Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/3


CHAPITRE III.


Prince de Conti, Médavy, du Bourg, Albergotti, Goesbriant reçus chevaliers de l’ordre. — Singularités sur le prince de Conti. — Goesbriant gouverneur de Verdun. — Mariage de Châtillon avec une fille de Voysin. — Électeur de Cologne, à Paris et à la cour, dit la messe à Mme la duchesse de Bourgogne. — Son étrange poisson d’avril. — Mort de l’électeur de Trêves. — La Porte déclare la guerre à la Russie. — Nangis colonel du régiment du roi. — Mort, famille et caractère de Feuquières. — Réflexion sur les vilains. — Mort et caractère d’Estrades ; sa naissance. — Prétention et procès de d’Antin sur la dignité de duc et pair d’Épernon. — D’Antin obtient permission du roi d’intenter son procès. — Ruse et artifice de son discours. — Appartement du roi à Marly. — Ferme et nombreuse résolution de défense. — Avis sensé et hardi d’Harcourt. — Causes de fermeté. — Mesures prises. — Je refuse la direction de l’affaire, dont je fais charger les ducs de Charost et d’Humières. — Opposition à d’Antin signée. — Étrange procédé du duc de Mortemart. — Souplesse de d’Antin. — Partialité du roi pour d’Antin, inutile. — Misérable procédé de La Feuillade. — Ducs dyscoles. — Aiguillon. — Le roi fait déclarer son impartialité au parlement. — Inquiétude singulière du duc de Beauvilliers à la réception du duc de Saint-Aignan, son frère.


Cette année commença par la cérémonie de faire chevaliers de l’ordre M. le prince de Conti, Médavy et du Bourg, longtemps depuis maréchaux de France, Albergotti et Goesbriant.

M. le prince de Conti n’avoit pas quinze ans. Mme sa mère ne laissoit pas de demander l’ordre pour lui depuis longtemps avec le dernier empressement. L’âge des princes du sang pour l’avoir est vingt-cinq ans ; mais le roi, qui l’avoit donné au comte de Toulouse avant quatorze ans, ne sut que répondre à cet exemple que M. du Maine fit valoir, dans la liaison intime où les affaires de la succession de M. le Prince l’avoient mis avec Mme la princesse de Conti. Aussi, moyennant les bâtards qui peu à peu renversèrent tout et défigurèrent tout, les princes du sang eurent l’ordre sans âge comme les fils de France, c’est-à-dire que, les fils de la couronne et ceux de l’adultère y étant traités pour l’âge en toute égalité, les princes du sang ne purent demeurer exclus du même avantage.

La présentation de M. le prince de Conti fut une autre nouveauté tout aussi étrange. Les parrains doivent être de même rang que le présenté. Lorsque les chevaliers manquent, comme en 1661 et en 1688, on n’y regarde point par l’impossibilité, et les fils de France sont parrains indifféremment de tous les chevaliers novices, à leur tour ; mais quand il y a des chevaliers suffisamment on revient à la règle toujours observée. C’étoit donc à deux princes du sang à présenter le prince de Conti, mais il n’y avoit de prince du sang que M. le Duc qui fût chevalier de l’ordre. La raison vouloit donc que, pour le second parrain, on en approchât au plus près, et que M. du Maine, ou, si sa jambe boiteuse l’en empêchoit, le comte de Toulouse le fût, puisqu’il ne leur manquoit rien, nulle part en France, du rang de prince du sang que des bagatelles au parlement imperceptibles, et que les enfants mêmes de M. du Maine y étoient pareillement montés. Néanmoins, avec la pique d’entre Mme la Duchesse et M. du Maine, qui étoit dès lors très-vive, sur la succession de M. le Prince, le roi hésita à coupler M. du Maine avec M. le Duc. On pouvoit, pour honorer les princes du sang, coupler M. le Duc avec M. le duc d’Orléans ; mais le rang de petit-fils de France, si récent et si distingué de celui des princes du sang, s’accommoda encore moins de cela que M. le Duc de M. du Maine. Pour couper court, on remonta au faîte, afin que tout y fût sans proportion ; on ne s’arrêta point aux fils de France, quoiqu’il n’y en pût avoir d’un prince du sang avec eux, et la présentation se fit par Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne.

Les quatre autres, on a vu à quelle occasion ils furent nommés, et jusqu’à quel point la décoration de la cour, des plus hautes dignités, de la première naissance, devint de plus en plus, depuis Louvois et sa promotion de 1688, récompense militaire. Les deux premiers portoient l’ordre depuis longtemps jusqu’à ce qu’ils pussent être reçus. À cette occasion, ils furent mandés pour l’être : l’un de Strasbourg, où il commandoit sur toute la frontière du Rhin ; l’autre de Grenoble, où il commandoit sur toute la frontière de Savoie. Les deux autres venoient d’être nommés, et ne portèrent l’ordre qu’après avoir été reçus. Les deux premiers retournèrent bientôt après à leur commandement ; et Goesbriant s’en alla commander à Saint-Omer. Le roi lui donna une pension de vingt mille livres en attendant le premier gouvernement vacant. C’étoit bien le moins pour le gendre de celui qui les payoit. Goesbriant n’attendit pas longtemps le gouvernement de Verdun, que la mort de Feuquières lui procura.

Voysin maria sa seconde fille au comte de Châtillon, fils et neveu des deux premiers gentilshommes de la chambre de Monsieur et de M. le duc d’Orléans, qui sûrement n’auroient pas cru à son horoscope, si elle leur eût dit la fortune dans laquelle il est aujourd’hui, et que son oncle, le favori de Monsieur, a eu le loisir de voir quelques années avant sa mort à quatre-vingt-sept ou huit ans, retiré depuis longtemps dans sa province. Voysin, au lieu des deux cent mille livres que le roi, avant cette dernière guerre, donnoit aux filles de ses ministres, eut, comme ils ont eu depuis, dix mille livres de pension pour sa fille.

L’électeur de Cologne, qui étoit venu de Valenciennes voir l’électeur de Bavière à Compiègne, arriva à Paris les deux ou trois premiers jours de cette année. Il eut incontinent après une audience du roi incognito, et alla de même tout de suite chez Mme la duchesse de Bourgogne, où Mgr le duc de Bourgogne se trouva. L’électeur s’amusa quelques semaines à Paris, et vint après dîner à Meudon. Monseigneur se mit à table dans son fauteuil à sa place ordinaire, sans cadenas, parce qu’à Meudon il n’en avoit jamais, et comme à l’ordinaire une serviette plissée sur la nappe sous son couvert, et servi par du Mont, avec une soucoupe pour boire. L’électeur de Cologne se mit vis-à-vis de Monseigneur, parmi les courtisans, sur un siége pareil à eux ; et cette place vis-à-vis de Monseigneur n’étoit point celle des princes du sang, ni distinguée en rien. Il n’eut point de serviette sous son couvert, ni de couvert distingué, mais fut servi par un officier de la bouche, et sans soucoupe pour boire, comme tous le-autres courtisans. Il fut par toute la maison avec Monseigneur, qui aux portes étroites passoit devant lui sans aucun compliment, et l’électeur s’arrêtoit et se rangeoit avec un air de respect, et parlant à lui l’appela toujours Monseigneur, usage qui avoit tellement prévalu que le roi ne lui parloit jamais autrement, et que, parlant de lui, il le nommoit plus ordinairement Monseigneur qu’il ne disoit mon fils ; mais M. le Dauphin, il ne le disoit jamais.

Deux jours après, qui fut le mardi 3 février, il vit l’électeur dans son cabinet, lequel en sortant de là s’en alla dire la messe à Mme la duchesse de Bourgogne. Il aimoit à la dire, et basse et haute, et à faire toutes sortes de fonctions. Il avoit fort prié Mme la duchesse de Bourgogne de l’entendre. Il la dit au grand autel de la chapelle, basse, et comme un évêque ordinaire. Mme la duchesse de Bourgogne-était en haut dans la tribune, pour éviter le corporal que le prêtre lui apportoit à baiser à la fin de la messe quand elle étoit en bas, et pour que cette messe eût l’air d’une messe ordinaire ; mais l’électeur la salua profondément en entrant et en sortant de l’autel, et s’inclina comme un chapelain ordinaire aux Dominus vobiscum et à la bénidiction. En entrant et en sortant de l’autel, Mme la duchesse de Bourgogne reçut debout son inclination profonde, et lui fit une révérence fort marquée. Madame fut outrée de cette messe, et se garda bien de s’y trouver. L’électeur en effet auroit pu s’en passer ; mais non-seulement ce fut lui qui la proposa, mais qui en pressa, et qui témoigna que Mme la duchesse de Bourgogne le désobligeroit si elle l’en refusoit. Il n’y avoit point de cérémonies qu’il n’aimât à faire. Enfin il aimoit même à prêcher, et on peut juger comment il prêchoit. Il s’avisa un premier jour d’avril de monter en chaire ; il y avoit envoyé inviter tout ce qui étoit à Valenciennes, et l’église étoit toute remplie. L’électeur parut en chaire, regarda la compagnie de tous côtés, puis tout à coup se prit à crier : « Poisson d’avril ! poisson d’avril ! » et sa musique avec force trompettes et timbales à lui répondre. Lui cependant fit le plongeon et s’en alla. Voilà des plaisanteries allemandes, et de prince, dont l’assistance, qui en rit fort, ne laissa pas bien d’être étonnée.

