Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/13


CHAPITRE XIII.


Voyage des généraux d’armée. — Permangle bat et brûle un grand convoi. — Duc de Noailles près du roi d’Espagne avec ses troupes sous Vendôme. — La reine d’Espagne attaquée d’écrouelles. — Bonac relève Blécourt à la cour d Espagne. — Marly en jeu et en sa forme ordinaire ; cause de sa singulière prolongation. — Premier mariage de Belle-Ile. — Mariage de Montboissier avec Mlle de Maillé. — Mariage de Parabère avec Mlle de La Vieuville. — Course à Marly de l’électeur de Bavière. — Mort de Langeron, lieutenant général des armées navales, — Mort, caractère, descendance et titres du duc d’Albe, ambassadeur d’Espagne en France ; sa succession. — Fils d’Amelot président à mortier. — Digne souvenir du roi des services de Molé, premier président et garde des sceaux. — Bergheyck à Marly, mandé en Espagne. — Voyage du roi d’Angleterre par le royaume. — Grand prieur à Soleure. — Deuil de l’empereur suspendu, et sa cause. — Le roi d’Espagne donne ce qui lui reste aux Pays-Bas à l’électeur de Bavière, qui passe à Marly allant à Namur, et envoie le comte d’Albert en Espagne ; comte de La Marck suit l’électeur, de la part du roi, sans caractère. — Gassion bat en Flandre douze bataillons et dix escadrons ; son mérite et son extraction. — Clôture de l’assemblée extraordinaire du clergé ; admirable et hardie harangue au roi de Nesmond, archevêque d’Alby. — Le Dauphin montré au clergé par le roi. — Services de Monseigneur à Saint-Denis et à Notre-Dame. — Merveilles du Dauphin à Paris. — Nul duc ne s’y trouve, quoique le roi l’eût désiré. — Création d’officiers gardes-côtes. — Pontchartrain en abuse et de mon amitié, me trompe, m’usurpe, et je me brouille avec lui. — Usurpation très-attentive des secrétaires d’État. — Sottise d’amitié. — Trahison noire de Pontchartrain. — Étrange procédé de Pontchartrain, qui me veut leurrer par Aubenton. — Impudence et embarras de Pontchartrain. — Le chancelier soutient le vol de son fils contre moi. — Peine et proposition des Pontchartrain. — Ma conduite avec eux.


Le maréchal de Villars étoit allé de bonne heure en Flandre, dans le dessein d’y faire le siège de Douai. Le maréchal de Montesquiou avoit fait pour cela les dispositions nécessaires, mais l’exécution ne put avoir lieu. Villars revint à la cour jusqu’au temps de l’ouverture de la campagne, qu’il s’en retourna prendre le commandement de l’armée. En attendant, Permangle, maréchal de camp, qui commandoit dans Condé, eut avis qu’un convoi de vivres des ennemis étoit sur l’Escaut, prêt à entrer dans la Scarpe, escorté de deux bataillons avec un officier général. Permangle y marcha avec huit cents hommes, défit les deux bataillons, en prit le commandement, et de trente-six bélandres [1], portant cent milliers chacune, en brûla vingt-cinq.

M. d’Harcourt partit les premiers jours de mai pour les eaux de Bourbonne. Le maréchal de Besons étoit déjà à Strasbourg ; il commanda l’armée du Rhin en l’attendant, et le duc de Berwick partit bientôt après pour le Dauphiné.

On ne laissa que quelques régiments d’infanterie sur le Ter. Le duc de Noailles étoit demeuré auprès du roi d’Espagne depuis qu’il y étoit passé après la prise de Girone ; et l’armée qui lui étoit destinée passa en Aragon, où il eut ordre de la commander à part, ou jointe à celle de M. de Vendôme mais à ses ordres, de l’une ou de l’autre manière, suivant ce que Vendôme jugeroit à propos pour le service du roi d’Espagne.

Il y avoit déjà quelques mois que la santé de la reine d’Espagne étoit altérée : il lui étoit venu des glandes au cou qui, peu à peu, dégénérèrent en écrouelles ; elle eut des rechutes de fièvre fréquentes, mais elle ne s’appliqua pas moins au rétablissement des affaires.

Bonac, neveu de Bonrepos, alla relever en Espagne Blécourt dont on a souvent parlé.

Le 8 mai, le lansquenet et les autres jeux recommencèrent dans le salon de Marly, qui, faute de ces amusements, avoit été fort désert depuis la mort de Monseigneur. Mme la Dauphine s’étoit mise à jouer à l’oie ne pouvant mieux, mais en particulier chez elle. Elle fut encore huit ou dix jours sans jouer dans le salon. À la fin tout prit à Marly la forme ordinaire. Les petites véroles, qui accabloient Versailles, retinrent le roi à Marly pendant les fêtes de la Pentecôte, pour la première fois. Il n’y eut point de cérémonie de l’ordre ; et la même raison l’y retint aussi à la Fête-Dieu.

Belle-Ile, qui à travers tant de diverses fortunes en a fait une si prodigieuse pour le petit-fils du surintendant Fouquet, épousa, ayant de partir pour l’armée, Mlle de Sivrac, de la maison de Durfort. Elle étoit riche, extrêmement laide, encore plus folle. Elle s’en entêta et ne le rendit pas heureux, ni père. Son bonheur l’en délivra quelques années après, et le malheur de la France le remaria longtemps après. Montboissier épousa en même temps Mlle de Maillé, belle, riche et de beaucoup d’esprit. Il a succédé longtemps depuis à Canillac, son cousin, chevalier de l’ordre en 1728, capitaine de la deuxième compagnie des mousquetaires.

Parabère épousa aussi la fille de Mme de La Vieuville, dame d’atours de Mme la duchesse de Berry, qui peu après son mariage fit parler d’elle, et qui enfin a si publiquement vécu avec M. le duc d’Orléans, et après lui avec tant d’autres.

