Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/Notes/3


III. jarzé ; son aventure avec la reine anne d’autriche.


Page 208.


Saint-Simon renvoie (p. 208 de ce volume) pour les aventures de Jarzé aux Mémoires de Mme de Motteville, qui donne en effet des détails très précis sur la folle passion qu’affecta ce personnage pour Anne d’Autriche et sur les conséquences qu’elle eut ; mais ce que Mme de Motteville ne savoit pas, et ce que nous apprennent les carnets encore inédits de Mazarin [1] c’est le rôle du cardinal dans cette affaire.

Condé, que ses victoires sur la maison d’Autriche et les services récents rendus à la cour pendant la Fronde avoient enorgueilli jusqu’à l’infatuation, traita Mazarin avec une hauteur blessante, et se rendit coupable de l’insulte la plus sensible à l’égard d’une femme et d’une reine, en prétendant imposer un amant à Anne d’Autriche (1649). Il choisit pour ce rôle Jarzé, un de ces jeunes gens que leur fatuité et leur présomption faisoient désigner sous le nom de petits-maîtres. Un pareil outrage porta le désespoir dans l’âme d’Anne d’Autriche. « Je sais, dit Mazarin dans ses carnets [2], que la reine ne dort plus, qu’elle soupire la nuit et pleure, et que tout procède du mépris où elle croit être, et que tant s’en faut qu’elle attende changement que, au contraire, elle est persuadée que cela empirera. »

Mazarin fut, dans cette situation délicate, le conseiller et le guide d’Anne d’Autriche, et en rapprochant des carnets le récit de Mme de Motteville, on voit avec quelle docilité la reine suivoit les instructions du cardinal. Mazarin a consigné dans ses carnets les conseils qu’il donna à la reine [3] : « La reine pourroit dire devant beaucoup de princesses et autres personnes : J’aurai grand tort à présent de me plaindre plus de rien, ayant un galant si bien fait que Jarzé. Je crains seulement de le perdre un de ces jours, que je ne pourrai empêcher qu’on ne le mène aux Petites-Maisons, et je n’aurai pas l’avantage que l’on dise qu’il est devenu fou pour amour de moi, parce qu’on sait qu’il y a longtemps qu’il est affligé de cette maladie. Après quoi, la première fois que Jarzé entrera dans le lieu que la reine sera, s’il a l’effronterie après ce que dessus de s’y présenter, elle lui pourroit dire en riant : Eh bien ! monsieur de Jarzé ; me trouvez-vous à votre gré ? Je ne pensai jamais avoir une si bonne fortune. Il faut que cela vous vienne de race ; car le bonhomme Lavardin [4] ’’étoit aussi galant de la reine mère [5] avec la même joie de toute la cour qu’elle témoigne à présent de votre amour. »

Mme de Motteville assista à la scène qu’avoit préparée Mazarin, et son récit prouve que la mémoire d’Anne d’Autriche fut fidèle et qu’elle prononça à peu de chose près les paroles que Mazarin lui avoit dictées : « Comme Jarzé, dit Mme de Motteville [6], savoit à peu près la disgrâce de son amie, Mme de Beauvois [7], l’état où il étoit à la cour, il crut faire voir un tour d’habile politique de paroître ne penser à rien et ne rien craindre ; mais l’heure étoit venue qu’il devoit être puni de son impudence. La reine ayant dans l’esprit de le maltraiter, aussitôt qu’elle l’aperçut ne manqua pas de l’attaquer et de lui dire avec un ton méprisant ces mêmes paroles : Vraiment, monsieur de Jarzé, vous êtes bien ridicule. On m’a dit que vous faites l’amoureux. Voyez un peu le joli galant ! Vous me faites pitié : il faudroit vous envoyer aux Petites-Maisons. Mais il est vrai qu’il ne faut pas s’étonner de votre folie, car vous tenez de race. Voulant citer en cela le maréchal de Lavardin, qui autrefois avoit été passionnément amoureux de la reine Marie de Médicis, et dont le roi son mari, Henri le Grand, se moquoit lui-même avec elle. Le pauvre Jarzé fut accablé de ce coup de foudre. Il n’osa rien dire à sa justification. Il sortit du cabinet en bégayant, mais plein de trouble, pâle et défait. Malgré sa douleur, peut-être se flattoit-il déjà de cette douce pensée que l’aventure étoit belle, que ce crime étoit honorable et qu’il n’étoit pas honteux d’en être accusé. Toute la cour fut aussitôt remplie de cet événement, et les ruelles des dames retentissoient du bruit de ces royales paroles. On fut longtemps que le nom de Jarzé s’entendoit nommer dans Paris, et les provinces en eurent bien vite leur part. Beaucoup de gens blâmèrent la reine d’avoir voulu montrer ce ressentiment, et disoient qu’elle avoit fait trop d’honneur à Jarzé d’avoir daigné se raboisser jusqu’à cette colère, et que la dignité de la couronne en avoit été blessée. Aussi peut-on dire pour réparer cette petite faute, qu’elle ne l’auroit pas faite, si elle n’y avoit été forcée par les craintes du ministre, qui, voyant Jarzé fidèle à M. le Prince, ingrat envers lui, ne pouvoit pas manquer de croire que, sous cette affectation de bouffonnerie, il y avoit quelque malignité frondeuse contre sa fortune. »

