Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/15


CHAPITRE XV.


Situation personnelle de la duchesse de Saint-Simon à la cour. — Précautions de ma conduite. — Je sonde heureusement le Dauphin. — Court entretien dérobé avec le Dauphin. — Tête-à-tête du Dauphin avec moi. — Dignité : gouvernement, ministère. — Belles et justes espérances. — Conférence entre le duc de Beauvilliers et moi. — Autre tête-à-tête du Dauphin avec moi. — Secret de ces entretiens. — Dignité : princes, princes du sang, princes légitimés. —Belles paroles du Dauphin sur les bâtards. — Conférence entre le duc de Beauvilliers et moi. — Importance solide du duc de Beauvilliers. — Concert entier entre lui et moi. — Contrariété d’avis entre le duc de Beauvilliers et moi sur la succession de Monseigneur. — Manière dont elle fut traitée ; extrême indécence qui s’y commit à Marly.


Divers endroits de ces Mémoires ont fait voir combien Mme de Saint-Simon pouvoit compter sur les bontés de Mme la duchesse de Bourgogne, et le dessein constant qu’elle eut toujours de la faire succéder à la duchesse du Lude. La place qu’elle fut forcée de remplir auprès de Mme la duchesse de Berry l’approcha de tous les particuliers ; plus elle fut vue de près, plus elle fut goûtée, aimée, et si j’ose parler d’après toutes ces têtes presque couronnées, même après le roi et Mme de Maintenon, elle fut honorée et respectée ; et les écarts de la princesse à qui on l’avoit attachée malgré elle ne firent que plus d’impression en faveur de son grand sens, de la prudence, de la justesse de son esprit et de sa conduite, de la sagesse, de l’égalité, de la modestie, de la vertu de tout le tissu de sa vie, et d’une vertu pure toujours suivie, et qui, austère pour elle-même, étoit aimable et bien loin de rebuter par ses rides. [Elle] se fit toujours rechercher par celles même dont l’âge et la conduite en étoient les plus éloignés, qui vinrent plus d’une fois se jeter à elle pour en être conseillées et tirées par son moyen des dangers et des orages domestiques où leur conduite les avoit livrées. Tant de qualités aimables et solides lui avoient acquis l’amitié et la confiance de beaucoup de personnes considérables, et tant de réputation que personne n’y fut plus heureuse qu’elle, sur quoi on peut se souvenir du conseil que les trois ministres, sans nul concert entre eux, me donnèrent, lorsque je fus choisi pour Rome, de lui tout communiquer et de profiter de ses avis. Le Dauphin, qui la voyoit souvent dans les parties particulières et toujours depuis le mariage de M. le duc de Berry, avoit pris pour elle beaucoup d’estime, d’amitié, même de confiance, qui me fut un autre appui très-fort près de lui, que le duc de Beauvilliers fortifia toujours, et par amitié, et plus encore par l’opinion qu’il avoit d’elle. Ainsi tout me portoit dans la confiance et dans l’amitié libre et familière du Dauphin.

La cour changée par la mort de Monseigneur, il fut question pour moi de changer de conduite à l’égard du nouveau Dauphin. M. de Beauvilliers m’en parla d’abord, mais il jugea que ce changement ne devoit se faire que fort lentement, et de manière à y accoutumer sans effaroucher. J’avois en divers temps échappé à d’étranges noirceurs ; je devois compter que les regards se fixeroient sur moi à proportion de la jalousie, et que je n’en pouvois éviter les dangers qu’en voilant ma situation nouvelle, si fort changée par le changement de toute la scène de la cour ; pour cela ne m’approcher à découvert que peu à peu du prince, à mesure que son asile se fortifieroit à mon égard, c’est-à-dire à mesure qu’il croîtroit auprès du roi en confiance, et en autorité dans les affaires et dans le monde. Je crus néanmoins à propos de le sonder dès les premiers jours de son nouvel essor. Un soir que je le joignis dans les jardins de Marly, où il étoit peu accompagné, et de personne qui me tînt de court, je profitai de son accueil gracieux pour lui dire comme à la dérobée, que bien des raisons qu’il n’ignoroit pas m’avoient retenu jusqu’alors dans un éloignement de lui nécessaire, que maintenant j’espérois pouvoir suivre avec moins de contrainte mon attachement et mon inclination, et que je me flattois qu’il l’auroit agréable. Il me répondit bas aussi qu’il y avoit en effet des raisons quelquefois qui retenoient ; qu’il croyoit qu’elles avoient cessé ; qu’il savoit bien quel j’étois pour lui ; et qu’il comptoit avec plaisir que nous nous verrions maintenant plus librement de part et d’autre. J’écris exactement les paroles de sa réponse pour la singulière politesse de celles qui la finissent. Je la regardai comme l’engagement heureux d’une amorce qui avoit pris comme je me l’étois proposé. Je me rendis peu à peu plus assidu à ses promenades, mais sans les suivre entières, qu’autant que la foule, ou des gens dangereux ne les grossissoient pas, et j’y pris la parole avec plus de liberté. Je demeurai sobre à le voir chez lui avec le monde, et je m’approchois de lui dans le salon, suivant que j’y voyois ma convenance.

Je lui avois présenté notre mémoire contre d’Antin lors du procès, et je n’avois pas manqué de lui glisser un mot sur notre dignité, à laquelle je le savois très-favorable, et par principes. II avoit lu le mémoire et avoit été fort aise, à cause de quelques-uns d’entre nous, de le trouver fort bon, et la cause de d’Antin insoutenable. Je n’ignorois pas aussi ce qu’il pensoit sur la forme du gouvernement de l’État, et sur beaucoup de choses qui y ont rapport ; et ses sentiments là-dessus étoient les miens mêmes, et ceux des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, par qui j’étois bien instruit. C’étoit l’avoir trop beau pour n’essayer pas à en tirer grand parti. Je me rendis donc attentif à saisir tout ce qui pourroit me conduire à entrer naturellement en matière, et je ne fus pas longtemps à en trouver le moment.

