Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/5


CHAPITRE V.


Étrange histoire du duc de Mortemart avec moi. — Mort, maison, famille et caractère de Mme de Maubuisson. — Mort, emplois et caractère de d’Avaux. — Étrange et singulier motif de Louvois, qui causa la guerre de 1688. — Mort et caractère de Mme de Vivonne. — Mort et caractère de Boisseuil. — Retraite sainte de Janson.


Peu de jours avant la mort de Mme de Soubise, il m’arriva une de ces aventures auxquelles ma vie a été sujette, qui sont de ces bombes qui tombent sur la tête sans qu’on puisse les prévoir ni même les imaginer. Je finissois d’ordinaire mes journées par aller, entre onze heures et minuit, causer chez les filles de Chamillart, où j’apprenois souvent quelques choses, et à ces heures-là il n’y avoit plus personne. Causant un soir avec elles trois sur leur mère, les ducs de Mortemart et de La Feuillade s’y trouvèrent, et Mme de Cani depuis le mariage de laquelle son frère étoit admis à toutes heures. C’étoit une manière de fou sauvage, extrêmement ivrogne, que son mariage rapprivoisoit au monde sans que le monde se rapprivoisât à lui, et il n’avoit ouï parler chez lui que de l’esprit des Mortemart. Voulant se mettre dans le monde, il crut qu’au nom qu’il portoit il en falloit avoir comme eux. Ne s’en donne pas qui veut, ni tel qu’on le désire. Ses efforts n’aboutirent qu’à une maussade copie de Roquelaure, assez mauvais original lui-même. Je ne le connoissois comme point ; je ne le rencontrois que chez MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, et encore fort rarement aux heures familières où j’y allois ; il y étoit sérieux, silencieux, emprunté, et y demeuroit le moins qu’il lui étoit possible. La solitude, la mauvaise compagnie, le vin surnageoient toujours au reste de sa conduite, et M. et Mme de Beauvilliers, quelquefois aussi M. et Mme de Chevreuse, malgré leurs extrêmes mesures pour tout ce qui regardoit leur famille, m’en contoient leur peine et leur douleur.

Ce soir-là, n’y ayant qui que ce soit que cette compagnie et aucuns domestiques, la conversation se tourna sur le bruit répandu d’une promotion de l’ordre à la Chandeleur et qui ne se fit point. Ces messieurs là-dessus me firent quelques questions sur le rang que les princes étrangers y ont obtenu aux diverses promotions, excepté à la première, et sur ce que MM. de Rohan et de Bouillon ne sont point chevaliers de l’ordre. J’expliquai simplement et froidement les faits qui m’étoient demandés, sentant bien à qui j’avois affaire ; et en effet M. de Mortemart se mit à faire des plaisanteries là-dessus fort déplacées. Il s’en engoua, croyant dire merveilles ; elles me jetèrent dans un silence profond. La Feuillade et les dames, qui vouloient savoir, tachèrent inutilement de m’en tirer, et M. de Mortemart à pousser de plus belle. Quoique ses plaisanteries ne me regardassent point et ne tombassent que sur les rangs, auxquels pourtant il n’avoit pas moins d’intérêt que moi et tous les autres, je sentis assez d’impatience pour faire une sage retraite. Je voulus m’en aller, on me retint malgré moi, et je ne voulus pas forcer les barricades de leurs bras. M. de Mortemart cependant disoit toujours et ne tarissoit pas. À la fin je lui dis je ne sais quoi de très mesuré, en deux mots, sur des plaisanteries si déplacées dans sa bouche, et pour cette fois je m’en allai. Je fus quelques jours sans y retourner. La famille s’en inquiéta. Ils craignirent avec amitié que je ne fusse fâché ; ils en parlèrent à Mme de Saint-Simon. J’y retournai ; ils m’en parlèrent aussi. Je glissai là-dessus, mais résolu à laisser désormais le champ libre au duc de Mortemart quand je l’y trouverois.

Cette année, il n’y eut point de bals à la cour, et de l’hiver il n’y eut, contre la coutume du roi, qu’un seul voyage de Marly. On y alla quatre jours après ce que je viens de rapporter. Depuis quatre ans Mme de Saint-Simon et moi n’en manquions aucun voyage. Nous fûmes éconduits de celui-ci. Le voyage fini et moi encore à Paris, la comtesse de Roucy, qui en avoit été, vint à Paris où elle m’avertit que Mme de Lislebonne et Mme d’Espinoy avoient fait des plaintes amères à Mme d’Urfé et à Pontchartrain, comme à mes amis et pour me le dire, de ce que j’avois dit que je voudrois qu’elles fussent mortes et toute leur maison éteinte, bien aise au reste d’être défait de Mme de Soubise qui n’avoit que trop vécu.