Après avoir dit la messe à Mme la duchesse de Bourgogne, il dîna chez le duc de Villeroy, et fut ensuite voir Mme de Maintenoh à Saint-Cyr, qui lui donna Mme de Dangeau pour le conduire à voir toutes les classes de demoiselles, et l’accompagner par toute la maison. Il avoit pris congé du roi le matin, qui lui fit donner beaucoup d’argent et le renvoya fort content. Deux jours après, il apprit la vacance d’un canonicat de Liége, dont il étoit aussi évêque ; il l’envoya offrir galamment à Mme de Dangeau, pour le comte de Lowenstein, son frère, chanoine de Cologne et, grand doyen de Strasbourg, mort longtemps depuis évêque de Tournai ; et le canonicat fut accepté avec l’agrément du roi. L’électeur de Cologne s’en alla le 7 février à Compiègne, d’où il s’en retourna à Valenciennes.

On apprit quelques jours après la mort de l’électeur de Trèves. Ainsi le frère de M. de Lorraine ne fut pas longtemps coadjuteur ; et ces chapitres de Mayence et de Trèves, si résolus, par l’exemple de celui de Cologne, à se faire sages contre l’ambition des princes, et à n’en point recevoir parmi eux, tombèrent dans le même inconvénient, Trèves dès lors et Mayence ensuite, dont le coadjuteur étoit le grand maître de l’ordre Teutonique, frère de l’électeur palatin et de l’impératrice douairière.

Le roi de Suède, de son asile de Bender, sut si bien remuer la Porte en sa faveur qu’on sut par des Alleurs, qui avoit succédé à Fériol dans l’ambassade de Constantinople, que le Grand Seigneur déclaroit la guerre, et prétendoit, avec une armée de trois cent mille Turcs, Tartares ou Cosaques, chasser les Moscovites et les Saxons de Pologne, et rétablir le roi de-Suède et le roi Stanislas. Cette nouvelle, qui pouvoit influer sur les affaires de l’empereur, fit un peu de soulagement.

Le roi, lassé de voir son régiment d’infanterie dans un assez mauvais état, donna le gouvernement de Landrecies à du Barail et le fit maréchal de camp. Il étoit lieutenant-colonel lorsque le roi l’ôta, comme on l’a dit, à Surville, et le donna à du Barail à qui il le reprit et le donna à Nangis. Cela parut un grand commencement de fortune à tous les détails que le colonel de ce régiment avoit fréquemment tête à tête avec le roi, qui se croyoit le colonel particulier de ce régiment, avec le même goût qu’un jeune homme qui sort des mousquetaires.

Feuquières mourut en ce temps-ci. Il étoit ancien lieutenant général, d’une grande et froide valeur, de beaucoup plus d’esprit qu’on n’en a d’ordinaire, orné et instruit, et d’une science à la guerre qui l’auroit porté à tout, pour peu que sa méchanceté suprême lui eût permis de cacher au moins un peu qu’il n’avoit ni cœur ni âme. On en a vu quelques traits ici répandus, dont sa vie ne fut qu’un tissu. C’étoit un homme qui ne servoit jamais dans une armée qu’à dessein de la commander, de s’emparer du général, de s’approprier tout, de se jouer de tous les officiers généraux et particuliers ; et, comme il ne trouva point de général d’armée qui s’accommodât de son joug, il devenoit son ennemi, et encore celui de l’État, en lui faisant, tant qu’il pouvoit, manquer toutes ses entreprises. On feroit un livre de ces sortes de crimes ; aussi ne servoit-il plus, il y avoit très-longtemps, parce que aucun général ne le vouloit dans son armée, pour en avoir tous tâté. Il a laissé des Mémoires sur la guerre, qui seroient un chef-d’œuvre en ce genre, et savamment, clairement, précisément et noblement écrits, si, comme un chien enragé, il n’avoit pas déchiré, et souvent mal à propos, tous les généraux sous lesquels il a servi. Aussi mourut-il pauvre, sans récompense et sans amis. Il n’avoit qu’une pension de six mille livres, que le roi laissa à sa famille. Leur nom est Pas, bonne et ancienne noblesse de Picardie. Son père fut tué approchant fort du bâton, vers lequel il avoit rapidement et vertueusement couru ; et son grand-père s’étoit signalé dans les plus importantes négociations de son temps, sur les traces duquel Rebenac, frère de celui-ci, commençoit à marcher quand il mourut, et avec cela ils n’ont jamais pu rien obtenir de la fortune que le gouvernement de Verdun, qui fut donné à Goesbriant. Son fils mourut bientôt après lui sans enfants ; et sa fille unique, dont la mère étoit fille du marquis d’Hocquincourt, chevalier de l’ordre, fils du maréchal, laquelle hérita de tous ses frères, porta tous ses biens à un Seiglière, dont la vie honteuse a même déshonoré jusqu’à la bassesse de sa naissance, et dont la mère, fille du marquis de Soyecourt, chevalier de l’ordre et grand veneur, avoit aussi hérité de ses deux frères, tués sans alliance tous deux à la bataille de Pleurus ; et voilà comme on donne des filles de qualité à des vilains, parce qu’ils les prennent pour rien, desquelles après ils ont tous les biens de leurs maisons ! Ce fameux Soyecourt est mort fugitif à Venise, sa femme bientôt après ; et leur fils a eu un régiment, tandis que les gens les plus qualifiés n’en peuvent obtenir du cardinal Fleury : Similis simili gaudet. Cela se retrouve en tout. Il n’y a plus d’Hocquincourt, qui est Monchy, ni de Pas. Rebenac n’a laissé que Mme de Souvré, mascarade de Tellier ; et leur troisième frère est mort fort vieux, sans enfants de la fille de Mignard, ce peintre fameux qui, pour sa beauté, l’a peinte en plusieurs endroits de la galerie de Versailles et dans plusieurs autres de ses ouvrages.

Estrades mourut presque en même temps. Il étoit fils aîné de ce maréchal d’Estrades, si capable dans son métier, et si célèbre par le nombre, l’importance et le succès de ses négociations, et qui mourut, en 1686, en février, à soixante-dix-neuf ans, gouverneur de M. le duc de Chartres. Il venoit de conclure et de signer la paix à Nimègue en 1678.

Il dépêcha ce fils au roi sur-le-champ. Il s’amusa à Bruxelles à une maîtresse, et donna ainsi le temps au prince d’Orange, qui étoit au désespoir d’une paix qui mettoit des bornes à sa puissance en Hollande, de donner la bataille de Saint-Denis à M. de Luxembourg, qui ne s’attendoit à rien moins, comptant la paix faite, et qui en reçut la nouvelle du roi le lendemain. Le prince d’Orange l’avoit dans sa poche avant le combat, mais il espéra la rompre par une victoire, et s’il ne la remportoit pas, profiter de la paix.

Estrades fit dire vrai encore à ce proverbe : Filii heroum noxæ. Il mena toujours une vie, obscure, avec peu de commerce, peu d’amis et moins de considération. Celle de son père, qui sut faire le marché si important du secours maritime des États généraux pour prendre Dunkerque, dont il eut le gouvernement après le maréchal de Rantzau, le lui valut après lui, et la mairie perpétuelle de Bordeaux. Son fils, devenu lieutenant général, voulut bien accompagner les enfants de M. du Maine en Hongrie, où il fut tué devant Belgrade en 1717, et a laissé des enfants qui n’ont pas percé dans le monde.

Le maréchal d’Estrades avoit deux fils qui valoient mieux que l’aîné. Le chevalier d’Estrades, attaché à M. le duc de Chartres d’alors, qui fut tué à la tête de son régiment à Steinkerque en 1692, et qui seroit devenu digne de son père ; et l’abbé d’Estrades, dont il sera parlé ailleurs.

