Mémoires (Saint-Simon)/Tome 8/Notes


NOTES.


I. LE CARDINAL DE POLIGNAC.


Page 102 et suiv.


Le cardinal de Polignac est un des personnages sur lesquels Saint-Simon a donné carrière à sa causticité ; il revient souvent à la charge, répète les mêmes anecdotes, et ne manque aucune occasion de décrier les talents diplomatiques du cardinal. Sans entreprendre l’apologie de ce prélat, il est bon de remarquer que d’autres contemporains ont exprimé sur le cardinal de Polignac une opinion tout opposée. Je citerai, entre autres, le marquis d’Argenson, qui a été ministre des affaires étrangères sous Louis XV, et qui ne pèche pas par excès d’indulgence. Voici dans quels termes il parle du cardinal de Polignac[1]

« Je vois quelquefois M. le cardinal de Polignac, et il m’inspire toujours les mêmes sentiments d’admiration et de respect. Il me semble que c’est le dernier des grands prélats de l’Église gallicane qui fasse profession d’éloquence en latin comme en françois, et dont l’érudition soit très-étendue. Il n’y a plus que lui qui, ayant pris place parmi les honoraires dans l’Académie des belles-lettres, entende et parle le langage des savants qui la composent. Il s’exprime sur les matières d’érudition avec une grâce et une noblesse qui lui sont propres. La conversation du cardinal est également brillante et instructive. Il sait de tout, et rend avec clarté et grâce tout ce qu’il sait ; il parle sur les sciences et sur les objets d’érudition comme Fontenelle a écrit ses Mondes, en mettant les matières les plus abstraites et les plus arides à la portée des gens du monde et des femmes, et les rendant dans des termes avec lesquels la bonne compagnie est accoutumée à traiter les objets de ses conversations les plus ordinaires.

« Personne ne conte avec plus de grâce que lui, et il conte volontiers ; mais les histoires les plus simples, ou les traits d’érudition qui paroîtroient les plus fades dans la bouche d’un autre, trouvent des grâces dans la sienne, à l’aide des charmes de sa figure et d’une belle prononciation. L’âge lui a fait perdre quelques-uns de ces derniers avantages, mais il en conserve assez, surtout quand on se rappelle dans combien de grandes occasions il a fait briller ses talents et ses grâces naturelles. Mon oncle, l’évêque de Blois, qui étoit à peu près son contemporain, m’a souvent parlé de sa jeunesse. Jamais on n’a fait de cours d’études avec plus d’éclat ; non-seulement ses thèmes et ses versions étoient excellents, mais il lui restoit du temps et de la facilité pour aider ses camarades, ou plutôt faire leurs devoirs à leur place ; si bien qu’il est arrivé au collège d’Harcourt[2], où il étudioit, que les quatre pièces qui remportèrent les deux prix et les deux accessit étoient également, sou ouvrage. Étant en philosophie au même collège, il voulut soutenir dans ses thèses publiques le système de Descartes, qui avoit alors bien de la peine à s’établir. Il s’en tira à merveille, et confondit tous les partisans des vieilles opinions. Cependant les anciens docteurs de l’Université ayant trouvé très-mauvais qu’il eût combattu Aristote, et n’ayant point voulu accorder de degrés à l’ennemi du précepteur d’Alexandre, il consentit à soutenir une autre thèse, dans laquelle il chanta la palinodie, et fit triompher à son tour Aristote des cartésiens mêmes.

