Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/10


CHAPITRE X.


Discussion du projet de règlement entre le chancelier et moi. — Friponnerie insigne et ambitieuse du premier président d’Harlay. — Apophtegme du premier maréchal de Villeroy. — Je fais comprendre les ducs vérifiés en l’édit. — L’amitié m’intéresse aux lettres nouvelles de Chaulnes, et le chancelier s’y porte de bonne grâce. — Je l’y soutiens avec peine, dépité qu’il devient des sophismes du duc de Chevreuse. — Le chancelier travaille seul avec le roi sur le règlement. — Son aversion des ducs et sa cause. — Scélératesse du premier président d’Harlay sur le sacre et la propagation des bâtards. — Je propose le très-foible dédommagement de la double séance de pairs démis. — Le roi, uniquement pour son autorité, favorable à M. de La Rochefoucauld contre moi. — Chaulnes enfourné. — Mémoire uniquement portant sur l’autorité du roi, qui me vaut la préséance sur M. de La Rochefoucauld. — Défaut de foi et hommage ; explication et nécessité de cet acte. — Alternative ordonnée en attendant jugement, et commencée par la tirer au sort. — Préjugés célèbres du roi en faveur de M. de Saint-Simon. — Singulier procédé entre les ducs de Saint-Simon et de La Rochefoucauld lors et à la suite de la réception au parlement du premier. — Autre préjugé du roi tout récent en faveur de M. de Saint-Simon. — L’autorité du roi favorable à M. de Saint-Simon. — Enregistrement sauvage des lettres d’érection de La Rochefoucauld. — Lettres de M. le duc de Saint-Simon à M. le chancelier ; de M. le chancelier à M. le duc de Saint-Simon ; de M. le duc de Saint-Simon à M. le chancelier. — Éclaircissement de quelques endroits de mes lettres. — Anecdote curieuse de l’enregistrement de La Rochefoucauld.


Alors il fut question, entre le chancelier et moi, d’en venir à un sérieux examen de cet ancien projet du premier président d’Harlay, que j’avois copié et noté, qui devoit servir de base au règlement qu’on vouloit faire. Le premier article devint la première matière de contestation : c’étoit celui des princes du sang, qui étoit vague, hors d’œuvre, et qui ne disoit rien. Par cela même, j’en craignois une approbation implicite des usurpations à notre égard, dont M. le prince de Conti convenoit de si bonne foi du nombre et de l’injustice ; et sans m’expliquer là-dessus avec le chancelier, j’insistai sur l’inutilité, et dès là sur l’indécence d’un article qui ne régloit rien, parce qu’il n’y avoit rien alors à décider à cet égard. Le chancelier me répondit qu’ayant nécessairement à parler des légitimés, on ne pouvoit passer sous silence les légitimes. Je ne voyois point cette nécessité. Il ne s’agissoit de rien sur les princes du sang : il n’y avoit point de concessions à confirmer pour eux comme pour les bâtards, puisqu’on vouloit prendre cette occasion de le faire ; mais cette bienséance de ne pas parler de ceux-ci sans avoir d’abord fait mention de ceux-là parut au chancelier une raison péremptoire. Comme, dans le fait, ce premier article n’énonçoit rien, je ne m’opiniâtrai pas trop ; mais j’essayai de faire supprimer le second, qui portoit la confirmation dont je viens de parler, et avec lequel le premier tomboit de soi-même. Mais le chancelier, ferme sur son principe que cet article seul seroit le chausse-pied du règlement, m’ôta toute espérance qu’il pût être supprimé, et je me tournai à le faire dresser, en sorte qu’il ne donnât pas au moins une force nouvelle à ce qui avoit été fait pour les bâtards et que la confirmation, puisqu’il en falloit passer par là, fût la plus simple et la plus exténuée qu’il seroit possible. Le troisième article fut une ample matière. Harlay, par ce projet, ne songeoit qu’à son ambition. Il avoit parole réitérée d’être chancelier pour ses bons services aux bâtards. Le brillant de M. de Luxembourg, soutenu de la faveur pleine de M. de Chevreuse, l’avoit ébloui jusqu’à lui faire tenir la partiale conduite qui le fit récuser dans cette affaire de préséance, et qui nous fit rompre tous ouvertement avec lui. Il étoit lors au fort de cette brouillerie, dans laquelle le duc de La Rochefoucauld se montra des plus animés. Harlay le redouta pour les sceaux, et le voulut ramener à soi par la même voie qui l’en avoit aliéné. Il étoit bien au fait de la question de préséance qui étoit entre lui et moi, et, sans faire semblant d’y penser, il dressa ce troisième article pour m’étrangler, sans que je m’en défiasse, et pour se raccommoder par là avec M. de La Rochefoucauld. Comme cet article fut la matière de divers mouvements auxquels il faudra revenir plus d’une fois, je passerai aux autres sans m’arrêter maintenant à celui-ci, sinon sur ce qui ne me regarde pas en particulier.

Je trouvois juste que les duchés ne fussent vérifiés qu’à Paris, cour des pairs et le premier de tous les parlements ; ce fut pour cela que, sans la plus légère liaison avec les Brancas, je proposai ce qui se voit dans la note sur cet article. Mais comme les choses se régloient avec le roi bien plus par goût que par principes, cela fut laissé à côté dès qu’il ne fut plus question d’enregistrement, comme on verra dans la suite. L’âge compris dans cet article forma une grande dispute entre le chancelier et moi. La réception des pairs n’y avoit jamais été assujettie ; je ne pouvois souffrir qu’elle la fût, et uniquement pour servir de degré à la distinction sur eux des bâtards et des princes du sang, qui tous ne peuvent nier, malgré toutes leurs usurpations, qu’ils n’entrent au parlement que comme pairs, et, malgré toutes leurs distinctions, comme pairs tels que tous les autres. La raison de l’âge pour les gens de loi, et qui n’a rien de commun avec les pairs, fut par moi déployée dans toute sa force.

Le malheur étoit que celui contre qui je disputois étoit juge et partie. L’homme de loi, le magistrat blessé en lui de cette différence, se sentit en situation de l’anéantir ; il se garda bien d’en manquer l’occasion si favorable, et, à faute de mieux, de ne pas mettre pour l’âge les pairs à l’unisson des magistrats.

Le vieux maréchal de Villeroy disoit avec un admirable sens qu’il aimeroit mieux pour soi un premier ministre son ennemi, mais homme de qualité, qu’un bourgeois son ami. Je me trouvai ici dans le cas.

Le chancelier, qui m’en vouloit détourner l’esprit, s’appuya tant qu’il put de l’indécence et de l’inconvénient même quelquefois du pouvoir d’opiner dans les plus grandes affaires, avant l’âge sagement prescrit pour pouvoir disposer des siennes particulières. J’opposai l’extrême rareté de ces occasions de juger pour les pairs, et le continuel usage des dispenses d’âge des magistrats qui jugent tous les jours de leur vie. J’eus beau me récrier sur l’iniquité de la disparité d’avec les princes du sang et les bâtards, et la parité entière avec les magistrats, jusqu’alors inouïe ; je parlois à un sourd enveloppé de sa robe, qui lui étoit plus chère que justice, raison ni amitié, et il fallut passer aux autres articles.

J’eus bon marché du quatrième et cinquième, qui regardoient les ayants cause et les duchés femelles. Ce dédommagement étoit bien mince des trois premiers, mais le contraire auroit été fort nuisible dans un temps si malheureux ; et si nous n’y gagnâmes rien, au moins fûmes-nous à l’abri d’y perdre. Il n’y avoit que les audiences du parlement de Paris d’exprimées ; je craignis les suites d’une omission de cette nature, sur l’exemple de celle qui, par la faute des pairs de ces temps-là, nous a par la suite exclus du conseil des parties. Je fis donc ajouter, et sans peine, le conseil, c’est-à-dire les procès par écrit, et les autres parlements à celui de Paris.

J’essayai après d’y faire cesser les ineptes difficultés que font quelques autres parlements sur la manière d’entrer et de sortir de séance, et de faire ajouter un mot qui les fixât tous à celles dont les pairs entrent et sortent de séance au parlement de Paris, le plus ancien et le modèle de tous les autres. Mais le magistrat se trouva encore ici avec sa précieuse robe, qui me répondit que c’étoit des choses étrangères à la matière dont il s’agissoit dans ce règlement, et que le roi ne pouvoit entrer dans ces vétilles, terme très-familier à ceux qui n’ont rien de fâcheux à essuyer. Ainsi, en choses de parlement, un homme de robe, en celles qui regardoient les princes du sang ou les bâtards, un courtisan, étoit ce que j’avois en tête, et avec qui lutter trop inégalement. Ces deux articles et les deux suivants n’avoient rien qui touchât aux princes du sang, aux bâtards, ni à la robe. C’étoient néanmoins les importants pour finir tous les procès de préséance, et nous garantir des pluies de la faveur et des prétentions de toute espèce qui renversent tout droit et tout ordre dans la dignité ; aussi le chancelier m’en fit-il bon marché. Nous les tournâmes tout aussi avantageusement que je voulus, et mieux encore, non-seulement sur l’ayant cause, mais sur les femelles, où le gendre fut exclu de l’ancienneté du beau-père. Ce furent deux grands points. Le sixième fut extrêmement discuté, non par la fantaisie du chancelier, mais par la difficulté de sa nature. Ma pensée étoit que la faculté de substituer étoit insuffisante des ducs indifférents, mal entendus ou mal dans leurs affaires, et mon dessein étoit de conserver la dignité et sa glèbe perpétuellement à tous les appelés, de les dérober à l’incurie de leurs auteurs jusqu’à extinction de race, et tout à la fois de procurer aux ducs de quoi vivre au moins dans la plus grande décadence de leurs affaires, avec un lustre à leur dignité, de la solidité duquel ils tireroient leur subsistance. Il faut dire, à l’honneur du chancelier, qu’il entra parfaitement dans ces vues, et qu’il n’y eut que les obstacles insurmontables de l’exécution, par les difficultés de la chose en elle-même, et qui ne se purent résoudre, et qui empêchèrent la substitution de droit par l’érection, et qui la réduisirent à la simple faculté aux ducs de la faire, à laquelle nous donnâmes toute l’étendue possible, pour remplir toutes les vues que je viens d’expliquer. Le septième article fut encore extrêmement discuté. Je voulois un denier plus foible ; l’équité en exigea un plus fort, et je m’y rendis. Le chancelier alla plus loin que moi, il ne faut pas lui en dérober l’honneur. Je ne pensois qu’au premier mâle en ordre de succéder, le chancelier étendit de lui-même la faculté du remboursement forcé de la femelle à tout mâle appelé à la dignité, chacun en son ordre, au refus par incurie ou par impossibilité des mâles avant appelés, ce qui fut une extension très-avantageuse pour la conservation des dignités dans la descendance de l’impétrant. Le huitième article passa sans difficulté entre nous deux, sinon que je m’opposai tellement à la forme d’un arrêt du conseil pour le renvoi des causes de prétentions ducales au parlement, que j’obtins que cette forme d’arrêt du conseil seroit omise. Ma raison fut que les magistrats du conseil ne sont pas juges compétents de ces matières. L’article neuvième alloit tout seul. La prétention de l’ancienne érection de Piney étoit éteinte par les articles précédents. Le rang de sa réérection de 1662, faite pour le feu maréchal de Luxembourg, fut établi par celui-ci ; et en même temps l’érection nouvelle et le rang nouveau de d’Antin y fut compris. Le premier avoit été le motif de l’ancien projet, le second de le remettre sur le tapis. Il finissoit ces deux affaires, et il étoit devenu épineux de faire juridiquement déclarer Piney éteint de la première et de la seconde érection, depuis le monstrueux arrêt de l’inique Maisons, qui a été expliqué en son temps, chose néanmoins à laquelle nous allions donner tous nos soins, si ceci ne nous en eût ôté la peine.