On ne connoît rien au delà du grand-père du maréchal d’Estrades. Son père, qui étoit brave et sage, et qui avoit servi Henri IV contre la Ligue, fut successivement gouverneur du comte de Moret, bâtard d’Henri IV, et des ducs de Mercœur et de Beaufort, enfin des ducs de Nemours, de Guise et d’Aumale. La mère de celui-là étoit fille d’un conseiller au parlement de Bordeaux et d’une Jeanne, dite de Mendoze, qui étoit de race juive d’Espagne. On a parlé ailleurs de la ridicule coutume de ce pays-là, de donner aux juifs qui se convertissent, et dont on est parrain, non-seulement son nom de baptême comme partout, mais encore son nom de maison et de ses armes, qui deviennent le nom et les armes du juif filleul et de sa postérité. Le père ou le grand-père de cette Jeanne Mendoze eut ainsi le nom et les armes de Mendoze de son parrain, et M. d’Estrades en décora ses armes et sa postérité après lui. Il y a d’excellents Mémoires du maréchal d’Estrades.

Maintenant il est temps de venir au procès que d’Antin intenta sur des chimères aussi folles que rances de l’ancienne duché-pairie d’Épernon, et aux adresses incomparables par lesquelles il sembla faire grâce au roi et aux ducs de le devenir, et à l’édit qui, à cette occasion, sous prétexte de grâces et de bienfaits, donna comme le dernier coup à une dignité que le roi voulut sans cesse abattre, et dont le sort étoit d’en recevoir des coups de massue à chaque occasion de procès de préséance que des chimères et l’ambition intentoient aux ducs. Ce récit, qui ne sauroit être court, et qui pourra même avoir des parties ennuyeuses, sert si fort à peindre les ruses d’un courtisan, la jalousie des autres, les artifices des bâtards, un intérieur de cour et de seigneurs peu connu, et à montrer à découvert les pierres d’attente et la préparation de grands événements de cour et d’intérieur d’État, qu’il ne sera pas un des moins curieux de ce genre.

On a vu, lors du procès de préséance de feu M. de Luxembourg, la tentative que firent les Estrées en faveur de Mlle de Rouillac, pour ce duché d’Épernon en sa personne, et que le comte d’Estrées devoit épouser en cas de succès, et qui fut depuis gendre de M. de Noailles. Ce coup manqué, feu M. de Montespan avoit passé avec elle tous les actes nécessaires pour succéder après elle à sa terre d’Epernon et à ses prétentions, et n’avoit rien oublié pour les tenir secrets, quoiqu’il n’eût pu se tenir d’essayer de prendre dans ses terres de Guyenne, où il demeuroit, le nom de duc d’Épernon, et de s’y faire moquer de lui. Il étoit mort dans ses idées, et d’Antin s’en étoit toujours nourri.

Arrivé enfin à la faveur et aux privances avec le funeste appui de la coupable fécondité de sa mère, il sentit ses forces, et il se crut en état de se faire écouter du roi, et craindre de ceux qu’il avoit à attaquer. Il choisit Marly comme un lieu qui lui étoit encore plus favorable. Il épia son moment dans les cabinets, et le trouva le samedi 10 janvier de cette année. Là il dit au roi que, comblé de ses grâces, il lui siéroit mal de l’importuner pour de nouvelles, mais qu’étant le plus juste des rois, il croyoit devoir à Sa Majesté et à soi-même de lui représenter qu’il souffroit une injustice de sa part, qu’il ne pouvoit se persuader qui fût dans sa mémoire, puisque, comblé de ses bienfaits, il ne pouvoit croire qu’il la voulût faire au plus inconnu de ses sujets. Après ce bel exorde, il dit au roi que sa coutume étoit de laisser à chacun le libre cours de la justice, et entre particuliers de ne se mêler point de leurs affaires ; que néanmoins il en avoit une où il alloit de toute sa fortune, qui ne touchoit le roi en rien, et qui étoit arrêtée par sa seule autorité ; que cette affaire étoit la prétention à la dignité de duc et pair d’Épernon, que le dernier marquis de Rouillac avoit poursuivie après son père, et que le crédit des ducs prêts à la perdre avoit suspendue par un coup d’autorité du roi, que depuis il avoit eu la bonté de permettre à Mlle de Rouillac de reprendre cette instance dont le succès auroit fait son établissement ; que les difficultés toujours plus fâcheuses à ce sexe, et la grande piété de Mlle de Rouillac lui avoient fait prendre le parti d’un saint repos, dans lequel elle étoit morte : qu’il avoit recueilli ses droits avec sa succession dans des temps où il n’avoit pas trop osé demander justice ; que maintenant qu’il se croyoit assez heureux pour que ces temps fussent changés, il ne demandoit pour toute grâce que celle qu’il ne refusoit à personne, et de lui permettre de faire valoir son droit ; qu’il ne seroit importuné de rien ; que ce seroit un procès à l’ordinaire à la grand’chambre ; qu’il avoit extrêmement examiné et fait examiner la question ; qu’elle étoit indubitable, et que de plus, quoiqu’il dût s’attendre à des oppositions, il tâcheroit de mériter, par sa conduite, de s’en attirer une dont il n’eût pas lieu de se plaindre ; que d’ailleurs c’étoit si peu de chose pour chacun des ducs de reculer d’un pas, et pour lui une si grande fortune que de se trouver leur confrère, et du même coup à leur tête, qu’il ne savoit si beaucoup s’opposeroient bien sérieusement à lui ; que par là devenu duc et pair sans grâce, personne ne seroit en droit d’exemple d’importuner Sa Majesté ; qu’il espéroit assez de ses bontés pour oser se flatter qu’il ne seroit point fâché de le voir en ce rang, sans qu’il lui en coûtât rien.

C’étoit là toucher le roi par l’endroit sensible, après lui avoir menti de point en point sur tous les faits qu’il avoit avancés, et avoir mis dans son discours tout l’art du plus délié et du plus expérimenté courtisan. Il étoit vrai que, le roi subjugué par lui, il étoit hors de portée du refus. Mais la prostitution des dignités et l’outrecuidance française y portoit des gens que le roi ne vouloit ni faire ni mécontenter. Mais la raison intime, et que d’Antin avoit bien sentie, étoit la jalousie du roi contre ses favoris, dont il redoutoit autant l’apparence d’être gouverné, comme il leur en abandonnoit la réalité de bonne grâce. La faveur si éclatante de d’Antin n’avoit pas besoin d’un nouvel accroissement aux yeux du monde ; et il sut mettre le roi si avant dans ses intérêts, par ce tour adroit et si ajusté à son goût, que la partialité du roi eut peine à demeurer en quelques bornes. Parler donc en ce sens et obtenir ne fut qu’une même chose, laquelle fut plus tôt faite qu’éventée.

Le lendemain dimanche j’entrai dans le salon vers l’heure que le roi alloit sortir pour la messe. Je m’approchai d’abord d’une des cheminées, où La Vrillière se chauffoit avec je ne sais plus qui. À peine les eus-je joints que La Vrillière m’apprit la nouvelle. Je baissai la tête et haussai les épaules. Il me demanda ce que j’en pensois. Je lui dis que je croyois que le triomphe ne coûteroit guère sur des victimes comme nous. Un moment après, je vis de l’autre côté du salon les ducs de Villeroy, de Berwick et de La Rocheguyon, qui parloient tous trois ensemble, et qui dès qu’ils m’aperçurent m’appelèrent. Non-seulement ils savoient la chose, mais tout le propos de d’Antin que j’ai rapporté.

Le roi, à Marly, n’avoit que deux cabinets, encore le second était-il retranché en deux pour une chaise percée, dont le lieu étoit assez grand, aux dépens du reste du cabinet qui lui donnoit le jour, pour que ce fût là que le roi se tînt après son souper avec sa famille. Ainsi les valets intérieurs dont ces cabinets étoient pleins, et dont les portes étoient toujours toutes ouvertes, voyoient tout ce qui s’y passoit, et entendoient tout. Bloin, qui n’aimoit pas d’Antin, n’avoit pas perdu un mot de son discours, et l’avoit rendu aux ducs de Villeroy et de La Rocheguyon ses intimes, et qui soupoient chez lui presque tous les soirs.