« À peine fut-il reçu docteur en théologie que le cardinal de Bouillon le conduisit à Rome, au conclave de 1689, où le pape Alexandre VIII fut élu. Dès que l’abbé de Polignac fut connu dans cette capitale du monde chrétien, qui étoit alors le centre de l’érudition la plus profonde et de la politique la plus raffinée, il y fut généralement aimé et estimé. Les cardinaux françois et l’ambassadeur de France jugèrent que personne n’étoit plus propre que lui à faire entendre raison au pape sur les articles de la fameuse assemblée du clergé de 1682. C’étoit une pilule difficile à faire avaler à la cour de Rome ; cependant l’esprit et l’éloquence de l’abbé de Polignac en vinrent à bout ; il fut chargé d’en porter lui-même la nouvelle en France, et eut, à cette occasion, une audience particulière de Louis XIV, qui dit de lui en françois ce que le pape Alexandre VIII avoit dit en italien : Ce jeune homme a l’art de persuader tout ce qu’il veut ; en paroissant d’abord être de votre avis, il est d’avis contraire, mais mène à son but avec tant d’adresse qu’il finit toujours par avoir raison. Il n’avoit pas encore mis la dernière main à cette grande affaire lorsque la mort du pape le rappela à Rome. Il assista encore au conclave où fut élu Innocent XII, et revint en France l’année suivante, 1692.

« Environ deux ans après, le roi le nomma à l’ambassade de Pologne dans des circonstances fort délicates. Jean Sobieski se mouroit ; Louis XIV vouloit non-seulement conserver du crédit en Pologne, mais même donner pour successeur au roi Jean un prince dévoué à la France. Le prince s’étoit offert, et Louis XIV avoit chargé très-secrètement l’abbé de Polignac du soin de le faire élire, malgré la reine douairière [3], qui étoit Françoise, mais qui, comme de raison, favorisoit ses enfants, et en dépit de toute cabale contraire. L’abbé, tenant ses instructions bien secrètes, étoit arrivé à la cour de Sobieski un an avant sa mort. Il avoit enchanté tous les Polonois par la facilité avec laquelle il parloit latin. On l’auroit cru un envoyé de la cour d’Auguste, si on ne l’eût entendu parler françois avec la reine, qui se laissa séduire par sa figure et son esprit, mais qui ne pouvoit pas renoncer pour lui à l’intérêt de sa famille. Sobieski mourut, et la diète générale s’assembla pour lui choisir un successeur.

« L’éloquence de l’abbé de Polignac, les promesses et les espérances dont il leurra les Polonois, eurent d’abord tant de succès, qu’une bonne partie de la nation, ayant à sa tête le primat, proclama le prince de Conti ; mais, dans le même moment, les sommes qu’avoit répandues l’électeur de Saxe furent cause qu’il y eut une double élection, dans laquelle ce prince allemand fut élu. L’un et l’autre prétendant à la couronne arrivèrent pour soutenir leur parti, et continuèrent d’employer les moyens qui leur avoient d’abord réussi ; mais ceux de l’électeur étoient plus effectifs et plus solides : il avoit de l’argent et même des troupes. Au contraire, le prince de Conti, après avoir reçu les honneurs de roi à la cour de France, aborda sur un seul vaisseau françois à Dantzick, et y séjourna pendant six semaines, mais sans avoir d’autres moyens pour faire valoir la légitimité de son élection que la bonne mine et l’éloquence de l’abbé de Polignac. Ces ressources se trouvèrent bientôt épuisées ; le prince de Conti et l’abbé même furent contraints de revenir en France.

« Quoique l’on fut trop juste et trop éclairé à la cour de Louis XIV pour ne pas sentir que ce n’étoit pas la faute de l’ambassadeur si sa mission n’avoit pas eu un plus glorieux succès, il fut cependant exilé de la cour pendant quatre ans. Il employa ce temps utilement pour augmenter la masse de ses connoissances, qui étoit déjà si grande. Enfin, en 1702, il fut renvoyé à Rome en qualité d’auditeur de rote. Il y trouva de nouvelles occasions de briller et de se faire admirer, et en fut récompensé par la nomination du roi Jacques d’Angleterre au cardinalat.

