Mémoires (Saint-Simon)/Tome 8/8


CHAPITRE VIII.


Vendôme, demandé de nouveau pour général par l’Espagne, épouse tristement Mlle d’Enghien. — Mort du duc de Coislin ; son caractère. — Hoquet inouï fait par le roi à l’évêque de Metz sur sa succession à la dignité de son frère. — Occasion, cause et fin de ce hoquet. — Habit et manière de signer de M. de Metz. — Évêques d’Espagne, devenus grands par succession, ne portent plus le nom de leur évêché. — Mort, aventures, caractère et singularités de la maréchale de La Meilleraye. — Maison de Cossé.


Ces mois de mars et d’avril furent heureux pour les bâtards. L’Espagne pressa de nouveau pour obtenir M. de Vendôme qui, se voyant sans ressource en ce pays-ci, et confiné fort solitairement à Anet, brûloit d’envie d’obtenir la permission d’y aller, qu’il avoit négociée comme on l’a dit ailleurs avec la princesse des Ursins, et sur laquelle il faisoit insister. En attendant, se voyant délivré de M. le Prince et de M. le Duc, il espéra qu’il n’y auroit plus d’obstacle à son mariage avec Mlle d’Enghien, à qui M. et Mme du Maine l’avoient mis dans la tête, mais dont ils n’avoient pu venir à bout tant que M. le Prince et même M. le Duc avoient vécu. Elle avoit trente-trois ans, elle étoit extrêmement laide : sa vie s’étoit passée au fond de l’hôtel de Condé dans la plus cruelle gêne, ce qui lui avoit fait désirer, pour en sortir, quelque mariage que ce fût. La gêne avoit fini avec M. le Prince, mais l’ennui subsistoit avec Mme la Princesse, de chez qui elle ne pouvoit sortir qu’en se mariant. M. du Maine vouloit une princesse du sang pour M. de Vendôme, et décorer de plus en plus la bâtardise. M. de Vendôme, qui n’avoit jamais voulu se marier, fut touché de l’honneur de devenir gendre de M. le Prince, piqué de n’avoir pu en être accepté ni même de M. le Duc pour beau-frère par sa disgrâce. Toutes ces raisons le pressèrent de faire ce mariage après eux. Ce fut l’ouvrage de M. du Maine ; le roi y consentit, et le mariage fut déclaré le 26 avril.

S’il falloit de l’ambition pour se résoudre à épouser Mlle d’Enghien, il falloit un grand courage pour épouser M. de Vendôme, presque sans nez et manqué deux fois par les plus experts. Mais tout leur fut bon à l’un et à l’autre, à elle pour avoir du bien et de la liberté, à l’autre par la vanité de se montrer encore assez grand dans l’état de santé et de disgrâce où il étoit, pour épouser une princesse du sang qu’il acheta de tout son bien qu’il lui donna par leur contrat de mariage, s’il mouroit avant elle sans enfants, comme toutes les apparences y étoient, et comme cela arriva en effet. Mme la Princesse et Mme la Duchesse n’apprirent ce mariage que par M. du Maine, et comme arrêté et comme le roi le voulant. Mme la Princesse se mit à pleurer, allégua vainement la mémoire peu comptée de M. le Prince, et ne pouvant rien empêcher, laissa tout faire sans en vouloir plus ouïr parler. Mme la Duchesse se rengorgea, se fâcha, mais ce fut tout ; elle n’avoit point d’autorité sur sa belle-soeur. M. du Maine se chargea de tout, du contrat de mariage, de la publication des bans, de la noce. La manière dont tout s’y passa montra à quel point M. de Vendôme étoit perdu. Il eut peine à obtenir permission d’aller en parler au roi à Versailles ; ce fut à condition de se tenir beaucoup dans sa chambre, de n’y voir personne, et personne presque ne s’y présenta. Sa conversation avec le roi fut sèche et courte, et il retourna tout aussitôt à Anet. Il n’eut pas la liberté de venir faire signer son contrat de mariage. M. du Maine tout seul le présenta à signer sans être accompagné de personne d’aucun côté, et le roi voulut qu’on prît le temps d’un voyage à Marly pour faire le mariage à Sceaux, sans fête, sans bruit, dans la plus grande obscurité, et ne voulut point ouïr parler de fiançailles dans son cabinet ; le contrat de mariage fut donc signé à Marly, le 13 mai, de cette façon clandestine.

