné.

Pendant que le roi soupoit ainsi tranquillement, la tête commença à tourner à ceux qui étoient dans la chambre de Monseigneur. Fagon et les autres entassèrent remèdes sur remèdes sans en attendre l’effet. Le curé, qui tous les soirs avant de se retirer chez lui alloit savoir des nouvelles, trouva, contre l’ordinaire, toutes les portes ouvertes et les valets éperdus. Il entra dans la chambre, où, voyant de quoi il n’étoit que trop tardivement question, il courut au lit, prit la main de Monseigneur, lui parla de Dieu ; et, le voyant plein de connoissance, mais presque hors d’état de parler, il en tira ce qu’il put pour une confession, dont qui que ce soit ne s’étoit avisé, lui suggéra des actes de contrition. Le pauvre prince en répéta distinctement quelques mots, confusément les autres, se frappa la poitrine, serra la main au curé, parut pénétré des meilleurs sentiments, et reçut d’un air contrit et désireux l’absolution du curé.

Cependant le roi sortoit de table, et pensa tomber à la renverse lorsque Fagon se présentant à lui lui cria, tout troublé, que tout étoit perdu. On peut juger quelle horreur saisit tout le monde en ce passage si subit d’une sécurité entière à la plus désespérée extrémité.

Le roi, à peine à lui-même, prit à l’instant le chemin de l’appartement de Monseigneur, et réprima très-sèchement l’indiscret empressement de quelques courtisans à le retenir, disant qu’il vouloit voir encore son fils, et s’il n’y avoit plus de remède. Comme il étoit près d’entrer dans la chambre, Mme la princesse de Conti, qui avoit eu le temps d’accourir chez Monseigneur dans ce court intervalle de la sortie de table, se présenta pour l’empêcher d’entrer. Elle le repoussa même des mains, et lui dit qu’il ne falloit plus désormais penser qu’à lui-même. Alors le roi, presque en foiblesse d’un renversement si subit et si entier, se laissa aller sur un canapé qui se trouva à l’entrée de la porte du cabinet par lequel il étoit entré, qui donnoit dans la chambre. Il demandoit des nouvelles à tout ce qui en sortoit, sans que presque personne osât lui répondre. En descendant chez Monseigneur, car il logeoit au-dessus de lui, il avoit envoyé chercher le P. Tellier, qui venoit de se mettre au lit ; il fut bientôt habillé et arrivé dans la chambre ; mais il n’étoit plus temps, à ce qu’ont dit depuis tous les domestiques, quoique le jésuite, peut-être pour consoler le roi, lui eût assuré qu’il avoit donné une absolution bien fondée. Mme de Maintenon, accourue auprès du roi, et assise sur le même canapé, tâchoit de pleurer. Elle essayoit d’emmener le roi, dont les carrosses étoient déjà prêts dans la cour, mais il n’y eut pas moyen de l’y faire résoudre que Monseigneur ne fût expiré.

Cette agonie sans connoissance dura près d’une heure depuis que le roi fut dans le cabinet. Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti se partageoient entre les soins du mourant et ceux du roi, près duquel elles revenoient souvent, tandis que la Faculté confondue, les valets éperdus, le courtisan bourdonnant, se poussoient les uns les autres, et cheminoient sans cesse sans presque changer de lieu. Enfin le moment fatal arriva. Fagon sortit qui le laissa entendre.

Le roi, fort affligé, et très-peiné du défaut de confession, maltraita un peu ce premier médecin, puis sortit emmené par Mme de Maintenon et par les deux princesses. L’appartement étoit de plain-pied à la cour ; et comme il se présenta pour monter en carrosse, il trouva devant lui la berline de Monseigneur. Il fit signe de la main qu’on lui amenât un autre carrosse, par la peine que lui faisoit celui-là. Il n’en fut pas néanmoins tellement occupé que, voyant Pontchartrain, il ne l’appelât pour lui dire d’avertir son père et les autres ministres de se trouver le lendemain matin un peu tard à Marly pour le conseil d’État ordinaire du mercredi. Sans commenter ce sang-froid, je me contenterai de rapporter la surprise extrême de tous les témoins et de tous ceux qui l’apprirent. Pontchartrain répondit que, ne s’agissant que d’affaires courantes, il vaudroit mieux remettre le conseil d’un jour que de l’en importuner. Le roi y consentit. Il monta avec peine en carrosse appuyé des deux côtés, Mme de Maintenon tout de suite après qui se mit à côté de lui ; Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti montèrent après elle, et se mirent sur le devant. Une foule d’officiers de Monseigneur se jetèrent à genoux tout le long de la cour, des deux côtés, sur le passage du roi, lui criant avec des hurlements étranges d’avoir compassion d’eux, qui avoient tout perdu et qui mouroient de faim.