« Il étoit prêt à en jouir lorsqu’il fut rappelé à la cour de France dans des circonstances très-critiques. En 1710, on l’obligea de se rendre, avec le maréchal d’Huxelles, à Gertruydemberg, chargé de proposer aux ennemis de Louis XIV, de la part de ce monarque même, de se soumettre aux conditions les plus humiliantes pour faire cesser la guerre. Malheureusement, tout l’esprit et toute l’éloquence du futur cardinal y échouèrent. Enfin, deux ans après, il fut nommé plénipotentiaire au fameux congrès d’Utrecht, et il faut remarquer qu’il étoit dès lors nommé à Rome cardinal in petto ; mais quoique tout le monde sût en Hollande qui il étoit, il ne portoit ni titre ni habits ecclésiastiques ; il étoit vêtu en séculier, et on l’appeloit M. le comte de Polignac. Ce fut dans cet état, et sous cet incognito, qu’il suivit toutes les négociations d’Utrecht jusqu’au moment de la signature du traité ; mais alors il déclara qu’il ne lui étoit pas possible de signer l’exclusion du trône d’un monarque à qui il devoit le chapeau de cardinal. Il se retira, et vint jouir à la cour de France des honneurs du cardinalat.

« Lorsque, après la mort de Louis XIV, il fut exilé dans son abbaye d’Anchin, en Flandre [4], ces bons moines flamands tremblèrent en le voyant arriver dans leur monastère ; mais ils pleurèrent et furent au désespoir quand il les quitta, après la mort du cardinal Dubois et du régent. Ils n’étoient point capables de juger de son mérite en qualité de bel esprit, ni de rien entendre à son érudition ; mais ils l’avoient trouvé doux, aimable ; et, loin de les piller, il avoit embelli leur église et rétabli leur maison.

« Il fut obligé de retourner à Rome à la mort de Clément XI, et il assista aux conclaves où furent élus Innocent XIII, Benoît XIII et Clément XII. Pendant les deux premiers pontificats, il a été chargé des affaires de France à Rome. Cette ville a toujours été le plus beau théâtre de sa gloire ; l’on eût dit que l’ancienne grandeur romaine rentroit avec lui dans sa capitale. De son côté, quand il en est revenu, il a paru chargé des dépouilles de Rome, assujettie par son esprit et par son éloquence ; et l’on peut dire au pied de la lettre, qu’à son dernier voyage, il a transporté une partie de l’ancienne Rome jusque dans Paris, en plaçant dans son hôtel une collection de statues antiques et de monuments tirés des ruines du palais des premiers empereurs.

« Encore une fois, je ne peux voir le cardinal de Polignac sans me rappeler tout ce qu’il a fait et appris depuis plus de soixante ans ; je reste pour ainsi dire en extase vis-à-vis de lui, et en admiration de tout ce qu’il dit. On trouve que son ton est vieilli aussi bien que sa figure. Il est vrai que son ton est passé de mode ; mais ne seroit-ce pas à cause que nous avons perdu l’habitude d’entendre parler de science et d’érudition que M. le cardinal de Polignac commence à nous enuuyer ? Car d’ailleurs personne ne traite ces matières avec moins de pédanterie que lui : s’il cite, c’est toujours à propos, parce que, comme il a une prodigieuse mémoire, elle lui fournit de quoi soutenir la conversation sur tous les points, quelque matière que l’on traite. Pour moi, qui ai fait mes études, mais à qui il reste encore bien des choses à apprendre, j’avoue que je n’ai jamais pris de leçons plus agréables que celles qu’il donne dans la conversation. »


II. MADEMOISELLE DE LA MOTHE-H0UDANCOURT.


Page 329.