L’électeur de Bavière, à qui Torcy avoit été par ordre du roi porter, à Compiègne, la nouvelle de la mort de l’empereur aussitôt qu’il l’eut reçue, et conférer avec lui, vint quelque temps après passer quelques jours en une maison de campagne, qu’il emprunta, auprès de Paris. Deux jours après, il vint à Marly, sur les deux heures et demie (c’étoit le 26 mai) ; il fut descendre dans l’appartement que feu Monseigneur occupoit. Au bout d’un quart d’heure il passa dans le cabinet du roi, où il le trouva avec les deux fils de France, Mme la Dauphine et toutes les dames de cette princesse. La conversation s’y passa debout, à portes ouvertes, pendant un quart d’heure, après quoi tout sortit, et le roi demeura seul assez longtemps avec l’électeur, les portes fermées. Il vint ensuite dans le salon, où M. et Mme la Dauphine l’attendoient. La conversation dura debout quelque temps, et il s’en retourna à sa petite maison. Le roi lui avoit proposé de revenir le surlendemain à la chasse ; il y vint, se déshabilla après dans ce même appartement de descente, et suivit après le roi dans les jardins, qui le fit monter seul avec lui dans son chariot ; ils se promenèrent fort dans les hauts de Marly. Au retour, il fut assez longtemps seul avec le roi dans son cabinet. Il vint après dans le salon ; Mme la Dauphine y jouoit au lansquenet, qui le fit asseoir auprès d’elle. Sur les huit heures, il alla souper chez d’Antin avec compagnie d’élite ; le repas fut gai et dura trois heures. Il parut partir fort content pour sa petite maison, d’où il regagna Compiègne par Liancourt.

Ce même jour Langeron, lieutenant général des armées navales et fort bon marin, mourut à Sceaux, d’apoplexie, sans être gros ni vieux. Il étoit fort attaché à M. et à Mme du Maine, et sa famille à la maison de Condé, sa sœur en particulier à Mme la Princesse. Il étoit frère de l’abbé de Langeron, mort à Cambrai depuis peu.

Le duc d’Albe, ambassadeur d’Espagne, étoit mort la veille après une assez longue maladie. Il l’étoit depuis plusieurs années, et y avoit acquis une grande réputation de sagesse, d’esprit, de prudence et de capacité ; il avoit aussi beaucoup de probité et de piété. Il s’étoit acquis l’estime et la confiance du roi et des ministres, et une considération générale. Il vivoit avec la meilleure compagnie et avec magnificence, et beaucoup de politesse et de dignité. Le roi d’Espagne fit payer toutes ses dettes, et continua quatre mois durant les appointements de l’ambassade à la duchesse d’Albe, qui ne partit point que tout ne fût payé. Le corps fut envoyé en Espagne.

Son nom est Tolède ; tiré de la ville de Tolède, mais avec celui d’Alvarez pour distinguer cette maison, l’une des premières d’Espagne, de quelques autres différentes qui le portent aussi avec d’autres noms. Jean II, roi de Castille, mit dans cette maison la ville d’Alva par don, que nous appelons Albe et qui est auprès de Salamanque, avec d’autres adjonctions en titre de comté, en 1430. Le troisième comte d’Albe fut fait duc d’Albe par Henri IV, en 1469 ; et c’est le bisaïeul, de mâle en mâle, du fameux duc d’Albe, gouverneur des Pays-Bas sous Philippe II, qui mourut en 1582, et laissa deux fils. L’aîné, qui avoit été fait duc d’Huesca, mourut sans enfants après son cadet, dont le fils lui succéda. Il épousa Antoinette Enriquez de Ribera, dont le frère étoit mort sans enfants ; elle fit entrer dans la maison de son mari ses biens et son nom. Ainsi ce sixième duc d’Albe et d’Huesca par soi, fut par sa mère, héritière de la maison de Beaumont si célèbre en Navarre et en Aragon, comte de Lerin, et connétable et chancelier héréditaire de Navarre, et par sa femme duc de Galisteo, comte d’Osorno, etc. Il fut grand-père du duc d’Albe qui mourut à Madrid d’une façon si singulière, et qui a été racontée peu de temps [après] l’arrivée de Philippe V à Madrid ; et c’est le fils de celui-là, ambassadeur en France, de la mort duquel on parle ici. On a vu ailleurs qui et quelle étoit la duchesse d’Albe, et qu’ils avoient perdu leur fils unique à Paris. Le marquis del Carpio, frère du père du duc d’Albe, lui succéda en ses grandesses et en ses biens.

Il étoit grand d’Espagne par sa femme, fille et héritière de don Gaspard de Haro, marquis del Carpio et d’Eliche, comte-duc d’Olivarès, ambassadeur à Rome, mort vice-roi de Naples, et fils du célèbre don Louis de Haro qui traita la paix des Pyrénées avec le cardinal Mazarin, et qui avoit hérité des biens, dignités et premier ministère du comte-duc d’Olivarès, son oncle maternel. Ce marquis del Carpio, dont la femme étoit fille de la sœur de l’amirante de Castille, s’étoit laissé entraîner par elle dans le parti de l’archiduc ; et ils étoient à Vienne, où ils marièrent leur fille au frère du duc de l’Infantado, qui avoit suivi le même parti.

Ils revinrent longtemps après à Madrid, où ce duc d’Albe aida au duc del Arco, parrain de mon second fils, à faire les honneurs le jour de sa couverture. J’aurai alors occasion de parler de plusieurs autres grands de cette maison de Tolède, dont étoit ce digne marquis de Mancera dont il a été mention plusieurs fois.

Amelot à qui ses ambassades, où il avoit si bien servi, et surtout celle d’Espagne qui ne lui avoit rien valu après l’avoir mis à portée de tout, eut enfin pour son fils la charge de président à mortier de Champlâtreux, qui mourut d’apoplexie en s’habillant pour aller à la réception de d’Antin, et qui ne laissa personne en état ni en âge de la recueillir ; car le roi se souvenoit toujours du premier président Molé, garde des sceaux, et leur conserva cette charge tant qu’il y eut dans cette famille à qui la donner, qui y est revenu depuis. Bergheyck vit assez longtemps le roi en particulier, et les ministres séparément, passant de Flandre en Espagne, où le roi d’Espagne le mandoit avec empressement, et d’où Mme des Ursins en eut beaucoup plus à le renvoyer promptement.

