Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/22


CHAPITRE XXII.


Victoires du roi de Suède sur les Moscovites. — Lewenhaupt défait par le czar. — Divers succès des mécontents, qui perdent les montagnes de Hongrie. — Estaing défait les miquelets en Catalogne. — Succès en Espagne qui terminent la campagne. — Retour du maréchal de Villars à la cour. — Le pape sans secours, fort malmené par les troupes impériales, est forcé à recevoir à Rome Prié, plénipotentiaire de l’empereur. — Intrigue de chapeaux à Rome. — L’abbé de Polignac obtient la nomination du roi d’Angleterre. — Démêlé de Fériol, ambassadeur de France à Constantinople. — Mort, naissance et caractère du comte de Fiesque. — Mort, naissance et caractère de Bréauté. — Mort et caractère de l’abbé de La Rochefoucauld. — Mort de l’abbé de Châteauneuf. — Mort et abrégé de la comtesse de Soissons. — Époque et suite de la charge de surintendante. — Mort d’Overkerke, général en chef des Hollandois. — Desmarets fait ministre d’État ; marie sa fille au marquis de Béthune-Orval. — Mariage d’Armentières avec la fille de Mme de Jussac. — Fortune de lui et de ses frères. — Retour de M. le duc d’Orléans à la cour. — Mariage de Tonnerre avec la fille de Blansac. — Je suis averti à la Ferté, par l’évêque de Chartres, qu’on m’a mis fort mal auprès du roi. — Je retourne bientôt après à la cour.


Le roi de Suède eut divers événements avec les Moscovites. Il les battit dans la fin d’août, leur tua beaucoup de monde et trois de leurs généraux, passa le Borysthène, se proposant toujours de percer jusqu’à Moscou et de détrôner le czar, qui deux mois après eut sa revanche sur le général Lewenhaupt, qu’il défit entièrement, allant joindre le roi de Suède avec un fort gros corps des recrues, de l’argent et force provisions de guerre et de bouche, dont ce prince commençoit fort à manquer dans des pays assez déserts que les Moscovites avoient eux-mêmes dévastés pour lui, ôter toute subsistance. À son tour, le roi de Suède gagna une autre bataille, força les retranchements que les Moscovites avoient faits devant eux, en tua beaucoup et en prit quantité, et s’ouvrit ainsi le passage pour continuer sa route vers Moscou, succès qui lui devint funeste.

Ragotzi se soutint en Hongrie. Son parti se maintint dans la haine de la cour de Vienne, quoique quelques-uns de ses généraux se fussent accommodés avec elle, et les mécontents battirent un fort gros corps des troupes impériales. Néanmoins ils perdirent bientôt après toutes leurs places des montagnes.

En Catalogne, d’Estaing battit, tua, prit et dissipa un grand nombre de miquelets et quelques troupes réglées qui étoient avec eux, ce qui donna un grand pays de subsistance. Asfeld emporta la ville de Denia et son château, avec mille Portugois ou Anglois prisonniers de guerre, et prit ensuite celle d’Alicante, dont il bloqua aussi le château. Cela termina la campagne en Espagne, et M. le duc d’Orléans s’en alla à Madrid pour les ordres nécessaires et les mesures à prendre pendant l’hiver et pour la campagne suivante. Le comte de Staremberg, qui commandoit l’armée de l’archiduc, essaya, après la séparation de l’armée, une entreprise sur Tortose qui fut bien près de réussir. Le détachement qu’il y envoya s’étoit saisi d’un ouvrage et d’un faubourg que cet ouvrage couvroit. Le gouverneur, qui étoit Espagnol, enferma d’abord dans une église les bourgeois qui lui étoient suspects, attaqua les ennemis, reprit vaillamment le faubourg et l’ouvrage, et les chassa entièrement. Ce fut grand dommage qu’il y fut tué.

La campagne étoit finie en Savoie, où nous perdîmes quelques places, comme je l’ai rapporté. Le maréchal de Villars y auroit fait une plus triste campagne encore sans les progrès du pape sur cette poignée d’Impériaux laissée en Italie, dont tout lé corps étoit à l’armée du duc de Savoie, et qui le voulut quitter pour aller imposer au pape. Tôt après, les armées du roi et de Savoie entrèrent en quartier d’hiver, et le maréchal de Villars arriva à la cour avec les airs avantageux qui ne le quittoient jamais, et qui lui réussirent toujours auprès du roi, qui fut le seul qui crut qu’il avoit fait une belle campagne.