Mlle de La Mothe-Houdancourt[5], dont Saint-Simon parle (p. 329 de ce volume), avoit vivement excité l’attention de la cour en 1661, et avoit été regardée comme une rivale dangereuse pour Mlle de La Vallière. Les Mémoires du temps sont remplis de ces détails. Mme de Motteville raconte que le roi, qui étoit alors à Saint-Germain, avoit pris l’habitude d’aller à l’appartement des filles de la reine. « Comme l’entrée de leur chambre, ajoute-t-elle, lui étoit interdite par la sévérité de la dame d’honneur[6], il entretenoit souvent Mlle de La Mothe-Houdancourt par un trou qui étoit à une cloison d’ais de sapin, qui pouvoit lui en donner le moyen. »

Bussy-Rabutin parle aussi de Mlle de La Mothe dans son Histoire amoureuse des Gaules. Après avoir raconté une scène de jalousie entre Louis XIV et Mlle de La Vallière, il ajoute : « Le roi vit, le jour suivant, Mlle de La Mothe, qui est une beauté enjouée, fort agréable et qui a beaucoup d’esprit. Il lui dit beaucoup de choses fort obligeantes ; il fut toujours auprès d’elle, soupira souvent, et en fit assez pour faire dire dans le monde qu’il en étoit amoureux, et pour le persuader à Mme sa mère, qui grondoit sa fille de ne pas répondre à la passion d’un si grand monarque. Toutes les amies de la maréchale s’assemblèrent pour en conférer, et après être convenues que nous n’étions plus dans la sotte simplicité de nos pères, elles querellèrent à outrance cette aimable fille. Mais elle avoit dans le cœur une secrète attache pour le marquis de Richelieu ; ce qui faisoit qu’elle voyoit sans plaisir l’amour que le roi lui témoignoit. »

Le jeune Brienne donne, dans ses Mémoires [7], des détails sur cette passion de Mlle de La Mothe pour le marquis de Richelieu, mais sans en indiquer les suites. Nous les apprenons par des lettres anonymes de cette époque : elles sont adressées par une femme de la cour à Pellisson, qui accompagnoit Fouquet en Bretagne.

« Il ne s’est rien passé de considérable en cette cour depuis que vous en êtes parti, que le congé donné à Mlle de La Mothe par la reine mère [8]. Ce fut M. de Guitri qui eut ordre de le lui dire la veille du départ du roi [9]. La reine mère souhaitoit que la chose se fît sans éclat, et que La Mothe se retirât sous prétexte de maladie ou quelque autre raison. Mais elle fut chez Mme la Comtesse [10] le lendemain bon matin, et après avoir appelé Mme de Lyonne au conseil, il fut résolu qu’on engageroit la reine [11] à prier la reine mère en sa faveur. Cette résolution prise, on chercha les moyens d’engager la reine à faire cette prière. On crut que la voie de Molina [12] étoit la meilleure ; on la prit, et l’abbé de Gordes fut dépêché vers elle. Molina promit de s’employer de tout son pouvoir et de faire agir la reine.

« En effet, comme la reine mère revenoit de la promenade, elle fut priée de la part de la reine d’entrer dans son appartement seule, et, y étant, la reine la pria avec des termes pressants de pardonner à La Mothe. Elle lui dit qu’elle savoit bien qu’elle n’aimoit pas la galanterie ; que si, après ce pardon, La Mothe ne vivoit pas avec la dernière régularité, et ne servoit pas d’exemple aux filles de la reine mère et aux siennes, elle seroit la première à prier la reine mère de la chasser. Voyant que toute cette éloquence étoit inutile, elle fit sortir La Mothe tout en pleurs de son cabinet, où elle avoit été enfermée toute l’après-dînée, qui vint se jeter aux pieds de la reine mère, qui, craignant de s’attendrir, ou, comme elle a dit depuis, ne voulant pas lui reprocher sa mauvaise conduite, passa dans le grand cabinet de la reine, et fut entendre une très-mauvaise comédie espagnole.

« Depuis, La Mothe a fait prier la reine mère par la reine de souffrir qu’elle se retirât au Val-de-Grâce ; ce qui lui a été refusé par la reine mère, parce qu’elle a dit qu’il y alloit trop de monde. On la mit à Chaillot.