Le roi d’Angleterre partit, en ce même temps, pour aller voyager par le royaume, ennuyé apparemment de ses tristes campagnes incognito, et plus encore de demeurer à Saint-Germain pendant la guerre. On soupçonna du mystère en ce voyage, sans qu’il y en eût aucun. Il alla avec une petite suite d’abord à Dijon, puis en Franche-Comté, en Alsace, et voir l’armée d’Allemagne ; de là par Lyon en Dauphiné, à l’armée du duc de Berwick, voir les ports de Provence, et revenir par le Languedoc et la Guyenne.

Le grand prieur, gobé comme on l’a remarqué en son temps, obtint enfin sa liberté, sur sa parole de ne point sortir de Soleure jusqu’à ce qu’il eût obtenu la liberté de ce brigand de fils de Massenar, prisonnier à Pierre-Encise, que le roi ne voulut point accorder.

Il avoit porté quelques jours de plus le deuil des enfants de Mme de Lorraine, par paresse de changer d’habit, ce qu’il n’aimoit point, comptant à tout moment de le prendre de l’empereur ; mais l’impératrice mère, qui gouvernoit en attendant l’archiduc, s’avisa, dans la lettre par laquelle elle lui en donnoit part, de parler fort peu à propos de la joie qu’elle auroit de revoir son autre fils, le roi d’Espagne, etc., avec tous ses titres. Cela suspendit le deuil, et lui fit renvoyer sa lettre.

Saint-Frémont mena un gros détachement de l’armée de Flandre en Allemagne. Les ennemis y en firent un plus gros, et sur le bruit que le prince Eugène l’y devoit mener lui-même, on en fit un autre pour le devancer. On sut, en même temps, que le roi d’Espagne donnoit en toute souveraineté à l’électeur de Bavière tout ce qui lui restoit aux Pays-Bas. De places, il n’y avoit que Luxembourg, Namur, Charleroy et Nieuport ; il y avoit longtemps que cela lui étoit promis. Il arriva en même temps à une petite maison des Moreau, riches marchands de drap au village de Villiers, près Paris, d’où il vint à Marly descendre à l’appartement de feu Monseigneur ; Torcy l’y fut trouver et y conféra longtemps avec lui. Il le mena ensuite dans le cabinet du roi, où il demeura jusqu’à cinq heures, et en sortit avec l’air très-satisfoit. On fut de là courre le cerf. L’électeur joua au lansquenet dans le salon avec Mme la Dauphine après la chasse, et à dix heures fut souper chez d’Antin. Il retourna coucher à Villiers, et partit trois ou quatre jours après pour Namur.

Il envoya le comte d’Albert faire ses remercîments en Espagne, et y prendre soin de ses affaires. En même temps le comte de La Marck alla servir de maréchal de camp, et de ministre sans caractère public, auprès de l’électeur de Bavière. Fort peu après, Gassion défit douze bataillons et dix escadrons des ennemis auprès de Douai, sur lesquels il tomba à deux heures après minuit. Il avoit fort bien dérobé sa marche, et ils ne l’attendoient pas. Il leur tua quatorze ou quinze cents hommes et ramena douze ou treize chevaux. Ce Gassion étoit petit-neveu du maréchal de Gassion, et il avoit quitté les gardes du corps, à la tête desquels il étoit arrivé, pour servir en liberté et en plein de lieutenant général, et arriver au bâton de maréchal de France. C’étoit un excellent officier général et un très-galant homme.

L’assemblée extraordinaire du clergé, qui finissoit, vint haranguer le roi à Marly. Le cardinal de Noailles, qui en étoit seul président, étoit à la tête. Nesmond, archevêque d’Alby, porta la parole, dont je ne perdis pas un mot. Son discours, outre l’écueil inévitable de l’encens répété et prodigué, roula sur la condoléance de la mort de Monseigneur, et sur la matière qui avoit occupé l’assemblée. Sur le premier point, il dit avec assez d’éloquence ce dont il étoit susceptible, sans rien outrer. Sur l’autre il surprit, il étonna, il enleva ; on ne peut rendre avec quelle finesse il toucha la violence effective avec laquelle étoit extorqué leur don prétendu gratuit, ni avec combien d’adresse il sut mêler les louanges du roi avec la rigueur déployée à plein des impôts. Venant après au clergé plus expressément, il osa parcourir, tous les tristes effets d’une si grande continuité d’exactions sur la partie sacrée du troupeau de Jésus-Christ qui sert de pasteur à l’autre, et ne feignit point de dire qu’il se croiroit coupable de la prévarication la plus criminelle, si, au lieu d’imiter la force des évêques qui parloient à de mauvais princes et à des empereurs païens, lui, qui se trouvoit aux pieds du meilleur et du plus pieux de tous les rois, il lui dissimuloit que le pain de la parole manquoit au peuple, et même le pain de vie, le pain des anges, faute de moyens de former des pasteurs, dont le nombre étoit tellement diminué, que tous les diocèses en manquoient sans savoir où en faire. Ce trait hardi fut paraphrasé avec force, et avec une adresse admirable de louanges pour le faire passer. Le roi remercia d’une manière obligeante pour celui qui avoit si bien parlé. Il ne dédaigna pas de mêler dans sa réponse des espèces d’excuses et d’honnêtetés pour le clergé. Il finit, en montrant le Dauphin, qui étoit près de lui, aux prélats, par dire qu’il espéroit que ce prince, par sa justice et ses talents, feroit tout mieux que lui, mêlant quelque chose de touchant sur son âge et sa mort peu éloignée. Il ajouta que ce prince répareroit envers le clergé des choses que le malheur des temps l’avoit obligé d’exiger de son affection et de sa bonne volonté, il en tira pour cette fois huit millions d’extraordinaire. Toute l’assistance fut attendrie de la réponse, et ne put se taire sur les louanges de la liberté si nouvelle de la harangue et l’adresse de l’encens dont il sut l’envelopper. Le roi n’en parut point choqué, et la loua en gros et en peu de mots, mais obligeants, à l’archevêque, et le Dauphin parut touché et peiné de ce que le roi dit de lui. Le roi fit donner un grand dîner à tous les prélats et députés du second ordre, et de petits chariots ensuite pour aller voir les jardins et les eaux.