M. de Vendôme vint droit d’Anet à Sceaux, le jeudi 15 mai, fut le soir même fiancé, marié et couché avec Mlle d’Enghien ; Mme la Princesse, M. le Duc, M. le comte de Charolois, son frère, Mme la princesse de Conti, M. son fils et Mmes ses filles, M. et Mme du Maine et MM. leurs enfants présents avec quelques domestiques, et qui que ce soi autre. Dès que la messe fut dite à minuit, tous les princes et princesses du sang s’en allèrent et ne revinrent plus. M. de Vendôme demeura le lendemain vendredi à Sceaux, avec M. et Mme du Maine, leurs enfants et leurs domestiques uniquement et la nouvelle mariée, et le samedi M. de Vendôme l’y laissa et s’en retourna à Anet. Ni l’un ni l’autre ne reçurent aucun compliment de la part du roi, ni de pas une des personnes royales ; on ne parla pas seulement de ce mariage ; ce fut comme chose non avenue. M. du Maine revint dès qu’il le put à la cour, et Mme de Vendôme retourna chez Mme la Princesse jusqu’à ce que la maison du grand prieur au Temple fût prête, qui étoit en grand désarroi, et le grand prieur hors du royaume. Quel eût été l’éclat de cette noce quelques années plus tôt, et quel contraste avec les retours si radieux de M. de Vendôme d’Italie ! On remarqua que M. de Vendôme, qui n’avoit point vu tous ces princes et princesses du sang qui se trouvèrent à son mariage, ne leur y fit pas le moindre compliment. Il fut là comme à la noce d’un autre, et depuis à Anet comme s’il avoit oublié qu’il étoit marié.

Le duc de Coislin ne survécut pas longtemps à son ami M. le Duc ; c’étoit le seul homme qui l’eût subjugué, qui ne lui passoit rien et qui lui lâchoit quelquefois des bordées effroyables, sans que M. le Duc osât souffler. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, extraordinaire au dernier point, et qui se divertissoit à le paroître encore plus qu’il ne l’étoit en effet, plaisant en sérieux et sans chercher à l’être, toujours salé, fort amusant, méchant aussi et dangereux, qui ne se refusoit rien, qui méprisoit la guerre qu’il avoit quittée il y avoit longtemps, et la cour où il n’alloit presque jamais, par conséquent mal avec le roi, dont il ne se mettoit guère en peine ; fort du grand monde, qu’il cherchoit moins qu’il n’en étoit recherché et de la meilleure compagnie. Il se piquoit de ne saluer jamais personne le premier et le disoit si plaisamment qu’on ne pouvoit qu’en rire. Quand le roi eut achevé Trianon comme il est aujourd’hui, tout le monde s’empressa de l’aller voir. Roquelaure demanda au duc de Coislin ce qu’il lui en sembloit : il lui dit qu’il ne lui en sembloit rien parce qu’il ne l’avoit pas vu. « Je sais bien pourquoi, lui répondit Roquelaure, c’est que Trianon ne t’est pas venu voir le premier. » Il faut encore que je dise ce trait du duc de Coislin. La fantaisie lui prit, au duc de Sully, son beau-frère, et à M. de Foix, d’aller au parlement, et ils me pressèrent tant d’y aller avec eux que je ne pus le refuser, et c’est l’unique fois que j’y aie été sans nécessité. M. de Foix, qui étoit paresseux et qui passoit les nuits en compagnie, n’y vint point, de sorte que je m’y trouvai assis entre les deux beaux-frères.