Si Mme de Roucy m’eût appris que j’étois accusé d’avoir tramé contre l’État, elle ne m’eût pas surpris davantage, ni mis dans une plus ardente colère. Bien que mon cœur ni mon esprit ne me reprochassent point des sentiments si misérables, je repassai tout ce qui pouvoit m’être échappé depuis quelque temps, j’eus beau m’y épuiser, mes réflexions et mes recherches furent inutiles. Je m’en allai à Versailles débarquer chez Pontchartrain, qui me confirma ce que sa belle-soeur m’avoit appris, et qui ajouta que Mlle de Lislebonne et Mme d’Espinoy lui avoient dit qu’elles le tenoient du duc de Mortemart, qui le leur avoit dit à Marly. Alors je contai à Pontchartrain la soirée dont je viens de parler, à quel point mon silence et ma retenue avoient été poussés ; combien de si honteuses échappées et si éloignées de moi l’avoient été de mes propos tenus, avec combien de réserve je m’étois borné aux réponses les plus courtes et les plus simples ; et je le priai et le chargeai de le dire de ma part aux deux sœurs. Au partir de là je m’en allai trouver Mme d’Urfé, qui m’ayant confirmé les mêmes choses et sur le duc de Mortemart, je la priai et chargeai de dire le soir même à ces mêmes cinq sœurs que je réputerois à injure extrême d’être accusé de penser si indignement ; que j’avois cette confiance que personne ne me reconnoîtroit à de tels sentiments, de la lâcheté desquels j’étois trop incapable pour croire avoir besoin de m’en justifier ; que néanmoins, outre les deux dames et le duc de La Feuillade, témoins uniques de ce qui s’étoit passé, qu’elles en pouvoient interroger, je m’offrois de donner en leur présence, et en celle de quiconque elles voudroient nommer le démenti au duc de Mortemart en face, et le démenti net et entier sur elles, sur leur maison ; sur Mme de Soubise, et sur tout ce qui directement ou indirectement pouvoit avoir trait, ou faire entendre rien de semblable. J’ajoutai, et toujours avec charge de le leur dire, que je ne désavouois pas l’impatience avec laquelle je supportois beaucoup de choses sur leur rang contre le nôtre, mais que dans mes désirs, ni si j’étois homme à faire des châteaux en Espagne, je ne serois pas content de revoir l’ordre et la règle rétablis sur les rangs, tels qu’ils le devoient être dans un royaume conduit par les lois de la sagesse et de la justice si elles et leur maison n’existoient plus.

Ma commission, et tout entière, fut faite le soir même. Mlle de Lislebonne y répondit à merveille et avec cet air de franchise qu’elle avoit assez souvent ; sa sœur aussi, mais avec moins d’esprit, en quoi elle étoit aussi fort inférieure à son aînée. Toutes deux chargèrent Mme d’Urfé de m’assurer qu’elles avoient été si étonnées qu’elles n’avoient point de peine à se persuader que je n’avois rien de semblable dans le cœur ni dans la bouche, ce qu’elles accompagnèrent de toutes sortes de marques d’estime, de discours obligeants et de compliments pour moi. Elles tinrent le même langage à Pontchartrain lorsqu’il leur parla.

Mme la duchesse de Ventadour, le prince de Rohan, son gendre, et M. de Strasbourg n’avoient appris cela que par Mlle de Lislebonne et Mme d’Espinoy. Je ne leur fis rien dire, non plus qu’eux ne m’avoient point fait parler comme avoient fait les deux sœurs. Mme de Ventadour en fut apparemment piquée. Elle continua ses plaintes, et moi, content de ce que j’avois fait, je les laissai tomber.

Cette, noirceur ne prit pas, mais ne laissa pas de faire quelque bruit. J’étois outré contre le duc de Mortemart ; et tout gendre qu’il fût de M. de Beauvilliers, qui étoit pour moi toutes choses et en tout genre, je crus pousser toute considération à bout de ne pas l’aller chercher, mais bien résolu à l’insulter la première fois que je le rencontrerois. Il étoit à Paris depuis Marly, et je l’attendois au retour avec impatience. Mme de Saint-Simon, à qui, ni à personne, je m’étois bien gardé d’en laisser rien entendre, ne laissoit pas d’être inquiète. Elle la fut encore plus de ce qu’elle remarqua que, pressé par le duc de Charost, intimement de nos amis, je n’avois pas voulu lui conter cette histoire qui n’avoit pas été tout entière jusqu’à lui. Elle se hâta de la lui conter en mon absence, et lui de l’aller dire à M. de Beauvilliers qui accourut aussitôt chez moi. Il n’est pas possible d’exprimer tout ce qu’il sentit, et dit en cette occasion, jusqu’à déclarer qu’entre son gendre et moi il abandonneroit son gendre. Il l’envoya chercher à Paris, qui ne trouvant ni M. ni Mme de Beauvilliers chez eux, monta chez M. de Chevreuse, où il crut les rencontrer. Il ne trouva que Mme de Chevreuse qui renvoya sa compagnie, et ne retint que Mme de Lévi sa fille, devant qui, sans rien apprendre au duc de Mortemart, elle lui demanda seulement ce qui s’étoit passé entre lui et moi chez Mme Chamillart. Il lui en fit le récit tel que je l’ai rapporté. Mme de Chevreuse le questionna fort, et, voyant qu’elle n’en tiroit rien de plus, elle lui conta tout le fait. Le duc de Mortemart, à son tour, entra dans une grande surprise et parut fort en colère, nia nettement et absolument qu’il eût rien dit d’approchant de ce qu’il apprenoit là qu’on lui imputoit d’avoir dit, se récria sur la noirceur d’une chose qu’il faudroit qu’il eût inventée, puisqu’il ne m’avoit jamais entendu rien dire qui en pût approcher. Il en dit autant après à M. de Beauvilliers, et s’offrit de le soutenir à Mlle de Lislebonne, à Mme d’Espinoy, à Mme d’Urfé et à Pontchartrain. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers me le dirent de sa part, et me prièrent de trouver bon qu’ils me l’amenassent pour me le dire lui-même. Je ne tardai pas à instruire Pontchartrain et Mme d’Urfé de cette négative entière, et de la faire porter par eux à Mlle de Lislebonne et à Mme d’Espinoy.