Dès que je fus à eux, ils me le rendirent et me demandèrent mon avis. Je leur répondis comme je venois de faire à la Vrillière. Ma surprise fut grande de les voir tous trois s’en irriter, et me demander si j’avois résolu de ne me point défendre. Je dis languissamment que je ferois comme les autres ; et dans la vérité c’étoit bien ma résolution de laisser tout aller, par les expériences que j’avois de ces choses et ce qui m’en étoit arrivé, et qui se trouve ici en plusieurs endroits. Mais je trouvai une vigueur qui ranima un peu la mienne, mais sans me faire sortir des bornes que je crus ne devoir pas outre-passer.

Ils me dirent qu’ils venoient de parler aux maréchaux de Boufflers et d’Harcourt, qui pensoient comme eux à une juste et verte défense ; que d’Antin, sorti exprès des cabinets, leur venoit de dire ce qu’il avoit obtenu ; qu’il y avoit ajouté des respects infinis, entre autres que, s’il lui étoit possible de détacher l’ancienneté de sa prétention, il s’estimeroit trop honoré d’être le dernier de nous, et toutes sortes de déférences et de beaux propos sur les procédés dans l’affaire, que je supprime ici ; qu’ils lui avoient répondu, avec la politesse que demandoit son compliment, mais avec la fermeté la plus nette, sur la défense, qu’ils y étoient résolus ; qu’il y auroit de la honte à marquer de la crainte de sa faveur et de la défiance du droit ; que j’étois celui qui entendoit le mieux ces sortes d’affaires, pour avoir défendu celle contre M. de Luxembourg, et empêché celle d’Aiguillon ; que, ne doutant pas de mon courage, ils venoient à moi me prier de me joindre à eux, et de leur dire ce qu’il y avoit à faire. Ils ajoutèrent qu’il ne falloit pas douter que le roi ne fût pour d’Antin ; que l’espérance de celui-ci étoit qu’il ne se trouveroit personne qui osât le traverser, chose dont sûrement le roi seroit bien aise, mais que ce seroit la dernière lâcheté ; qu’il falloit tous nous bien entendre et marcher d’un pas égal ; que, cela fait, le roi n’oseroit nous en montrer du mécontentement, ni, pour d’Antin seul, fâcher tout ce qui l’environnoit dans les principales charges, qui, réunis, feroient au favori la moitié de la peur ; qu’il falloit commencer par rassembler ce qui étoit à Marly, et que cet exemple seroit puissant sur les autres. La Rocheguyon surtout insista que céder seroit abandonner la cause pendante contre M. de Luxembourg, ouvrir la porte à toutes les prétentions du monde ; et prit avidement ce hameçon de l’affaire de M. de Luxembourg que je lâchai froidement dans le discours. Ils insistèrent donc vivement pour savoir mon sentiment, et surtout comment il s’y falloit prendre pour se bien et fermement défendre.

À ce qu’ils venoient de dire sur le roi, je sentis qu’ils parloient de bonne foi sur tout le reste. Je leur dis donc, mais sans sortir du flegme, que j’étois bien aise de les voir dans des sentiments que l’expérience de toute ma vie les devoit empêcher de douter qu’ils ne fussent les miens ; mais que je leur avouois aussi que mon expérience particulière me rendoit leur ardeur nécessaire pour rallumer la mienne ; que, puisqu’ils vouloient savoir ce qu’il falloit faire, et ne pas perdre un moment, la première démarche nécessaire étoit de signer une opposition à ce que nul ne fût reçu duc et pair à la dignité d’Épernon, et de la faire signifier au procureur général et au greffier en chef du parlement, moyennant quoi il n’y avoit plus de surprise à craindre ; la seconde, de nous former un conseil, que le meilleur, à mon avis, étoit de prendre ce qui restoit du nôtre contre M. de Luxembourg ; et que je m’offrois de pourvoir à ces deux préliminaires. Ils m’en conjurèrent avec mille protestations de courage et d’union.

Aussitôt j’exécutai par une lettre chez moi l’engagement que je venois de prendre. Rentrant au château, je trouvai M. de Beauvilliers, qui se jeta dans mon oreille, et me dit de ne me point séparer des autres ducs, de faire même tout ce que je pourrois contre d’Antin, mais de me contenir dans l’extérieur en des mesures d’honnêteté et de modération, et qu’il en avoit dit autant à son frère et à son gendre. C’étoit bien mon projet ; mais je ne laissai pas d’être surpris et encouragé de cet avis d’un homme si mesuré, surtout en ces sortes d’affaires.

Arrivant dans le salon, les trois qui m’avoient parlé, et que j’y avois laissés, m’avertirent de me trouver chez le maréchal de Boufflers dans une demi-heure, où ils se devoient rendre. Les ducs de Tresmes et d’Harcourt y vinrent. Je leur rendis compte de ce que je venois de faire, et je les réjouis fort de leur apprendre que les ducs de Mortemart et de Saint-Aignan seroient des nôtres, de l’aveu du duc de Beauvilliers, d’autant que le duc de Mortemart avoit répondu au duc de Villeroy qui lui avoit parlé, à ce qu’il nous dit là, qu’il consulteroit son beau-père. Nous raisonnâmes sur une liste de ducs sur lesquels on pourroit compter ou non. Chacun se chargea d’écrire à ses amis, excepté à ceux qui avoient des duchés femelles, quoique l’exemple de M. de Richelieu contre M. de Luxembourg les dût rassurer. On parla ensuite de notre conduite de cour.

Il fut résolu, M. d’Harcourt menant la parole, que nous payerions d’Antin de compliments ; que nous déclarerions notre union et notre attachement à notre défense ; que nous ne ferions pas semblant de nous douter que le roi, quoi qu’il fît, pût souhaiter contre nous, afin de l’obliger par cette surdité volontaire à des démarches plus marquées, que nous savions bien que d’Antin avec toute sa faveur n’arracheroit pas contre des personnes, desquelles plusieurs l’approchoient de si près dans ses affaires, ou autour de sa personne, outre sa conduite ordinaire en ces sortes d’affaires de se piquer de neutralité. On discuta ensuite les démarches du palais. Il fut question de donner une forme à la conduite de l’affaire.

Je rendis compte de celle du procès contre M. de Luxembourg. Il fut jugé à propos de l’imiter en tout pour celui-ci. M. d’Harcourt appuya fort sur la nécessité d’en choisir un ou deux parmi nous qui eussent la direction de l’affaire, qui y donnassent le mouvement par leur soin et leur présence ; et qui eussent le pouvoir d’agir et de signer pour tous, quand il seroit nécessaire, pour ne point perdre de temps aux occasions pressées ; puis proposa de me prier de vouloir bien m’en charger. Je n’avois pas eu peine à reconnoître que la chose avoit été agitée entre eux, auparavant l’assemblée, et résolue. Tous applaudirent, et joignirent à l’invitation la plus empressée toute l’adresse, et la plus flatteuse politesse pour piquer mon courage. Je répondis avec modestie, bien résolu à ne pas accepter un emploi dont j’avois bien prévu la nécessité et les inconvénients, et qu’il me seroit présenté. Je fus pressé avec éloquence. Je représentai que mon assiduité à la cour ne m’en pouvoit permettre assez à Paris pour suivre l’affaire d’aussi près qu’il étoit nécessaire. Comme je vis que rien ne les satisfaisoit, je leur dis que ces affaires communes ne m’avoient pas personnellement assez bien réussi pour m’engager de nouveau à les conduire ; que, d’ailleurs, les raisons particulières qui m’avoient plus d’une fois commis avec M. d’Antin ne me permettoient pas de m’exposer volontairement à une occasion nouvelle ; que je les suppliois de n’imputer point mes excuses à paresse ni à mollesse, mais à une nécessité qui ne pouvoit se surmonter. Nous nous séparâmes de la sorte, contents de nos mesures prises en si peu de moments, mais ces messieurs fort peu de mon refus à travers toutes les honnêtetés possibles.