Le Nain, doyen alors du parlement, et un des plus estimés pour sa probité, son exactitude et ses lumières, rapporta un procès considérable où il y avoit pour quarante mille francs de dépens qu’il conclut à compenser ; les premiers avis furent conformes à celui du rapporteur. C’étoit à huis clos, à la petite audience ; ainsi nous entendions tout parce qu’on opinoit de sa place sans se lever. Le Meusnier, vieux conseiller, clerc aussi fort habile, mais de réputation plus que louche, ouvrit l’avis de faire payer les dépens. Plusieurs le suivirent et d’autres non, car pour le fond du jugement il fut tout d’une voix de l’avis du rapporteur. Voilà le duc de Coislin qui se met à rire et à me dire qu’il faut faire un partage, et que cela sera plaisant de voir la grand’chambre s’aller faire départager à une chambre des enquêtes. Je crus qu’il plaisantoit, mais comme je le vis attentif à suivre et à compter les voix de part et d’autre et à me presser de partager, c’est-à-dire de prendre l’opinion la moins nombreuse, je lui demandai s’il n’avoit point de honte de vouloir coûter quarante mille livres à des gens, pour se divertir ; qu’ignorants comme nous l’étions, il falloit aller à l’avis le plus doux, surtout avec la garantie d’un homme exact, éclairé et intègre comme étoit Le Nain., qui avoit bien examiné l’affaire. Il se moqua de moi et dit toujours que cela seroit plaisant et qu’il ne le manqueroit pas. De pitié pour ces parties, dont nous ne connoissions aucune, je m’assurai du duc de Sully, qui blâma son beau-frère et qui convint avec moi qu’il seroit pour compenser les dépens. Nous opinâmes les derniers, et tous trois tînmes parole. Le duc de Coislin, qui par son calcul avoit vu qu’il partageroit en prenant l’avis de Le Meusnier, en fut. Je me rangeai après à celui de Le Nain, et après moi le duc de Sully. Le premier président Harlay, qui avoit compté aussi et qui vit le partage, se met à regarder les présidents à mortier, à leur dire qu’il y a partage, puis à remontrer à la compagnie l’indécence de cet inconvénient dans un tribunal comme la grand’chambre ; qu’il falloit tâcher de se réunir à une opinion ; que la sienne étoit de compenser les dépens ; et qu’il alloit reprendre les voix. Pendant qu’on opinoit, le duc de Coislin crevoit de rire, et moi de l’exhorter à se contenter du plaisir qu’il s’étoit donné et de ne pas pousser l’affaire à bout. Jamais il n’y voulut entendre, bien résolu de changer d’avis ou non, suivant que cela serviroit au partage. Il fut encore de l’avis de Le Meusnier, le duc de Sully et moi de celui du rapporteur, le premier président aussi ; et encore partage.

Voilà le premier président fort fâché qui harangua près d’un quart d’heure, qui tâcha de piquer d’honneur messieurs d’éviter la honte de s’aller faire départager aux enquêtes, qui dit qu’il va reprendre pour la troisième fois les avis, et que, pour abréger, parce que les raisons sont suffisamment entendues, il suffira que chacun opine qu’il est de l’avis du rapporteur ou de Le Meusnier. Le diable voulut que le partage subsistât, quoique plusieurs conseillers eussent changé d’avis suivant qu’ils comptoient jusqu’à eux pour éviter le partage, et toujours M. de Coislin pour payer les dépens. Le malheur fut qu’avec une voix de plus pour Le Meusnier il n’y avoit plus partage. Harlay, qui l’avoit bien compté et qui regardoit noir le duc de Coislin, dont la seule voix fit en dernier lieu ce désordre, exposa le cas à la compagnie, tâcha de la toucher en faveur des parties perdantes, à qui une seule voix coûteroit un partage injurieux pour la compagnie, ou quarante mille livres de plus. Il eut beau dire, personne ne répondit à ses semonces réitérées, tellement que, comme il vit qu’il falloit enfin prononcer, il préféra l’honneur prétendu de la grand’chambre à la bourse de ces pauvres parties, dit que pour éviter le partage, il revenoit à l’avis de Le Meusnier et prononça l’arrêt avec la condamnation aux dépens. Je pouillai le duc de Coislin tant que je pus, qui étoit ravi et mouroit de rire.