Cependant nulle exécution de sa part, et les deux sœurs fermes à maintenir son rapport. Personne ne devoit être plus pressé que lui de se tirer par ce démenti éclatant du personnage de délateur infâme (quand il auroit été vrai que j’eusse dit ce qu’on m’imputoit), ou d’imposteur exécrable, et dans toutes les circonstances qui accompagnoient une telle imposture. De cette façon je demeurai dans l’incertitude si le duc de Mortemart, leur parlant de ce qui s’étoit passé, chose en soi inexcusable, ne s’étoit point échauffé de discours en discours assez pour leur laisser croire ce qu’elles me firent dire, et, en bons rejetons des Guise, me commettre contre le gendre de M. de Beauvilliers.

Quoi qu’il en soit, les choses en demeurèrent là, sans que le duc de Mortemart m’en ait jamais parlé, d’où je jugeai son cas fort sale. Sa famille répandit son désaveu partout, et de mon côté je ne m’y épargnai pas, et à publier le démenti que j’avois offert, dont les témoins n’étoient pas récusables, et qui fut avoué partout de Mlle de Lislebonne et de Mme d’Espinoy. Je ne sais comment le duc de Mortemart s’en tira avec elles. L’affaire demeura nette à mon égard, très sale au sien. Je demeurai froid et fort dédaigneux avec lui lorsque je le rencontrois, lui fort embarrassé avec moi. M. de Beauvilliers, sans que je lui en parlasse, peiné de nous voir de la sorte, et blessé de ce que son gendre n’étoit point venu chez moi, comme lui et le duc de Chevreuse l’y avoient voulu mener, et que même il ne m’avoit pas dit un mot sur cette affaire, quelque temps après lui défendit de se trouver chez lui quand j’y serois ; M. et Mme de Chevreuse de, même ; tellement qu’il n’y entra plus lorsque j’y étais, et qu’il en sortoit à l’instant que j’y arrivois. Cela dura ainsi plusieurs années sans que j’en aie été moins intimement avec sa propre mère et tout le reste de sa famille. Ce n’est pas la dernière fois que j’aurai à parler du duc de Mortemart ; mais je dois le témoignage à La Feuillade qu’il rendit, sans que je lui en parlasse, justice à la vérité, et partout et hautement, quoique nous ne fussions en aucune mesure d’amitié ni de commerce.

Mme de Maubuisson mourut, à quatre-vingt-six ans, dans son abbaye près Pontoise, plus considérée encore pour son rare savoir, pour son esprit et pour son éminente piété, que parce qu’elle étoit née et environnée. Elle étoit fille de Frédéric V, électeur palatin, élu roi de Bohème en 1619, défait, dépouillé et proscrit en 1621, et ses États avec sa dignité électorale donnés au duc de Bavière, mort en Hollande en ce triste état, en 1632, à trente-huit ans, laissant de la fille du roi Jacques Ier, roi de la Grande-Bretagne, un grand nombre d’enfants sans patrimoine. L’aîné, Charles-Louis, fut rétabli dans ses États du Rhin par la paix de Munster, en 1648, avec un nouvel et dernier électorat créé en sa faveur, le haut Palatinat et la dignité de premier électeur étant conservés à l’électeur de Bavière. Ce Charles-Louis n’eut qu’un fils et une fille, qui fut seconde femme de Monsieur et mère de M. le duc d’Orléans et de la duchesse de Lorraine. Le fils fut le dernier électeur de cette branche, et mourut sans enfants en 1706. Son électorat et ses États passèrent au duc de Neubourg, beau-père de l’empereur Léopold, etc. Mme de Maubuisson eut trois autres frères qui parurent dans le monde : le prince Robert, qui s’établit en Angleterre, et qui y parut avec réputation dans le parti du malheureux roi Charles Ier pendant les guerres civiles qui conduisirent ce monarque sur l’échafaud, à la honte éternelle des Anglois ; le prince Maurice, qui, comme Robert, ne se maria point, et qui périt en mer à trente-trois ans, en 1654, allant tenter un établissement en Amérique ; Édouard, qu’on appeloit le prince palatin, se fit catholique, passa longtemps en France, y épousa Anne Gonzague, sœur de la reine de Pologne, et fille de Charles, duc de Mantoue et de Nevers, qui dut, son État à Louis XIII en tant de façons, à la valeur personnelle de ce grand roi au pas de Suse si célèbre, dont j’ai parlé ailleurs, et au mépris qu’il fit de la peste qui infectoit alors les Alpes et les lieux où il passa.