Tant de fermeté, dans un temps de si misérable faiblesse, et parmi des courtisans si rampants qui voyoient clairement le roi contre eux, eut des raisons que dans ma surprise je découvris sans peine. Les ducs de Villeroy et de La Rocheguyon avoient de tout temps vécu dans un parfoit mépris pour d’Antin, et si marqué, que d’Antin, dont la politique avoit toujours été de ne s’aliéner personne, s’en étoit souvent plaint à eux par des tiers, et quelquefois par lui-même ; et comme ç’avoit été sans succès, il s’en étoit formé une inimitié, même assez peu voilée, que la jalousie de la cour intérieure de Monseigneur avoit fomentée, et que la faveur déclarée de d’Antin auprès du roi avoit comblée dans les deux beaux-frères, qui avant de l’être, et de toute leur vie, n’avoient jamais été qu’un, et M. de Liancourt avec eux. Harcourt extrêmement leur ami, et plus encore du premier écuyer qui haïssait sournaisement d’Antin, et qui de plus ne lui pouvoit pardonner les bâtiments sur lesquels il avoit eu lieu de compter, avoit épousé leurs sentiments avec d’autant plus de facilité qu’il regardoit d’Antin comme un dangereux rival pour le conseil, et comme un obstacle à entrer. Bouffiers, si droit, et si touché de la dignité, n’avoit pas oublié les mauvais offices de d’Antin lors de la bataille de Malplaquet ; et Villars lié à d’Antin, par la raison contraire, n’osa jamais abandonner une communauté d’intérêts qui lui faisoit un si prodigieux honneur. Tresmes, né noble, je ne sais pas pourquoi, ayait de plus Harcourt pour boussole ; et Berwick fort anglois, ne pouvoit souffrir l’interversion des rangs.

Notre conseil fut formé en vingt-quatre heures, et notre opposition dressée me fut renvoyée : Il fut singulier que le hasard fit que celui de d’Antin fut celui de Mme la Duchesse pour la succession de M. le Prince, et le nôtre, le même qui lui fut opposé par ses belles-sœurs. Je dis à ces messieurs, en arrivant pour la messe du roi, que j’avois l’opposition. Le roi au sortir de sa messe étant entré chez Mme de Maintenon, MM. de Tresmes et d’Harcourt firent sortir tout ce qui se trouva dans l’antichambre, et en firent fermer les portes. Là je rendis compte aux mêmes de la veille, de la formation de notre conseil, et des mesures prises, et il fut arrêté qu’on proposeroit l’opposition à signer aux ducs qui étoient à Marly. On y dansoit, et le roi y avoit mené pour cela de jeunes gens, entre autres le duc de Brissac. Je fis observer qu’à son âge, sa signature de plus ou de moins n’auroit pas grand poids, et qu’il embarrasseroit fort au contraire s’il s’avisoit de consulter auparavant son oncle Desmarets, et celui-ci le roi, et qu’après il refusât sa signature. Cela fit qu’on ne lui en parla point.

On reprit après l’article, qui étoit demeuré indécis la veille, de la conduite de l’affaire, dont je fus pressé de me charger, sans comparaison plus fortement que je ne l’avois été. Plus j’y avois pensé depuis vingt-quatre heures, plus je m’étois fortifié dans ma résolution, mais de faire en sorte d’en tenir les rênes de derrière la tapisserie. Ainsi, après avoir fait valoir les excuses que j’avois déjà apportées, je leur dis que ce n’étoit pas pour refuser mon temps ni mes soins ; que je me rendrois même le plus souvent que je le pourrois aux assemblées de notre conseil ; mais que, ne pouvant me livrer à ce qu’ils désiroient de moi, j’estimois qu’il y avoit deux de nos confrères très-capables d’y suppléer, et assez de mes amis pour vouloir bien user de mes conseils dans le cours de l’emploi dont j’étois d’avis qu’ils fussent priés de se charger ; et je leur proposai les ducs de Charost et d’Humières, par qui je comptois bien gouverner l’affaire comme si j’en avois accepté le soin. J’ajoutai que, d’Antin attaquant tous les ducs, les vérifiés n’avoient pas un moins juste sujet de défense que les pairs ; que les vérifiés se trouveroient flattés d’avoir part en la direction de l’affaire ; et, après avoir dit ce que je crus convenable sur ceux que je proposois, je les assurai que, encore que M. d’Humières fût l’ancien de M. de Charost, il lui céderoit sans difficulté partout en une cause de pairie. Ces raisons, et, s’il faut l’avouer, celle de l’influence que j’aurois avec ces messieurs sur la conduite de l’affaire, déterminèrent à s’y arrêter. Ils n’étoient ni l’un ni l’autre à Marly ; on remit à le leur proposer au retour à Versailles, et on résolut de signer ce jour même l’opposition.

Elle fut datée de Paris, en faveur de ceux qui y étoient et qui la voudroient signer le lendemain avant qu’elle fût signifiée, comme elle le fut ce lendemain-là même à d’Aguesseau, procureur général, et au greffier en chef du parlement. Ceux qui la signèrent furent : les ducs de La Trémoille, Sully, Saint-Simon, Louvigny, Villeroy, Mortemart, Tresmes, Aumont, Charost, Boufflers, Villars, Harcourt et Berwick, pairs ; La Rocheguyon, pour soi et pour M. de La Rochefoucauld pair et aveugle ; Humières et Lauzun vérifiés. On ne jugea pas à propos d’en faire signer davantage pour en réserver en adjonction.

Je fus averti par le duc de Villeroy de me trouver le soir de ce même jour chez le duc de La Rocheguyon, pour y discuter encore je ne sais quoi. Comme j’y entrois on proposa d’attendre le duc de Mortemart. Je le connoissois trop, depuis mon aventure avec lui sur Mme de Soubise, pour parler de rien devant lui ; je le dis à la compagnie, avec ménagement toutefois pour le gendre du duc de Beauvilliers ; et je me contentai de les avertir que ce n’étoit pas un homme sûr.

La Rocheguyon et Villeroy qui pourtant en savoit davantage là-dessus que son beau-frère, traitèrent cela de fantaisie, et soutinrent que, tout fou et léger qu’étoit Mortemart, il ne feroit rien de mal à propos dans une affaire où il avoit même intérêt, et dans laquelle il étoit entré de bonne grâce. Là-dessus il entra. Ces messieurs lui firent signer l’opposition, et la lui donnèrent pour la faire signer à Villars, et me la remettre après, le soir même, dans le salon, sans qu’on pût s’en apercevoir, et lui recommandèrent fortement le secret de l’opposition même. Je me défendis de la reprendre en lieu si public. Toutefois cela passa brusquement, et ils renvoyèrent aussitôt le duc de Mortemart, sous prétexte de diligenter la signature dont il s’étoit chargé, et en effet pour me laisser la parole libre. Quand nous eûmes achevé je retournai au salon. Bientôt après j’y aperçus M. de Mortemart au milieu d’un tas de jeunes gens, qui parloit d’un air fort sérieux à M. de Gondrin, fils aîné de d’Antin. Je m’approchai doucement par derrière, j’entendis des compliments et je me retirai. Un peu après le duc de Mortemart vint à moi, son papier à la main, qui tout haut, en plein salon et devant tout le monde, me dit qu’il n’avoit pu trouver le maréchal de Villars, et qu’il me le rendoit. Le trait étoit complet. Nous ne voulions pas qu’il parût d’autre mesure que de simple raisonnement entre nous, moins encore que d’Antin sût qu’il y avoit des opposants, quels, ni combien que par la signification. Tout cela avoit été bien expliqué au duc de Mortemart, et le secret fort recommandé ; et moi qui plus que nul des autres craignois d’y paroître, je m’y vis affiché dans le salon, et tout auprès du lansquenet. Je me battis en retraite, et le Mortemart après moi, disant : « Tenez, tenez ! » son papier à découvert en main, jusque dans le petit salon de la Perspective plein de gens et de valets. Là je le lui pris rudement sans lui dire un seul mot ; je m’en allai chez moi, et j’eus encore la peine de le faire signer à Villars ce même soir.

Une heure après, Gondrin donna au public notre opposition avec les compliments que lui avoit faits le duc de Mortemart. Le duc de Villeroy en fut outré de colère plus que pas un de nous, avec plus de raison qu’aucun, parce qu’il en avoit davantage de se défier de lui après ce qu’il en avoit su de moi. Chacun de nous s’expliqua sur lui sans ménagement ; et il fut résolu de se défier de lui comme de d’Antin même, et de l’exclure de toutes nos assemblées, en pas une desquelles aussi il n’osa se présenter depuis, ni même s’informer de l’affaire. D’Antin, de son côté, pouilla son fils d’importance d’avoir compromis leur cousin, comme si la chose se fût passée tête à tête. Il apprit donc par là qu’il y avoit une opposition, et quoiqu’il ne pût savoir que le petit nombre de ceux de Marly qui avoient signé, il ne laissa pas d’être étonné que quelqu’un osât lui résister, et de trouver des charges et du crédit déclarés contre lui. Ce n’étoit pas qu’il n’eût affecté de publier que, s’il avoit un fils honoré de cette dignité, il l’obligeroit à s’opposer à lui ; mais le gascon parloit au plus loin de sa pensée. Il jetoit ce propos à tout événement comme un sentiment de douceur et d’équité, pour voir comment il seroit reçu dans le monde, et pour décorer sa cause si la lâcheté se trouvoit telle qu’il espéroit par un silence unanime, ou rompu seulement par un si petit nombre, et de considération si légère, qu’il en pût encore plus triompher.