À la harangue de l’ouverture que prononça le cardinal de Noailles, le roi, en montrant le Dauphin au clergé, avoit dit : « Voilà un prince qui, par sa vertu et sa piété, rendra l’Église encore plus florissante et le royaume plus heureux. » C’étoit aussi à Marly.

Le Dauphin fut fort attendri, et s’en alla, aussitôt après la réponse du roi, recevoir dans la chambre la harangue des mêmes députés par le cardinal de Noailles, qui le traita de Monseigneur, et sans ajouter, comme avoit fait le premier président à la tête de la députation du parlement, que c’étoit par l’ordre exprès du roi. La harangue fut belle, et la réponse courte, sage, polie, modeste, précise, Mme la Dauphine les reçut ensuite chez elle, le cardinal de Noailles portant toujours la parole. Revenons aux obsèques de Monseigneur.

On a vu (p. 153 de ce volume) que le genre de la maladie dont il étoit mort n’avoit permis aucunes cérémonies, et avoit fait tout aussitôt après brusquer son enterrement. Le 18 juin, qui étoit un jeudi, fut pris pour le service de Saint-Denis, où se trouvèrent, à l’ordinaire, le clergé et les cours supérieures. Le Dauphin, M. le duc de Berry et M. le duc d’Orléans firent le deuil. Le duc de Beauvilliers, premier gentilhomme de la chambre unique du Dauphin, assisté de Sainte-Maure, un des menins de Monseigneur, et de d’O, qui l’étoit du Dauphin, porta sa queue. Béthune-Orval, depuis devenu duc de Sully, lors premier gentilhomme de la chambre de M. le duc de Berry, et Pons, maître de sa garde-robe, portèrent la sienne. Simiane et Armentières, tous deux premiers gentilshommes de la chambre de M. le duc d’Orléans, portèrent la sienne ; ainsi il en eut deux comme M. le duc de Berry, et cette égalité parut extraordinaire. Comme il n’y avoit point d’enterrement, il n’y eut point d’honneurs [2], ni personne, par conséquent, pour les porter. L’archevêque-duc de Reims, depuis cardinal de Mailly, officia, et Poncet, évêque d’Angers, y fit une très-méchante oraison funèbre.

Le roi eut envie que les ducs y assistassent, et fut sur le point de l’ordonner. Après, l’embarras des séances le retint ; mais, désirant toujours qu’ils y allassent, il s’en laissa entendre. Je contribuai à les en empêcher, de sorte qu’il ne s’y en trouva aucun autre que le duc de Beauvilliers, par la nécessité de sa charge. Cela fut trouvé mauvais, et le roi se montra un peu blessé de ce qu’aucun de ceux qui étoient à Marly n’avoit disparu ce jour-là, et plus encore quand il sut qu’il ne s’en étoit trouvé aucun autre à Saint-Denis. Personne ne répondit ; on laissa couler la chose, et on tint la même conduite pour le service de Notre-Dame, où pas un duc ne se trouva.

Ce fut le vendredi 3 juillet. Les trois mêmes princes y lirent le deuil. M. le duc de Berry et M. le duc d’Orléans eurent les mêmes porte-queues. Le duc de Beauvilliers porta celle du Dauphin, et y fut assisté par d’Urfé, menin de Monseigneur, et Gamaches, qui l’étoit du Dauphin. Le clergé et les cours supérieures s’y trouvèrent à l’ordinaire. Les trois princes s’habillèrent à l’archevêché et vinrent à pied en cérémonie de l’archevêché au grand portail de Notre-Dame, par où ils entrèrent. Le cardinal de Noailles officia, et le P. La Rue, jésuite, tira d’un si maigre sujet une oraison funèbre qui acheva d’accabler celle de l’évêque d’Angers. Le cardinal de Noailles traita ensuite les trois princes à un dîner magnifique ; le Dauphin le fit mettre à table et les seigneurs qui l’avoient suivi. Il se surpassa en attentions et en politesses, mais mesurées avec discernement. Il voulut que toutes les portes fussent ouvertes et que la foule même le pressât. Il parla à quelques-uns de ce peuple avec une affabilité qui ne lui fit rien perdre de la gravité qu’exigeoit la triste écorce de la cérémonie ; et il acheva de charmer cette multitude par le soin qu’il fit prendre d’une femme grosse qui s’y étoit indiscrètement fourrée, et à qui il envoya d’un plat dont elle n’avoit pu dissimuler l’extrême envie qui lui avoit pris d’en manger. Ce ne furent que cris d’acclamations et d’éloges à son passage à travers Paris, qui du centre gagnèrent bientôt le sentiment des provinces : tant il est vrai qu’en France il en coûte peu à ses princes pour s’y faire presque adorer. Le roi remarqua bien la conduite des ducs à ce second service, mais il n’en témoigna rien. La fin de cette cérémonie fut l’époque de la mitigation du salon de Marly, qui reprit sa forme ordinaire, comme on l’a dit d’avance.

Il est temps à présent d’en venir à la situation où je me trouvai avec le nouveau Dauphin, qui développera bien des grandes parties de ce prince et de choses curieuses. Mais il faut auparavant essuyer une bourre que je voudrois pouvoir éviter, mais qu’on verra par une prompte suite inévitable à faire précéder un récit plus intéressant.

Il faut se souvenir de ce qui se trouve (t. VII, p. 269) des usurpations sur les droits de gouverneur de Blaye, que le maréchal de Montrevel ne cessoit de faire comme commandant en chef en Guyenne, et qui m’empêchèrent d’y aller, lorsqu’en 1709, les dégoûts que j’ai détaillés alors me résolurent à me retirer pour toujours de la cour, et qui finirent en m’y rattachant plus que jamais à la fin de cette année et au commencement de la suivante, comme je l’ai raconté sur ces temps-là. Chamillart, avant de quitter à Desmarets le contrôle général des finances, avoit fait un édit de création jusqu’alors inconnue d’offices militaires, mais héréditaires, pour commander les gardes-côtes, c’est-à-dire les paysans dont les paroisses bordent les côtes des deux mers qui baignent la France, et qui, sans autre enrôlement que le devoir et la nécessité de leur situation, sont obligés en temps de guerre de garder leurs côtes, et de se porter où il est besoin. Cette érection fut assaisonnée, comme toutes les autres de ce genre de finance, de tous les appât de droits et de prérogatives, propres à en tirer bien de l’argent des légers et inconsidérés François, qui n’ont pu se guérir de courre après ces leurres, quoique si continuellement avertis de leur néant par la dérision que les pourvus essuient sans cesse au conseil, dès qu’ils y portent des plaintes du trouble qu’ils reçoivent dans leurs priviléges, et à qui, à la paix, on supprime les titres mêmes qu’ils ont achetés.