Quelques jours après étant dans le salon, j’y vis entrer le Dauphin et la Dauphine ensemble se parlant à diverses reprises. Je m’approchai d’eux, et j’entendis les dernières paroles. Elles m’excitèrent à demander au prince de quoi il s’agissoit, non pas de front, mais avec un tour de liberté respectueuse, que j’usurpois déjà. Il me répondit qu’ils alloient à Saint-Germain pour la première fois qu’il étoit Dauphin, c’est-à-dire en visite ordinaire, après celle en manteau et en mante ; que cela changeoit le cérémonial avec la princesse d’Angleterre, m’expliqua la chose, et appuya avec vivacité sur l’obligation de ne laisser rien perdre de ses droits légitimes. « Que j’ai de joie, lui répondis-je, de vous voir penser ainsi, et que vous avez raison d’appuyer sur ces sortes d’attentions dont la négligence ternit toutes choses ! » Il reprit avec feu, et j’en saisis le moment le plus actif pour lui dire que si, lui qui étoit si grand, et dont le rang étoit si décidé avoit raison d’y être attentif, combien plus nous autres, à qui on disputoit et souvent on ôtait tout sans qu’à peine nous osassions nous en plaindre, avions-nous raison de nous affliger de nos pertes, et de tâcher à nous soutenir. Il entra là-dessus avec moi jusqu’à devenir l’avocat de notre cause, et finit par me dire qu’il regardoit notre restauration comme une justice importante à l’État ; qu’il savoit que j’étois bien instruit de ces sortes de choses ; et que je lui ferois plaisir de l’en entretenir un jour. Il rejoignit dans ce moment la Dauphine, et s’en allèrent à Saint-Germain.

Le fait qui avoit donné lieu à cette courte mais importante ouverture étoit que, du vivant de Monseigneur, Mme la duchesse de Bourgogne cédoit partout en lieu tiers à la princesse d’Angleterre ; mais que, devenue l’épouse de l’héritier présomptif par la mort de Monseigneur, elle devoit désormais précéder partout en lieu tiers cette même princesse d’Angleterre, qui n’étoit pas héritière présomptive d’un frère qui auroit des enfants, et qui n’étoit pas même encore marié. À peu de jours de là, le Dauphin m’envoya chercher. J’entrai par la garde-robe, où du Chesne, son premier valet de chambre, très-homme de bien, sûr et qui avoit sa confiance, m’attendoit pour m’introduire dans son cabinet, où il étoit seul. Mon remercîment ne fut pas sans mélange de ma conduite passée et présente, et de ma joie du changement de son état. Il entra en matière, en homme qui craint moins de s’ouvrir que de se laisser aller à la vanité de son nouvel éclat. Il me dit que jusqu’alors il n’avoit cherché qu’à s’occuper et à s’instruire ; sans s’ingérer à rien, qu’il n’avoit pas cru devoir s’offrir ni se présenter de lui-même, mais que, depuis que le roi lui avoit ordonné de prendre connoissance de tout, de travailler chez lui avec les ministres, et de le soulager, il regardoit tout son temps comme étant dû à l’État et au public, et comme un larcin tout ce qu’il en déroberoit aux affaires, ou à ce qui le pourroit conduire à s’en rendre capable ; qu’aussi ne prenoit d’amusement que par délassement, et pour se rendre l’esprit plus propre à recommencer utilement après un relâchement nécessaire à la nature. De là il s’étendit sur le roi, m’en parla avec une extrême tendresse et une grande reconnoissance et me dit qu’il se croyoit obligé d’une manière très-étroite à contribuer à son soulagement, puisqu’il avoit la confiance en lui de le désirer. J’entrai fort dans des sentiments si dignes, mais en peine si la tendresse, la reconnoissance et le respect ne dégénéroient point en une admiration dangereuse. Je glissai quelques mots sur ce que le roi ignoroit bien des choses qu’il s’étoit mis en état de ne pouvoir apprendre, et auxquelles sûrement sa bonté ne demeureroit pas insensible si elles pouvoient arriver jusqu’à lui.

Cette corde, touchée ainsi légèrement, rendit aussitôt un grand son. Le prince, après quelques mots de préface sur ce qu’il savoit par M. de Beauvilliers qu’on pouvoit sûrement me parler de tout, avoua la vérité de ce que je disois, et tomba incontinent sur les ministres. Il s’étendit sur l’autorité sans bornes qu’ils avoient usurpée, sur celle qu’ils s’étoient acquise sur le roi, sur le dangereux usage qu’ils en pouvoient faire, sur l’impossibilité de faire rien passer au roi, ni du roi à personne, sans leur entremise ; et, sans nommer aucun d’eux, il me fit bien clairement entendre que cette forme de gouvernement étoit entièrement contraire à son goût et à ses maximes. Revenant de là tendrement au roi, il se plaignit de la mauvaise éducation qu’il avoit eue, et des pernicieuses mains dans lesquelles il étoit successivement tombé ; que par là, sous prétexte de politique et d’autorité dont tout le pouvoir et tout l’utile n’étoit que pour les ministres, son cœur, naturellement bon et juste, avoit sans cesse été détourné du droit chemin, sans s’en apercevoir ; qu’un long usage l’avoit confirmé dans ces routes une fois prises, et avoit rendu le royaume très-malheureux Puis, se ramenant à soi avec humilité, il me donna de grands sujets de l’admirer. Il revint après à la conduite des ministres, et j’en pris occasion de le conduire sur leurs usurpations avec les ducs et avec les gens de la plus haute qualité. À ce récit, l’indignation échappa à sa retenue ; il s’échauffa sur le monseigneur qu’ils nous refusent, et qu’ils exigeoient de tout ce qui n’étoit point titré, à l’exception de la robe.