Ce début si peu attendu lui fit juger à propos de tâcher à ralentir ce premier feu par des marques de partialité du roi, qui effrayassent et qui empêchassent de pousser contre lui les mesures qu’il voyoit prises.

Je fus pressé par mes amis de faire une honnêteté à d’Antin, à l’exemple des autres, en même intérêt ; j’eus peine à m’y rendre, mais je le fis. Je n’ai point pénétré quel put être son objet, mais si j’eusse été le favori il ne m’eût pas accablé de plus de respects ni de plus profonds, et de remercîments plus excessifs de l’honnêteté que je lui voulois bien faire ; non content de cela, il vint chez moi les redoubler quoique je n’eusse point été chez lui. Il affecta de publier ma politesse à son égard, et la satisfaction qu’il en ressentoit ; il s’en vanta au roi, et cela me revint aussitôt : j’en fus extrêmement surpris, et beaucoup de gens aussi le furent. Cependant notre opposition signifiée avoit eu le temps de lui revenir ; les seize noms qu’il y trouva achevèrent de le presser de faire usage de son crédit. Le roi, à la promenade, parla de l’absence de d’Antin, et à ce propos de l’affaire qui le rendoit absent. Il choisit le duc de Villeroy, qu’il compta apparemment embarrasser davantage, et lui demanda d’un air et d’un ton mal satisfoit s’il seroit des opposants, ce n’étoit pas sans doute qu’il ignorât ce qui en était. Il répondit qu’il y en avoit déjà nombre, que la chose lui importoit trop pour n’en être pas, et qu’il croyoit qu’il y en auroit encore d’autres. Le roi reprit que d’Antin avoit fort consulté son affaire, et qu’il la croyoit indubitable ; et sans plus adresser particulièrement la parole, il tâcha en prolongeant le propos d’engager des réponses auxquelles il pût répliquer. Mais Villeroy, content de n’avoir point molli, s’en tint à ce qui avoit été arrêté entre nous, et fut sourd et muet.

Le lendemain le duc de Tresmes essuya la même question et fit la même réponse. Le roi dit qu’au moins ne se falloit-il point fonder en longueurs, et aller de bon pied au jugement. Une troisième fois le roi parla vaguement de l’affaire, et s’adressant encore au duc de Villeroy, lui dit qu’il ne comprenoit pas que personne se pût opposer à d’Antin, que sa prétention ne faisoit rien à personne, hormis quelques anciens devant lesquels il se trouveroit, ce qui seroit imperceptible à tous les autres, et qu’il n’y avoit point d’intérêt à être avancé ou reculé d’un rang. Villeroy répondit que chacun y étoit fort intéressé, puisque ce pas de plus ou de moins étoit ce qui de tout temps étoit le plus cher aux hommes ; qu’il retomboit sur les nouveaux comme sur les anciens ; que d’ailleurs la prétention de d’Antin ouvriroit la porte à quantité d’autres ; que chacun disputoit bien une mouvance, à plus forte raison ce qui appartenoit à la première dignité du royaume. Le roi, qui ne s’attendoit qu’à étourdir son homme, et de là sans doute à étonner et ralentir les opposants, ne répliqua rien à une si digne réponse. Il cessa même de plus rien témoigner sur ce procès, non qu’il pût se tenir d’en parler encore quelquefois, mais vaguement, et sans plus rien témoigner de partial. Nous reconnûmes bien à quel point il l’étoit, et combien salutaire la résolution que nous avions prise à cet égard, puisque, si on eût molli et parlé en vils courtisans qui veulent faire leur cour, nous étions désarmés sans ressource, au lieu que, nous conduisant comme nous l’avions arrêté, le roi rebuté de ses tentatives, et en garde contre la réputation d’être gouverné, n’osa jamais passer outre dans cette crainte, et par le même esprit professa bientôt la neutralité. Maintenant il est juste de montrer tout de suite quels furent les ducs qui surent se respecter, quels les lâches, quels enfin les déserteurs. Les ducs de Ventadour, Montbazon, Lesdiguières, Brissac, La Rochefoucauld, La Force, Valentinois, Saint-Aignan et Foix, pairs ; La Feuillade et Lorges vérifiés, se joignirent à nous. Notre surprise fut grande d’apprendre que M. de Luxembourg, qui avoit été envoyé en Normandie pour quelque émeute qui le retenoit à Rouen, trouvoit la prétention de d’Antin si étrange, malgré la sienne qui ne l’étoit guère moins, qu’il s’unit à nous contre lui, mais en même temps se mit en état de recommencer son procès de préséance.

La Feuillade, moins uni et plus semblable à lui-même, s’étoit joint à nous, et il avoit paru que c’étoit de bonne foi. Séduit tôt après par l’abbé de Lignerac, détaché par d’Antin, il chercha à se retirer. Il prit pour prétexte que les pairs, moins anciens qu’il n’étoit duc, le précéderoient dans les actes et les énoncés d’un procès de pairie. Cette fantaisie, qui auroit dû guérir, si elle avoit été réelle, l’exemple des autres ducs vérifiés joints à nous, ne put être soutenue. Quelques jours après s’être rendu là-dessus, il allégua au duc de Charost une prétention de pairie et d’ancienneté de Roannois, qu’il inventa parce qu’elle étoit sans apparence. Le bon Charost, qui goba ce leurre, eut la facilité de lui répondre que nous ne prétendions pas lui faire tort en rien, et que c’étoit à lui à voir son intérêt. J’avois su le manége de l’abbé de Lignerac, et que d’Antin s’en vantoit. J’en parlai vivement chez moi à Mme Dreux, et du peu de succès que ce procédé trouvoit dans le monde ; et je me moquai un peu de ce qu’il songeoit, dans l’état où il étoit plongé depuis Turin, à faire valoir ce que son père avoit oublié dans sa longue faveur. J’ajoutai qu’il étoit plaisant de voir un homme de plus de quarante ans, qui dans sa courte prospérité avoit à propos de rien insulté d’Antin à Meudon de la façon la plus cruelle, qui depuis ses infortunes avoit abdiqué la cour avec éclat, n’oublier rien pour s’y raccrocher jusqu’à l’infamie d’agir contre sa signature qui étoit entre nos mains, pour acheter la protection du même d’Antin, qui ne feroit, avec l’ancienne rancune que le mépriser et en rire après en avoir fait ce qu’il auroit voulu. J’étendis ces choses avec peu de ménagement pour La Feuillade et peu de souci, de notre part, de lui de plus ou de moins, mais par amitié pour Chamillart qui seroit très-affligé des suites. Je lui appris en même temps qu’étant informés de l’usage juridique que d’Antin se proposoit de faire de la désertion, la résolution étoit prise et arrêtée entre nous de faire énoncer par nos avocats en plaidant, et la chose étoit vraie, les raisons et les motifs de chacun des déserteurs, sans ménagement aucun pour des gens qui en avoient si peu pour nous et pour eux-mêmes. Deux jours après, La Feuillade se plaignit qu’il avoit été mal entendu et rigoureusement traité. Sans s’expliquer mieux, il protesta qu’il n’avoit jamais eu dessein de se séparer de nous, et nous le fit dire, en forme. Peu de jours après, je le trouvai chez Chamillart, que je voyois régulièrement tous les jours que j’étois à Paris. La Feuillade m’y demanda un entretien tête à tête. Il s’entortilla dans un long éclaircissement, dans des protestations inutiles, dans des compliments personnels sans fin.

Je pris tout cela pour bon ; la fin fut que la peur le tint joint à nous, mais le premier payement fait, il n’en voulut plus ouïr parler, et que nous ne le vîmes ni aux assemblées, ni aux sollicitations, ni en aucunes des démarches sur ce procès. Avec cette conduite il s’attira ceux que d’effet il abandonnoit et qui ne s’en contraignirent pas dans le monde, lequel leur fit écho sur un homme peu estimé et aimé pour avoir abusé de sa faveur, et en être tombé par ses fautes avec une grande brèche à l’État. Il n’apaisa pas l’ancienne haine de d’Antin, bien loin de se concilier son secours, pour n’oser prendre son parti, et il n’y eut pas jusqu’à l’entremetteur Lignerac qui fut trouvé fort ridicule.