Tandis que Meudon étoit rempli d’horreur, tout étoit tranquille à Versailles, sans en avoir le moindre soupçon. Nous avions soupé. La compagnie quelque temps après s’étoit retirée, et je causois avec Mme de Saint-Simon qui achevoit de se déshabiller pour se mettre au lit, lorsqu’un ancien valet de chambre, à qui elle avoit donné une charge de garçon de la chambre de Mme la duchesse de Berry, et qui y servoit à table, entra tout effarouché. Il nous dit qu’il falloit qu’il y eût de mauvaises nouvelles de Meudon ; que Mgr le duc de Bourgogne venoit d’envoyer parler à l’oreille à M. le duc de Berry, à qui les yeux avoient rougi à l’instant ; qu’aussitôt il étoit sorti de table, et que, sur un second message fort prompt, la table où la compagnie étoit restée s’étoit levée avec précipitation, et que tout le monde étoit passé dans le cabinet. Un changement si subit rendit ma surprise extrême. Je courus chez Mme la duchesse de Berry aussitôt ; il n’y avoit plus personne ; ils étoient tous allés chez Mme la duchesse de Bourgogne ; j’y poussai tout de suite.

J’y trouvai tout Versailles rassemblé, ou y arrivant ; toutes les dames en déshabillé, la plupart prêtes à se mettre au lit, toutes les portes ouvertes, et tout en trouble. J’appris que Monseigneur avoit reçu l’extrême-onction, qu’il étoit sans connoissance et hors de toute espérance, et que le roi avoit mandé à Mme la duchesse de Bourgogne qu’il s’en alloit à Marly, et de le venir attendre dans l’avenue entre les deux écuries, pour le voir en passant.

Le spectacle attira toute l’attention que j’y pus donner parmi les divers mouvements de mon âme, et ce qui tout à la fois se présenta à mon esprit. Les deux princes et les deux princesses étoient dans le petit cabinet derrière la ruelle du lit. La toilette pour le coucher étoit à l’ordinaire dans la chambre de Mme la duchesse de Bourgogne, remplie de toute la cour en confusion. Elle alloit et venoit du cabinet dans la chambre, en attendant le moment d’aller au passage du roi ; et son maintien, toujours avec ses mêmes grâces, étoit un maintien de trouble et de compassion que celui de chacun sembloit prendre pour douleur. Elle disoit ou répondoit en passant devant les uns et les autres quelques mots rares. Tous les assistants étoient des personnages vraiment expressifs, il ne falloit qu’avoir des yeux, sans aucune connoissance de la cour, pour distinguer les intérêts peints sur les visages, ou le néant de ceux qui n’étoient de rien : ceux-ci tranquilles à eux-mêmes, les autres pénétrés de douleur ou de gravité et d’attention sur eux-mêmes, pour cacher leur élargissement et leur joie.

Mon premier mouvement fut de m’informer à plus d’une fois, de ne croire qu’à peine au spectacle et aux paroles ; ensuite de craindre trop peu de cause pour tant d’alarme, enfin de retour sur soi-même par la considération de la misère commune à tous les hommes, et que moi-même je me trouverois un jour aux portes de la mort. La joie néanmoins perçoit à travers les réflexions momentanées de religion et d’humanité par lesquelles j’essayois de me rappeler. Ma délivrance particulière me sembloit si grande et si inespérée qu’il me sembloit, avec une évidence encore plus parfaite que la vérité, que l’État gagnoit tout en une telle perte. Parmi ces pensées, je sentois malgré moi un reste de crainte que le malade en réchappât, et j’en avois une extrême honte.

Enfoncé de la sorte en moi-même, je ne laissai pas de mander à Mme de Saint-Simon qu’il étoit à propos qu’elle vînt, et de percer de mes regards clandestins chaque visage, chaque maintien, chaque mouvement, d’y délecter ma curiosité, d’y nourrir les idées que je m’étois formées de chaque personnage, qui ne m’ont jamais guère trompé, et de tirer de justes conjectures de la vérité de ces premiers élans dont on est si rarement maître, et qui par là, à qui connoît la carte et les gens, deviennent des indictions[1] sûres des liaisons et des sentiments les moins visibles en tous autres temps rassis.

Je vis arriver Mme la duchesse d’Orléans dont la contenance majestueuse et compassée ne disoit rien. Elle entra dans le petit cabinet, d’où bientôt après elle sortit avec M. le duc d’Orléans, duquel l’activité et l’air turbulent marquoient plus l’émotion du spectacle que tout autre sentiment. Ils s’en allèrent, et je le remarque exprès, par ce qui bientôt après arriva en ma présence.