Mme de Motteville, comme on le voit, ne soupçonnoit pas à quel point Anne d’Autriche étoit dominée par son ministre, et que la scène qu’elle venoit de raconter avoit été arrangée par le cardinal jusque dans ses moindres détails. Cet exemple suffit pour montrer quel intérêt présentent les carnets de Mazarin comme document historique. Déjà un écrivain célèbre en a signalé l’importance pour l’année 1643[8] ; mais il est à regretter qu’aucun des historiens de la Fronde n’ait tiré parti de ces carnets. C’est en effet pour cette époque qu’ils fournissent le plus de renseignements. Le cardinal y consigne jour par jour ses pensées, ses projets, ses conversations. On ne trouve dans ces notes rapides aucune des réticences qu’impose la correspondance officielle ; c’est l’épanchement du cœur, la révélation complète du génie et des faiblesses de l’homme qui tenoit dans ses mains les destinées de la France.

  1. M3. B. I, f. Baluze. Ces carnets sont autographes, et on y trouve, surtout pour la Fronde, les renseignements les plus complets et les plus authentiques.
  2. Carnets, n° XIII, p. 79.
  3. Ibidem, p. 95.
  4. Il s’agit du maréchal de Lavardin, né en 1551, mort en 1614 ; il étoit aïeul maternel de Jarzé.
  5. Marie de Médicis.
  6. Mémoires, collect. Petitot, 2° série, t. xxxviii, p. 405, 406.
  7. Mme de Beauvois étoit première femme de chambre d’Anne d’Autriche. Mme de Motteville en parle ainsi dans ses Mémoires (collect. Petitot, ibidem, p. 400, 401) : « Mme de Beauvois, première femme de chambre de la reine, étoit amie de Jarzé, qui n’étant ni belle ni jeune, et voulant avoir des amis, avoit flatté Jarzé de cette pensée qu’elle le rendroit agréable à la reine, et lui feroit de bons offices. » L’époque de l’exil de Mme de Beauvois est marquée avec exactitude dans le Journal inédit de Dubuisson-Aubenay, gentilhomme attaché au secrétaire d’État Duplessis-Guénégaud* : Le mercredi 24 décembre (1649), les meubles de l’appartement de la dame de Beauvois, première femme de chambre de la reine, ont été enlevés du Palais-Royal et menés en la maison qu’elle a à Gentilly et où elle s’en alla dès le jour précédent avec toute sa famille, la reine lui ayant fait dire par Largentier, surnommé Legras, secrétaire de la reine, qu’elle eût à se retirer, sur le midi, comme Sa Majesté entroit en son carrosse pour aller ouïr messe aux Filles Sainte-Marie près la Bastille. Elle avoit encore le matin été coiffée par ladite dame de Beauvois. « Le même journal fixe la date de la scène faite à Jarzé par la reine et la raconte ainsi : « Le vendredi (26 décembre 1649), la reine retournant de la galerie et chapelle du roi, où elle avoit oui la messe, le marquis de Jarzé, peigné, poudré et vêtu à l’avantage, se trouve à son passage sur la terrasse, qui fait clôture à la cour intérieure et regarde sur le jardin du Palais-Royal, où il marche devant la reine, se tourne vers elle à certaines distances et pauses en l’attendant, et entré dans le grand cabinet se met en baie pour être vu de plus près d’elle à son passage, puis entre avec Sa Majesté dans la chambre du lit et plus outre dans la chambre du miroir, où la reine se coiffe ordinairement et se présente devant Sa Majesté qui lui fait signe de s’approcher d’elle et marche deux pas, puis s’arrêtant lui dit tout haut : C’est une plaisante chose que l’on dise par la ville que vous, Jarzé, soyez pion galant. Vous en êtes bien aise, je m’assure, et vous ave ; cette folie-là qui vous vient de votre grand-père. Mais vous ne prenez pas garde que cela vous fait passer pour impertinent et ridicule.  » L’auteur, qui n’avoit pas assisté à la scène, altère un peu les paroles de la reine reproduites bien plus exactement par Mme de Motteville. Bibl. Maz., ms. in-fol., H, 1765 et non 1719, comme on a imprimé par erreur, t. V, p. 438 de cette édition des Mémoires de Saint-Simon.
  8. Voy. les articles de M. Cousin dans le Journal des Savants (1854, 1855 et 1856).