Les ducs, démis, destitués de qualité pour agir, ne purent que demeurer dans l’inaction ; les pairs ecclésiastiques furent réservés pour être juges, quoique les trois ducs nous eussent offert leur jonction, et M. de Metz n’étoit pas encore en situation de rien faire. Le duc de Noailles ne répondit jamais un mot là-dessus aux maréchaux de Boufflers et d’Harcourt qui lui en écrivirent plus d’une fois. Le cardinal son oncle avoit alors bien d’autres affaires à démêler. Le duc d’Uzès en usa tout autrement, il manda franchement à d’Antin qu’étant son beau-frère et alors en Languedoc, il se tairoit sous prétexte d’ignorance, mais que s’il s’avisoit de le faire assigner comme il prétendoit faire à tous pour les obliger à une déclaration expresse, il feroit la sienne contre lui, sur quoi d’Antin n’osa passer outre avec lui. M. d’Elbœuf, au-dessus ou au-dessous de tous procédés, en avoit eu un fort inégal dans l’affaire de M. de Luxembourg, et fort différent de celui de son père qui s’étoit porté vivement toujours, et de grand concert dans cette affaire et dans les pareilles qui s’étoient offertes de son temps, et qui n’intéressoient pas les prétentions de sa naissance. M. d’Elbœuf, seul de tous les pairs de sa maison, ne s’étoit point fait recevoir au parlement, et il n’eut point honte de chercher bassement à faire sa cour en se déclarant verbalement pour d’Antin. Le duc de Chevreuse, toujours arrêté par son idée de l’ancien Chevreuse, et par une nouvelle aussi peu fondée pour le moins sur Chaulnes, se tint à part comme il avoit fait sur l’affaire de M. de Luxembourg, et en fit user de même au jeune duc de Luynes son petit-fils. Les ducs de Richelieu et de Rohan, si vifs sur M. de Luxembourg, ne jugèrent pas à propos d’entrer dans celle-ci. Véritablement leurs procédés avoient été si pénibles à supporter en cette affaire, leur crédit présent si peu de chose, qu’on fut aisément consolé de n’avoir rien de commun avec eux. On les a vus dans le récit de cette affaire. M. de Rohan prit feu d’abord, et se plaignit de n’avoir pas été invité comme quelques autres le furent, à signer d’abord l’opposition, et s’en étoit pris à moi. La vérité étoit que cela s’étoit proposé à Marly chez le maréchal de Boufflers, et que ses disparates m’engagèrent à en détourner, pour cette première signature. Je sus ses plaintes, je dis mes raisons qui ne lui plurent pas, il demeura piqué et spectateur, et nous y gagnâmes plus que nous n’y perdîmes. M. de Fronsac suivit M. de Richelieu son père. M. de Bouillon, qui lors du procès de M. de Luxembourg s’étoit si bien fait moquer de lui avec sa chimère de l’ancien Albret et Château-Thierry, qui l’avoit empêché de se joindre à nous, laissa entendre la même excuse, sans pourtant oser l’énoncer. Nous comprîmes que dans la situation critique où l’éclat du cardinal de Bouillon l’avoit mis, il comptoit avoir besoin de tout et n’osoit choquer d’Antin de la faveur duquel il pouvoit espérer et craindre. Le duc d’Estrées, fidèle au cabaret et au tripot, y attendit paisiblement les événements, si toutefois il sut l’affaire. M. Mazarin absent, et toujours au troisième ciel, ne se détourna point aux choses de la terre. Le duc de La Meilleraye, son fils, de vie et de mœurs si opposées, mais qui ne mettoit jamais le pied à la cour, se rangea du côté de d’Antin sans qu’il sût lui-même pourquoi, et s’attira la risée. Le duc de Duras, qui depuis son mariage ne connoissoit plus que les Noailles, si liés à d’Antin, n’osa se déclarer contre lui. Il s’étoit attaché au comte de Toulouse, et avoit demandé à servir en Catalogne, sous le duc de Noailles, qui l’avoit envoyé peu décemment porter la nouvelle de la prise de Girone. Il étoit avec eux sur le pied de ces sortes d’amis qu’on souffre pour en abuser. Cela m’avoit impatienté souvent d’un homme de sa naissance, de sa dignité et si proche de Mme de Saint-Simon. Cette conduite sur d’Antin acheva de me choquer tellement, qu’il m’échappa qu’il n’en falloit pas attendre une autre du portemanteau de M. le comte de Toulouse, et du courrier de M. le duc de Noailles. Ils le surent, et en furent désolés. Le duc de Châtillon, malgré la démarche du duc de Luxembourg son frère, prétexta son procès contre nous pour ne pas entrer dans celui-ci. Le duc de Noirmoutiers, plus franchement, déclara qu’étant aveugle, sans enfants, ni espérance d’en avoir, il n’avoit aucun intérêt à prendre. On ne laissa pas de tomber fortement de notre part sur ces messieurs, qui cependant se trouvèrent fort embarrassés. MM. de Charost et d’Humières conduisirent l’affaire avec une suite et un concert qui furent extrêmement utiles et qui méritèrent toute la reconnoissance des intéressés.

Ce seroit ici le lieu d’expliquer la prétention de d’Antin, et les raisons contraires ; cela seroit long et peut-être ennuyeux. Cela couperoit trop aussi la suite des matières. Cette explication se trouvera plus convenablement parmi les Pièces, ainsi que celle de la prétention de Matignon au duché d’Estouteville [1]. Il perdit cette terre par un grand procès contre la duchesse de Luynes, héritière de la duchesse de Nemours. Il la racheta ensuite et forma sa prétention à la dignité. Je fis un mémoire sur cela, que je donnai au chancelier ; sur le compte qu’il en rendit au roi, la permission de poursuivre fut refusée. On verra aux Pièces l’ineptie de pareilles prétentions. J’y joindrois ce qui regarde celle d’Aiguillon qui n’est pas mieux fondée ; mais ayant été, depuis ce règne, portée au parlement, malgré le refus du feu roi et l’édit sur les duchés dont il sera parlé, le procès mal défendu de notre part et sollicité par Mme la princesse de Conti, qui en fit publiquement son affaire, réussit pour Aiguillon, comme fit, vers le même temps, la czarine pour la Courlande, et par les mêmes raisons, que ni l’une ni l’autre ne s’embarrassèrent pas de cacher. Ainsi les factums imprimés, quoique mauvais, font assez connoître de quoi il s’agissoit pour me dispenser d’en grossir les Pièces.

Tout ce qui reste pour le présent à ajouter sur l’affaire de d’Antin, c’est que nos sollicitations faites ensemble et en apparat contre lui l’étonnèrent fort, et qu’il se sentit tout à fait déconcerté sur la partialité du roi qu’il avoit adroitement su persuader au parlement. Les maréchaux de Bouffiers et d’Harcourt en parlèrent ensemble au roi en gens de leur sorte, et si bien, que le roi ne fut pas fâché de s’en trouver quitte pour une déclaration d’entière neutralité. Il la déclara tout de suite au premier président, avec ordre de la rendre de sa part à sa compagnie. Nous eûmes soin de nous assurer de son exécution MM. de Charost, d’Humières et moi, en allant chez le premier président qui nous la certifia, et de nous en procurer la dernière certitude par plusieurs juges qui nous certifièrent que le premier président l’avoit signifiée à la compagnie de la part du roi, d’une manière nette et positive. Une déclaration si précise et si contraire aux idées et beaucoup au delà que d’Antin avoit données au parlement, et dont il avoit rempli le public, qui fut incontinent informé du vrai, changea fort l’affaire de face. Les noms de faveur, de grandes charges, de généraux d’armée, de gens de privance et de réputation qui se trouvèrent parmi nous emportèrent la balance sur d’Antin, dès que le roi se fut si nettement et si hautement expliqué. Les fins de non-recevoir contre d’Antin ajoutèrent fort au démérite du fond de ses prétentions. Le public revint de l’opinion qu’il avoit prise que la cause du favori étoit celle du roi, et le parlement commença à trouver qu’il avoit au moins la cause à juger, et non plus uniquement les personnes.

Nous tînmes cela secret entre quatre ou cinq de nous autres, de peur que le dessein transpirât, et que d’Antin ne le fît échouer par Torcy ou par le roi même sans s’y montrer, et pour avoir aussi le plaisir de le servir tout à coup de cette bombe en plein parlement. Les choses n’allèrent pas jusqu’au jugement, comme on le verra ci-après. Il faut maintenant terminer cette matière par une frayeur du duc de Beauvilliers, qui ne fut pas sans fondement.