Cette drogue bursale fut aussitôt donnée à Pontchartrain pour en tirer ce qu’il pourroit, en déduction de ce qui étoit dû à la marine.

Celui-ci, ardent à usurper et à étendre sa domination, trouva cette affaire fort propre à grossir ses conquêtes. Il prit thèse de ce qu’elle lui étoit donnée pour remplacement des fonds très-arriérés de la marine, et pour cela même, de la raison de l’augmenter et de l’en laisser le maître ; il s’en fit donner le projet d’édit, et le changea, le grossit et le dressa comme il lui plut. Il ne négligea pas d’y couler une clause, par laquelle ces nouveaux officiers gardes-côtes n’obéiroient qu’aux seuls gouverneurs, commandants en chef et lieutenants-généraux des provinces, et seroient sous la charge de l’amiral et du département de la marine. Il en ôta celle qui restreignoit la création aux lieux où la garde des côtes étoit seulement en usage de tout temps ; et non content d’y comprendre toute la vaste étendue des côtes des deux mers, il y ajouta les deux bords des rivières qui s’y embouchent, en remontant fort haut, et y prit la précaution de dénommer les lieux jusqu’où cela devoit s’étendre sur chacune. Il forma ainsi des capitaines gardes-côtes, non-seulement le long des deux mers, mais fort avant dans les terres, par le moyen des bords des rivières, et mit tous ces pays en proie aux avanies et aux vexations de ceux qu’il pourvut de ces charges.

Je ne sus rien de tout cela que lorsque Pontchartrain eut bien consommé son ouvrage, et qu’il me dit alors, sans aucune explication, que je ferois bien de chercher quelqu’un qui me convînt pour la garde-côte de mon gouvernement. Je pris cet avis pour un désir de trouver à débiter sa marchandise, et je ne m’en inquiétai pas. Assez longtemps après il m’en reparla, et me pressa de lui trouver quelqu’un, pour éviter qu’un inconnu venu au hasard ne me fit de la peine. Je lui répondis que qui que ce fût qui prît cette charge de garde-côte ne pouvoit s’empêcher d’y être sous mes ordres, et qu’ainsi peu m’importoit qui le fût. Il ne m’en dit pas davantage, et la chose en demeura là pour lors.

Dans la suite, je voulus faire régler mon droit et les prétentions du maréchal de Montrevel par Chamillart, pour sortir d’affaires ; Montrevel ne l’osa refuser, et il céda d’abord les milices de Blaye. Elles avoient dans tous les temps été sous la seule autorité de mon père, et leurs officiers pourvus par des commissions en son nom. M. de Louvois, avec qui il n’avoit jamais été bien, et qui n’ignoroit pas cet usage, n’avoit jamais songé à le contester. Chamillart, tout mon ami qu’il étoit, fut plus secrétaire d’État que Louvois. Il me fit entendre que le roi ne s’accommoderoit pas de cet usage, dont toutefois il s’étoit toujours accommodé, mais dont, en style de secrétaire d’État, le pauvre Chamillart ne s’accommodoit pas lui-même ; mais il me dit que je n’avois qu’à nommer, et que, sur ma nomination, l’expédition se feroit en ses bureaux.

Alors Pontchartrain, qui suivoit sournaisement et avec grande attention les suites de mes contestations avec le maréchal de Montrevel, et aux questions duquel je répondois sans défiance, parce que je ne lui voyois point d’intérêt là dedans, me dit-que, puisqu’il falloit une expédition au nom du roi sur ma nomination, comme il pensoit de même que Chamillart, et par le même intérêt, c’étoit aux bureaux de la marine et non en ceux de la guerre qu’elle devoit être faite ; fondé sur ce que ces officiers nommés par moi serviroient sous La Motte d’Ayran, capitaine de vaisseau, qu’il avoit désigné garde-côte pour Blaye et tout ce pays-là, et qu’aux termes de l’édit, ces capitaines gardes-côtes étoient sous la charge de l’amiral et du département de la marine. Chamillart, au contraire, regardoit ces milices comme troupes de terre, ainsi qu’elles avoient toujours été, et il s’appuyoit sur leur comparaison avec les milices du Boulonois qui borde la mer, qui avoit un capitaine garde-côte de cette nouvelle création, lesquelles cependant étoient demeurées troupes de terre, et dont les officiers s’expédioient au bureau de la guerre sur la nomination de M. d’Aumont, gouverneur de Boulogne. Ces deux secrétaires d’État, de longue main aigris et hors de mesure ensemble, s’opiniâtrèrent dans leurs prétentions, et à en porter le jugement au roi.

Le plus court et le plus simple étoit de me laisser suivre l’ancien usage, qui n’avoit point été contredit, et d’éviter cette nouvelle querelle entre eux, en me laissant donner les commissions en mon nom ; mais cette sagesse n’accommodoit pas l’usurpation commune de leurs charges aux dépens de la mienne, quoique si intimement lié avec tous les deux. Ils l’eussent également mis à couvert en acceptant la proposition que je leur fis de faire expédier aux bureaux de La Vrillière, secrétaire d’État ayant la Guyenne dans son département. Aucun des deux n’y voulut entendre, ni démordre de sa prétention. Chamillart, dans la faveur où il étoit alors, et appuyé de l’exemple de Boulogne, l’auroit emporté, et Pontchartrain en auroit eu tout le dégoût. C’étoit commettre mes deux amis, si ennemis, ensemble ; je crus donc devoir suspendre ma nomination. Le chancelier et son fils m’en remercièrent, et parurent sentir l’amitié de ce sacrifice, piqué au point où je l’étois contre Montrevel, et aussi intéressé à me remettre en possession de mes milices et dégrossir d’autant les contestations à décider entre nous. Dans cette situation, le temps s’écoula jusqu’à la chute de Chamillart, comme je crois l’avoir raconté en son lieu, et Montrevel refusa tout net le maréchal de Boufflers d’en passer par son avis.