Je ne puis rendre à quel point cette audace le choqua, et cette distinction si follement favorable à la bourgeoisie sur la plus haute noblesse. Je le laissai parler, tant pour jouir des dignes sentiments de celui qui se trouvoit si proche d’en pouvoir faire des règles et des lois, que pour m’instruire moi-même du degré ou l’équité enflammée le pouvoit porter. Je repris ensuite les commencements de l’intervertissement de tout ordre, et je lui dis que le pur hasard m’avoit conservé trois lettres à mon père de M. Colbert, ministre contrôleur général des finances et secrétaire d’État, qui lui écrivoit monseigneur. Cela parut lui faire autant de plaisir que s’il y avoit été intéressé. Il m’ordonna de les envoyer chercher, et admira la hardiesse d’un changement si entier. Nous le discutâmes ; et comme il aimoit à approfondir et à remonter tant qu’il pouvoit aux sources, il se mit sur la naissance des charges de secrétaire d’État, dont la ténuité de l’origine le surprit de nouveau, quoique lui-même, par l’explication qu’il se prit à en faire, me montrât qu’il n’avoit rien à apprendre là-dessus [1].

Tout cela fut la matière de plus d’une heure d’entretien ; elle nous détourna de celle que nous devions traiter, mais d’une manière plus importante que cette matière même, à laquelle celle de cet entretien n’étoit rien moins qu’étrangère. Le Dauphin m’ordonna de l’avertir lorsque j’aurois ces trois lettres de M. Colbert à mon père, et me dit qu’en même temps nous reprendrions la matière qu’il s’étoit proposé de traiter, et dont celle-ci l’avoit diverti.

Il est difficile d’exprimer ce que je sentis en sortant d’avec le Dauphin. Un magnifique et prochain avenir s’ouvroit devant moi. Je vis un prince pieux, juste, débonnaire, éclairé et qui cherchoit à le devenir de plus en plus, et l’inutilité avec lui du futile, pièce toujours si principale avec ces personnes-là. Je sentis aussi par cette expérience, une autre merveille auprès d’eux, qui est que l’estime et l’opinion d’attachement, une fois prise par lui et nourrie de tout temps, résistoit au non-usage et à la séparation entière d’habitude. Je goûtai délicieusement une confiance si précieuse et si pleine, dès la première occasion d’un tête-à-tête, sur les matières les plus capitales. Je connus avec certitude un changement de gouvernement par principes. J’aperçus sans chimères la chute des marteaux de l’État et des tout-puissants ennemis des seigneurs et de la noblesse qu’ils avoient mis en poudre à leurs pieds, et qui, ranimée d’un souffle de la bouche de ce prince devenu roi, reprendroit son ordre, son état et son rang, et feroit rentrer les autres dans leur situation naturelle. Ce désir en général sur le rétablissement de l’ordre et du rang avoit été toute ma vie le principal des miens, et fort supérieur à celui de toute fortune personnelle. Je sentis donc toute la douceur de cette perspective, et de la délivrance d’une servitude qui m’étoit secrètement insupportable, et dont l’impatience perçoit souvent malgré moi.

Je ne pus me refuser la charmante comparaison de ce règne de Monseigneur, que je n’avois envisagé qu’avec toutes les affres possibles et générales et particulières, avec les solides douceurs de l’avant-règne de son fils, et bientôt de son règne effectif, qui commençoit sitôt à m’ouvrir son cœur, et en même temps le chemin de l’espérance la mieux fondée de tout ce qu’un homme de ma sorte se pouvoit le plus légitimement proposer, en ne voulant que l’ordre, la justice, la raison du bien de l’État, celui des particuliers, et par des voies honnêtes, honorables, et où la probité et la vérité se pourroient montrer. Je résolus en même temps de cacher avec grand soin cette faveur si propre, si on l’apercevoit, à effrayer et à rameuter tout contre moi, mais de la cultiver sous cette sûreté, et à me procurer avec discrétion de ces audiences dans lesquelles j’aurois tant à apprendre, à semer, à inculquer doucement, et à me fortifier ; mais j’aurois cru faire un larcin, et payer d’ingratitude, si j’avois manqué de faire hommage entier de cette faveur à celui duquel je la tenois tout entière. Certain d’ailleurs, comme je l’étois, que le duc de Beauvilliers avoit le passe-partout du cœur et de l’esprit du Dauphin, je ne crus pas commettre une infidélité de lui aller raconter tout ce qui venoit de se passer entre ce prince et moi ; et je me persuadai que la franchise du tribut en soutiendroit la matière, et me serviroit par les conseils à y bien diriger ma conduite. J’allai donc tout de suite rendre cette conversation au duc de Beauvilliers. Il n’en fut pas moins ravi que je l’étois moi-même.

Ce duc, à travers une éminente piété presque de l’autre monde, d’une timidité qui sentoit trop les fers, d’un respect pour le roi trop peu distant de l’adoration de latrie, n’étoit pas moins pénétré que moi du mauvais de la forme du gouvernement, de l’éclat de la puissance et de la manière de l’exercer des ministres, qui, chacun dans leur département, et même au dehors, étoient des rois absolus ; enfin non moins duc et pair que je l’étois moi-même. Il fut étonné d’une ouvertures si grande avec moi, et surpris d’un si grand effet de ce que lui-même avoit pris tant de soin de planter et de cultiver en ma faveur dans l’esprit de son pupille. Sa vertu et ses mesures, qui le contenoient avec lui, l’y captivoient, en sorte qu’il me parut qu’il ne l’avoit guère ouï parler si clairement. J’en fus surpris au dernier point mais cela me parut à toute sa contenance, et aux répétitions qu’il exigea de moi sur ce qui regardoit le pouvoir des ministres, et la mauvaise éducation du roi. Il m’avoua même sa joie sur ces deux chapitres, avec une naïveté qui me fit comprendre que, encore qu’il n’apprît rien de nouveau sur les dispositions du Dauphin, les expressions pourtant le lui étoient, et que ce prince n’avoit pas été si net, ni peut-être si loin avec lui. La suite me le fit encore mieux sentir ; car, soit que son caractère personnel lui imposât des mesures qu’il ne se crût pas permis de franchir, ou qu’il ne voulût franchir que peu à peu, peut-être comme un maître qui aime mieux suivre son écuyer en de certains passages, il ne tarda pas à prendre des mesures avec moi pour agir sur plusieurs choses de concert, puis d’une manière conséquente par lui-même, il me parut très-sensible à la confiance pleine de dépendance dont j’usais avec lui là-dessus, et bien déterminé à faire usage de sa situation nouvelle. Peu de jours après j’eus une autre audience. Il faut dire une fois pour toutes que du Chesne ordinairement, rarement M. de Beauvilliers, quelquefois le Dauphin bas, à la promenade, m’avertissoit de l’heure de me trouver chez lui, et que lorsque c’étoit moi qui voulois une audience, je le disois à du Chesne, qui en prenoit l’ordre aussitôt et m’en avertissoit. Où que ce fût dans la suite, Fontainebleau, Versailles, Marly, j’entrois toujours à la dérobée par la garde-robe, où du Chesne avoit soin de m’attendre toujours seul pour m’introduire aussitôt, et de m’attendre à la sortie seul encore, de façon que personne ne s’en est jamais aperçu, sinon une fois la Dauphine, comme je le raconterai en son lieu, mais qui en garda parfaitement le secret.