Jusqu’ici il ne s’agissoit du tout que des pairs, et l’ancien projet ne faisoit aucune mention des ducs simplement vérifiés ou héréditaires, comme on les appelle mal à propos, puisque les pairs le sont aussi. L’équité, aiguisée de l’intérêt de la maison de Mme de Saint-Simon, me fit penser à eux, par celui de l’aîné de sa maison et son cousin germain, de son frère et de son beau-frère, tous trois ducs vérifiés. Je proposai donc au chancelier d’ajouter à la fin de l’édit un article qui y comprît les ducs simplement vérifiés, autant qu’ils en étoient susceptibles. Il ne m’en fît aucune difficulté.

Tout cela convenu entre lui et moi, je vins à mon fait particulier de l’ancienneté à régler par la date de l’enregistrement des lettres, comme M. de La Rochefoucauld le prétendoit contre moi, et comme le portoit l’ancien projet du premier président d’Harlay, pour lui complaire et se le rapprocher, ou, comme je le prétendois, par la date de la réception de l’impétrant au parlement. Je diffère à expliquer plus bas les raisons de part et d’autre, pour ne pas interrompre la suite du récit du règlement. Il suffit ici de dire que je convainquis le chancelier de mon droit. Je mis ensuite sur le tapis ce qui regardoit M. de Chevreuse.

C’étoit un des grands épisodes. De l’ancienneté de Chevreuse-Lorraine, ce n’étoit pas le plus pressé ; Luynes étoit plus ancien. Le point pressant étoit Chaulnes. Il n’existoit plus depuis 1698, que le dernier duc de Chaulnes étoit mort ; et le vidame d’Amiens, second fils de M. de Chevreuse, se morfondoit cependant, et, suivant M. son père, souffroit, et lui aussi, une grande injustice, sans toutefois que ni l’un ni l’autre eussent osé encore se présenter juridiquement à recueillir cette dignité. Le chancelier et moi convînmes bientôt que cette prétention ne pouvoit se soutenir. Alors je lui dis que c’étoit là une occasion essentielle de se souvenir de l’amitié personnelle qui avoit toujours été entre M. de Chevreuse et lui, et je l’exhortai à le servir en cette occasion si importante, pour obtenir à son second fils des lettres nouvelles avec un nouveau rang. Le chancelier ne se fit point prier, et me répondit d’un air ouvert qu’il étoit ravi de me voir dans ce sentiment, et que cela même le mettoit là-dessus à son aise. Nous discourûmes de la manière de s’y prendre ; nous convînmes que l’unique étoit de ne pas faire au roi la prétention si mauvaise, afin d’y laisser une queue d’équité, de la terminer par une nouvelle érection, à quoi le chancelier me promit de faire tout son possible.

Mme de Saint-Simon avoit quitté Marly avec la fièvre ; elle étoit demeurée depuis à Paris assez incommodée, et je l’y allois voir le plus souvent que je pouvois. Le duc de Chevreuse y étoit aussi, qui, fort mal à propos pour ses vues de Chaulnes, avoit esquivé ce Marly, dont le roi n’étoit pas trop content ; car à lui qui étoit réellement ministre, bien qu’incognito, il lui falloit des permissions pour ces absences, que le roi ne lui donnoit pas volontiers. L’inquiétude le prit ; il me vint trouver à Paris : il se mit à me haranguer avec ses longueurs ordinaires ; moi à lui couper court que sa prétention de Chaulnes étoit insoutenable, et n’auroit pas un plus ardent adversaire que moi, s’il se mettoit à la plaider. J’ajoutai tout de suite que, pour lui montrer la vérité de mon amitié, je lui promettois tous bons offices s’il en avoit besoin pour des lettres nouvelles ; et je lui dis ce qui s’étoit passé là-dessus entre le chancelier et moi, mais sans un seul mot qui approchât du règlement. Cette franchise le charma ; il me fit mille remercîments, et me pria de soutenir le chancelier dans ce bon dessein. Dès qu’il m’eut quitté, il se mit à travailler à un mémoire, qui ne valut rien, parce que sa prétention étoit sans aucune sorte de fondement. Il l’envoya au chancelier. Les raisonnements en étoient tellement tirés à l’alambic qu’ils l’impatientèrent, et plus encore une conversation qu’il eut avec lui à Versailles, où il l’alla trouver, tellement qu’il fut grand besoin que je remisse le chancelier de cette mauvaise humeur qu’il avoit prise. Je n’en voulus pas donner l’inquiétude à M. de Chevreuse, quoiqu’il s’en fût un peu aperçu.

Le chancelier cependant travailla avec le roi. Ce tête-à-tête non accoutumé réveilla tout le monde, qui, joignant à cette singularité la surséance arrivée à notre affaire de d’Antin, ne douta pas qu’il n’y en fût question. Le chancelier proposa au roi de communiquer le projet de règlement à quelques ducs, et de travailler là-dessus, avec eux, puisqu’il s’agissoit de faire une loi à eux si importante. Le roi, hérissé de la proposition, répondit avec un mépris assez juste sur leur capacité en affaires, et la difficulté d’en trouver quelques-uns qui entendissent celles-là assez bien. Le chancelier lui en nomma quelques-uns, moi entre autres, et en prit occasion de faire valoir son amitié sans la montrer trop. Il insista même assez ferme ; mais le roi demeura inébranlable en ses usages, ses préjugés, et ses ombrages mazarins d’autorité qui l’animoient contre les ducs, dont la dignité lui étoit odieuse par sa grandeur intrinsèque, indépendante par sa nature des accidents étrangers. Elle lui faisoit toujours peur et peine par les impressions que ce premier ministre italien lui en avoit données pour son intérêt particulier, et lui avoit sans cesse fait inspirer par la reine mère, ce qui le rendit si constamment contraire, jusqu’à franchir les injustices les plus senties, et même avouées en bien des occasions.

Le projet, tel que le chancelier et moi [en] étions convenus fut par lui communiqué au premier président et au procureur général. Pelletier, qui n’étoit pas grand clerc, ne fit que le voir à sa campagne où il étoit allé, et le renvoya aussitôt. D’Aguesseau écrivit un long verbiage qui, pour en dire le vrai, ne signifioit rien. Le chancelier, content de sa communication de bienséance, poussa sa pointe.

M. de Chevreuse, en éveil sur ce travail du roi avec le chancelier seul, redoubla d’un mémoire à celui-ci. Ce mémoire n’étoit point correct dans ses principes, peu droit dans ses raisonnements qui tous conduisoient à ses fins, comme le chancelier me le manda avec dégoût et même avec amertume. Il ajouta qu’en le lui donnant M. de Chevreuse lui avoit dit, pour le faire valoir, qu’il m’avoit fait presque convenir de tout. Il n’en étoit rien, et je le sus bien dire à l’un et à l’autre. Quelque étrange qu’un semblable allégué doive paroître à qui n’a pas connu le duc de Chevreuse, je suis convaincu qu’il se trompoit soi-même, et qu’à force de désirer, de se figurer, de se persuader, il croyoit tout ce qu’il souhaitoit et tout ce dont il se persuadoit de la chose, de lui-même et des autres. Toutefois je ne pus m’empêcher de lui en parler avec force, mais en même temps je soutins le chancelier dépité, et avec travail, qui vouloit laisser faire M. de Chevreuse, l’abandonner à ses sophismes et à tout ce qu’il en pourroit tirer sans autre secours pour son affaire.

Ce qui le gâtoit encore avec le chancelier, c’est que, se doutant bien, qu’il étoit question d’un règlement, puisqu’il en avoit parlé lui-même, il le tracassoit pour pénétrer ses sentiments, et encore pour avoir communication de l’ancien projet qu’il avoit vu dans le temps que le premier président d’Harlay le fit, qu’il jugeoit bien devoir servir de base à ce qu’on alloit faire, mais dont il ne lui restoit rien qu’en gros et imparfaitement dans la mémoire. Or le chancelier s’en trouvoit d’autant plus importuné qu’il ne voulut ni lui communiquer l’ancien projet, ni moins encore lui laisser rien entrevoir de ce qui entreroit, ni de ce qu’il pensoit devoir entrer dans ce qu’on vouloit faire.