Cette Anne Gonzague, belle-soeur de Mme de Maubuisson, est la même qui, sous le nom de princesse palatine, figura si habilement dans la minorité de Louis XIV, opéra la sortie des princes du Havre, et se lia d’une si grande amitié avec M. le Prince que, à son retour après la paix des Pyrénées, ils marièrent leurs enfants en 1663, quelques mois après la mort d’Édouard, qui mourut catholique à Paris. Elle eut deux autres filles : la princesse de Salm, dont le mari fut gouverneur de l’empereur Joseph ; et la duchesse d’Hanovre, de qui j’ai parlé plus d’une fois, qui n’eut que deux filles : l’une mère du duc de Modène d’aujourd’hui, l’autre que son oncle le prince de Salm persuada à l’empereur Léopold de faire épouser à Joseph, son fils, empereur après lui, qui n’en a laissé que la reine de Pologne, électrice de Saxe, et l’électrice de Bavière, aujourd’hui impératrice.

Ce prince Édouard et la princesse palatine sa femme avoient avec eux Louise Hollandine, sœur d’Édouard, née en 1622, qui se fit catholique à Port-Royal, où elle fut élevée, et dont elle prit parfaitement l’esprit. Elle suivit un détachement qui se fit de ce célèbre monastère, qui alla réformer celui de Maubuisson ; elle s’y fit religieuse et en fut nommée abbesse en 1644. Elle étoit sœur aînée de Sophie, née en 1630, mariée, en 1658, à Ernest-Auguste, duc d’Hanovre, créé neuvième électeur par l’empereur Léopold le 19 décembre 1692. C’est cette Sophie que Madame aimoit tant, à qui elle écrivoit sans cesse et beaucoup trop, comme on l’a vu à la mort de Monsieur. Ce fut elle que le parlement d’Angleterre déclara, le 23 mars 1701, la première à succéder à la couronne d’Angleterre, après le roi Guillaume, prince d’Orange, et Anne, sa belle-soeur, princesse de Danemark, et leur postérité, au préjudice de cinquante-deux héritiers plus proches, mais tous catholiques. Sophie, entre plusieurs enfants, laissa, en mourant veuve en 1714, son fils aîné Georges-Louis, duc et électeur d’Hanovre ; qui succéda à la reine Anne d’Angleterre, — père du roi — d’Angleterre d’aujourd’hui.

Ainsi Mme de Maubuisson étoit sœur du père de Madame et du père de Mme la Princesse et de ses sœurs ; de la mère de l’électeur d’Hanovre, roi d’Angleterre ; fille de la sœur du roi d’Angleterre Charles Ier ; tante des deux rois d’Angleterre, ses fils ; et grand’tante de l’impératrice Amélie, femme de l’empereur Joseph. Tant d’éclat fut absorbé sous son voile. Elle ne fut principalement que religieuse et seulement abbesse pour éclairer et conduire sa communauté, dont elle ne souffrit jamais d’être distinguée en rien. Elle ne connut que sa cellule, le réfectoire, la portion commune. Elle ne manqua à aucun office ni à aucun exercice de la communauté, écarta les visites, la première à tout et la plus régulière, ardente à servir ses religieuses avec un esprit en tout supérieur et un grand talent de gouvernement, dont la charité, la douceur, la prévenance, la tendresse pour ses filles étoit l’âme, et desquelles aussi elle fut continuellement adorée : aussi n’étoit-elle contente qu’avec elles, et ne sortit jamais de sa maison. Les autres se souvenoient d’autant plus de ce qu’elle étoit qu’elle sembloit l’avoir entièrement oublié, avec une simplicité parfaite et naturelle. Son humilité avoit banni toutes les différences que les moindres abbesses affectent dans leurs maisons, et tout air de savoir les moindres choses, encore qu’elle égalât beaucoup de vrais savants. Elle avoit infiniment d’esprit, aisé, naturel, sans songer jamais qu’elle en eût, non plus que de science.

Madame, Mme la Princesse, le roi et la reine d’Angleterre, l’alloient voir toujours plus souvent qu’elle ne vouloit. Madame et Mme la Princesse lui étoient extrêmement attachées. La feue reine, Mme la dauphine de Bavière, l’avoient été voir plusieurs fois ; la maison de Condé souvent, Monsieur aussi, et sa belle-soeur la princesse palatine, très souvent tant qu’elle vécut. Pour peu qu’elle n’eût pas ’été attentive à rompre et à éviter les commerces, les visites les plus considérables et les lettres n’auroient pas cessé ; nais elle ne vouloit pas retrouver le monde dans le lieu qu’elle avoit pris pour asile contre lui.

Elle conserva sa tête, sa santé, sa régularité entières jusqu’à la mort, et laissa sa maison inconsolable. Quoique peu au goût de la cour, par celui de terroir qu’elle avoit apporté de Port-Royal, et qu’elle conserva chèrement dans sa maison et dans elle-même, sans s’en cacher, elle ne laissa pas d’avoir une grande considération toute sa vie, qui fut sans cesse le modèle des plus excellentes religieuses et des plus parfaites abbesses, auquel très peu ou point ont pu atteindre. Mme la duchesse de Bourgogne étoit sa petite-nièce. Toute la famille royale, excepté le roi, en prit le deuil pour sept ou huit jours. Celui de Madame et de Mme la Princesse dura le temps ordinaire aux nièces.