Je présentai au Dauphin ces trois lettres dont j’ai parlé de M. Colbert à mon père. Il les prit, les regarda fort, les lut toutes trois, et s’intéressa dans l’heureux hasard qui les avoit conservées, et sauvées du peu d’importance de leur contenu. Il en examina les dates, et retomba sur l’insolence des ministres (il n’en ménagea pas le terme), et sur le malheur des seigneurs. Je m’étois principalement proposé de le sonder sur tout ce qui intéresse notre dignité ; je m’appliquai donc à rompre doucement tous les propos qui s’écartoient de ce but, à y ramener la conversation, et la promener sur tous les différents chapitres. Je le trouvai très-instruit du fond de notre dignité, de ses rapports à l’État et à la couronne, de tout ce que l’histoire y fournit, assez sur plusieurs autres choses qui la concernent, peu ou point sur d’autres, mais pénétré de l’intérêt sensible de l’État, de la majesté des rois de France et de la primauté de leur couronne, à soutenir et rétablir cette première dignité du royaume, et du désir de le faire.

Je le touchai là-dessus par ce que j’avois reconnu de sensible en lui là-dessus, à l’occasion de sa première visite à Saint-Germain avec Mme la Dauphine, depuis la mort de Monseigneur. Je le fis souvenir de la nouveauté si étrange des prétentions de l’électeur de Bavière, tout incognito qu’il étoit, avec Monseigneur à Meudon. Je les mis en opposition avec l’usage constant jusqu’alors, et avec ce que l’histoire nous fournit de rois qui se sont contentés d’égalité avec des fils de France. Je lui fis faire les réflexions naturelles sur le tort extrême que la tolérance de ces abus faisoit aux rois et à leur couronne, qui portoit après sur les choses les plus solides par l’affaiblissement de l’idée de leur grandeur. Je lui montrai fort clairement que les degrés de ces chutes étoient les nôtres, qui, avilis au dedans et abandonnés au dehors, donnions lieu par nos flétrissures à celles du trône même, par l’avilissement de ce qui en émane de plus grand, et le peu de cas qu’on accoutume ainsi les étrangers à en faire. Je lui exposai la nouveauté des usurpations faites sur nous par les électeurs ses oncles, par quelle méprise cela étoit arrivé et demeuré, d’où bientôt après l’électeur de Bavière s’étoit porté jusqu’à prétendre la main de Monseigneur, et à s’y soutenir par des mezzo-termine, tout incognito qu’il étoit, parce qu’il s’étoit aperçu qu’il n’y avoit qu’à prétendre et entreprendre. Je vins après à la comparaison des grands d’Espagne avec les ducs pairs et vérifiés, qui me donna un beau champ, et en même temps à la politique de Charles-Quint, soigneusement imitée par les rois d’Espagne ses successeurs, qui non content d’avoir si fort élevé leur dignité dans ses États, s’étoit servi de leur étendue et de leur dispersion dans les différentes parties de l’Europe, et de l’autorité que sa puissance lui avoit acquise à Rome et dans d’autres cours, pour leur y procurer le rang le plus grandement distingué, duquel ils y jouissent encore, et qui sert infiniment à faire respecter la couronne d’Espagne au dehors de ses États. Je passai de cet exemple à celui du vaste usage que les papes ont su tirer, pour leur grandeur temporelle, de celle où ils ont porté les cardinaux, dont la dignité se peut appeler littéralement une chimère, puisqu’elle n’a rien de nécessairement ecclésiastique, qu’elle n’en a ni ordres ni juridiction, ainsi laïque avec les ecclésiastiques, ecclésiastique avec les laïques, sans autre solidité que le droit d’élection des papes, et l’usage d’être ses principaux ministres d’État. Me promenant ensuite en Angleterre, chez les rois du nord et par toute l’Europe, je démontrai sans peine que la France seule, entre tous les États qui la composent, souffre en la personne de ses grands ce que pas un des autres n’a jamais toléré, non pas même la cour impériale, quoique si fourmillante de tant de véritables princes, et que la France seule aussi en a pensé périr, et la maison régnante, dont la Ligue, sur tous exemples, me fournit toutes les preuves.