Il étoit notoirement impuissant, et pour cela même se ruinoit avec une comédienne, qui le gouverna jusqu’à sa mort, et à qui sa famille, et tout ce peu de gens qui pouvoient avoir affaire à lui, faisoient leur cour. Il étoit veuf depuis longtemps de la sœur d’Alègre, depuis mort maréchal de France, qu’il avoit rendue fort malheureuse : M. de Metz et la duchesse de Sully, son frère et sa sœur, étoient ses héritiers. Il mourut à Paris, dans le temps du mariage de M. de Vendôme, pendant que le roi étoit à Marly, où j’étois ce voyage. On y apprit cette mort entre midi et une heure. La dignité passoit de plein droit à M. de Metz, son frère unique, et cela fit la conversation.

Le comte de Roucy qui, sans avoir le sens commun, mais beaucoup de brutalité, d’assiduité et de bassesse, étoit de tout à la cour de Monseigneur, et quoique sans estime, depuis Hochstedt surtout, point trop mal avec le roi, étoit aussi avec un air de bon homme et sans façon avec tout le monde, et particulièrement avec les valets, à qui cela plaisoit fort, le plus envieux de tous les hommes, et en dessous le plus sottement glorieux. [Il] se trouva choqué que M. de Metz devînt duc et pair. Il alla chez Monseigneur, à qui il dit que l’évêque de Metz seroit plaisant à voir en épée et en bouquet de plumes ; et comme il avoit affaire à un aussi habile homme que lui, il l’infatua, par ces sottises-là, que M. de Metz, étant prêtre et évêque, ne pouvoit être duc et pair ; comme si, pour l’être, il falloit porter une épée et un bouquet de plumes, et qu’il n’y eut pas des évêques pairs séant au parlement avec un habit qui leur est particulier. De là il alla à la fin du dîner de Mgr et de Mme la duchesse de Bourgogne, avec les mêmes propos, qui ne les persuadèrent pas si facilement. Mgr le duc de Bourgogne se moqua de lui et de ses fades et malignes plaisanteries, et voulut bien démontrer, ce qui fut court et aisé, que M. de Metz pouvoit et devoit recueillir la dignité de son frère, puisqu’il en héritoit de droit, qu’il étoit fils de celui pour qui l’érection avoit été faite, et qu’il n’étoit mort au monde par aucun crime ni par aucun vœu religieux. Les envieux et les ignorants dont les cours sont pleines, il s’en trouva en nombre qui firent chorus avec le comte de Roucy, sans que pas un pût alléguer quoi que ce fût, que ce ridicule inepte d’épée et de bouquet de plumes qui à peine auroit pu surprendre les petits enfants. M. de Metz n’étoit point mal avec le comte de Roucy, et il n’y avoit jamais eu d’ocasions entre eux ; mais il avoit aussi sa portion de cadet d’extraordinaire, n’étoit pas bon, n’étoit pas aimé de tout le monde, et sa fortune ecclésiastique avoit révolté contre lui beaucoup de gens de cet état, quoique la plupart hors de portée d’un siège tel que Metz et d’une charge comme la sienne. Toute la journée se passa dans cette dispute dans les compagnies et dans le salon ; mais le soir l’étonnement fut grand, quand on apprit que le roi y faisoit de la difficulté, que Monseigneur l’avoit fort appuyée dans le cabinet après le souper, et que Mgr le duc de Bourgogne y avoit aussi solidement qu’inutilement plaidé pour M. de Metz. Le lendemain il eut défense du roi, par Pontchartrain, de prendre ni titre, ni marque, ni rang, ni honneurs de duc jusqu’à ce que le roi se fût fait rendre compte de son affaire. M. de Metz eut beau presser du moins que quelqu’un en fût chargé, il n’en put venir à bout ; et, las d’attendre dans un état aussi triste, il fit ôter ses armes de sa vaisselle, de ses carrosses, et de partout où elles étoient parce qu’il n’osoit porter le manteau ducal, et qu’il ne vouloit pas s’en abstenir ; et de dépit il s’en alla brusquement dans son diocèse. Il n’avoit garde d’obtenir que quelqu’un fût chargé de son affaire pour en rendre compte au roi, encore moins d’être entendu lui-même. Le roi, quoique peu instruit, savoit très-bien qu’il n’y avoit nulle difficulté, et qu’il étoit duc et pair de plein droit à l’instant de la mort de son frère ; mais il étoit outré contre M. de Metz, il l’étoit de façon à ne vouloir pas le montrer, et il fut ravi de cette sottise du comte de Roucy et du bruit qu’elle fit dans un peuple ignorant et jaloux de tout. Il la saisit, et ne pouvant faire pis à M. de Metz, il le châtia cruellement de la sorte, sous prétexte de ne rien précipiter, et d’un éclaircissement qu’il n’avoit garde de prendre, mais dont il pouvoit faire durer le prétexte tant qu’il lui plairoit, et par conséquent le désespoir de M. de Metz, qui en tomba malade, et à qui, réellement et de fait, la tête en pensa tourner et en fut fort près. Son fait que voici étoit double.