Il parut divers manifestes de l’empereur qui fit arrêter le nonce à Vienne, le relégua ensuite tellement, qu’il fut rappelé. Tant qu’il ne fut question que de paroles et de cette poignée d’Impériaux en Italie, le pape se conduisit fort vigoureusement ; mais, après la séparation des armées en Savoie, et quand toutes les troupes qu’y avoit l’empereur furent entrées dans l’État ecclésiastique, le pape eut lieu de se repentir de s’être trop hâté, et [d’avoir] trop compté sur une ligue aussi lentement tissue et aussi mal exécutée que le fut celle qui avoit enfin été résolue, et la réclama en vain. Il demanda Feuquières pour commander les troupes de cette ligue, qui lui fut accordé, mais ce fut tout. Il souffrit tant d’insolences du cardinal Grimani, vice-roi de Naples par intérim, qu’il l’eût privé de la pourpre, comme il l’en menaça plus d’une fois, si les plus sages cardinaux en avoient été crus. Les. Impériaux cependant vivoient à discrétion dans l’État ecclésiastique. Les troupes du pape, destituées d’alliés, n’osaient se présenter nulle part devant eux. Cette oppression força le pape à recevoir enfin dans Rome le marquis de Prié en qualité de ’plénipotentiaire de l’empereur ; au grand regret du maréchal de Tessé, à qui des raisons de cérémonial avoient fait prendre le caractère d’ambassadeur extraordinaire. Il les faut maintenant laisser dans ces embarras, dont on ne verra la fin que dans les commencements de l’année prochaine.

Il s’étoit passé depuis six ou sept mois une intrigue à Rome dont en ce temps-ci l’abbé de Polignac sut profiter. La mort de l’évêque de Munster avoit mis sur les rangs pour lui succéder l’évêque d’Osnabrück et d’Olmütz, frère du duc de Lorraine, et le baron de Metternich aussi ardemment soutenu par les Hollandois, qui craignoient un prince appuyé et dangereux dans leur voisinage, que le prince de Lorraine l’étoit par l’empereur, dont l’amitié et l’intérêt étoient également pour ce prince. Metternich, très canoniquement élu, craignit les voies de fait, et porta l’affaire à Rome, qui, après un examen d’autant plus exact que le pape craignoit d’irriter l’empereur, ne laissa pas de décider en faveur de Metternich. L’empereur se fâcha, menaça et obtint un examen nouveau, contre toutes les règles et tout exemple. Ce coup d’autorité ne lui réussit pas mieux ; Metternich gagna une seconde fois sa cause. Après ce double succès, les Hollandois menacèrent à leur tour, malgré les liens de la ligue commune contre la France, et finalement l’empereur céda, et Metternich prit possession.

Vienne, piquée d’avoir succombé, en voulut tirer une réparation tout à fait en la disposition du pape, et lui demanda un chapeau pour le prince de Lorraine. Le pape, qui en étoit avare, et qui craignoit d’accoutumer l’empereur à prescrire, différa tant qu’il put, et l’habile abbé de Polignac saisit la conjoncture pour se faire d’un asile peu honorable, et d’une planche après tant de naufrages, une route pour arriver à la pourpre, que nous lui avons vu manquer une fois par la préférence du roi pour l’archevêque de Bourges, pour la nomination de Pologne, comme je l’ai raconté en son temps. J’ai dit qu’il étoit fort connu du pape dès son premier voyage à Rome, et lié d’amitié avec lui parle commerce des belles-lettres, desquelles ce pape s’étoit toujours piqué. On peut juger que l’insinuant et ambitieux abbé, depuis son retour à Rome, n’avoit rien laissé à faire pour s’avancer de plus en plus en ses bonnes grâces. Il y avoit si bien réussi que Sa Sainteté ne cherchoit qu’un prétexte de le promouvoir, et de rougir, ainsi notre rote, qui, à l’exception de la plus que singulière fortune du cardinal de La Trémoille, ne l’avoit pas été depuis Henri IV, en la personne de M. Sérafin, bâtard inconnu du chancelier Olivier, et si estimé du cardinal d’Ossat.