Le Dauphin, activement attentif, goûtoit toutes mes raisons, les achevoit souvent en ma place, recevoit avidement l’impression de toutes ces vérités. Elles furent discutées d’une manière agréable et instructive. Outre la Ligue, les dangers que l’État et les rois ont si souvent courus, jusqu’à Louis XIV inclusivement, par les félonies et les attentats de princes faux et véritables, et les établissements qu’ils leur ont valu au lieu de châtiment, ne furent pas oubliés. Le Dauphin, extrêmement instruit de tous ces faits historiques, prit feu en les déduisant, et gémit de l’ignorance et du peu de réflexions du roi. De toutes ces diverses matières, je ne faisois presque que les entamer en les présentant successivement au Dauphin, et le suivre après pour lui laisser le plaisir de parler, de me laisser voir qu’il étoit instruit, lui donner lieu à se persuader par lui-même, à s’échauffer, à se piquer, et à moi de voir ses sentiments, sa manière de concevoir et de prendre des impressions, pour profiter de cette connoissance, et augmenter plus aisément par les mêmes voies sa conviction et son feu. Mais cela fait sur chaque chose, je cherchois moins à pousser les raisonnements et les parenthèses qu’à le conduire sur d’autres objets, afin de lui montrer une modération qui animât sa raison, sa justice, sa persuasion venue de lui-même, et sa confiance ; et pour avoir le temps aussi de le sonder partout, et de l’imprégner doucement et solidement de mes sentiments et de mes vues sur chacune de ces matières, toutes distinctes dans la même. Je n’oubliai pas d’assener sur M. d’Espinoy, en passant, le terme d’apprenti prince, et sur M. de Talmont et autres pareils, par vérité d’expression, et pour m’aider d’un ridicule qui sert souvent beaucoup aux desseins les plus sérieux. Content donc au dernier point de ce que le Dauphin sentoit sur les rangs étrangers, la plume et la robe qui eut aussi son léger chapitre, je mis en avant le nouvel édit de cette année 1711, fait à l’occasion de d’Antin sur les duchés.

Je discutai avec le Dauphin, naturellement curieux de savoir et d’apprendre ; je discutai, dis-je, avec lui les prétentions diverses qui y avoient donné lieu. Je ne le fis que légèrement pour le satisfaire, dans le dessein de passer le plus tôt que je le pourrois aux deux premiers articles de cet édit, et de m’y étendre selon que j’y trouverois d’ouverture. J’y portai donc le prince. Ma surprise et ma satisfaction furent grandes, lorsqu’à la simple mention, je le vis prendre la parole et me déduire lui-même et avec ardeur l’iniquité de ces deux premiers articles, et de là passer tout de suite aux usurpations des princes du sang, et s’étendre sur l’énormité du rang nouveau des bâtards. Les usurpations des princes du sang furent un des points où je le trouvai le plus au fait de l’état en soi de ces princes, et de celui de notre dignité, et en même temps parfaitement équitable, comme il me l’avoit paru sur tous les autres. Il me déduisit très-nettement l’un et l’autre, avec cette éloquence noble, simple et naturelle qui charmoit sur les matières les plus sèches, combien plus sur celle-ci. Il admettoit avec grande justice et raison l’idée qu’avoit eue Henri III, par l’équité, de donner aux héritiers possibles d’une couronne successive et singulièrement masculine une préséance et une prééminence sur ceux qui, bien que les plus grands de l’État, ne peuvent toutefois dépouiller jamais la condition de sujets ; mais n’oubliant point aussi qu’avant Henri III nos dignités précédoient le sang royal qui n’en étoit pas revêtu, et qui jusqu’alors avoit si peu compté ce beau droit exclusif de succéder à la couronne que les cadets de branches aînées cédoient partout aux chefs des branches cadettes, qui toutefois pouvoient devenir sujets de ces cadets qu’ils précédoient, il se souvint bien, de lui-même, que la préséance et prééminence ne put être établie qu’en supposant et rendant tout le sang royal masculin pair de droit, sans terre érigée par droit d’aînesse, et plus ancien que nuls autres, par lui faire tirer son ancienneté d’Hugues Capet, abolissant en même temps toute préséance entre les princes du sang par autre titre que celui de leur aînesse.

Avec ces connoissances exactes et vraies, le Dauphin ne pouvoit souffrir l’avilissement de notre dignité, par ceux-là mêmes qui s’en étoient si bien servis pour leur élévation quoique si juste. Il se déclara donc fort contre les usurpations que les princes du sang lui avoient faites ; sur toutes il ne put souffrir l’attribution aux princes du sang, par l’édit, de la représentation des anciens pairs au sacre, à l’exclusion des pairs. Il sentoit parfaitement toute la force d’expression des diverses figures de cette auguste cérémonie, et il me laissa bien clairement apercevoir qu’il vouloit être couronné comme l’avoient été ses ancêtres. Moins informé des temps et des occasions des usurpations des princes du sang sur les pairs, que des usurpations mêmes, je l’en entretins avec un grand plaisir de sa part, plus soigneux de le suivre et de satisfaire à ses questions pour entretenir son feu et sa curiosité, que de lui faire des récits et une suite de discours. En garde contre l’écoulement du temps, lorsque je le crus pour cette fois suffisamment instruit sur les princes du sang, je m’aidai de la grandeur des bâtards, qui avoit si fort servi à augmenter celle des princes du sang, pour amener le Dauphin aux légitimés. C’étoit une corde que je voulois lui faire toucher le premier, pour sentir au son qu’il lui donneroit le ton que je devois prendre à cet égard. Ma sensibilité sur tout ce qu’ils nous ont enlevé, et le respect du Dauphin pour le roi son grand-père, m’étoient également suspects, de manière qu’attentif à le suivre sur les princes du sang, et à ne faire que lui montrer les autres, je fus longtemps à le faire venir à mon point. Il y tomba enfin de lui-même. Prenant alors un ton plus bas, des paroles plus mesurées, mais en échange un visage plus significatif, car mes yeux travailloient avec autant d’application que mes oreilles, il se mit sur les excuses du roi, sur ses louanges, sur le malheur de son éducation, et celui de l’état où il s’étoit mis de ne pouvoir entendre personne. Je ne contredisois que de l’air et de la contenance, pour lui faire sentir modestement combien ce malheur portoit à plein sur nous. Il entendit bien ce langage muet, et il m’encouragea à parler. Je préludai donc comme lui par les louanges du roi, par les plaintes que luimême en avoit faites, et je tombai enfin sur les inconvénients qui en résultoient.