En même temps mourut M. d’Avaux. Son grand-père, son père, son frère aîné et le fils de ce frère, furent tous quatre successivement présidents â mortier, et le dernier est mort premier président. M. de Mesmes, frère de d’Avaux, avoit eu de La Basinière, son beau-père, la charge de prévôt et grand maître des cérémonies de l’ordre, dont d’Avaux eut la survivance pendant sa première ambassade en Hollande, que son neveu eut ensuite. D’Avaux et son frère étoient neveux paternels du président de Mesmes, et de M. d’Avaux, surintendant des finances, célèbre par sa captivité et le nombre de ses importantes ambassades. Tous deux étoient aînés du père du président de Mesmes et de d’Avaux duquel je parle ici. D’Avaux l’oncle mourut sans alliance en 1650 ; et son frère aîné, mort la même année, ne laissa que Mme de Vivonne et une religieuse naine à la Visitation de Chaillot, sœur de mère de la duchesse de Créqui, qui a été dame d’honneur de la reine.

D’Avaux le neveu avoit été conseiller au parlement, maître des requêtes, enfin conseiller d’État. C’étoit un fort bel homme et bien fait, galant aussi, et qui avoit de l’honneur, fort l’esprit du grand monde, de la grâce, de la noblesse, et beaucoup de politesse. Il alla d’abord ambassadeur à Venise, ensuite plénipotentiaire à Nimègue, où, en grand courtisan qu’il étoit, il s’attacha à Croissy, qui l’étoit avec lui et frère de Colbert, lequel le fit secrétaire d’État des affaires étrangères à la disgrâce de Pomponne. D’Avaux, quelque temps après la paix de Nimègue, fut ambassadeur en Hollande. Le nom qu’il portoit lui servit fort pour tous ces emplois, et le persuada qu’il en étoit aussi capable que son oncle. Il faut pourtant avouer qu’il en avoit des talents, de l’adresse, de l’insinuation, de la douceur, et qu’il fut toujours partout parfaitement averti. Il s’acquit en Hollande une amitié et une considération si générale et jusque des peuples, et sut si bien se ménager avec le prince d’Orange, parmi les ordres positifs et réitérés qu’il avoit de chercher à lui faire de la peine en tout jusque dans les choses inutiles, qu’il auroit fait tout ce qu’il auroit voulu pour le roi, sans cette aversion que le prince d’Orange ne put jamais vaincre, et dont j’ai expliqué en son lieu la funeste origine, qui le jeta dans le parti opposé à la France, de laquelle il devint enfin le plus grand ennemi.

D’Avaux fut informé, dès les premiers temps, et longtemps encore les plus secrets, du projet de la révolution d’Angleterre, et en avertit le roi. On se moqua de lui, et on aima mieux croire Barillon, ambassadeur du roi en Angleterre, qui, trompé par Sunderland et les autres ministres confidents du roi Jacques, mais perfides et qui trempoient eux-mêmes dans la conjuration, abusé par le roi d’Angleterre même dupe de ses ministres, rassura toujours notre cour, et lui persuada que les soupçons qu’on y donnoit n’étoient que des chimères.

Ils devinrent pourtant si forts, et d’Avaux marquoit tant de circonstances et de personnes, qu’il ne tint qu’à nous de n’être pas les dupes, en laissant le siège de Maestricht qui déconcertoit toutes les mesures, au lieu de celui de Philippsbourg qui n’en rompit aucunes. Mais Louvois vouloit la guerre, et se garda bien de l’arrêter tout court. Outre sa raison générale d’être plus maître de tout par son département de la guerre ; il en eut une particulière très pressante, que j’ai sue longtemps depuis bien certainement, et qui est trop curieuse pour l’omettre, puisque l’occasion s’en présente si naturellement ici.

Le roi, qui aimoit à bâtir, et qui n’avoit plus de maîtresses, avoit abattu le petit Trianon de porcelaine qu’il avoit pour Mme de Montespan, et le rebâtissoit pour le mettre en l’état où on le voit encore. Louvois étoit surintendant des bâtiments. Le roi, qui avoit le coup d’œil de la plus fine justesse, s’aperçut d’une fenêtre de quelque peu : plus étroite que les autres, les trémeaux ne faisoient encore que de s’élever, et n’étoient pas joints par le haut. Il la montra à Louvois pour la réformer, ce qui étoit alors très aisé. Louvois soutint que la fenêtre étoit bien. Le roi insista, et le lendemain encore, sans que Louvois, qui étoit entier, brutal et enflé de son autorité, voulût céder.

Le lendemain le roi vit Le Nôtre dans la galerie. Quoique son métier ne fût guère que les jardins, où il excelloit, le roi ne laissoit pas de le consulter sur ses bâtiments. Il lui demanda s’il avoit été à Trianon. Le Nôtre répondit que non. Le roi lui ordonna d’y aller. Le lendemain il le vit encore ; même question, même réponse. Le roi comprit à quoi il tenoit, tellement qu’un peu fâché, il lui commanda de s’y trouver l’après-dînée même, à l’heure qu’il y seroit avec Louvois. Pour cette fois Le Nôtre n’osa y manquer. Le roi arrivé et Louvois présent, il fut question de la fenêtre que Louvois opiniâtra toujours de largeur égale aux autres. Le roi voulut que Le Nôtre l’allât mesurer, parce qu’il étoit droit et vrai, et qu’il diroit librement ce qu’il auroit trouvé. Louvois piqué s’emporta. Le roi, qui ne le fut pas moins le laissoit dire, et cependant Le Nôtre, qui auroit bien voulu n’être pas là, ne bougeoit. Enfin le roi le fit aller, et cependant Louvois toujours à gronder, et à maintenir l’égalité de la fenêtre, avec audace et peu de mesure. Le Nôtre trouva et dit que le roi avoit raison de quelques pouces. Louvois voulut imposer, mais le roi à la fin trop impatienté le fit taire, lui commanda de faire défaire la fenêtre à l’heure même, et, contre sa modération ordinaire, le malmena fort durement.