Je n’étois pas moi-même moins circonvenu toutes les fois que je venois à Paris, et je n’avois pas peu à me défendre d’un ami si intime, si supérieur en âge et en situation, et si adroit à pomper, dans la pensée que le chancelier me communiquoit tout, et ne me cachoit rien. Il eut beau faire, jamais il ne put rien tirer de moi que des avis sur son fait, et des services très-empressés et très-constants auprès du chancelier, qui ne furent pas inutiles.

Le chancelier avoit travaillé avec le roi trois fois tête à tête. J’appris de lui, après ce troisième travail, que le roi s’étoit souvenu de deux articles de l’ancien projet du premier président d’Harlay, que je n’avois point vus dans la copie que le chancelier m’avoit communiquée : c’étoient les deux derniers coups de foudre. Le premier étoit la représentation de six anciens pairs au sacre, attribuée, exclusivement aux pairs [1], à tous les princes du sang, à leur défaut aux légitimés pairs, sans que les autres pairs y pussent être admis qu’à faute de nombre des uns et des autres. L’autre étoit l’attribution, aux légitimés qui auroient plusieurs duchés-pairies, de les partager entre leurs enfants mâles qui deviendroient ainsi ducs et pairs et feroient autant de souches de ducs et pairs, avec les rangs, honneurs et priviléges maintenant accordés aux légitimés, au-dessus de tous autres pairs plus anciens qu’eux.

Ce que je sentis à deux nouveautés tout à la fois si inimaginables et si destructives seroit difficile à rendre. Je disputai contre le chancelier qui me montra l’article du sacre dans la minute de cet exécrable Harlay, qu’il n’avoit, disoit-il, recouvrée que depuis peu. Je lui remontrai l’antiquité de la fonction des pairs égale à celle du sacre même, et non interrompue jusqu’à présent ; qu’il n’y en avoit jamais eu où les pairs, quand il s’en trouvoit, n’eussent servi, lors même qu’il y avoit plus de princes du sang qu’il n’en falloit pour cet auguste service. Je le fis souvenir de la préférence des pairs par ancienneté sur les princes du sang, aux sacres d’Henri II et de ses fils. Je lui démontrai que cette loi si juste par laquelle Henri III fait tous les princes du sang pairs à titre de naissance, et leur donne la préséance sur tous les autres pairs, n’avoit fait aucune altération à leurs fonctions du sacre. Je lui expliquai le fond, la raison, l’esprit de cette grande cérémonie, par l’histoire, et tout ce qu’elle a de figuratif, dont il n’est pas possible de convenir [2].

Je lui rendis évident le peu de solidité d’un couronnement fait par tous les parents masculins d’un roi héréditaire, et d’une monarchie qui est l’unique soumise à la loi salique. Je lui fis honte de l’infamie d’une représentation si éminente par des bâtards, et à titre de bâtards. Enfin je n’oubliai rien de ce que la douleur la plus pathétique et l’instruction la plus puissamment réveillée me purent suggérer.

Mais ce fut là où je trouvai tout à la fois le magistrat et le courtisan, contre lequel j’eus enfin peine à me retenir. Il me protesta que ce souvenir étoit venu du roi tout seul, et qu’il n’avoit pu le détourner de cet article non plus que de l’autre, à quoi je pense bien qu’il n’épuisa pas ses efforts. J’essayai de le frapper par le nombre et le poids de nos pertes. Voyant enfin que je ne gagnois rien, je me tournai à le prier de faire arrêter le projet de règlement. Ce fut là que les grands coups se ruèrent de part et d’autre. Il ne put souffrir cette proposition, ni moi de m’en désister. Je lui soutins que cette plaie portoit droit au cœur, et qu’en attaquant jusqu’à cet excès tout ce que la dignité avoit de plus ancien, de plus auguste, de plus inhérent, rien ne pouvoit être bon. Il étala les avantages de tous les procès retranchés par les articles des ayant cause et des femelles, et de ceux des substitutions et du rachat forcé des héritières femelles. Je convins de l’avantage de ces articles ; mais j’ajoutai que non-seulement ceux-là, mais qu’un règlement composé par moi-même en pleine liberté, et tout à mon gré, mais à condition de cet article du sacre, ne nous pourroit être que parfaitement odieux. Je le pressai de reparler au roi là-dessus, qui avoit souvent dit lui-même que, outre des princes du sang, il falloit des pairs pour représenter les anciens au sacre, qui pouvoit être ramené sur une chose qu’il ne pouvoit jamais voir. Le chancelier fut ébranlé ; il me promit même toute assistance ; mais j’eus lieu de croire, par une réponse que j’en reçus le lendemain à une lettre dont j’avois redoublé mon instance, que l’homme de robe, bien tranquille sur une énormité qui ne la touchoit pas, avoit laissé faire le roi en courtisan qui veut plaire, et qui sent bien que ce n’est pas à ses dépens.

Cet article, plutôt contraint par l’heure qu’épuisé, nous vînmes au second. Il est si étrange, si monstrueux et si surprenant, qu’il est inutile de s’y étendre après l’avoir expliqué. Il avoit été suggéré par le duc du Maine, à qui le roi parla d’abord de ce dont il étoit question, et qui ne s’épargna pas à en profiter. Je m’étendis avec le chancelier sur un pouvoir donné à des bâtards comme tels, à exercer indépendamment du roi sur un privilége, à raison de dignité multipliée dont ils sauroient bien ne pas manquer, qui revenoit pour l’effet au même que l’édit d’Henri III qui avoit fait les princes du sang pairs nés, en un mot sur un rang monstrueux qui en nombre comme en choses n’auroit plus de bornes ; Finalement je me tus, voyant bien que ce qui étoit imaginé, demandé et accordé pour le duc du Maine, en faveur de sa bâtardise, ne pouvoit plus être abandonné par le roi, qui en faisoit son idole d’amour et d’orgueil. Je me rabattis donc à quelque sorte de dédommagement. Tous étoient bien-difficiles à tirer du roi si jaloux d’une dignité qu’il avoit continuellement mutilée, et qui s’effaroucheroit de toute restitution, surtout si elle touchoit autrui. Cette considération me porta à en proposer un très-médiocre, et qui ne portoit sur personne : ce fut la double séance au parlement des pairs démis, avec leurs fils pairs par leur démission.

Je fis remarquer au chancelier que cette nouveauté n’étoit aux dépens de personne, que les pairs démis ne se privoient par leur démission que de la séance au parlement ; que cela ne changeoit donc rien pour eux, ni pour leur rang, ancienneté, préséance et honneurs en pas un autre lieu, puisque leur démission ne les excluoit d’aucune cérémonie, ni de la jouissance partout de ce qu’ils avoient avant leur démission ; que les ducs vérifiés ne perdoient rien à la leur, parce qu’il n’y avoit à y perdre que l’entrée au parlement, qu’ils n’ont pas ; que ce ne seroit même rien de nouveau en soi dans le parlement, puisque les présidents à mortier qui cèdent leurs charges à leurs fils n’y sont privés de rien, sinon de pouvoir présider en chef, mais jouissent d’ailleurs de leur séance et de leur ancienneté, et de leur voix délibérative ; que la même chose se pouvoit faire en faveur des pairs si on vouloit conserver un air d’apparence, sinon de justice, lorsqu’on s’en éloignoit à leur égard d’une manière si violente et si inouïe. Le chancelier contesta peu là-dessus. Il ne laissa pas d’alléguer que le père et le fils ne pouvoient siéger ensemble. Je lui demandai pourquoi cette exclusion, tandis qu’elle n’étoit pas pour la robe ; qu’en cela seulement il étoit juste qu’il en fût des pairs père et fils comme des magistrats père et fils ; qu’étant de même avis, leurs voix ne seroient comptées que pour une ; et que d’avis différent, elle seroit caduque. J’ajoutai que ce n’étoit qu’une extension à tous d’un droit qui appartenoit à quelques-uns ; que MM. de Richelieu, Bouillon et Mazarin avoient chacun deux duchés-pairies ; que les deux derniers s’étoient démis de l’une des deux ; que par conséquent c’étoient deux pères et deux fils siégeant ensemble au parlement, toutes fois et quantes bon leur sembloit et sembleroit, sans moyen aucun de l’empêcher, et sans qu’on se fut avisé jusqu’à cette heure d’y trouver le moindre inconvénient. Le chancelier n’eut point de réplique à me faire ; il avoua la proposition très-raisonnable, et me promit de faire tout de son mieux pour la faire passer.

Ce point achevé, il me dit que le roi n’avoit pu goûter mes raisons contre M. de La Rochefoucauld, quoi qu’il eût pu lui dire ; que la réplique du roi avoit été que son autorité y seroit intéressée et qu’il étoit demeuré fermé là-dessus.

Un homme moins sensible que je ne l’étois en auroit eu sa suffisance de ces trois points dans une même conversation. Ce dernier néanmoins, qui étant seul m’eût extrêmement touché, ne me fit pas grande impression tant celle des deux autres me fut douloureuse. Elles attaquoient tant, et mon affaire ne touchoit presque pas la dignité. Je ne laissai pas de disputer ma cause avec le chancelier, qui pour toute réponse convint et haussa les épaules, m’avoua qu’il étoit pour moi, qu’il avoit combattu le roi tant qu’il lui avoit été possible, que les réponses du roi sur le fond et sur le droit avoient été nulles, et qu’il n’avoit répliqué que par le seul intérêt de son autorité. Je priai le chancelier de ne me pas tenir pour battu, ni lui non plus, en portant ma cause ; je lui dis que, dès qu’il la trouvoit bonne par le mérite du fond, du droit, des règles et de la justice, qui ne touchoient point celles du roi, affranchi d’avoir à le persuader lui, puisque de son aveu il l’étoit, j’allois me tourner à persuader le roi sur son autorité comme je pourrois, par un autre mémoire que je prévoyois bien qu’il ne trouveroit pas bon, mais qu’il se souvînt du premier qu’il avoit trouvé tel, et qu’il se servît de celui que j’allois faire en faveur de l’autre, puisque ce n’étoit que par là que je pouvois réussir.