Je me servis, non sans cause, de la piété, de l’exemple, de la tentation nouvelle, ajoutée à celle de la chose même, qui précipiteroit toutes les femmes entre les bras des rois, le scandale de l’égalité entière entre le fils du sacrement et le fils du double adultère, c’est-à-dire après deux générations, de l’égalité parfaite, de l’égalité de la postérité des rois légitime et illégitime, comme on le voyoit déjà entre M. le duc de Chartres et les enfants de M. du Maine ; et ces remarques ne furent point languissantes.

Le Dauphin, satisfoit de son exorde, et peut-être content du mien, excité après par mes paroles, m’interrompit et s’échauffa. Cette application présente le frappa vivement. Il se mit sur la différence d’une extraction qui tire toute celle qui la distingue si grandement de son habileté innée à la couronne, d’avec une autre qui n’est due qu’à un crime séducteur et scandaleux qui ne porte avec soi qu’infamie. Il parcourut les divers et nombreux degrés par lesquels les bâtards (car ce mot fut souvent employé) étoient montés au niveau des princes du sang, et qui, pour leur avantage, avoient élevé ce niveau de tant d’autres degrés à nos dépens. Il traita de nouveau le point du sacre énoncé dans l’édit ; et, s’il avoit paru intolérable dans les princes du sang, il lui sembla odieux, et presque sacrilége dans les légitimés. Dans tout cela, néanmoins, de fréquents retours de respect, d’attendrissement même et de compassions pour le roi, qui me firent admirer souvent la juste alliance du bon fils et du bon prince dans ce Dauphin si éclairé. Sur la fin se concentrant en lui-même : « C’est un grand malheur, me dit-il, d’avoir de ces sortes d’enfants. Jusqu’ici Dieu me fait la grâce d’être éloigné de cette route ; il ne faut pas s’en élever. Je ne sais ce qui m’arrivera dans la suite. Je puis tomber dans toutes sortes de désordres, je prie Dieu de m’en préserver ! mais je crois que, si j’avois des bâtards, je me garderois bien de les élever de la sorte, et même de les reconnoître. Mais c’est un sentiment que j’ai à présent par la grâce que Dieu me fait ; comme on n’est pas sûr de la mériter et de l’avoir toujours, il faut au moins se brider là-dessus de telle sorte qu’on ne puisse plus tomber dans ces inconvénients. »

Un sentiment si humble et en même temps si sage me charma ; je le louai de toutes mes forces. Cela attira d’autres témoignages de sa piété et de son humilité ; après quoi, la conversation revenue à son sujet, je lui dis qu’on n’ignoroit pas la peine qu’il avoit eue des dernières grandeurs que M. du Maine avoit obtenues pour ses enfants. Jamais rien ne peut être plus expressif que le fut sa réponse muette : toute sa personne prit un renouvellement de vivacité que je vis qu’il eut peine à contenir. L’air de son visage, quelques gestes échappés à la retenue que l’improbation précise du roi lui imposoit, témoignèrent avec éloquence combien impatiemment il supportoit ces grandeurs monstrueuses, et combien peu elles dureroient de son règne. J’en vis assez pour en espérer tout, pour oser même le lui faire entendre ; et je reconnus très-bien que je lui plaisois.

Enfin, la conversation ayant duré plus de deux heures, il me remit en gros sur les pertes de notre dignité, sur l’importance de les réparer, et me témoigna qu’il seroit bien aise d’en être instruit à fond. Dans le commencement de la conversation, je lui avois dit qu’il seroit surpris du nombre et de l’excès de nos pertes, s’il les voyoit toutes d’un coup d’œil. Je lui proposai ici d’en faire les recherches et de les lui présenter ; non-seulement il le voulut bien, mais il me pria avec ardeur de le faire. Je lui demandai un peu de temps pour ne lui rien donner que de bien exact, et je lui laissai le choix de l’ordre que j’y donnerois, par natures de choses et de matières, ou pour dates de pertes. Il préféra le dernier, quoique moins net pour lui, et plus pénible pour moi ; je le lui représentai, même sur-le-champ, mais il persista dans ce choix, et il m’étoit trop important de le servir là-dessus à son gré pour y rien ménager de ma peine. J’omets ici les remercîments que je lui fis de l’honneur de sa confiance, et tout ce qu’il eut la bonté de me dire de flatteur. Il me donna, en prenant congé de lui, la liberté de ne le voir en public qu’autant que je le jugerois à propos sans inconvénient, et en particulier, toutes les fois que je le désirerois, pour l’entretenir de ce que j’aurois à lui dire.

Il n’est pas difficile d’imaginer dans quel ravissement je sortis d’un entretien si intéressant. La confiance d’un Dauphin, juste, éclairé, si près du trône, et qui y participoit déjà, ne laissoit rien à désirer pour la satisfaction présente, ni pour les espérances. Le bonheur et la règle de l’État, et après, le renouvellement de notre dignité, avoient été dans tous les temps de ma vie l’objet le plus ardent de mes désirs, qui laissoient loin derrière celui de ma fortune. Je rencontrois tous ces objets dans le Dauphin ; je me voyois en situation de contribuer à ces grands ouvrages, de m’élever en même temps, et avec un peu de conduite, en possession tranquille de tant et de si précieux avantages. Je ne pensai donc plus qu’à me rendre digne de l’une et coopérateur fidèle des autres.