Ce qui outra le plus Louvois, c’est que la scène se passa non seulement devant les gens des bâtiments, mais en présence de tout ce qui suivoit le roi en ses promenades, seigneurs, courtisans, officiers des gardes et autres, et même de tous les valets, parce qu’on ne faisoit presque que sortir le bâtiment de terre, qu’on étoit de plain-pied à la cour, à quelques marches près, que tout étoit ouvert, et que tout suivoit partout. La vesperie fut forte et dura assez longtemps, avec les réflexions des conséquences de la faute de cette fenêtre, qui, remarquée plus tard, auroit gâté toute cette façade et auroit engagé à l’abattre.

Louvois, qui n’avoit pas, accoutumé d’être traité de la sorte, revint, chez lui en furie et comme un homme au désespoir. Saint-Pouange, les Tilladet et ce peu de familiers de toutes ses heures, en furent effrayés, et, dans leur inquiétude, tournèrent pour tâcher de savoir ce qui étoit arrivé. À la fin, il le leur conta, dit qu’il étoit perdu, et que, pour quelques pouces, le roi oublioit tous ses services qui lui avoient valu tant de conquêtes ; mais qu’il y mettroit ordre, et qu’il lui susciteroit une guerre, telle qu’il lui feroit avoir besoin de lui, et laisser là la truelle, et de là s’emporta en reproches et en fureurs.

Il ne mit guère à tenir parole. Il enfourna la guerre par l’affaire de la double élection de Cologne, du prince de Bavière et du cardinal de Fürstemberg ; il la confirma en portant des flammes dans le Palatinat, et en laissant toute liberté au projet d’Angleterre ; il y mit le dernier sceau pour la rendre générale, et s’il eût pu éternelle, en désespérant le duc de Savoie, qui ne vouloit que la paix, et qu’à l’insu du roi il traita si indignement qu’il le força à se jeter entre les bras de ses ennemis, et à devenir après, par la position de son pays, notre partie la plus difficile et la plus ruineuse. Tout cela a été mis bien au net depuis.

Pour en revenir à d’Avaux, de retour de Hollande par la rupture, il passa en Irlande avec le roi d’Angleterre, en qualité d’ambassadeur du roi auprès de lui, avec entrée dans son conseil. Il n’avoit garde de réussir auprès d’un prince avec lequel il ne fut jamais d’accord, qui fut trompé sans cesse, qui s’opiniâtra, malgré les expériences et tout ce que d’Avaux lui put représenter, à donner dans tous les pièges qui lui étoient tendus. Les événements montrèrent sans cesse combien d’Avaux avoit raison ; mais une lourde méprise le perdit pour un temps, et ce fut par un bonheur qu’il ne pouvoit guère espérer que ce ne fut pas perdu pour toujours. Il rendoit compte des affaires aux deux ministres de la guerre et des affaires étrangères : des troupes, des munitions, des mouvements et des projets de guerre à Louvois ; des négociations du cabinet et de la conduite du roi d’Angleterre, de l’intérieur de l’Irlande et des intelligences d’Angleterre à Croissy, son ancien camarade de Nimègue, et depuis cette époque son ami. Il s’étoit de plus en plus attaché à lui par son ambassade de Hollande. Le fond de son emploi dépendoit de lui, le reste, qui alloit à Louvois, n’étoit que par accident ; ainsi l’intérêt et le cœur étoient d’accord en faveur de Croissy. Celui-ci étoit ennemi de Louvois qui le malmenoit fort, et d’Avaux lui écrivoit conformément à sa passion contre Louvois. Malheureusement le secrétaire de d’Avaux se méprit aux enveloppes. Il adressa la lettre pour Louvois, à Croissy, et celle pour Croissy à Louvois, qui, à sa lecture, entra dans une si furieuse colère que Croissy lui-même s’en trouva fort embarrassé. D’Avaux en fut perdu. Il n’eut d’autre parti à prendre que de demander à revenir. Il l’obtint. Son bonheur voulut que Louvois, perdu lui-même auprès de Mme de Maintenon (ce qui n’est pas de mon sujet, mais qui se retrouvera peut-être ailleurs), ne fit plus que déchoir et alloit être arrêté, comme je l’ai déjà dit plus haut à propos du projet de reprendre Lille, lorsqu’il mourut. Ce fut pour d’Avaux une belle délivrance.

On l’envoya ambassadeur en Suède. Le comte d’Avaux, orné du cordon bleu, plut infiniment en ce pays-là. Il y renouvela les traités et y servit fort bien. Il arriva dans ce même temps que quelque indiscret ou malin se moqua de la crédulité de la cour de Stockholm, et y révéla que ce seigneur n’étoit qu’un homme de, robe, nullement chevalier du Saint-Esprit, mais revêtu d’un cordon bleu vénal, dont aucun homme, non seulement de qualité mais d’épée, ne voudroit depuis MM. de Rhodes, dont l’histoire fut éclaircie. Les Suédois sont fiers, ils se crurent dédaignés. D’Avaux, dont les manières leur avoient jusque-là beaucoup plu, ne leur fut plus agréable. Il essuya des dégoûts qui le pressèrent de hâter son retour.