Le roi, après avoir fort aimé le cardinal de Coislin et eu pour lui jusqu’à sa mort une estime déclarée qui alloit, et très-justement, jusqu’à la vénération, se laissa depuis aller au P. Tellier, qui, pour fourrager à son plaisir le diocèse d’Orléans, de concert en cela avec Saint-Sulpice, persuada au roi que ce cardinal étoit janséniste, et qu’il avoit mis en place dans son diocèse tous gens qu’il en falloit chasser. C’étoient des hommes du premier mérite en tout genre, et connus et goûtés comme tels, et qui étoient fort attachés au cardinal. Ils furent chassés et quelques-uns exilés. Tout le diocèse cria. Cela aigrit les persécuteurs qui avoient Fleuriau, évoque d’Orléans, à leur tête. Ils firent ôter la tombe du cardinal, parce qu’on s’étoit accoutumé à y aller prier ; et on empêcha avec violence ce pieux usage qui avoit commencé dès sa mort, et qui n’étoit qu’une suite de la constante réputation de toute sa vie. M. de Metz qui avoit protégé tant qu’il avoit pu ces ecclésiastiques chassés et exilés, perdit toute patience à l’enlèvement de la tombe de son oncle, surtout après en avoir fortement et inutilement parlé au roi. Il s’échappa en propos qui furent rapportés et envenimés, et par ceux qu’ils regardoient le plus, et qui mirent le roi de part dans leur querelle et dans leur ressentiment. L’autre point de M. de Metz fut que, s’étant trouvé un jour avec le duc de La Rocheguyon, le duc de Villeroy et MM. de Castries, qu’on commençoit à découvrir tout à fait la nouvelle chapelle qui étoit achevée, ils allèrent la voir et y menèrent Fornaro avec eux.