Pendant tout cela, je voulus profiter de la nouveauté de Voysin dans la charge de Chamillart, qui n’auroit pas l’éveil de cette dispute, et faire expédier aux bureaux de la marine. La vie coupée de la cour, le mariage de Mme la duchesse de Berry, avec tout ce qui précéda et suivit cette grande affaire, et mille autres enchaînements, traînèrent ma nomination jusqu’à l’hiver qui précéda la mort de Monseigneur. Je voulus donc enfin terminer une chose dont le délai étoit indécent, et nuisible même au service. Mais quelle fut ma surprise, lorsque, sur le point de nommer, Pontchartrain me déclara que c’étoit un droit du capitaine garde-côte, ajoutant aussitôt que La Motte d’Ayran ne l’exerceroit qu’avec mon agrément, par où il n’auroit que l’apparence, dont je conserverois la réalité.

J’eus la sagesse de me contenir, et de descendre jusqu’à plaider ma cause. J’alléguai les commissions de mon père que j’étois en état de rapporter ; le droit immémorial et la clarté de ce droit par la cession de Montrevel même, qui, si actif et si roide en prétentions, s’étoit vu forcé d’abandonner celle-là de lui-même, après l’avoir si vivement soutenue ; l’étrange contraste d’être dépouillé d’un droit si certain par un homme qui m’étoit nécessairement subordonné, et que j’exerçois indépendamment du gouverneur de la province représenté en tout par le commandant en chef. Je ne dédaignai pas de lui dire qu’il étoit plus honorable pour lui d’expédier sur ma nomination que sur celle d’un capitaine garde-côte ; enfin je le fis souvenir du sacrifice que je lui avois fait trois ans durant de suspendre ma nomination, que ni lui ni Chamillart ne me contestoient, mais qui vouloient chacun expédier dessus ; des remercîments que le chancelier et lui m’avoient faits de ne les pas commettre avec ce ministre dans sa faveur si supérieure, et de l’indigne fruit que j’en retirois par la perte de mon droit, qui étoit ce que je pouvois attendre de pis d’un ennemi en sa place, lui si personnellement engagé, dans ce fait même, et en général par l’alliance si proche et une si longue et si intime amitié et si éprouvée de sa part, à chercher à augmenter mon autorité à Blaye, et non pas à me dépouiller de celle que j’y avois de droit, d’usage, et de tout temps. Rien de tout cela ne fut contesté ; j’eus un aveu formel sur chaque article ; toutefois je parlois aux rochers.

Pontchartrain se retrancha sur l’attribution formelle de l’édit, et par cela même se chargeoit d’un nouveau crime, puisqu’il l’avoit changé et amplifié à dessein. Je me défendis sur la notoriété publique que ces édits, uniquement faits pour tirer de l’argent, n’avoient point d’effet contre des possessions et des titres, souvent même contre ce qui n’en avoit point. J’en donnai l’exemple de M. d’Aumont pour Boulogne, rivage de la mer vis-à-vis d’Angleterre, moi si loin d’elle et si avancé dans les terres, et celui des divers édits de création de charges municipales dont les traitants avoient voulu jouir à Blaye, où j’avois toujours maintenu les jurats de ma nomination.

Pontchartrain répliqua que les édits ne pouvoient nuire au service ; qu’il en étoit que les milices de Boulogne, si voisines de la frontière, continuassent d’y servir, ce qui emportoit exception de l’édit à leur égard ; ce qui n’étoit point à l’égard de Blaye, nommément compris dans l’édit pour un capitaine garde-côte, c’est-à-dire dans un supplément postérieur de l’édit qu’il avoit fait ajouter, que ce qui m’étoit arrivé pour les jurats de Blaye marquoit bien que j’aurois pu avoir le même succès sur l’édit des gardes-côtes, si je m’en fusse plaint à temps, mais qu’il étoit maintenant trop tard. Je répondis que je n’avois parlé sur les jurats que lorsque les traitants avoient voulu vendre ces charges à Blaye, et longtemps après les édits rendus ; que Chamillart, puis Desmarets, m’avoient, l’un après l’autre, fait justice au moment que je l’avois demandée, quoiqu’ils n’y fussent pas tenus comme lui l’étoit par une obligation réelle et essentielle sur ce même fait, laquelle il me donnoit maintenant pour un obstacle invincible. Ces derniers mots, prononcés avec feu, coupèrent la parole à Pontchartrain. Il se jeta dans les protestations que ma satisfaction lui étoit si chère qu’il feroit jusqu’à l’impossible pour me la procurer, et que nous en parlerions une autre fois. L’embarras du procédé et de la misère des raisons le réduisoit à chercher à finir une conversation si difficile pour lui à soutenir. Le dépit, qui de moment à autre s’augmentoit en moi, d’une tromperie si préparée et si étrangement conduite par une si noire ingratitude, avoit besoin de n’être plus excité. Je ne cherchai donc aussi qu’à la finir.

J’ai annoncé de la bourre, et je suis obligé d’avertir que ce n’est pas fait, mais qu’elle est absolument nécessaire aux choses qui la suivront et qui en dédommageront. Pour la continuer, Mme de Saint-Simon, aussi surprise que moi de ce que je lui racontai, mais toujours plus sage, m’exhorta à ne rien marquer, à vivre avec Ponchartrain à l’ordinaire, à laisser reposer cette fantaisie, à la laisser dissiper et à ne pas croire qu’il pût s’aheurter à une prétention qui le devoit toucher si peu, et sur laquelle il me voyoit si sensible. J’en usai comme elle le désira, accoutumé par amitié et par une heureuse expérience à déférer à ses avis.

Au bout de quelque temps elle lui parla. Il se confondit en respects, mais sans rien de plus solide. Peu après, étant à Marly, il me dit qu’il étoit résolu à tout faire pour me contenter ; qu’il croyoit néanmoins qu’il valoit mieux ne point traiter l’affaire ensemble ; et qu’il me prioit de trouver bon d’entendre là-dessus d’Aubanton, un de ses premiers commis. J’y consentis sans entrer plus avant en matière.