En 1701, sur le point de la rupture des Hollandois qu’on désiroit avec passion d’éviter, il fut renvoyé à la Haye comme un homme qui leur étoit personnellement agréable et qui y avoit beaucoup d’amis. En effet il y fut parfaitement bien reçu et retenu même à diverses reprises ; mais tout fut personnel pour lui, et pour amuser en attendant leurs dernières mesures bien prises. Leur parti étoit décidé. Le roi Guillaume régnoit chez eux, et tous les charmes de d’Avaux ne purent empêcher la rupture. Il se fit tailler peu après son retour. Les incommodités qui lui en demeurèrent ne l’empêchèrent pas de vouloir encore être employé, quoiqu’en effet elles l’en rendissent incapable.

C’étoit un homme d’un très aimable commerce, mais qui par goût, par opinion de soi, par habitude, vouloit être, se mêler et surtout être compté. Parmi tant de bonnes choses, une misère le rendit ridicule. Il étoit, comme on l’a dit, de robe, avoit passé par les différentes magistratures jusqu’à être conseiller d’État de robe aussi. Mais accoutumé à porter l’épée et à être le comte d’Avaux en pays étranger, où ses ambassades l’avoient tenu bien des années à reprises, il ne put se résoudre à se défaire, en ses retours ici, ni de son épée, ni de sa qualité de comte, ni à reprendre l’habit de son état. Il étoit donc à son regret vêtu de noir, n’osant hasarder l’or ni le gris, mais avec la cravate et le petit canif à garde d’argent au côté ; et le cordon bleu qu’il portoit pardessus en écharpe lui contentoit l’imagination, en le faisant passer pour un chevalier de l’ordre en deuil au peuple et à ceux qui ne le connoissoient pas. Il n’alloit jamais à aucun des bureaux du conseil, non plus que les conseillers d’État d’épée. La douleur étoit qu’il falloit pourtant, aller au conseil, y être en robe de conseiller d’État comme les autres, et porter l’ordre au cou, y voir cependant les conseillers d’État en justaucorps gris ou d’autre couleur, en un mot, en épée et avec leurs habits ordinaires.

Cela faisoit un fâcheux contraste avec Courtin et Amelot, conseillers d’État de robe, et longtemps ambassadeurs comme lui, et qui toujours à leur retour avoient repris tout aussitôt leur habit, et toutes leurs fonctions du conseil sans en manquer aucune. Le chancelier de Pontchartrain ne pouvoit digérer cela de d’Avaux ; il mouroit d’envie de lui en parler, mais le roi le voyoit, en riait tout bas, et avoit la bonté de le laisser faire. Cela arrêtoit le chancelier et les conseillers d’État, qui en douceur le trouvoient très-mauvais. La pierre lui revint, et il mourut de la seconde taille, assez pauvre, sans avoir été marié. Il avoit vendu au président de Mesmes, son neveu, sa charge de l’ordre, avec permission de continuer de le porter. Avec tout cela il eut toujours des amis et de la considération.

Un mois après il fut suivi par sa cousine germaine, veuve du maréchal-duc de Vivonne. C’étoit une femme de beaucoup d’esprit, dont la singularité étoit digne de s’allier aux Mortemart. Elle étoit extrêmement riche, et ces messieurs-là, qui régulièrement se ruinoient de père en fils, trouvoient aussi à se remplumer par de riches mariages. Pour ces deux-ci ils n’eurent rien à se reprocher, et se ruinèrent à qui mieux mieux chacun de leur côté. C’étoient des farces, à ce que j’ai ouï dire aux contemporains, que de les voir ensemble ; mais ils n’y étoient pas souvent, et ne s’en devoient guère à faire peu de cas l’un de l’autre.

M. de Vivonne étoit brouillé avec le duc de Mortemart, son fils, que j’ai vu regretter comme un grand sujet et un fort honnête homme aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, ses beaux-frères, et à qui le roi donna des millions avec la troisième fille de Colbert, dont Mme de Montespan fit le mariage. À l’extrémité du duc de Mortemart, M. de Seignelay fit tant qu’il lui amena M. de Vivonne. Il le trouva mourant, et sans en approcher se mit tranquillement à le considérer, le cul appuyé contre une table. Toute la famille étoit là désolée. M. de Vivonne, après un long silence, se prit tout d’un coup à dire : « Ce pauvre homme-là n’en reviendra pas, j’ai vu mourir tout comme cela son pauvre père. » On peut juger quel scandale cela fit (ce prétendu père étoit un écuyer de M. de Vivonne ). Il ne s’en embarrassa pas le moins du monde, et après un peu de silence il s’en alla. C’étoit l’homme le plus naturellement plaisant, et avec le plus d’esprit et de sel et le plus continuellement, dont j’ai ouï faire au feu roi cent contes meilleurs les uns que les autres qu’il se plaisoit à raconter.