Nous finîmes par l’article de Chaulnes qu’il me dit avoir enfourné assez heureusement. Après cet entretien dans son cabinet à Versailles, qui dura plus de trois heures, je m’en allai dans la situation de cœur et d’esprit qu’il est aisé d’imaginer. En arrivant chez moi, je me mis à travailler au mémoire dont il vient d’être parlé. J’étois fâché ; je le brusquai en deux heures pour l’envoyer au chancelier aussitôt, qui devoit travailler incessamment avec le roi, et essayer avec ce nouveau secours de remettre ma prétention à flot. L’adresse réussit ; elle est telle que je l’insère ici plutôt que dans les Pièces. C’est un mémoire curieux pour bien connoître Louis XIV qui, uniquement sur cette pièce, me donna partout la préséance sur M. de La Rochefoucauld. La voici.

« On n’a pas dessein d’entrer dans le fond de la question par ce mémoire. On s’y propose seulement de faire trèssuccinctement l’histoire de ce qui s’est passé entre les titulaires de ces deux duchés-pairies, depuis leur érection jusqu’à présent, et d’y ajouter dans les endroits nécessaires de courtes réflexions, d’où on espère qu’il résultera avec évidence que cette question n’en fut jamais une, et que, si la considération de M. de La Rochefoucauld l’a tenue jusqu’à présent sans être jugée, tous les préjugés même du roi lui ont été manifestement et uniformément contraires. Il est seulement bon de représenter en un mot que, s’il arrivoit qu’il fût besoin d’une plus ample instruction, et d’entrer dans le fond de l’affaire, on est prêt d’y satisfaire par un mémoire tout fait il y a sept ou huit ans, et de suppléer encore à ce mémoire s’il n’étoit pas trouvé suffisant sans demander une heure de délai.

« L’érection de La Rochefoucauld est de 1622. L’enregistrement est de 1631. On supprime ici, avec un religieux silence, les causes d’un si long délai, et la manière dont cet enregistrement fut fait. Ni l’un ni l’autre ne seroient pas favorables à la cause de M. de La Rochefoucauld ; et si cette remarque, toute monosyllabe qu’elle est, n’étoit indispensable pour faire voir que ce n’est pas se prévaloir de la négligence de M. de La Rochefoucauld, on n’en auroit fait aucune mention.

« On souhaiteroit encore pouvoir taire un autre inconvénient qui a même jeté M. le duc de Saint-Simon dans un grand embarras, lorsqu’il a été obligé de faire travailler à cette affaire pour n’en pas tirer un avantage trop ruineux à M. de La Rochefoucauld. C’est le défaut d’hommage rendu au roi. Une érection en duché, marquisat ou comté, plus essentiellement en duché-pairie, est constamment la remise d’un fief que le vassal possède entre les mains du roi ; que le roi, après l’avoir repris, lui rend avec une dignité dont il l’investit par l’érection aux conditions portées par icelle qui sont respectives, savoir d’honneur et d’avantage pour le sujet, d’hommage et de service envers le seigneur, dont la principale, qui donne l’être aux autres, est constamment l’hommage. Par l’érection le roi investit son sujet, par l’hommage le sujet accepte et se soumet aux conditions sans lesquelles le roi n’entend lui rien donner, et le sujet n’entend rien recevoir. Cela n’est pas douteux. Dans l’hommage du sujet nouvellement investi consiste donc toute la forme ; la force et la réalité de l’effet de l’érection et de l’investiture, sans quoi les choses demeureroient nulles et comme non avenues, puisque le sujet ne fait point de sa part ce qui est requis pour recevoir la grâce que son souverain lui fait, qui est de l’accepter de sa main et de le reconnoître pour son seigneur singulier en ce genre. Cette action d’hommage ne se peut faire qu’en trois façons, ou au roi même en personne, ce qui est devenu très-rare, ou, en la place de Sa Majesté, à son chancelier qui la tient pour ce, ou encore en la chambre des comptes. Il en demeure un acte solennel au souverain et au nouveau vassal, qui est le titre du changement de son fief en dignité plus éminente, et en mouvance plus auguste, puisque alors ce fief érigé ne relève plus que de la couronne, et c’est l’instrument qui déclare au public le changement arrivé dans le fief et dans son possesseur, puisque l’érection sans cela n’est qu’un témoignage de la volonté du roi demeurée imparfaite, dès là que par l’omission de l’hommage, condition si essentielle, le sujet n’accepte pas la grâce de son seigneur, et ne se lie pas à son joug par un nouveau serment, et acte d’obéissance, de service et de fidélité.

« C’est néanmoins ce qui ne se trouvera pas que feu M. le duc de La Rochefoucauld, ait fait, en aucun temps, au roi, à son chancelier, ni à la chambre des comptes, chose pourtant si essentielle qu’on ne craint point d’avancer que la dignité de duc et pair pourroit être justement contestée à M. de La Rochefoucauld ; rien ne peut couvrir ce défaut que la bonté du roi, en lui accordant un rang nouveau, en faisant présentement son hommage, et c’est cet étrange inconvénient que M. de Saint-Simon a cherché par tous moyens de pallier, pour n’émouvoir pas une question si fâcheuse à un seigneur qu’il respecte, et qu’il a toujours constamment honoré. Pour en venir à bout, M. de Saint-Simon s’est trouvé réduit à dire que lorsque feu M. de La Rochefaucauld prêta serment en la manière accoutumée lorsqu’il fut reçu au parlement, ce serment emporta hommage, qui donc au-moins ne fut rendu qu’en cet instant ; et pareillement que la chambre des comptes établie si spécialement sur les foi et hommage, aveux et dénombrements [3] de la couronne, ne le put reconnoître, à faute d’hommage, qu’alors et deux mois après, lorsque son érection y fut vérifiée, c’est-à-dire en 1637.

« Deux ans auparavant, c’est-à-dire en 1635, le 2 février, l’érection de Saint-Simon avoit été faite et fut enregistrée. Feu M. le duc de Saint-Simon avoit rendu sa foi et hommage ; il avoit été reçu duc et pair au parlement, et feu M. le duc de La Rochefoucauld n’y avoit formé nulle opposition pour son rang. Il est vrai qu’étant reçu deux ans après il prétendit la préséance, et il ne l’est pas moins qu’il ne la put jamais obtenir, chose qui s’accorde si aisément par provision à ceux dont le droit est jugé le meilleur, en attendant un jugement définitif, comme il est arrivé en pairie en tant d’occasions, et comme il en subsiste encore un exemple dans l’affaire de M. de Luxembourg. M. le duc de Retz se trouvoit dans le même cas à l’égard de M. le duc de La Rochefoucauld, et ils s’accommodèrent ensemble, sans qu’on ait pu en démêler la raison, à se précéder alternativement. Ces accords se peuvent pour les cérémonies de la cour quand le roi le trouve bon, mais au parlement il faut un titre. C’est ce qui fut cause d’un brevet du roi, du 6 septembre 1645, qui, en attendant le jugement, ordonna cette alternative dont le commencement solennel fut au lit de justice du lendemain, et comme il importoit aux parties par laquelle la préséance commenceroit, le sort en décida contre M. de La Rochefoucauld. Il ne se peut une balance plus exacte ; depuis, l’alternative a toujours subsisté. Retz s’est éteint ; Saint-Simon seul est resté dans cet intérêt, qui quant à présent ne regarde aucun autre duc que MM. de La Rochefoucauld et Saint-Simon.

« Cette question a toujours paru au roi sinon si sûre [du moins] en faveur de M. de Saint-Simon, c’est-à-dire de la première réception, qu’il en est émané de Sa Majesté deux grands préjugés célèbres dans une de ses plus augustes fonctions. Le roi ayant élevé à la fin de 1663 quatorze seigneurs à la dignité de pairs de France, Sa Majesté tint son lit de justice, et en sa présence fit enregistrer les érections et recevoir les nouveaux pairs l’un après l’autre dans le rang qu’elle avoit déterminé de leur donner. M. le duc de Bouillon avoit été fait duc et pair quelques années auparavant avec une clause d’ancienneté première de Château-Thierry et d’Albret, que le parlement modifia en enregistrant le contrat d’échange de Sedan, au jour de la date de ce contrat, pour, en modérant une ancienneté qui l’eût mis à la tête de tous les ducs et pairs, lui en donner une insolite en manière de dédommagement, et la fixer avant l’enregistrement de ses lettres, et avant sa première réception, ce que le roi trouva si juste, attendu le jeune âge de M. de Bouillon, depuis grand chambellan de France, et sentit en même temps si bien qu’il perdroit son ancienneté, s’il n’y étoit autrement pourvu, qu’il fit prononcer par M. le chancelier un arrêt exprès pour la conservation de son rang au jour de la date susdite, en ce même lit de justice. Il y a plus : M. le maréchal de La Meilleraye, l’un des quatorze nouveaux pairs, étoit lors absent et en Bretagne pour le service du roi.. Il ne parut pas juste à Sa Majesté que son absence préjudiciât au rang qu’elle lui avoit destiné le quatrième parmi les autres, et il fut encore rendu un autre arrêt pour la conservation de son rang. Il faut convenir que rien n’est plus formel en faveur de M. de Saint-Simon que ces deux arrêts si solennels sur cette même et précise question, émanés du roi même, séant en son lit de justice, uniquement tenu pour les pairs.