« Le sujet de sa disgrâce est conté diversement. Les uns disent qu’elle a écrit une lettre où elle traite le marquis de Richelieu de traître et de perfide, pour l’avoir abandonnée, et que cette lettre a été interceptée ; les autres, que le marquis a voulu se rengager dans ce même commerce avec elle, et qu’on l’a appréhendé ; qu’il lui a écrit une lettre plus tendre que toutes celles qu’il lui avoit écrites autrefois, et qu’on a su qu’il l’avoit écrite. On fait d’étranges contes d’elle, et c’est ce qui fait qu’elle veut entrer dans un couvent que la reine mère lui choisira, parce qu’autrement elle ne pourroit se justifier. »

Le 7 septembre, la même personne revenoit encore, dans une lettre adressée à Pellisson, sur la disgrâce de Mlle de La Mothe : « On a fait quatre vilains vers pour l’aventure de Mlle de La Mothe, que Mme de Beauvois [13] a fait chasser. C’est le bon M. de La Mothe[14] qui me les a dits. Il y a une vilaine parole ; mais n’importe ; ce n’est pas moi qui l’y ai mise :

« Ami, sais-tu quelque nouvelle
De ce ce qui se passe à la cour ?
On y dit que la maq…….
A chassé la fille d’amour. »

« Tout le monde blâme M. le marquis de Richelieu[15]. »


III. MADAME LA COMTESSE DE SOISSONS (OLYMPE MANCINI).


Page 441 et suiv. du tome VI.


Parmi les personnages que Saint-Simon avoit peu connus, et qu’il a traités avec une sévérité excessive, on ne doit pas oublier la comtesse de Soissons (Olympe Mancini) ; il en parle souvent dans ses Mémoires, et entre autres à l’occasion de sa mort (t. VI, p. 441-444 de notre édition). M. Amédée Renée, dans son ingénieux et savant ouvrage sur les Nièces de Mazarin, a relevé plusieurs erreurs de ce dernier passage. Saint-Simon dit (p. 442) « qu’elle (la comtesse de Soissons) fit sa paix et obtint son rappel par la démission de sa charge, qui fut donnée à Mme de Montespan. » Puis il ajoute : « La comtesse de Soissons, de retour, se trouva dans un état bien différent de celui d’où elle étoit tombée. » M. Amédée Renée fait remarquer que ce ne fut que beaucoup plus tard, en 1680, à l’époque où Olympe s’enfuit hors de France, qu’elle se démit de sa charge, qui fut, non point donnée, mais vendue par elle, moyennant deux cent mille écus, à Mme de Montespan. Celle-ci l’avoit convoitée pendant tout son règne de favorite, et elle ne l’obtint qu’aux approches de sa disgrâce.

Une assertion plus grave est relative à l’empoisonnement de Marie-Louise d’Orléans, reine d’Espagne, dont Saint-Simon accuse la comtesse de Soissons (t. VI, p. 443). Il prétend que cette princesse mourut peu de temps après avoir bu du lait glacé que lui apporta Olympe Mancini, et il ne manque pas de rapprocher le sort de Louise d’Orléans de celui de sa mère, Henriette d’Angleterre. Nous avons vu (t. III, p. 448) que rien n’étoit moins certain que l’empoisonnement de Madame. M. Amédée Renée prouve que l’on doit également douter des assertions de Saint-Simon relatives à l’empoisonnement de sa fille [16]. Je me bornerai à résumer ce passage de son livre, et souvent même je le citerai textuellement.