Je rendis compte le lendemain au duc de Beauvilliers de ce qui s’étoit passé entre le Dauphin et moi. Il mêla sa joie à la mienne ; il ne fut point surpris de ses sentiments sur notre dignité, en particulier sur les bâtards. J’avois déjà bien su, comme je l’ai rapporté alors, que le Dauphin s’étoit expliqué à lui, lors des grandeurs accordées aux enfants du duc du Maine ; je vis encore mieux ici qu’ils s’étoient bien expliqués ensemble sur les bâtards, et que M. de Beauvilliers l’avoit fort instruit sur notre dignité. Nous convînmes de plus en plus d’un concert entier sur tout ce qui auroit rapport au Dauphin, et aux matières qui s’étoient traitées dans mes deux conversations avec lui ; que je le verrois plutôt à ses promenades qu’aux heures de cour chez lui, parce que j’y serois plus libre de les suivre et de les quitter, de remarquer, de parler ou de me taire, suivant ce qui s’y trouveroit ; d’avoir attention d’éviter d’aborder et de quitter la promenade du roi avec le Dauphin, et de lui parler en sa présence ; enfin, de tout ce que la prudence peut suggérer pour éviter tout éclat, m’insinuer de plus en plus, et profiter au mieux de ce qui se présentoit à moi de si bonne grâce. Il m’avertit que je pouvois parler de tout sans aucune sorte de crainte au Dauphin, et que je devois le faire selon que je le jugerois à propos, étant bon de l’y accoutumer ; il finit par m’exhorter au travail où je m’étois engagé : c’étoient les fruits de ce qu’il avoit de longue main préparé, puis fait pour moi auprès du Dauphin. Son amitié et son estime l’avoient persuadé que la confiance que ce prince pourroit prendre en moi seroit utile à l’état et au prince, et il étoit si sûr de moi que c’étoit initier un autre soi-même.

Il préparoit et dirigeoit le travail particulier du Dauphin avec les ministres, eux-mêmes ne le pouvoient guère ignorer. L’ancienne rancune de Mme de Maintenon cédoit au besoin présent d’un homme qu’elle n’avoit pu renverser, qui étoit toujours demeuré avec elle dans une mesure également ferme et modeste, qui étoit incapable d’abuser de ce que le Dauphin lui étoit, duquel elle ne craignoit rien pour l’avenir, bien assurée de la reconnoissance de ce prince, qui sentoit qu’il lui devoit la confiance du roi, et l’autorité où il commençoit à l’élever, d’ailleurs sûre de la Dauphine comme d’elle-même, pour l’amour de laquelle elle avoit ramené le roi jusqu’à ce point. Par conséquent le roi, qui ne trouvoit plus d’aigreur ni de manéges en Mme de Maintenon, contre M. de Beauvilliers, suivoit son penchant d’habitude, d’estime et de confiance, et n’étoit point blessé de ce qui étoit pesant aux ministres, et de ce qui mettoit le duc dans une situation si principale au dedans et si considérable au dehors. Bien qu’on ignorât à la cour jusqu’où alloit mon intérieur avec lui, et entièrement mes particuliers avec le Dauphin, je ne laissois pas d’être regardé, examiné, compté tout autrement que je ne l’avois été jusqu’alors. On me craignit, on me courtisa. Mon application fut de paroître toujours le même, surtout désoccuppé, et d’être en garde contre tout air important, et contre tout ce qui pouvoit découvrir rien de ce que tant d’envieux et de curieux cherchoient à pénétrer ; jusqu’à mes plus intimes amis, jusqu’au chancelier même, je ne laissai voir que l’écorce que je ne pouvois cacher.

Le duc de Beauvilliers étoit presque tous les jours enfermé longtemps avec le Dauphin et le plus souvent mandé par lui. Ils digéroient ensemble les matières principales de la cour, celles d’État, et le travail particulier des ministres. Beaucoup de gens qui n’y pensoient guère y passoient en revue en bien et en mal, qui presque toujours avoient été ballottés entre le duc et moi, avant d’être discutés entre lui et le Dauphin. Il en étoit de même de quantité de matières importantes, et de celles surtout qui regardoient la conduite de ce prince ; une entre autres tomba fort en dispute entre le duc et moi, sur laquelle je ne pus céder ni le persuader, et qui regardoit la succession de Monseigneur.

Le roi eut un moment envie d’hériter, mais fit bientôt réflexion que cela seroit trop étrange. Elle fut traitée comme celle du plus simple particulier, et le chancelier et son fils furent chargés seuls, en qualité de commissaires, d’y faire ce que les juges ordinaires font à la mort des particuliers. Meudon et Chaville, qui valoient environ quarante mille livres de rente, et pour un million cinq cent mille livres de meubles ou de pierreries, composoient tout ce qui étoit à partager, sur quoi il y avoit à payer trois cent mille livres de dettes. Le roi d’Espagne se rapporta au roi de ses intérêts, et témoigna qu’il préféroit des meubles pour ce qui lui devoit revenir. Il y avoit encore une infinité de bijoux de toute espèce. Le roi voulut que les pierres de couleur fussent pour le Dauphin, parce que la couronne en avoit peu, et au contraire beaucoup de diamants. On fit donc un inventaire, une prisée de tous les effets mobiliers, et trois lots : les plus beaux meubles et les cristaux furent pour le roi d’Espagne, et les diamants pour M. le duc de Berry avec un meuble. Tous les bijoux et les moindres meubles, qui à cause de Meudon étoient immenses, se vendirent à l’encan pour payer les dettes. Du Mont et le bailli de Meudon furent chargés de la vente, qui se fit à Meudon de ces moindres meubles, et des joyaux les plus communs. Les principaux bijoux, et qui étoient en assez grand nombre, se vendirent avec une indécence qui n’a peut-être point eu d’exemple. Ce fut dans Marly, dans l’appartement de Mme la Dauphine, en sa présence, quelquefois en celle de M. le Dauphin, par complaisance pour elle, et ce fut pendant la dernière moitié du voyage de Marly l’amusement des après-dînées. Toute la cour, princes et princesses du sang, hommes et femmes, y entroient à portes ouvertes ; chacun achetoit à l’enchère ; on examinoit les pièces, on riait, on causoit, en un mot un franc inventaire, un vrai encan. Le Dauphin ne prit presque rien, mais il fit quelques présents aux personnes qui avoient été attachées à Monseigneur, et les confondit, parce qu’il n’avoit pas eu lieu de les aimer du temps de ce prince. Cette vente causa quelques petites riotes entre la Dauphine et M. le duc de Berry, poussé quelquefois par Mme la duchesse de Berry, par l’envie des mêmes pièces. Elles furent même poussées assez loin sur du tabac dont il y avoit en grande quantité, et d’excellent, parce que Monseigneur en prenoit beaucoup, pour qu’il fallût que M. de Beauvilliers et quelques dames des plus familières s’en mêlassent, et pour le coup la Dauphine avoit tort, et en vint même à la fin à quelques excuses de fort bonne grâce. Le partage de M. le duc de Berry étoit tombé en litige, parce qu’il avoit eu un apanage dont Monseigneur et lui avoient signé l’acte, ce qui opéroit sa renonciation à la succession du roi et à celle de Monseigneur, comme en étant déjà rempli d’avance. Cela fut jugé de la sorte devant le roi, qui en même temps lui donna, par une augmentation d’apanage, tout ce qui lui seroit revenu de son partage outre le meuble et les diamants. Pendant que tout cela s’agitoit, le roi fit hâter le partage et la vente des meubles, dans la crainte que celui de ses deux petits-fils à qui Meudon demeureroit n’en voulût faire usage, et partageât ainsi la cour de nouveau.