« Lorsqu’en 1702, M. de Saint-Simon d’aujourd’hui songea, avec la permission du roi, à se faire recevoir au parlement, il supplia M. le duc de La Rochefoucauld de s’y trouver et de l’y précéder sans rechercher qui avoit eu la dernière alternative, dont l’âge avancé de feu M. de Saint-Simon et la jeunesse de celui-ci avoient ôté les occasions depuis longtemps. M. de La Rochefoucauld fut sensible à l’honnêteté qui certainement étoit grande, mais embarrassé. On étoit à Marly. M. le duc de Saint-Simon fut à Paris voir M. le premier président d’Harlay, qui lui demanda comme il feroit avec M. le duc de La Rochefoucauld. M. de Saint-Simon lui dit l’honnêteté qu’il lui avoit faite qui levoit tout embarras ; mais il ne fut pas peu surpris de la réponse de ce magistrat, qui se piquoit de n’ignorer rien. Cette réponse fut que les rangs des pairs entre eux ne dépendoient pas d’eux au parlement, et que cela ne levoit aucune difficulté. M. de Saint-Simon étoit jeune : il craignoit les exemples des réponses fâcheuses de ce premier président. Il s’y vouloit d’autant moins exposer qu’il savoit par l’expérience de ses affaires que, depuis le procès de M. de Luxembourg, il étoit fort mal avec lui, et que d’ailleurs il avoit cherché à se raccommoder par feu Mme de La Trémoille avec M. de La Rochefoucauld, que ce même procès avoit brouillé avec lui. Ainsi M. de Saint-Simon se tut et ne jugea pas à propos de l’irriter en lui parlant du brevet de 1645, que le parlement avoit enregistré, que ce magistrat ignoroit ou vouloit ignorer, et se retira sans lui rien répondre là-dessus. De retour qu’il fut le soir même à Marly, il apprit par feu M. le duc de La Trémoille que M. de La Rochefoucauld désiroit que le procès se jugeât entre eux. M. de Saint-Simon pria M. de La Rochefoucauld de s’expliquer franchement avec lui, lequel lui dit que Retz étant éteint, l’âge et l’état de la famille de feu M. de Saint-Simon avoit toujours fait juger que sa dignité s’éteindroit de même, que cette considération avoit toujours arrêté toute pensée de jugement, mais que présentement l’état des choses qui avoit changé faisoit aussi changer de sentiment, et qu’il désiroit que l’affaire fût jugée. Ils parlèrent ensuite de la manière d’en user réciproquement, et M. de La Rochefoucauld voulut des arbitres pairs. M. de Saint-Simon lui représenta que le roi seul ou le parlement étoient les juges uniquement compétents, et que jamais un autre jugement ne pourroit être solide ; mais il n’y eut pas moyen de le persuader, et tous deux convinrent de sept juges, qui furent MM. de Laon, Sully, Chevreuse, Beauvilliers, Noailles, Coislin et Charost. M. de Saint Simon insista pour qu’il y eût au moins un magistrat rapporteur. Cela fut également rejeté par M. de La Rochefoucauld, tellement qu’il fut convenu que M. de Laon présideroit et rapporteroit en même temps, et que, pour tenir lieu de significations, les copies des pièces et des mémoires dont on voudroit se servir seroient remises à M. de Laon par les parties signées d’eux, et communiquées de l’une à l’autre par M. de Laon, qui auroit pouvoir de limiter le temps qu’on seroit obligé de les lui rendre.

« Les choses en cet état agréées par le roi, M. de Saint-Simon demanda du temps pour revoir une affaire si vieillie, et qu’il comptoit laisser en alternative tant qu’il plairoit à M. de La Rochefoucauld, et que cela lui plairoit toujours. Ce fut alors que M. de Saint-Simon fut arrêté et fort embarrassé de l’omission de foi et hommage par feu M. de La Rochefoucauld, qu’il suppléa, comme il a été dit ci-dessus, pour ne se pas donner la douleur de faire perdre à M. de La Rochefoucauld un rang si ancien, et le réduire à prendre la queue de tous les ducs, en lui contestant, comme il seroit trop bien fondé à le faire, la validité de sa dignité.

« Lorsque M. de Saint-Simon fut prêt, il le déclara à M. de Laon pour le dire à M. de La Rochefoucauld, lequel fut longtemps à prétendre que M. de Saint-Simon communiquât ses papiers le premier. M. de Saint-Simon répondit que c’étoit à M. La Rochefoucauld à commencer, puisque c’étoit lui qui ne vouloit plus l’alternative et qui désiroit le jugement ; que, ne donnât-il que six lignes contenant sa prétention toute nue avec ses lettres d’érection et ses autres pièces conséquentes, M. de Saint-Simon s’en contenteroit et répondroit. Après un assez long temps, on ne sait quel en fut le motif, M. de La Rochefoucauld déclara à M. de Laon, en lui donnant sa prétention toute sèche en douze lignes, qu’il n’avoit pièces ni raisons quelconques à présenter, et qu’il n’en vouloit plus ouïr parler ; on n’oseroit dire qu’il paya d’humeur, mais on ne peut taire qu’il ne paya d’aucune raison. Il y a sept ou huit ans que les choses en sont là, sans que M. de La Rochefoucauld se soit présenté en aucune occasion d’alternative, ne s’étant pas même trouvé à la réception de M. le duc de Saint-Simon, qui avant tout a songé à se conserver l’honneur de l’amitié de M. le duc de La Rochefoucauld, et n’a pas parlé depuis de leur affaire qui est demeurée là.

« Deux courtes observations uniront ce mémoire.

« La première : Qu’on ne peut pas dire qu’il n’y ait pas un procès certainement existant et très-ancien entre MM. de Saint-Simon et de La Rochefoucould, repris et laissé en divers temps entre leurs pères, et depuis par eux-mêmes ; « Que le roi en a eu en tous les temps une connoissance si effective qu’il est émané de Sa Majesté un brevet pour l’établissement d’une alternative au parlement, qui exclut toute provision de préséance, et deux arrêts en plein lit de justice, qui sont un préjugé formel et le plus précis qui puisse être en faveur de M. de Saint-Simon ; « Que tout nouvellement, le roi, sur la représentation de M. le maréchal de Villars de lui accorder un arrêt semblable à ceux de Bouillon et de La Meilleraye, ou d’empêcher que M. le maréchal d’Harcourt fût reçu pair au parlement avant que sa blessure lui eût permis de l’être lui-même, Sa Majesté a pris ce dernier parti, ce qui n’est pas un moindre préjugé en faveur de M. de Saint-Simon que les deux autres.

« Conséquemment que le roi a dans tous les temps regardé cette question comme une vraie et très-importante question, et par plusieurs actes solennels émanés de Sa Majesté jusque tout récemment, comme une question très-favorable pour M. le duc de Saint-Simon. Voilà pour ce qui est de la chose en soi.

« L’autre observation regarde l’autorité du roi.

« Rien ne seroit plus contraire au devoir de vassal à son seigneur, bien pis encore d’un sujet à son souverain, que de jouir de l’effet d’une grâce, qui est ce que le prince donne, sans rendre foi et hommage, qui est un lien prescrit par sa grâce même, et un échange pour la grâce que le sujet en la recevant rend au prince qui l’honore d’un nouveau titre, en conséquence duquel il lui est par la foi et hommage, pour raison de ce, plus nouvellement et plus étroitement soumis, attaché et fidèle. C’est néanmoins ce qui manque à M. de La Rochefoucauld, et ce qui n’a pu être suppléé que par son serment de pair prêté en 1637, deux ans après l’hommage de feu M. le duc de Saint-Simon et sa réception au parlement postérieure à cet hommage.

« Rien ne marqueroit moins l’autorité du roi que la fixation du rang des pairs à la date de l’enregistrement de leurs lettres, et rien en particulier n’y seroit plus spécialement opposé que la fixation du rang de M. de La Rochefoucauld à la date de l’enregistrement des siennes. Sur le premier point, il est constant que ce seroit prendre rang par l’autorité du parlement qui a toujours prétendu pouvoir admettre, retarder, avancer ou rejeter les enregistrements des lettres, et qui souvent l’a osé faire ; sur le second point, c’est l’espèce présente, puisque les lettres de La Rochefoucauld furent enregistrées pendant la disgrâce de feu M. de La Rochefoucauld et contre la volonté du roi connue, et lors absent de Paris. Ce fait est certain, et M. de La Rochefoucauld, qui se souvient bien de la manière dont cela se passa, pour l’avoir ouï souvent raconter chez lui, n’en disconviendra pas.

« Reste donc, pour faire chose séante à l’autorité royale, de fixer le rang à la date des lettres ou à la réception de l’impétrant au parlement, puisqu’on vient de montrer l’indécence de la fixer à la date de l’enregistrement des lettres. De le faire à la date de leur expédition est impossible, puisque des lettres non enregistrées n’opèrent qu’une volonté du roi non effective ni effectuée, qui ne produit que ce qu’on appelle improprement duc à brevet, comme l’est encore M. de Roquelaure, c’est-à-dire un homme que le parlement ne reconnoît point duc et pair, qui n’a nul rang, qui ne jouit que de quelques honneurs qui ne peuvent passer à son fils sans grâce nouvelle, et dont les lettres sont incapables de lui fixer un rang parmi ceux du nombre desquels il ne peut être tant que ses lettres demeurent sans vérification.

« On ne peut donc fixer le rang d’ancienneté qu’à la réception de l’impétrant pour deux grandes raisons : la première parce qu’alors seulement la dignité se trouve complète et parachevée sans que rien de ce qui est d’elle y puisse plus être ajouté, comme on le montreroit évidemment si on entroit dans le fond. L’autre, c’est qu’alors seulement la volonté du roi, non suffisante par l’expédition des lettres d’érection, non toujours suivie par leur enregistrement, et spécialement en celle de La Rochefoucauld, est la règle unique de cette réception dont on ne trouvera aucun exemple contre la volonté des rois. C’est donc alors seulement qu’opère indépendamment de tout le reste la puissance de cette volonté souveraine, qui vainement a érigé, qui pour l’enregistrement n’est pas toujours obéie, et qui, quand elle la seroit, feroit donner par le parlement ce qu’elle-même n’a pu donner sans son concours ; mais qui seule suspend ou presse à son gré la réception au parlement de celui qu’elle a fait pair de France, et par cet acte elle le tient suspendu en ses mains tant que bon lui semble, et tient ainsi sa fortune en l’air quoique achevée, et ce semble déterminée par là puissance étrangère de l’enregistrement, et permet seulement que tout acte de pairie s’achève en effet et s’accomplisse en l’impétrant, quand elle veut, par cette grâce dernière de sa première réception au parlement, couronner toutes les autres qui n’y sont qu’accessoires, et manifeste seulement alors à l’État un assesseur et un conseiller nouveau qu’elle s’est choisi, aux grands vassaux de la couronne un compagnon qu’ils ont reçu de sa main toute-puissante, et à tous ses sujets un juge né qu’elle a élevé sur eux. Alors la dignité complète est seulement proposée telle, et le rang d’ancienneté fixé pour jamais dans cette famille par un dernier coup de volonté pleine qui ne dépend que du roi tout seul, sans concours du parlement, et sans qu’autre que la majesté royale mette la main à l’ouvrage alors entier et en sa perfection.