Ce Fornaro étoit un prétendu duc sicilien de beaucoup d’esprit, que M. de La Feuillade avoit ramené avec lui de Sicile, où il n’avoit osé retourner depuis l’amnistie, parce qu’il étoit accusé d’avoir empoisonné sa femme. Il demeura chez M. de La Feuillade tant qu’il vécut, suivant son fils dans sa jeunesse comme un gouverneur, et je l’ai vu chez moi avec lui sur ce pied-là ; et néanmoins, il tiroit quelque chose du roi, que M. de La Feuillade lui avoit fait donner. Après la mort de M. de La Feuillade, il trouva moyen de se fourrer chez M. de La Rochefoucauld, mais sans loger chez lui ; et ce fut là, dont il ne bougea, qu’il commença à faire l’homme de qualité. Il dessinoit en perfection, et il avoit beaucoup de connoissance de l’architecture, et un goût exquis pour toutes sortes de bâtiments, surtout pour les grands édifices. Il fit un degré charmant à Liancourt dans un emplacement où on n’en avoit jamais pu mettre, même un vilain. Cela lui donna de la réputation, M. de La Rochefoucauld s’en engoua et le prôna. Il le fit aller à Marly, et sur la liste comme les autres courtisans. Le roi lui parloit quelquefois de ses bâtiments et de ses fontaines, au point que Mansart en prit jalousie et peur. Il fut accusé de rapporter, et en effet, M. de La Rochefoucauld le chassa de chez lui pour quelque chose qui avoit été dit entre trois ou quatre personnes, dont aucune autre que Fornaro ne pouvoit être soupçonnée, et que le roi sut et reprocha à M. de La Rochefoucauld, et tout de suite doubla la pension de Fornaro, qui demeura à Versailles mieux avec le roi que devant, et allant plus souvent à Marly, mais fui et méprisé de tout le monde.

M. de Metz, allant donc voir la nouvelle chapelle avec ces messieurs, comme je l’ai dit, et Fornaro pour voir ce qu’il en jugeroit et la mieux considérer avec lui, aigri des affaires d’Orléans, et frappé de la quantité, de la magnificence et de l’éclat de l’or, des peintures et des sculptures, ne put s’empêcher de dire que le roi feroit bien mieux, et une œuvre bien plus agréable à Dieu, de payer ses troupes qui mouroient de faim que d’entasser tant de choses superbes, aux dépens du sang de ses peuples qui périssoient de misère sous le poids des impôts ; et il alloit paraphraser encore cette morale sans M. de Castries, aussi considéré qu’il étoit imprudent, qui le retint et lui fit peur de Fornaro ; mais il en avoit bien assez dit, et dès le soir même le roi le sut mot pour mot. Les lettres que M. de Metz écrivit à ses amis, étant à Metz, depuis ces affaires d’Orléans, ne furent pas plus discrètes. Depuis le fatal secret trouvé par M. de Louvois pour violer la foi politique et celle des lettres, le roi en vit toujours les extraits, et c’étoient des nouveaux sujets de colère, qui le piquoient d’autant plus que, retenu par la nature des voies qui l’informoient, il ne vouloit pas la montrer. Aussi se plut-il pendant près d’une année complète à se venger cruellement de M. de Metz, en suspendant son état sans en vouloir ouïr parler, et à se moquer de lui après. Quand il crut enfin que cela ne se pouvoit soutenir davantage sans une iniquité trop déclarée, il fit dire un matin par Pontchartrain à M. de Metz qu’il n’avoit pas besoin d’éclaircissements sur son affaire ; qu’il n’avoit jamais douté qu’il ne fût duc et pair de plein droit par la mort de son frère ; qu’il avoit eu des raisons pour en user comme il avoit fait ; mais qu’il trouvoit bon maintenant qu’il prît le titre, les marques, le rang et les honneurs de duc et pair ; et qu’il lui permettoit aussi de se faire recevoir au parlement en cette qualité quand il voudroit. Il étoit lors à Versailles et moi aussi. À l’instant il me le manda, parce qu’il me savoit grand gré de la manière dont j’avois pris sa défense. Une heure après il fut remercier le roi, mais il n’en put tirer quoi que ce fût sur les raisons qu’il avoit eues. Il fut reçu honnêtement, et ce fut tout. Aussitôt il prit tout ce qu’il auroit dû prendre dès l’instant de la mort de son frère, et se disposa à se faire recevoir au parlement.