Il avoit cédé son duché à son frère en le mariant, qui de ce moment avoit joui du rang et des honneurs, sans que personne se fût avisé même d’en parler. Cette année il le fît recevoir pair au parlement le 22 janvier, et il voulut se trouver à la cérémonie avec sa famille dans la lanterne. Comme j’entrois ce matin-là dans la grand’chambre, je fus surpris de trouver le duc de Beauvilliers qui m’attendoit derrière la porte, qui, dès que je la débouchai, me prit par la main et me mena en un coin. Là, il me dit qu’il m’attendoit avec impatience, dans l’inquiétude extrême où il étoit sur un avis qui ne lui étoit venu que depuis qu’il étoit arrivé au palais, mais qu’on lui avoit redoublé de plusieurs endroits. On l’avoit averti que plusieurs du parlement étoient résolus à s’opposer à la réception de son frère, mais plusieurs pairs, fondés sur ce que la duchesse de Beauvilliers pouvoit mourir avant lui, lui se remarier et avoir un fils ; que ce fils excluroit son oncle de droit, et pourtant se trouveroit lui-même exclu par la réception de ce même oncle dont la postérité prétendoit succéder. M. de Beauvilliers, fort alarmé d’une difficulté plausible, me demanda ce que je lui conseillois.

Je pensai un moment, je lui dis ensuite que la cérémonie, commencée par l’arrivée des pairs et par celle des princes du sang et du reste des pairs qui alloit suivre, ne se pouvoit remettre ni interrompre ; que je n’avois pas ouï dire un mot de ce qu’il m’apprenoit ; que j’avois grand’peine à croire qu’il y eût là-dessus plus que quelque raisonnement de conversation, et point du tout du dessein ni de résolution prise sur un futur contingent sans apparence, et qui ne blessoit personne ; que, de plus, arrêter la réception en sa présence, étant ce qu’il étoit, et d’un homme jouissant, par le consentement du roi, du rang et des honneurs de sa dignité, me paraissoit une démarche bien forte pour le temps où nous étions, n’étant surtout excité par l’intérêt de personne. « Mais néanmoins que faire si la chose arrive ? interrompit le duc fort peiné. — Le voici, lui dis-je, et je réponds du succès ; mais, encore une fois, je ne croirai point qu’il y ait une seule voix qui s’élève que je ne l’aie entendue ; mais, si le cas arrive, je compterai bien exactement les voix pour et contre, et je crois encore en ce cas que les voix contre seront si rares que ce ne sera pas la peine de les réfuter ; que si à tout reste il le faut faire, j’attendrai mon tour à parler. Alors je dirai que je suis surpris que quelqu’un dans la compagnie puisse faire difficulté de recevoir celui que le roi en a si publiquement jugé capable et digne, en lui permettant, et à vous de céder et d’accepter le duché, en le faisant jouir du rang et des honneurs, et en lui permettant de se faire recevoir ; que le cas possible qui sert de fondement à la difficulté proposée, est un cas chimérique et reconnu tel par le roi, qui auroit dû arrêter sur la démission, s’il en eût fait le moindre cas, sur lequel le parlement ne devoit pas montrer plus de délicatesse d’exécution que le roi n’en avoit eue pour la permission ; qu’enfin, pour lever tout scrupule, la cour avoit dans ses registres un exemple tout semblable, non en sa cause, mais en son effet, qui paraissoit fait exprès pour servir d’exemple et de modèle de ce qui se devroit faire si le cas proposé arrivoit. Que la duchesse d’Halluyn avoit épousé le fils aîné du premier duc d’Épernon qui, comme duc et pair d’Halluyn, avoit été reçu au parlement ; que huit ans après ces époux s’étant brouillés, et n’ayant point d’enfants, ils s’étoient accordés à faire casser leur mariage ; qu’ensuite la duchesse d’Halluyn s’étoit remariée au fils du maréchal de Schomberg, depuis aussi maréchal de France, lequel, au titre de ce mariage, étoit devenu aussi duc d’Halluyn et pair de France, et avoit été reçu au parlement en cette qualité, encore que l’autre mari l’eût conservée en sa totalité, parce que les rangs et les honneurs acquis par titres ne se perdent point ; qu’à la cour, aux cérémonies, le premier mari précédoit le second ; qu’au parlement, où on ne pouvoit connoître qu’un seul titulaire à la fois, celui des deux qui arrivoit le premier prenoit place, et l’autre venant après trouvoit le premier huissier qui l’abordoit dans la grand’chambre et lui disoit que M. le duc d’Halluyn étoit en place, et aussitôt celui-ci s’en retourneroit ; que le cas prévu arrivant, l’âge de l’oncle et du neveu seroient trop différents pour causer aucun embarras ; mais qu’enfin leur leçon se trouveroit toute réglée tant à la cour qu’au parlement par l’exemple des deux ducs d’Halluyn ; qu’à l’égard de la succession, il n’étoit pas douteux que le fils de l’oncle ne pourroit être duc au préjudice de son cousin et par la teneur de l’érection, et parce qu’on ne peut être duc sans posséder de droit la terre érigée, qui retourneroit de droit à ce fils qu’on imaginoit, dont la naissance feroit tomber et annuleroit seule toutes les donations de père. » Cet exemple ignoré du duc de Beauvilliers, et je crois de bien d’autres, le soulagea extrêmement. Il regagna sa lanterne et je me mis en place.

Peu après que j’y fus, je remarquai quelque chose, des gens qui se parloient bas ; et, comme les pairs qui arrivent successivement coupent ceux qui sont placés pour se mettre en leurs rangs, je me trouvai d’abord voisin des ducs de La Meilleraye et de Villeroy, qui en effet, sifflés apparemment par quelques-uns me firent la difficulté. Je la rejetai comme ridicule ; je leur fis peur du roi à qui on voudroit apprendre la leçon, enfin j’alléguai MM. d’Halluyn, qui leur firent ouvrir les oreilles. Je ne sais si, en attendant et pendant le rapport, cela courut par les bancs ; mais quoi qu’il en soit, nulle voix ne s’éleva. Le duc de Saint-Aignan fut reçu tout à l’ordinaire, et M. de Beauvilliers sortit de là fort aise et fort content.




  1. Voir les Pièces sur Épernon et sur Estouteville. {Note de Saint-Simon.) — Les anciens éditeurs ont supprimé ce passage depuis Cette explication jusqu’à d’engrossir les Pièces. Outre toutes les raisons du fond, on verra dans les Pièces que la terre d’Épernon avoit été vendue à Armenonville ; que d’Antin lui avoit fait parler si net par Monseigneur, qu’il la lui revendit ; que ce manége avoit été couvert par toutes sortes d’artifices, jusqu’à avoir retiré des notaires les deux minutes des deux contrats de vente et les avoir brûlées, parce qu’une vente éteint de droit un duché, et qu’il ne peut être recueilli que par héritage par celui qui a le droit le plus clair à sa dignité. C’est ce que d’Antin s’étoit voulu ménager. Il fut bien étonné de la découverte des deux ventes, et lui, et plus encore Armenonville, effrayés du parti que nous résolûmes, et dont nous ne nous cachâmes pas de les faire jurer. Il se trouvera encore parmi les Pièces que l’érection d’Épernon portoit une clause par laquelle tout roturier en étoit exclu, c’est-à-dire la femelle en droit de recueillir la dignité épousant un roturier, ce roturier ni sa postérité ne pouvoient succéder à la dignité qui s’éteignoit par cette clause. La prétention de d’Antin venoit de sa grand’mère, Christine Zamet, mère de M. de Montespan, qui étoit fille du fameux Sébastien Zamet, si connu sous Henri IV, qui s’intituloit plaisamment seigneur de un million sept cent mille écus, somme alors prodigieuse pour un particulier. Ce riche partisan avoit épousé une Goth, sœur et tante des Rouillac, dont la mère étoit sœur du célèbre duc d’Épernon, et morte avant qu’il fut fait duc. Or, pour s’en tenir ici à la roture et renvoyer tout le reste aux Pièces, ces Zamet étoient du bas peuple de Lucques, que la banque avoit enrichis et qui ne s’étoient jamais prétendus autre chose. J’écrivis donc au cardinal Gualterio de faire chercher par ses amis, et par l’autorité du grand-duc avec lequel il étoit intimement, tout ce qui pouvoit prouver juridiquement cette roture, de le faire authentiquer par la république de Lucques et de me l’envoyer.