« C’est ce que plus de loisir et de licence d’entrer dans un fond plus détaillé de la matière du procès pendant entre MM. de Saint-Simon et de La Rochefoucauld, et pour le droit en soi, et pour le fait en exemples, démontreroit encore plus invinciblement. En voilà assez au moins sinon pour déterminer le roi en faveur de son autorité et de son incommunicable puissance, des préjugés émanés de Sa Majesté même, en tous les temps et avec grande solennité, et de la bonté en soi de la cause de M. de Saint-Simon, pour détourner au moins sa bonté, et on ose ajouter son équité, de décider rien là-dessus sans lui avoir fait la grâce de l’entendre, sinon par elle-même, au moins par ceux sur qui elle s’en voudra décharger, dont M. de Saint-Simon n’aura aucun possible pour suspect, par sa confiance en la bonté et en la justice de son droit. »

Deux lettres que nous nous écrivîmes le chancelier et moi donneront maintenant toute la lumière dont la suite de cette affaire a besoin. La première est du lendemain que j’eus appris de lui à Versailles les articles du sacre et de l’extension des bâtards en autant de pairs qu’ils auroient de pairies ; l’autre, aussitôt que j’eus achevé le mémoire ci-dessus. Ce fut le 3 mai, à Paris où j’étois venu coucher.

« Je vous avoue, monsieur, que je revins hier plus affligé que je ne puis vous le dire, et qu’après avoir pensé à la nouvelle et horrible plaie générale, je songeai à la mienne particulière. Ce matin, j’ai fait un mémoire sur mon affaire, le plus court et précis que j’ai pu, et je viens de vous écrire une lettre ostensible, compassée au mieux que j’ai pu pour y joindre. D’Antin a dit le fait à M. de Chevreuse ; puisqu’il l’a su sans vous, et ce dernier me l’a dit à moi, comme je vous en rendis hier compte ; j’espérois que mon mémoire seroit assez tôt mis au net pour pouvoir vous le porter ce soir, mais mon lambin de secrétaire ne finit point. Il me seroit néanmoins très-important d’avoir l’honneur de vous entretenir, et je vois vos journées si prises, que je ne sais pas quand. D’aller à Pontchartrain ne me semble pas trop à propos dans cette conjoncture, et je ne vois que samedi prochain comme hier à Versailles, ce qui est long et étranglé ; en attendant je vous enverrai mon mémoire que j’aurai grand regret de vous laisser lire tout seul. Cependant commandez à votre serviteur muet comme un poisson, et qui va être en général et en particulier brisé comme vile argile. Qu’il y auroit un beau gémissement à faire là-dessus, qui me feroit encore dérouiller du latin et des passages, mais vous diriez que ce seroit les profaner ! Permettez-moi du moins, un heu ! profondément redoublé, en vous assurant d’un attachement et d’une reconnoissance parfaite. »

Le chancelier, qui en magistrat et en courtisan comptoit pour rien les deux nouveaux articles du sacre et des bâtards ; qui espéroit, en quelque dédommagement du second, faire passer la double séance des pairs démis, piqué de n’avoir pu emporter ma préséance sur M. de La Rochefoucauld, de la justice de laquelle il étoit convaincu, et se voulant persuader, et plus encore à nous, que nous devions être gorgés et nous tenir comblés des autres articles, me renvoya sur-le-champ ma lettre dont il déploya l’autre feuille, sur laquelle il m’écrivit cette réponse : « Permettez-moi, monsieur, cette manière de vous répondre pour une fois seulement et pour abréger, et permettez-moi aussi de vous gronder en peu de mots, en attendant plus. N’avez-vous point de honte de n’être jamais content de ce que pensent les autres ? serez-vous toujours partial en toute affaire ? ramperez-vous toujours dans le rang des parties sans entrer jamais dans l’esprit de législateur ? La besogne est bonne, je la soutiens telle, et si bonne que c’est pour l’être trop qu’elle ne passera peut-être pas ; et cette bonne besogne, c’est pour vous une horrible plaie générale et une plaie particulière qui vous afflige au delà de l’expression. Qu’entendez-vous par cette lettre ostensible ? à qui la voudrois-je ou pourrois-je montrer ? Non, monsieur, il n’y a que samedi prochain de praticable ; un siècle entier de conversation vous paroîtroit un moment étranglé si on ne finissoit pas par être de votre avis. Envoyez-moi toujours votre mémoire, monsieur ; cela en facilitera une seconde lecture avec vous et la rendra plus intelligible. Soyez toujours très-muet, mais exaltez-vous dans l’esprit de vérité, et ne vous abaissez pas au-dessous de l’argile pour perdre un cheveu de votre perruque quand vous en gagnez une entière. Permettez-moi, à mon tour, un heu ! profondément redoublé sur les torts d’un ami aussi estimable que vous l’êtes pour moi, et aussi aimable en toute autre chose. » Ces deux lettres caractérisent merveilleusement ceux qui les ont écrites, et pour le moins aussi bien celui à qui ils avoient affaire : les deux suivantes le feront encore mieux. Voici celle du chancelier du 5 mai.

« J’ai lu, monsieur, et relu avec toute l’attention et le plaisir qu’une telle lecture donne à un homme comme moi, et avec toutes les pauses et les réflexions réitérées qu’une pareille matière exige, et votre lettre et votre mémoire, et votre abrégé de mémoire. Je vous renvoie la lettre. Les raisons de ce renvoi sont dans ma réponse d’hier. Je garde le reste ; il est pour moi, s’il vous plaît ; vous en avez la source dans votre esprit, les minutes dans vos papiers. Ce que je garde me tiendra lieu de tout cela, c’est beaucoup pour moi. À l’égard de la question, je suis pour vous, monsieur ; je vous l’ai déjà dit, mon suffrage sera toujours à votre avantage. Ce qui vous surprendra, c’est que ce ne seroit pas par vos raisons. Votre première et grande raison, que vous tirez des foi et hommage, n’est pas vraie dans le principe des fiefs, et votre dernière grande raison, que vous tirez de l’intérêt des rois mêmes, n’est en bonne vérité qu’un jeu d’esprit, et qu’un sophisme aussi dangereux qu’il est aussi bien tourné qu’il puisse l’être, et aussi noblement et artistement conçu qu’on puisse l’imaginer. Mais après mille et mille ans de discussion, où, sans en rien dire davantage, trouvez-vous, suivant votre terme d’hier, que cette discussion soit étranglée, puisque je me déclare pour vous, et que je ne me départirai jamais de cet avis tant que ce sera mon avis qu’on me demandera ? Mais quand, après avoir tout représenté, je n’ai plus qu’à écrire ce que l’on me dicte et qu’à obéir, puis-je faire autrement ? D’ailleurs, en bonne foi, quand tout l’ouvrage en lui-même est si bon et si désirable, que vous consentez vous-même que l’on juge deux procès existants sans entendre les parties, et que l’on en prévienne douze prêts à éclore sans y appeler aucune des parties, pouvez-vous en justice, en honneur, en conscience désirer que l’on fasse renaître le vôtre oublié du parlement comme du roi même, et que l’on renverse un projet d’édit de cette importance, bon de votre propre aveu en tout ce qui est de votre goût, et qui ne regarde point votre petit intérêt à qui vous voulez que tout cède ? J’en appelle à la noblesse de votre cœur et à votre droite raison, monsieur ; vous êtes citoyen avant d’être duc, vous êtes sujet avant d’être duc, vous êtes fait par vous-même pour être homme d’État, et vous n’êtes duc que par d’autres. Pour me confirmer davantage dans mon avis, donnez-moi, je vous conjure, une copie du brevet de 1645 ; expliquez-moi bien 1622, 1631 et la réception de 1637. Je vois que par un excès de charité vous en faites une réticence éloquente dans votre mémoire. Moi, qui ne suis ni éloquent ni charitable, que j’en sache, je vous prie, l’anecdote dans tous ses points et dans tous ses détails. Vous savez comme moi tout ce que je vous suis, monsieur. »

Voici ma réponse à cette lettre, de Marly, 6 mai.

« J’ai reçu ce matin, monsieur, l’honneur de vos deux dernières lettres, l’une revenue de Paris, l’autre droit ici ; j’en respecte la gronderie, j’en aime l’esprit, permettez-moi la liberté du terme. Je reçois avec action de grâces le rendez-vous de samedi à Versailles. Je suis ravi de la peine que vous avez bien voulu prendre de tout lire, et je ne puis différer de vous remercier très-humblement des éclaircissements que vous me demandez. J’aurai l’honneur de vous les porter samedi avec votre lettre même pour que, sans rappeler votre mémoire, vous voyiez si je satisfois à tout. J’aurois trop à m’étendre sur ce qu’il vous plaît de me dire de flatteur ; en m’y arrêtant je m’enflerois trop. J’aime mieux m’arrêter au blâme, et vous rendre courtement et sincèrement compte de mes sentiments, comme on rend raison de sa foi.