Il y trouva un hoquet auquel il n’avoit pas lieu de s’attendre. Son habit fut contesté par les magistrats, et même par des ducs, dont beaucoup ne savent rien et ne veulent rien apprendre, qui prétendirent qu’il ne pouvoit paroître qu’en rochet et camail, parce qu’il étoit pair par soi et non par son siége. Cette difficulté étoit d’autant plus absurde que pair ecclésiastique n’est qu’un nom, et n’est pas une chose, puisque, quant à la dignité, il n’y a différence quelconque entre les ecclésiastiques et les laïques, et que l’habit des uns et des autres, par conséquent, ne peut être que le même pour tous, suivant la profession ecclésiastique ou laïque. Ainsi, après quelques disputes et quelques jours de délai, la raison à la fin l’emporta, et M. de Metz fut reçu en habit de pair ecclésiastique, et il n’en a point porté d’autre. Il signa aussi d’abord « le duc de Coislin, évêque de Metz. » Bientôt après il supprima « évêque de Metz » et ne signa plus que « le duc de Coislin. » Les évêques s’en scandalisèrent, il s’en moqua, mais le bruit qu’ils en firent l’engagea à ajouter « évêque de Metz » quand il écrivoit à des évêques, ce qu’il ne faisoit en aucune autre lettre, et souvent même il le supprima en leur écrivant, et les y accoutuma. Je ne sais pourquoi il ne se fit pas appeler « le duc de Coislin. » Les évêques d’Espagne n’y manquent pas quand il arrive qu’ils deviennent grands par héritage, et il n’y en a point par siége, comme je l’ai vu de l’évêque de Cuença qu’on n’appeloit que « le duc d’Abrantès. » Je pense que, se sentant mal avec le roi, il n’osa le hasarder, ni, étant le premier exemple d’un évêque devenu duc par succession, la nouveauté d’en porter le nom.