Mme de Vivonne avoit été de tous les particuliers du roi qui ne pouvoit s’en passer ; mais il s’en falloit bien qu’il l’eût tant ni quand il vouloit. Elle étoit haute, libre et capricieuse, ne se soucioit de faveur ni de privante et ne vouloit que son amusement. Mme de Montespan et Mme de Thianges la ménageoient, et elle les ménageoit fort peu. C’étoit souvent entre elles des disputes et des scènes, excellentes. Elle aimoit fort le jeu et y étoit furieuse même les dernières années de sa vie qu’elle fut dévote tant qu’elle put, et réduite, après avoir tout fricassé elle et son mari, mort dès 1688, à n’avoir presque rien qu’une grosse pension du roi, et à loger chez sort intendant avec un train fort court, où elle jouoit peu et aux riens, et conserva toujours de la considération, mais laissa peu de regrets.

Boisseuil mourut en peu de temps. C’étoit un gentilhomme grand et gros, fort bien fait en son temps, excellent homme de cheval, grand connoisseur, qui dressoit tous ceux du roi, et qui commandoit la grande écurie, parce que Lyonne [1], qui en étoit premier écuyer, ne fit jamais sa charge. Boisseuil s’étoit mis par là fort au goût du roi, qui le traita toujours avec distinction. C’étoit un honnête homme et fort brave, qui vouloit être à sa place et respectueux, mais qui étoit gâté de la confiance entière de M. le Grand et de Mme d’Armagnac qu’il conserva toute sa vie. Il étoit parvenu à les subjuguer et à être tellement maître de tout à la grande écurie, excepté du pécuniaire, que Mme d’Armagnac s’étoit réservé et qu’elle fit étrangement valoir, qu’il y étoit compté pour tout, et le comte de Brionne pour rien.

Boisseuil étoit fort brutal, gros joueur et fort emporté, qui traitoit souvent M. le Grand et Mme d’Armagnac, tout hauts qu’ils étoient, à faire honte à la compagnie, qui faisoit des sorties, et qui juroit dans le salon de Marly comme il eût pu faire dans un tripot. On le craignoit, et il disoit aux femmes tout ce qu’il lui venoit en fantaisie quand la fureur d’un coupe-gorge le saisissoit.

À un voyage du roi, où la cour séjourna quelque temps à Nancy, il se mit un soir à jouer je ne sais plus chez qui de la cour. Un joueur s’y trouva qui jouoit le plus gros jeu du monde. Boisseuil perdoit gros et étoit fort fâché. Il crut s’apercevoir que ce joueur trompoit, qui n’étoit connu et souffert que par son jeu. Il le suivit et s’assura par ses yeux si bien, que tout à coup il s’élança sur la table, et lui saisit la main qu’il tenoit sur la table avec les cartes dont il alloit donner. Le joueur, fort étonné, voulut tirer sa main et se fâcher. Boisseuil, plus fort que lui, lui dit qu’il étoit un fripon, et à la compagnie qu’elle alloit le voir ; et tout de suite, lui secouant la main de furie, mit en évidence la tromperie. Le joueur, confondu, se leva et s’en alla. Le jeu dura encore du temps et assez avant dans la nuit. Lorsqu’il finit Boisseuil s’en alla. Comme il sortoit la porte pour se retirer à pied, il trouva un homme collé contre la muraille, qui lui proposa de lui faire raison de l’affront qu’il lui avoit fait : c’étoit le même joueur qui l’avoit attendu là. Boisseuil lui répondit qu’il n’avoit point de raison à lui faire et qu’il étoit un fripon. « Cela peut être, lui répliqua le joueur ; mais je n’aime pas qu’on me le dise. » Ils s’allèrent battre sur-le-champ. Boisseuil y remboursa deux coups d’épée, de l’un desquels il pensa mourir. Le joueur s’évada sans blessure et se battit fort bien, à ce que dit Boisseuil. Personne n’ignora cette aventure, que le roi qui la sut des premiers, et qui, par bonté pour Boisseuil, la voulut toujours ignorer, prit sa blessure pour une maladie ordinaire.

Il n’étoit ni marié ni riche, mais à son aise. Sa physionomie, toujours furibonde en son temps, faisoit peur, avec de gros yeux rouges qui lui sortoient de la tête.

Janson se retira en ce temps-ci. Il étoit fils du frère du cardinal de Janson, et frère de l’archevêque d’Arles. C’étoit un homme fort bien fait, qui avoit servi avec réputation, et qui étoit maréchal de camp, sous-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires, gouverneur d’Antibes, estimé, bien traité, et fort à son aise. Il étoit veuf depuis cinq ou six ans, et avoit des enfants. Il étoit depuis longtemps dans une grande piété. Vers quarante-trois ou quarante-quatre ans, il se retira en Provence, bâtit au bout de son parc un couvent de minimes, se retira parmi eux, vivant en tout comme eux. Il éprouva leur ingratitude sans en vouloir sortir, pour ajouter cette dure sorte de pénitence à ses autres austérités. Il vécut dans une grande solitude tout occupé de prières et de bonnes œuvres, après avoir donné ordre à sa famille, vécut saintement près de vingt ans de la sorte, et mourut fort saintement aussi.




  1. Le manuscrit porte Lyonne ; mais il faut probablement lire Brionne comme on le voit par la fin du paragraphe.