Deux jours après, Aubanton vint un matin chez moi. J’écoutai patiemment une flatteuse rhétorique pour me faire goûter ce que Pontchartrain m’avoit proposé. Je voulus bien expliquer les mêmes raisons que j’ai abrégées plus haut. Aubanton n’eut rien à y répondre, sinon d’essayer de me persuader que, par la nécessité de mon agrément, j’avois le fond de la chose, et le capitaine garde-côte l’écorce par sa nomination. Je voulus bien encore parler honnêtement. Je répondis qu’il étoit du bon sens de la prudence et de l’usage, de terminer les choses durables d’une manière qui le fût aussi ; que je voulois bien ne pas douter qu’aucune nomination du capitaine garde-côte ne seroit expédiée que de mon agrément, tant que Pontchartrain et moi serions, lui en place d’expédier, moi d’agréer ou non, mais que cela pouvoit changer par la mutation de toutes les choses de ce monde, qu’alors je serois pris pour dupe par un autre secrétaire d’État qui ne se croiroit pas tenu aux mêmes égards ; qu’avec Pontchartrain même ces égards pouvoient devenir susceptibles de mille queues fâcheuses, lorsque le capitaine garde-côte et moi ne serions pas d’accord sur les choix, qu’il étoit donc plus court et plus simple de me laisser continuer à jouir de mon droit, et qu’après tout ce qui s’étoit passé là-dessus de si personnel à Pontchartrain de ma part, je ne pouvois croire qu’il aimât mieux un capitaine garde-côte que moi, jusqu’à l’enrichir de ma dépouille. Honnêtetés de ma part, mais avec grande fermeté, respects et protestations de celle d’Aubanton, terminèrent cette inutile visite. Il me pressa de lui accorder encore une audience, et de penser moi-même à quelque expédient que Pontchartrain embrasseroit sûrement avec transport de joie.

Huit jours après, Aubanton revint avec force compliments pour toutes choses. J’avois cependant rêvé à quelque expédient pour me tirer d’embarras sans tout perdre et sans me brouiller. J’en étois retenu par le respect d’une liaison de vingt ans, de la mémoire de celle dont l’alliance l’avoit formée, de l’intimité du chancelier et de la chancelière, auxquels je n’avois pas dit un mot de tout cela jusqu’alors pour en attendre le dénoûment, et ces considérations enchaînèrent ma colère d’un procédé si double et si indigne. Je les fis donc sentir à Daubanton, et lui dis qu’elles m’avoient amené à un expédient où je mettois tant au jeu que j’étois surpris moi-même d’avoir pu m’y résoudre, mais que l’amitié l’avoit emporté : c’étoit d’accepter la nomination des officiers des milices de Blaye par le capitaine garde-côte, qui ne seroit expédiée que de mon agrément, comme Pontchartrain le proposoit, mais d’y ajouter au moins, pour que cet agrément demeurât solide et nécessaire, la nécessité de mon attache sur les expéditions, à l’exemple en très-petit de l’attache du colonel général de la cavalerie sur les commissions de tous les officiers de la cavalerie. Aubanton avec esprit me laissa voir qu’il goûtoit fort l’expédient, et en même temps qu’il n’espéroit pas qu’il fût accepté. Il me quitta en prenant jour pour la réponse.

Elle fut telle qu’Aubanton l’avoit prévue. Il me dit que Pontchartrain n’osoit expédier en une forme insolite sans permission du roi, à qui il ne croyoit pas qu’il fut à propos pour moi de la demander. Je répondis à d’Aubanton en remontant mon ton, sans sortir pourtant d’un air de politesse pour lui, et de modestie pour moi, que je n’étois pas surpris qu’une telle affaire eût une pareille issue depuis que Pontchartrain en avoit fait la sienne propre ; que c’étoit le prix de vingt ans d’amitié, et de ma complaisance du temps de Chamillart pour n’en pas dire davantage ; qu’après ce sacrifice si bien senti alors par lui, et dans une alliance si proche qu’il pouvoit un peu compter, il me faisoit un tour que je ne pourrois attendre d’un autre secrétaire d’État en sa place avec qui je serois dans la plus parfaite indifférence ; que j’entendois bien le nœud de la difficulté, qui étoit qu’à l’ombre d’une nomination subalterne et obscure d’un capitaine garde-côte, si fort sous sa main, il feroit de ces emplois les récompenses de ses laquais ; qu’il y avoit tant de distance de l’étendue du pouvoir de sa charge aux bornes si étroites de mon gouvernement que je ne laissois pas d’être surpris qu’il pût être touché de l’accroître de ma dépouille, jusqu’à l’avoir si adroitement, si longuement et si ténébreusement ménagée ; que, tant que j’avois cru n’avoir affaire qu’à un édit bursal et à un capitaine garde-côte, l’évidente bonté de mes raisons me les avoit fait soutenir ; que voyant clair enfin, et ne pouvant plus méconnoître ce que je m’étois caché à moi-même tant que j’avois pu, je savois trop la disproportion sans bornes du crédit de la place de Pontchartrain à celui d’un duc et pair, et d’un homme de ma sorte, pour prendre le parti de lutter avec lui ; que je sentois dans toute son étendue la facile victoire qu’il remportoit sur moi, et les moyens obscurs qui pied à pied la lui acquéroient ; que je cédois dans la pleine connoissance de mon impuissance, mais qu’en cédant je cédois tout, et n’entendrois jamais parler sur quoi que ce pût être des milices de Blaye.

Aubanton effrayé d’une déclaration si compassée, car je me possédois tout entier, mais si nette et si expressive dans ses termes, dans son ton, dans toute ma contenance, et peut-être par le feu échappé de mes regards, déploya pour me ramener le reste de son bien dire. Il m’étala les respects et les désirs de Pontchartrain ; il me représenta adroitement qu’en abandonnant jusqu’à la discipline et au commandement des milices de Blaye, je me faisois un tort à quoi rien ne m’obligeoit, et qui dans la suite me pourroit sembler trop précipité. Je sentis à son discours et à son maintien l’extrême honte que lui donnoit sa misérable ambassade, et les suites que, tout premier commis qu’il étoit d’un cinquième de roi de France, il n’étoit pas hors d’état de prévoir. Toute ma réponse fut un simple sourire, et de me lever. Alors il me conjura de ne pas regarder l’affaire comme finie, je l’interrompis par des honnêtetés personnelles, et de la satisfaction de l’avoir connu, et je l’éconduisis de la sorte.