Quelques moments après, je vis de loin, vers la porte du petit cabinet, Mgr le duc de Bourgogne avec un air fort ému et peiné ; mais le coup d’œil que j’assénai vivement sur lui ne m’y rendit rien de tendre, et ne me rendit que l’occupation profonde d’un esprit saisi.

Valets et femmes de chambre crioient déjà indiscrètement, et leur douleur prouva bien tout ce que cette espèce de gens alloit perdre. Vers minuit et demi, on eut des nouvelles du roi ; et aussitôt je vis Mme la duchesse de Bourgogne sortir du petit cabinet avec Mgr le duc de Bourgogne, l’air alors plus touché qu’il ne m’avoit paru la première fois, et qui rentra aussitôt dans le cabinet. La princesse prit à sa toilette son écharpe et ses coiffes, debout et d’un air délibéré, traversa la chambre, les yeux à peine mouillés, mais trahie par de curieux regards lancés de part et d’autre à la dérobée, et, suivie seulement de ses dames, gagna son carrosse par le grand escalier.

Comme elle sortit de sa chambre, je pris mon temps pour aller chez Mme la duchesse d’Orléans avec qui je grillois d’être. Entrant chez elle, j’appris qu’ils étoient chez Madame. Je poussai jusque-là à travers leurs appartements. Je trouvai Mme la duchesse d’Orléans qui retournoit chez elle, et qui, d’un air fort sérieux, me dit de revenir avec elle. M. le duc d’Orléans étoit demeuré. Elle s’assit dans sa chambre, et auprès d’elle la duchesse de Villeroy, la maréchale de Rochefort et cinq ou six dames familières. Je petillois cependant de tant de compagnie ; Mme la duchesse d’Orléans, qui n’en étoit pas moins importunée, prit une bougie et passa derrière sa chambre. J’allai alors dire un mot à l’oreille à la duchesse de Villeroy ; elle et moi pensions de même sur l’événement présent. Elle me poussa et me dit tout bas de me bien contenir. J’étouffois de silence parmi les plaintes et les surprises narratives de ces dames, lorsque M. le duc d’Orléans parut à la porte du cabinet et m’appela.

Je le suivis dans son arrière-cabinet en bas sur la galerie, lui près de se trouver mal, et moi les jambes tremblantes de tout ce qui se passoit sous mes yeux et au dedans de moi. Nous nous assîmes par hasard vis-à-vis l’un de l’autre ; mais quel fut mon étonnement lorsque incontinent après je vis les larmes lui tomber des yeux : « Monsieur ! » m’écriai-je en me levant dans l’excès de ma surprise. Il me comprit aussitôt et me répondit d’une voix coupée et pleurant véritablement : « Vous avez raison d’être surpris, et je le suis moi-même ; mais le spectacle touche. C’est un bon homme avec qui j’ai passé ma vie ; il m’a bien traité et avec amitié tant qu’on l’a laissé faire et qu’il a agi de lui-même. Je sens bien que l’affliction ne peut pas être longue ; mais ce sera dans quelques jours que je trouverai tous les motifs de me consoler dans l’état où on m’avoit mis avec lui ; mais présentement le sang, la proximité, l’humanité, tout touche, et les entrailles s’émeuvent. » Je louai ce sentiment, mais j’en avouai mon extrême surprise par la façon dont il étoit avec Monseigneur. Il se leva, se mit la tête dans un coin, le nez dedans, et pleura amèrement et à sanglots, chose que, si je n’avois vue, je n’eusse jamais crue. Après quelque peu de silence, je l’exhortai à se calmer. Je lui représentai qu’incessamment il faudroit retourner chez Mme la duchesse de Bourgogne, et que si on l’y voyoit avec des yeux pleureux, il n’y avoit personne qui ne s’en moquât comme d’une comédie très-déplacée, à la façon dont toute la cour savoit qu’il étoit avec Monseigneur. Il fit donc ce qu’il put pour arrêter ses larmes, et pour bien essuyer et retaper ses yeux. Il y travailloit encore, lorsqu’il fut averti que Mme la duchesse de Bourgogne arrivoit, et que Mme la duchesse d’Orléans alloit retourner chez elle. Il la fut joindre et je les y suivis.


  1. Saint-Simon a écrit indictions, probablement pour indications. Nous n’avons pas cru devoir remplacer ce mot par celui d’inductions, comme l’ont fait les précédents éditeurs.