« Saint-Simon, dit-il [17], avoit rapporté de son voyage d’Espagne cette anecdote de lait empoisonné ; il y ajouta foi sans nul doute, sans regarder de près à l’invraisemblance de l’histoire. Cette reine à qui l’on procure du lait en cachette, comme la chose la plus introuvable, et qui s’en fait apporter par une princesse étrangère, au lieu de s’adresser à son maître d’hôtel, cela ne ressemble-t-il pas à un conte arabe ? Il n’est guère étonnant d’ailleurs que les bruits d’empoisonnement qui avoient déjà couru sur la comtesse de Soissons aient donné lieu en Espagne à de nouveaux soupçons et à une sorte de légende populaire. Mais dans une sphère plus élevée, on ne trouve que Saint-Simon qui attribue ce crime à Olympe. Examinons les témoignages contemporains. La palatine, duchesse d’Orléans, qui étoit la belle-mère de la reine d’Espagne, croit à l’empoisonnement comme Saint-Simon, mais il n’est point question de lait à la glace avec elle ; elle assure que la jeune reine fut empoisonnée dans des huîtres, ce qui pourroit bien réduire la chose à un simple accident. Elle dit encore, et avec peu de vraisemblance, que ce fut le comte de Mansfeld qui procura le poison à deux femmes de chambre françaises. Quant à la comtesse de Soissons, il n’est pas question d’elle ici. »

M. Amédée Renée passe en revue tous les auteurs qui ont parlé de cet événement : Mme de La Fayette, qui raconte que le poison fut donné dans une tasse de chocolat [18] ; Mademoiselle, qui croit aussi à un empoisonnement [19], mais sans parler de la comtesse de Soissons ; Dangeau, qui raconte que le roi dit en soupant : « La reine d’Espagne est morte empoisonnée dans une tourte d’anguilles ; la comtesse de Pernitz, les caméristes Zapata et Nina, qui en ont mangé après elle, sont mortes du même poison. » Enfin, si l’on en croit Louville, qui, par sa position à Madrid, mérite la plus grande confiance, « il n’est pas douteux que cette intéressante princesse, morte empoisonnée en 1689, n’ait payé de sa vie l’inutile empire qu’elle avoit su prendre sur son époux, s Ainsi, de tous les contemporains qui parlent de cet empoisonnement, Saint-Simon reste le seul qui ait accusé de ce crime Olympe Mancini, comtesse de Soissons ; et comme son récit est d’ailleurs invraisemblable, l’historien des Nièces de Mazarin a rendu un véritable service en le soumettant à une critique sévère.


  1. Mémoires du marquis d'Argenson, p. 210 et suiv.
  2. 1. Maintenant lycée Saint-Louis.
  3. Fille du marquis d’Arquien.
  4. Le marquis d’Argenson était intendant du Hainaut à l’époque de l’exil du cardinal de Polignac ; il est probable que c’est de ce temps que date sa liaison avec lui.
  5. Elle se nommait Charlotte-Éléonore-Madeleine de La Mothe-Houdancourt; elle épousa, en 1671, Louis-Charles de Lévi, duc de Ventadour.
  6. La dame d'honneur était alors la duchesse de Navailles.
  7. Mémoires de Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne, t. II, p. 173, 174 (édit. de 1828).
  8. Anne d’Autriche.
  9. Le roi partit pour Nantes le 1er septembre 1661.
  10. Olympe Mancini, comtesse de Soissons. On prétendait que cette nièce de Mazarin avait voulu donner Mlle de La Mothe pour maîtresse au roi à la place de Mlle de La Vallière.
  11. Marie-Thérèse.
  12. La Molina était une des femmes attachées au service de Marie-Thérèse. Mme de Motteville en parle dans ses Mémoires.
  13. Mme de Beauvais, fort connue par ses aventures galantes, était première femme de chambre de la reine Anne d’Autriche.
  14. Il s’agit ici de La Mothe Le Vayer, dont on parle plusieurs fois dans cette lettre, ainsi que de Ménage, de Boisrobert, de Nublé.
  15. Ces deux lettres furent saisies avec les papiers de Pellisson que le roi fit arrêter en même temps que Fouquet. Elles sont conservées à la Bibliothèque impériale, dans les manuscrits de Baluze.
  16. Ibid., p. 225 et suiv.
  17. Ibid., p. 226.
  18. Mémoires de Mme de La Fayette, collect. Petitot, t. LXIV, p. 75 et suiv.
  19. Mémoires de Mademoiselle, collect. Petitot, t. XLIII, p. 389 et suiv.