Outré de colère et d’indignation, je me donnai quelques jours. Mené après toujours par les mêmes motifs, je voulus abuser de ma patience et jouir aussi de l’embarras d’un si misérable ravisseur. Il me dit en paroles entrecoupées qu’il s’estimoit bien malheureux que mon amitié fût au prix de l’impossible. Je répondis d’un air assez ouvert que je la croyois bien au-dessous ; qu’apparemment il avoit vu Aubanton ; que cela étant, la matière étoit épuisée et inutile à traiter. Il répliqua d’un air confondu quelques demi-mots sur l’ancienneté de l’amitié. Je lui dis d’un air simple que je ne demandois jamais ce qu’on ne pouvoit pas ; que je cédois tout, et qu’après cela il n’y avoit plus à en parler. Là-dessus il me donna carte blanche pour nous en rapporter à qui je voudrois. Je n’ignorois pas quel jugement je pouvois attendre entre lui et moi dans une cour aussi servile ; ainsi je répondis qu’à une affaire finie il ne falloit point de juge. Alors il me proposa son père, je n’eus pas la force de le refuser. Jusqu’alors qui que ce soit n’avoit su ce qui se passoit entre nous. J’ai dit ci-devant ce qui me retenoit d’éclater, et il n’avoit garde aussi de montrer son tissu d’infamie.

Revenus à Versailles (car le chancelier ne paraissoit à Marly qu’au conseil), je lui contai ce qu’il ignoroit depuis la chute de Chamillart. Il ne balança pas à me réitérer ses remercîments de la suspension de ma nomination avant cette chute ; fit après une longue préface sur son peu d’indulgence pour son fils, ses défauts, ses sottises, la parfaite connoissance et la parfaite douleur qu’il en avoit, et de là me répéta toutes ses raisons entortillées de sophismes qu’il avoit excellemment à la main quand il en avoit besoin ; les entremêla d’autorité, et prétendit enfin que je réduisois son fils à l’impossible. Mon extrême surprise m’ôta toute repartie. Je lui dis seulement que je ne me croyois de tort que de n’avoir pas nommé sans ménagement du temps de Chamillart ; mais la parole me rentra tout à fait dans la poitrine par sa réplique, que j’aurois bien fait d’avoir nommé alors, et je ne songeai qu’à gagner la porte.

On a vu en différents endroits dans quelle amitié et dans quelle confiance réciproque je vivois avec le chancelier, et avec quelle adresse, de concert avec Mme de Saint-Simon, il m’empêcha de quitter la cour à la fin de 1709, où je me trouvois maintenant dans la situation la plus agréable, et comme on le verra incontinent, dans les espérances les plus flatteuses et les plus solidement fondées. Ce contraste avec l’état où je me serois trouvé dans la retraite que je voulois faire étreignit à son égard la colère de le voir soutenir la perfidie de son fils, mais à la vérité pour la porter sur ce fils tout entière, tellement que je finis une seconde conversation avec le chancelier par lui dire que la matière étoit épuisée, que nous ne nous persuaderions pas l’un l’autre, que je ne répondrois plus un seul mot à tout ce qu’il pourroit m’en dire, mais qu’il trouveroit bon aussi que je demeurasse dans ma résolution de n’ouïr jamais parler en rien des milices de Blaye, et d’en laisser faire à son fils et à son capitaine garde-côte tout ce que bon leur sembleroit. Le chancelier entendit ce françois ; il me répondit avec embarras et quelque honte, que je faisois mal, mais que j’étois le maître.

Lui, la chancelière et Pontchartrain pressèrent extrêmement Mme de Saint-Simon de m’engager à acheter la capitainerie garde-côte de Blaye, et il parut bientôt qu’ils n’avoient pas prévu l’embarras où les jetoit ma fermeté, à laquelle ils ne s’étoient pas attendus, et qu’ils auroient bien voulu ne s’être pas engagés si avant, c’est-à-dire le fils, dans une si vilaine affaire, projetée et conduite à son ordinaire sans la participation de son père, et celui-ci à ne l’y pas soutenir quand il l’eut apprise pour être arbitre entre nous deux.

Pour se tirer d’un si mauvais pas, ils proposèrent à Mme de Saint-Simon d’emprunter de celui qu’ils lui nommeroient le prix de cette capitainerie, soit que ce fût un prêteur effectif, soit qu’il ne donnât que son nom pour couvrir leur bourse avec stipulation expresse qu’il se contenteroit des gages de la charge pour tout intérêt de la somme, et sans être tenus de les lui faire bons au cas qu’ils ne fussent point payés ; de n’avoir que la charge même pour toute hypothèque, et à sa perte si elle se supprimoit et étoit mal ou point payée sans pouvoir nous en jamais rien demander, et de porter seul toutes les taxes, augmentations de gages, et toute autre espèce de choses dont on accabloit tous les jours ces nouvelles créations, sans que nous y pussions entrer pour rien : c’étoit, en un mot, que je voulusse bien recevoir la charge sans bourse délier, et sans pouvoir y courir aucune sorte de risque.

J’étois si aigri, que je fus longtemps sans en vouloir ouïr parler. Je consentis enfin, par complaisance pour Mme de Saint-Simon, mais à condition que devant ni après la chose faite, et qui ne se fit point, ils ne m’en parleroient jamais.

Je vis rarement et sérieusement Pontchartrain depuis cette rare affaire, et c’est où nous en étions à la mort de Monseigneur. Pour le chancelier, je vécus avec lui tout à mon ordinaire ; elle n’apporta pas le moindre refroidissement entre nous, comme on le peut voir par ce qui a été rapporté sur la prétention d’Épernon et de Chaulnes, et l’édit de 1711, tant la reconnoissance eut de pouvoir sur moi. On verra bientôt qu’elle ne se borna pas là.




  1. Bateaux plats.
  2. Il a été question, t. V. p. 311, note, des honneurs employés au sacre, au baptême, aux obsèques des princes, etc.