Le pape désiroit fort, sur l’exemple de La Trémoille, faire passer Polignac aux deux couronnes ensemble, pour compensation du prince de Lorraine. Mais la dextérité de l’abbé, ni le crédit de ses amis, ne purent faire goûter cet expédient au roi ; et l’empereur, enflé des prospérités de sa grande alliance, déclara nettement que, si le pape faisoit un sujet pour les deux couronnes avec le prince de Lorraine, il prétendoit avoir en même temps un autre chapeau au nom de l’archiduc, comme roi d’Espagne. Cette prétention étoit absurde. L’archiduc n’étoit point roi d’Espagne, à Rome moins que partout ailleurs, où Philippe V étoit seul reconnu, avoit reçu un légat à Naples, tenoit actuellement un ambassadeur à Rome, qui étoit le duc d’Uzeda, et avoit un nonce à Madrid. L’empereur d’ailleurs ne pouvoit contester au roi un droit égal au sien, et il n’avoit pas le moindre prétexte de plainte que l’abbé de Polignac passât pour la France avec le prince de Lorraine pour lui, c’étoit le roi d’Espagne seul qui en auroit été lésé. À cette difficulté, il s’en joignit une autre dans notre cour.

Mme de Soubise, qui, pour être depuis longtemps mourante et alors fort près de sa fin, n’en étoit pas moins attentive à l’élévation des siens et à l’établissement de ses enfants, fut bientôt informée de ce qui se passoit là-dessus. Elle sentit combien une promotion de traverse éloigneroit celle des couronnes. Elle écrivit donc au roi, et lui demanda d’insister à ce que le prince de Lorraine passât comme couronne pour l’empereur. Le roi n’eut garde de lui refuser cette complaisance, mais elle ne fit qu’augmenter la difficulté. L’empereur, qui sentoit ses forces et qui vouloit engager à une reconnoissance indirecte de son frère, comme roi d’Espagne, déclara que dans une promotion, même pour les couronnes, il prétendoit un chapeau sur le compte particulier de l’archiduc. Cette fermeté éloigna encore plus la promotion des couronnes, sans débarrasser le pape de la prétention de l’empereur pour le prince de Lorraine. Làdessus Mme de Soubise demanda au roi de faire passer son fils avec le prince de Lorraine, en reprenant sa nomination comme de couronne, qui alors pourroit servir à l’abbé de Polignac. Mais la difficulté d’un chapeau pour l’archiduc demeura en l’un et l’autre cas ’si entière, qu’elle devint obstacle à toute promotion. L’empereur s’en irrita, il n’en sentit pas moins la faiblesse du pape, qui n’avoit pas eu le courage de rejeter avec hauteur une si étrange proposition. Mais cependant l’abbé de Polignac prit un autre tour. Il avoit toujours fort ménagé la cour de Saint-Germain en France et à Rome ; il se tourna vers elle pour avoir sa nomination. Cette marque de royauté étoit comme la seule qui restât au malheureux roi d’Angleterre, et Rome n’en pouvoit pas faire de difficulté à un prince qui perdoit tout pour la religion, qui n’avoit d’asile que Rome, et qui y étoit traité en roi. Avec toutes ces raisons, ce prince crut en avoir de bonnes d’introduire l’exercice de son droit par un sujet agréable au pape et protégé par la France. Torcy, qui, dans l’affaire de la nomination de Pologne, n’avoit pas voulu décider entre ses deux amis, et avoit remis le choix au roi, sans porter l’un plus que l’autre, fut ravi d’une occasion de revenir sur l’abbé de Polignac, et le servit de toutes ses forces. Il obtint donc en ce temps-ci la nomination du roi d’Angleterre pour la promotion des couronnes, et le pape, qui ne demandoit qu’un prétexte de le faire cardinal, l’agréa avec plaisir.