Cette inquiétude étoit vaine. On a vu qu’il devoit être pleinement rassuré là-dessus du côté du Dauphin, et à l’égard de M. le duc de Berry qui n’auroit osé lui déplaire ; la suite d’un prince cadet, quand même il auroit usé de Meudon, n’auroit pas rendu la cour moins grosse, surtout dès qu’on s’y seroit aperçu que ce n’auroit pas été faire la sienne au roi qu’être de ces voyages. Ce prince, qui dans tout son apanage n’avoit aucune demeure, désiroit passionnément Meudon, et Mme la duchesse de Berry encore davantage. Mon sentiment étoit que le Dauphin lui fît présent de toute sa part ; il vivoit de la couronne en attendant qu’elle tombât sur sa tête ; il ne perdoit donc rien à ce don ; il y gagnoit au contraire le plaisir, la reconnoissance, la bienséance même, d’un bienfoit considérable, et plein de charmes pour M. son frère, et pour Mme la duchesse de Berry, qui recevroit sûrement un applaudissement universel. M. de Beauvilliers, à qui je le dis, ne me surprit pas peu par un avis contraire. Sa raison, qu’il m’expliqua, fut que rien ne seroit plus dangereux que donner occasion et tentation à M. [le duc] et à Mme la duchesse de Berry d’une cour à part qui déplairoit souverainement au roi, et qui tout au plus différée après lui, sépareroit les deux frères, et deviendroit la source sinon de discorde, du moins de peu d’union ; qu’il falloit que l’aîné jouît de tous ses avantages, que le cadet dépendît toujours de lui ; qu’il valoit mieux qu’il fût pauvre en attendant que son frère fût roi pour recevoir alors des marques de sa libéralité, que si, mis prématurément à son aise, il se trouvoit alors en état de se passer, conséquemment de mériter peu ses bienfaits ; qu’avoir Meudon et ne donner pas le moindre signe d’en vouloir user, seroit au Dauphin un moyen sûr de plaire infiniment au roi ; qu’en un mot Meudon convenoit au Dauphin, qu’il y avoit sa part et son préciput, et celle encore du roi d’Espagne en lui donnant des meubles et d’autres choses en échange, et que, si M. le duc de Berry se trouvoit y avoir quelque chose, il l’en falloit récompenser en diamants.

Ce raisonnement politique me parut fort tiré et ne put m’entrer dans la tête. Je soutins au duc la supériorité des bienfaits sur la nécessité à l’égard d’un fils de France ; la bienséance d’adoucir par des prémices solides d’amitié cette grande différence que la mort du père mettoit entre les frères, et la totale dont la perspective commençoit à se faire sentir ; l’utile sûreté d’émousser les semences d’aigreur entre eux, en saisissant l’occasion unique de gratifier un frère avant d’être son roi ; la disproportion de l’avantage idéal d’un côté, très-effectif de l’autre, et celle de l’impression que prendroit le monde d’une conduite sèche, dure, littérale, ou remplie de générosité et de tendresse ; l’impuissance de retenir un frère dans sa future cour qu’à faute de maison ailleurs, que tôt ou tard il lui faudroit bien donner, non comme grâce, mais comme chose de toute nécessité ; l’abondance des moyens, toujours nouveaux, fournis par la couronne, de gratifier un frère qui même étoit si mal apanagé, et à qui Meudon augmenteroit bien plus qu’il ne diminueroit le besoin des grâces, comme on avoit vu que Saint-Cloud avoit été une source de besoins à Monsieur si prodigieusement apanagé, et au roi un moyen continuel de le tenir, dont il avoit si bien su profiter ; enfin indépendamment du sacrifice de l’usage de Meudon, le Dauphin, établi et soutenu comme il l’étoit dans l’entière confiance du roi, et ancré déjà par son grand-père dans l’exercice, et en la disposition même en partie des affaires, ne manqueroit pas d’occasions et de moyens journaliers de lui plaire, et de s’établir de plus en plus dans son cœur, dans son esprit, et dans toute l’administration. Il me sembloit et il me semble encore que mon raisonnement là-dessus étoit juste et solide. Aussi devint-il celui de tout le monde, mais il ne persuada point M. de Beauvilliers.

Meudon demeura au Dauphin, et tout ce qui regarda cette succession fut traité avec la même rigueur. Elle ne fit pas honneur dans le monde, ni un bon effet en M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, à qui je me gardai bien de laisser entrevoir quoi que ce soit là-dessus. Mais il n’étoit pas indifférent au bien dont il avoit peu à proportion de ses charges, et dont il dépensoit avec fort peu de mesure, et poussé de plus par Mme la duchesse de Berry, haute avec emportement, et déjà si éloignée de cœur du Dauphin, surtout de la Dauphine. Ils se turent sagement, n’imaginèrent pas que le duc de Beauvilliers eût aucune part en cette affaire, et ne tardèrent pas à vendre beaucoup de diamants de leur héritage pour remplir les vides que leurs fantaisies avoient déjà creusés dans leurs affaires.




  1. Voy., à la fin du volume, une note sur l’origine des secrétaires d’État.