Pour mes sentiments, pardonnez-moi si, avec tout respect, je demeure navré de ce qui regarde le sacre, et si je suis trop partie, ne soyez vous-même législateur qu’en vous mettant en la place de [ceux] sur qui portent les lois. C’est notre fonction la plus propre, la plus ancienne, la plus auguste, dont rien ne peut consoler et à laquelle d’ailleurs je ne me flatterois pas personnellement de pouvoir prétendre. Ainsi ce n’est pas moi que je pleure, mais la plaie de la dignité. Du reste, tout est si excellemment bon que si on venoit à mon avis que tout le reste passât tel qu’il est maintenant, ou que tout ce reste demeurât comme non avenu, je le ferois plutôt signer, sceller et enregistrer ce soir que demain matin, encore que le second article soit fâcheux en général, et que par un autre article je perde une cause personnelle que je tiens sans question, de bonne foi, et que vous-même trouvez bonne et juste. Voyez, monsieur, si c’est là être attaché à ses intérêts particuliers, et je vous parle en toute vérité.

« À l’égard de mon mémoire, oserois-je vous dire que je ne me crois pas tout à fait battu sur le défaut et la nécessité de l’hommage, et que, s’il en étoit question, et que vous me voulussiez traiter comme Corneille faisoit sa grossière servante, je crois que vous ne trouveriez pas mon opinion si déraisonnable. Je sais que la grande et indisputable raison est celle des offices et des officiers, mais comme elle n’est pas entrée lorsqu’elle a été mieux représentée que je ne pourrois faire en cent ans, je l’ai omise. Pour ce qui est de ce que vous appelez sophisme sur l’autorité des rois, trouvez bon que je vous suggère un terme plus fort et plus vrai, c’est une fausse raison ; non que le raisonnement n’en soit juste et certain, mais c’est que ce n’est pas par là que la question doit se décider ; cependant c’est uniquement par rapport à l’autorité qu’on se détermine contre moi. Puisque je l’ai pour moi, n’ai-je pas raison de l’expliquer, et puisque ma cause est bonne et juste, ne dois-je pas lever la difficulté qui me la fait perdre, et prendre mon juge par l’endroit dont il est uniquement susceptible, et appuyer dessus en disant ce qui est, puisque sur cela seul je serai jugé, sans aucune considération pour nulle autre raison.

« De m’opposer qu’il est injuste à moi de prétendre être ouï, tandis que j’approuve que tant d’autres soient jugés sans être entendus, un mot vous fera voir, monsieur, que cela ne doit pas m’être objecté.

« De tout ce nombre de prétendants prêts à éclore, aucun jamais n’a intenté de procès, un seul en a eu la permission, et il en est encore à en faire le premier usage, par quoi il est encore dans la condition des autres qui ont des prétentions, mais n’ont jamais eu de procès. Ceux-là, qu’on les juge par un règlement sans les entendre, que peuvent-ils opposer ? leurs prétentions sont dans leurs têtes ; est-on tenu de les supposer, et de discuter des êtres de raison qui n’ont pas la première existence, et n’est-ce pas au contraire très-bien fait d’ôter aux chimères, aux êtres de raison toute possibilité d’exister ? Mais pour ceux dont les prétentions sont par l’aveu du roi juridiquement au jour, expliquées à des juges ou naturels ou pour ce permis, qu’un tribunal est saisi, que les parties sont en pouvoir de faire juger entre elles, il ne paroît pas juste de former un article entre elles sans y avoir égard, et c’est en effet ce qui a été trouvé si peu juste par le roi et par vous-même, que le consentement de feu M. de Luxembourg fût demandé et intervînt sur le point qui le regarde dans le règlement projeté de son temps, ce qui fait que le consentement de son fils n’est plus aujourd’ hui nécessaire, puisqu’il n’y a rien de changé là-dessus d’alors. M. d’Antin forme un procès qui même est encore dans tout son entier ; on veut son consentement, on le satisfoit, il acquiesce, à la bonne heure. Ne serois-je pas malheureux si, n’y ayant que ces deux hommes et moi en procès, je me trouve seul traité comme ceux qui n’en ont point, eux consultés et contentés, moi condamné et pendu, pour ainsi dire avec ma grâce au cou, moi avec un procès pendant au parlement, avec une compétence ordonnée par le roi, enregistrée au parlement, deux préjugés du roi en plein lit de justice, renouvelés tout à l’heure à l’occasion de MM. de Villars et d’Harcourt, tandis que M. de Luxembourg, avec un préjugé contraire à lui par la provision de préséance sur lui, M. d’Antin pas seulement duc, et des plaidoyers seulement préparés et non commencés, sont ménagés ; en sorte que l’un reste pair, chose autrement à lui très-mal sûre, et pair précédant plus de la moitié des autres ; et l’autre le devient, l’autre, dis-je, qui avec toute sa faveur voit son procès perdu, s’il se juge.

« Encore une fois, monsieur, au point du sacre près, j’aime mieux perdre mon affaire, et que le règlement passe ; mais quelle impossibilité que le règlement passe, et que je ne la perde pas, votre cœur et votre esprit m’honorant, l’un de son amitié, l’autre de son suffrage et de sa persuasion que mon droit est bon ? Que si malgré raison on veut que je perde, n’en pourrois-je point être récompensé, et pour n’avoir ni charge ni gouvernement de province, ni barbe grise comme M. de Chevreuse, mettez la main à la conscience, n’ai-je pas plus de droit que lui, par voie d’échange, d’obtenir une grâce pour l’un de mes fils, en abandonnant le droit de mon rang ? Permettez-moi de vous supplier de ne pas regarder comme une extravagance cette pensée qui se peut tourner de plus d’une manière, et de considérer que, dans toutes les circonstances présentes, il seroit dur d’être regardé à trente-six ans comme un enfant.

« Outre ce que m’a dit M. de Chevreuse, instruit par d’Antin du règlement, M. le duc d’Orléans m’a dit savoir de d’Antin même qu’il alloit être fait duc et pair. N’en est-ce pas assez pour qu’un homme qui est sur les lieux puisse être en peine de son autre cause, et s’adresser pour cela à vous, qu’on sait avoir travaillé insolitement avec le roi, en le faisant avec toutes les mesures possibles ? « Mais en voilà trop pour une lettre et assez pour un supplément de mémoire. Trouvez bon que je vous supplie de le peser avec bonté et réflexion réitérée. Pour le secret, je le garde tel que, encore que vous m’ayez permis dans tout le cours de ceci de tout dire à M. d’Harcourt, je l’ai néanmoins traité en dernier lieu comme les autres, c’est-à-dire comme MM. de Chevreuse et de Charost, à qui j’ai constamment dit que je n’ai pu rien tirer de vous sur votre travail avec le roi, et que Sa Majesté vous avoit défendu d’en dire une parole. Ce qui m’a obligé d’en user ainsi avec M. d’Harcourt a été lé point sensible du sacre, et que je me suis cru plus sûr d’arrêter M. d’Harcourt, tout mesuré qu’il est, en le lui taisant, et pour le lui taire en lui taisant tout détail, qu’après le lui avoir dit. Comptez donc, monsieur, quoi qu’il arrive, sur ma fidélité, sur une inexprimable reconnoissance et sur un attachement sans mesure. »

Il faut maintenant expliquer deux choses : ma citation de M. le duc d’Orléans sur d’Antin et ma pensée pour un de mes fils.

Le roi, comme on l’a vu, avoit rejeté toute communication du projet de règlement à quelques ducs, que le chancelier lui avoit proposée, [à] moi entre autres, et comptoit que nous ignorions ce qui se passoit là-dessus. Ainsi le chancelier m’avoit renvoyé cette lettre ostensible au roi, que je lui avois écrite. La vivacité de son style montre combien il trouvoit impraticable de la lui montrer, parce que c’étoit lui montrer en même temps que j’étois dans la bouteille. Tant qu’il l’ignoroit, je ne pouvois me présenter, et il m’importoit extrêmement de le faire pour le contenir entre son penchant pour M. de La Rochefoucauld, et sur la prévention de son autorité contre ma cause ; parce que, tel qu’il étoit, il ne laissoit pas de vouloir garder des mesures, et d’en être contraint, ce qui fut sa vraie raison de rejeter la communication à quelques-uns de nous. Or, dès que l’affaire transpiroit, et que je pouvois citer ce que M. le duc d’Orléans m’en avoit dit, je pouvois paroître m’adresser au chancelier, et lui, en rendre compte au roi sans rien craindre de personnel, puisque c’étoit d’Antin qui avoit parlé à M. le duc d’Orléans, et ce prince qui me l’avoit rendu. Je mettois donc le chancelier à son aise là-dessus, et en état de dire au roi sans embarras ce qu’il auroit jugé à propos.

À l’égard de mes enfants, surpris au dernier point de la manière dont le roi avoit répondu au chancelier sur ma question de préséance, je craignis que cette idée de son autorité ne se pût détruire, parce qu’elle lui étoit entrée si avant dans la tête. Il me vint donc en pensée, lorsque le chancelier me le conta, d’essayer à faire démordre le roi par un équivalent plus difficile, ou d’obtenir cet équivalent que j’eusse sans comparaison préféré : c’étoit de faire mon second fils duc et pair, puisque, sans raison, il étoit bien question de faire celui de M. de Chevreuse, et d’Antin, et, moyennant cela, ne contester plus avec le roi, et lui laisser le plaisir et le repos de faire gagner le procès à son ami M. de La Rochefoucauld, et à ce qu’il croyoit être non de la justice, à quoi il n’eut jamais que répondre, ni ne s’en mit en fait, mais de son autorité qu’il mit toujours en avant. Le chancelier ne répudia pas cette pensée, et je la croyois d’autant meilleure que je voyois le roi en une veine présente de telles facilités à multiplier ces dignités, qu’il n’étoit question que d’en fabriquer le chausse-pied. D’autre part, je craignois encore le crédit mourant de M. de La Rochefoucauld. Ses infirmités l’avoient dépris des chasses et des voyages depuis quelque temps, mais non pas de faire de fois à autre des incursions dans le cabinet du roi, où il se faisoit mener pour l’intérêt de quelque valet ou de quelque autre rapsodie, où très-souvent il arrachoit, à force d’impétuosité, ce qu’il vouloit du roi, et que souvent aussi le roi ne vouloit pas, qui haussoit les épaules à l’abri de son aveuglement, et qui lâchoit enfin partie de compassion et d’ancienne amitié, partie pour s’en défaire. Je redoutois donc la crainte du roi des clabauderies de ce vieil aveugle, qui ne manqueroit pas de lui venir faire une sortie dès qu’il se sauroit condamné, et qui, à force de gémir, de gronder et de crier, me donneroit peut-être encore à courre. Tout cela me fit donc juger que ma proposition n’étoit point inepte, en soutenant d’ailleurs mon droit, mais dans le génie du roi, c’est-à-dire en me restreignant à mettre son autorité de mon côté. Mais, comme cette façon de combattre ne pouvoit être de mise que pour lui seul, ni même imaginée, quoique l’expérience de tous les jours apprît l’inutilité de toute autre avec lui, en quelque occasion que ce fût, où il se figurât que son autorité pouvoit être le moins du monde intéressée, j’estime qu’il est à propos de présenter ici l’état de la question qui étoit entre M. de La Rochefoucauld et moi, et les véritables raisons de part et d’autre sur lesquelles tout juge éclairé et équitable avoit uniquement son jugement à fonder. Outre que l’affaire est déjà ici nécessairement entamée, le récit n’en sera pas assez long pour le séparer de ce qui en a déjà été dit en le renvoyant aux Pièces, d’autant qu’il est dans l’ordre des temps de le commencer par celui de l’anecdote dont le chancelier me demanda, comme on a vu, l’éclaircissement entier, qui doit par cette raison avoir ici sa place.