La maréchale de La Meilleraye mourut en ce même temps à quatre-vingt-huit ans. Elle étoit tante paternelle de la maréchale de Villeroy et du duc de Brissac, mon beau-frère, à l’occasion de quoi j’ai parlé (t. I, p. 77) de sa folie sur sa maison, et de l’imagination de ce bonnet qu’elle lui fit prendre, à ses armes, qui a été imité de quelques-uns, je ne sais pas pourquoi. On peut ignorer aussi la cause de cette prodigieuse ivresse de sa maison. Elle a fort brillé sous François I et sous ses enfants par les hommes illustres qu’elle a produits, et les grands emplois qu’ils ont exercés. Mais si on va au delà on trouvera que le maréchal de Gonnor et son frère aîné le maréchal de Brissac, si célèbre par les guerres de Piémont, père du comte de Brissac, si fameux pour son âge, et du premier duc de Brissac, maréchal de France de la Ligue, puis confirmé tel en recevant Henri IV dans Paris, ont fait valoir par leurs talents la faveur de leur mère, sœur du grand maître et du cardinal de Boisy et de l’amiral de Bonnivet qui pouvoient tout sur François I, desquels Anne de Montmorency, depuis grand maître et connétable de France, étoit cousin germain. Cette Gouffier qui avoit épousé leur père, si connu sous le nom du gros Brissac, fut gouvernante des enfants de France, et fit son mari ensuite leur gouverneur, grand panetier et grand fauconnier, et gouverneur d’Anjou et du Maine. Tout cela est illustre, mais il ne faut pas remonter plus haut. Le père et le grand-père de ce gros Brissac, qui étoit un gausseur et un homme d’esprit, de manège et de bonne chère, étoient au bon roi René, l’un gouverneur du château de Beaufort, l’autre sénéchal de Provence ; leurs femmes des plus médiocres, leurs terres rien, et par delà rien de suivi, et dans cela même rien que des écuyers avec les plus petits emplois, sans filiation connue, et qui ne passe pas l’an 1386. Cela ne fait pas une grande origine. Les dernières alliances des ducs de Brissac des deux branches [sont] pitoyables, et eux-mêmes, depuis le dernier maréchal, aussi pitoyables qu’elles. Ce mot de remarque m’échappe, parce que je ne vois autre chose depuis la mort du roi que des gens qui, par des noms de personnages de ce temps-là, dont ils sont ou dont ils se font, et de plus anciens encore, mais qui depuis eux n’ont eu que des lacunes en tout genre, chaussent le cothurne, éblouissent les sots et prennent des airs tout à fait ridicules. L’antiquité, la suite, les fiefs, les alliances, les emplois, au moins avec quelque durée, dans les premiers temps connus, constituent une grandeur effective, et non des choses modernes, passagères, et, pour ceux dont je parle, depuis lors sans suite et sans trace de l’homme illustre dont ils font bouclier, duquel le plus souvent ils ne descendent même pas. Mais revenons à la maréchale de La Meilleraye. On parloit devant elle de la mort du chevalier de Savoie, frère du comte de Soissons et du fameux prince Eugène, mort fort jeune, fort brusquement, fort débauché et fort plein de bénéfices, et on moralisoit là-dessus. Elle écouta quelque temps, puis, avec un air de conviction et d’assurance : « Pour moi, dit-elle, je suis persuadée qu’à un homme de cette naissance-là, Dieu y regarde à deux fois à le damner. » On éclata de rire, mais on ne la fit pas revenir de son opinion. Sa vanité fut cruellement punie. Elle faisoit volontiers des excuses d’avoir épousé le maréchal de La Meilleraye, dont elle fut la seconde femme, et n’en eut point d’enfants. Après sa mort, amourachée, devant ou après, de Saint-Ruth qu’elle avoit vu page de son mari, elle l’épousa et se garda bien de perdre son tabouret en déclarant son mariage. Saint-Ruth étoit un très-simple gentilhomme fort pauvre, grand et bien fait, et que tout le monde a connu ; extrêmement laid : je ne sais s’il l’étoit devenu depuis son mariage. C’étoit un fort brave homme et qui acquit de la capacité à la guerre, et qui parvint avec distinction à devenir lieutenant des gardes du corps, et lieutenant général. Il étoit aussi fort brutal, et quand la maréchale de La Meilleraye lui échauffoit les oreilles, il jouoit du bâton et la rouoit de coups. Tant fut procédé que la maréchale, n’y pouvant plus durer, demanda une audience du roi, lui avoua sa faiblesse et sa honte, lui conta sa déconvenue, et implora sa protection. Le roi avec bonté lui promit d’y mettre ordre. Il lava la tête à Saint-Ruth dans son cabinet, et lui défendit de maltraiter la maréchale. Cela fut plus fort que lui. Nouvelles plaintes de la maréchale. Le roi se fâcha tout de bon et menaça Saint-Ruth. Cela le contint quelque temps. Mais l’habitude du bâton étoit si forte en lui qu’elle prévalut encore. La maréchale retourna au roi qui, voyant Saint-Ruth incorrigible, eut la bonté de l’envoyer en Guyenne sous prétexte de commandement, dont il n’y avoit aucun besoin que celui de la maréchale d’en être séparée. De là le roi l’envoya en Irlande où il fut tué, et il n’eut point d’enfants.

La maréchale de la Meilleraye avoit été parfaitement belle et avoit beaucoup d’esprit. Elle tourna la tête au cardinal de Retz, jusqu’à ce point de folie de vouloir tout mettre sens dessus [dessous] en France, à quoi il travailla tant qu’il put, pour réduire le roi en tel besoin de lui qu’il le forçât d’employer tout à Rome pour obtenir dispense pour lui, tout prêtre et évêque sacré qu’il étoit, d’épouser la maréchale de La Meilleraye dont le mari étoit vivant, fort bien avec elle, homme fort dans la confiance de la cour, du premier mérite et dans les plus grands emplois. Une telle folie est incroyable et ne laisse pas d’avoir été.