En 1622 le comté de La Rochefoucauld fut érigé en duché-pairie par Louis XIII. Par cette grâce, M. de La Rochefoucauld devint ce qu’on appelle improprement duc à brevet [4].

Les brouilleries d’État, où les seigneurs de La Rochefoucauld, aînés et cadets, se sont très-particulièrement signalés contre les rois, depuis Henri II jusqu’à Louis XIV, et jusqu’à son favori, M. le duc de La Rochefoucauld inclusivement, avec qui j’avois ce procès à faire décider ; les brouilleries, dis-je, qui survinrent dans l’État entraînèrent celui en faveur de qui l’érection s’étoit faite contre celui qui l’en avoit honoré, et le mirent hors d’état de la faire vérifier au parlement. Il étoit encore dans la même situation, c’est-à-dire en Poitou, exilé, après s’être engagé contre le roi, lorsque le cardinal de Richelieu, premier ministre alors, fut fait duc et pair, et voulut être reçu au parlement en cette qualité le même jour et tout de suite de l’enregistrement de ses lettres.

Tandis qu’on y procédoit, le parlement assemblé et les pairs en place, le cardinal de Richelieu étoit à la cheminée de la grand’chambre, comme on s’y tient d’ordinaire jusqu’à ce que le premier huissier vienne avertir d’aller prêter le serment. On peut juger qu’il étoit environné d’une grande suite et nombreuse compagnie.

M. le Prince cependant étoit avec les autres pairs en place, avec double intention. Son dessein étoit de payer d’un trait aussi hardi qu’important les services que lui et les siens avoient reçus de M. de La Rochefoucauld et de ses pères, et s’il eut le don de prophétie, ceux que MM. ses enfants devoient recevoir du fils et du petit-fils de M. de La Rochefoucauld. Il y avoit non-seulement défaut de permission d’enregistrer ses lettres, mais une défense expresse du roi, et réitérée, au parlement de le faire. M. le Prince, de concert avec le premier président Le Jay et avec Lamoignon, conseiller en la grand’chambre, père du premier président Lamoignon, complota de saisir le moment le plus confus et le plus inattendu avec hardiesse pour faire passer l’enregistrement des lettres de La Rochefoucauld, et choisirent comme vraiment tel l’instant entre l’enregistrement de celles de Richelieu et le rapport de la vie et mœurs du cardinal pour sa réception, comptant bien que, parmi le bruit et la foule qui accompagne toujours tels actes, on ne se doute-roit et on ne s’apercevroit même pas du coup qu’ils vouloient faire réussir.

Tout convenu avec un petit nombre de ce qui devoit être et se trouva en séance pour donner branle au reste, M. le Prince, sans attendre que le second rapporteur, pour l’information de vie et mœurs, eût la bouche ouverte pour parvenir à la réception du cardinal de Richelieu, et qu’on montât aux hauts sièges pour ouïr l’avocat et l’avocat général, et y recevoir le cardinal comme on faisoit alors ; M. le Prince, dis-je, regarda le premier président, qui, sachant ce qui s’alloit faire, ne se hâtoit pas de donner la parole à ce rapporteur, et demanda s’il n’y avoit pas quelque autre enregistrement à faire, parce qu’il lui sembloit qu’il y en avoit. Le Jay, effrayé au moment de l’exécution, répondit fort bas qu’il y avoit celui des lettres de La Rochefoucauld, déjà anciennes, mais qui avoient toujours été arrêtées par le roi. « Bon, reprit M. le Prince, cela est vieux et usé, je vous réponds que le roi n’y pense plus ; » et ajouta tout de suite, en se tournant vers Lamoignon : « Quelqu’un ne les a-t-il point là ? » Lamoignon se découvre et les montre. À l’instant M. le Prince, fortifiant Le Jay de ses regards : « Rapportez-les-nous, dit-il à Lamoignon, M. le premier président le veut. » Lamoignon ne se le fit pas dire deux fois. Il enfile la lecture des lettres, la dépêche le plus vite qu’il peut, et opine après en deux mots à leur enregistrement. Les magistrats dont les trois quarts ignoroient la défense du roi de les enregistrer, et dont presque aucun, parmi ce brouhaha de la foule qui remplissoient la grand’chambre, n’avoit pu entendre le dialogue si court de M. le Prince avec le premier président, opinèrent du bonnet avec le reste de la séance, comme c’est l’ordinaire en ces enregistrements, et attribuèrent la précipitation dont on usait à l’égard d’abréger, tant qu’on pouvoit, l’attente du premier ministre d’être mandé pour être reçu. Ils n’eurent ni le temps ni l’avisement de faire réflexion que s’il n’y eût pas eu là quelque chose d’extraordinaire, il eût été de la bienséance de procéder à la réception du cardinal de Richelieu avant de faire ce second enregistrement, pour ne pas le faire attendre si longtemps, et pour que, étant reçu et en place, il en eût aussi été juge. L’arrêt de vérification des lettres de La Rochefoucauld fut prononcé d’abord après les opinions prises, et cette grande affaire fut ainsi emportée, pour ne pas dire dérobée, à la barbe du premier ministre présent dans la grand’chambre, qui ne pensoit à rien moins, et qui, parmi tout ce monde et ce bruit dont il étoit environné à cette cheminée, croyoit toujours que c’étoit son affaire qui se faisoit. Aussitôt après l’arrêt de l’enregistrement de La Rochefoucauld prononcé, on procéda à ce qui regardoit la réception du cardinal, qui prêta son serment, et toute la cérémonie s’acheva.

Au sortir du palais il apprit ce qu’il s’étoit passé, et ne put le croire. Il manda le premier président qui s’excusa sur M. le Prince, mais qui n’en essuya pas moins une rude réprimande. M. le Prince en fut brouillé quelque temps, et la disgrâce de M. de La Rochefoucauld approfondie, mais l’enregistrement n’en demeura pas moins fait et consommé. C’est ce qui attacha de plus en plus M. de La Rochefoucaud à M. le Prince, et ses enfants aux siens ; c’est ce qui forma l’intimité héréditaire de MM. de La Rochefoucauld avec les Lamoignon ; c’est ce qui fit durer l’exil de M. de La Rochefoucauld bien au delà de la fin de tous les troubles, et de la réconciliation de tous ceux qui y avoient eu part. Cet exil duroit encore lorsqu’en 1634 il y eut de nouvelles lettres d’érection de Retz en faveur du gendre après le beau-père, avec rang nouveau, et qu’au commencement de 1635 mon père fut fait duc et pair, et tous deux vérifiés et reçus au parlement sans la moindre opposition de la part de M. de La Rochefoucauld, qui apparemment n’imaginoit pas encore de les précéder, et se tenoit bien heureux d’avoir sa dignité assurée. Revenu après en grâce, il se fit recevoir en 1637, et prétendit la préséance sur M. de Retz et mon père. C’est ce qui forma la question entre la priorité d’enregistrement d’une part, et la priorité de première réception au parlement de l’autre. Il est temps de l’expliquer dans tout son jour après avoir raconté les faits, tant anciens que nouveaux, depuis la naissance de cette dispute. On ne s’arrêtera point aux écrits trop prolixes de part et d’autre, on se renfermera dans le pur nécessaire à l’éclaircissement de la question.




  1. À l’exclusion des pairs.
  2. Le manuscrit porte convenir et non disconvenir, comme on l’a imprimé dans les précédentes éditions.
  3. Il a été question de l’hommage et des cérémonies qui l’accompagnaient, t. II, p. 449. L’aveu était encore une espèce d’hommage, par lequel on se reconnaissait l’homme du seigneur. Voici une formule d’aveu extraite du Grand coutumier (t. II, p. 31) : « Tu me jures que d’ici en avant tu me porteras foi et loyauté comme à ton seigneur, et que tu te maintiendras comme homme de telle condition comme tu es ; que tu me payeras mes dettes (ce qui m’est dû) et devoirs bien et loyaûment, toutefois que payer les devras, ni ne pourchasseras choses pourquoi je perds l’obéissance de toi et de tes hoirs (héritiers), ni ne te partiras de ma cour, si ce n’est par défaut de droit et de mauvais jugement. En tout cas tu advoues ma cour pour toi et pour tes hoirs. » Le dénombrement était une déclaration que chaque vassal était tenu de faire à son seigneur quarante jours après l’hommage. Elle devait contenir rénumération de toutes les terres et droits qui dépendaient du seigneur. Ce dernier avait aussi quarante jours pour constater l’exactitude du dénombrement.
  4. Voy., sur les ducs, à brevet, t. 1er. p. 129, 130. note.