Fériol, ambassadeur du roi à Constantinople, s’y brouilla fort sur la fin de cette année. Le grand vizir, mécontent du ministre de Hollande, lui fit plusieurs menaces suivies de mauvais traitements faits à ses domestiques, qui lui firent craindre de n’être pas en sûreté chez lui, dans un pays où tant d’expériences ont appris même aux ambassadeurs des premières têtes couronnées que leur caractère et le droit des gens est peu respecté. Ce ministre de Hollande voulut se réfugier chez l’ambassadeur d’Angleterre. Sa surprise fut grande du refus absolu qu’il fit de le recevoir, malgré l’union si étroite des deux nations, et si conjointement alliées dans la guerre contre la France. Le Hollandois, ne sachant que devenir, espéra trouver plus de générosité dans l’ennemi que dans l’allié. Il s’adressa à Fériol, qui le reçut chez lui et prit sa protection, en quoi il mérita louange et approbation, mais avec une hauteur sur les plaintes du grand vizir qu’il auroit dû éviter, et qui lui attira beaucoup de dégoûts dont il se tira avec la même hauteur. Il arriva en ce temps-ci un aga pour s’en plaindre de la part de la Porte. Le fait et le contraste m’ont paru d’une singularité à mériter de n’être pas oubliés.

Je devois avoir parlé de la mort du comte de Fiesque avant celle du maréchal de Noailles, qui la suivit de peu de jours. Ce comte étoit d’une branche aînée de cette illustre maison, qui a donné des papes, des souveraines, et une foule de cardinaux, de prélats et de personnes considérables, l’une des quatre premières de Gênes. Après le malheur de celui qui périt en tombant dans la mer, au moment de sa conjuration si secrètement concertée pour le faire souverain de sa république, toute sa maison fut proscrite. Une branche aînée vint s’établir en France, dont celui-ci fut le dernier. Scipion, comte de Fiesque, son bisaïeul, fut chevalier d’honneur d’Élisabeth d’Autriche, femme de Charles IX, et de Louise de Lorraine, épouse d’Henri III, qui le fit chevalier du Saint-Esprit le dernier jour de 1578. Il n’abandonna point la reine Louise dans sa retraite, et mourut à soixante-dix ans à Moulins, en 1598. Alphonsine Strozzi, sa femme, fut dame d’honneur de la reine. Leur fils unique fut tué jeune au siège de Montauban, à la tête de son régiment. Sa veuve, qui étoit Le Veneur, fille et petite-fille des cieux comtes de Tillières, chevaliers du Saint-Esprit, fut dame d’atours de la seconde femme de Gaston, et gouvernante de Mademoiselle. Elle eut une fille, mère de Bréauté, dont je parlerai tout à l’heure, et trois fils. L’un demeura abbé, un autre chevalier de Malte, tué devant Mardick en 1646, et l’aîné, qui épousa la tante paternelle de la duchesse d’Arpajon et du marquis de Beuvron, père du maréchal duc d’Harcourt, qui fut mère du comte de Fiesque, de la mort duquel je parle. Elle étoit veuve, sans enfants, de Louis de Brouilly, marquis de Piennes, de laquelle j’ai suffisamment parlé (t. II, p. 321). Elle n’eut qu’une fille, mère de Guerchy, fait chevalier de l’ordre en 1639, et le comte de Fiesque dont il s’agit ici.

C’étoit un homme de fort bonne compagnie, d’esprit et orné, un fort honnête homme qui avoit été galant, avec une belle voix, qui chantoit bien, et qui faisoit rarement des vers, mais aisément, jolis, et d’un tour fort naturel. Il fit une chanson sur Bechameil et son entrée en sa terre de Nointel si plaisante, si ridicule, si fort dans le caractère de Bechameil, qu’on s’en est toujours souvenu. Le roi, qui le sut, la lui fit chanter un jour à une chasse, et en pensa mourir de rire. Il étoit singulier, brusque, particulier, avoit peu servi, et fait quelques campagnes aide de camp du roi, qui, bien aise de l’obliger sans qu’il lui en coûtât rien, et aux dépens des Génois qu’il vouloit mortifier, lui fit payer cent mille écus par eux, pour de vieilles prétentions, lorsque le doge de Gènes vint en France. Ce fut M. de Seignelay, son ami, qui les lui valut, sans que lui-même y eût pensé. C’étoit un homme né fort libre, ennemi de toutes sortes de contraintes, et qui fit toujours peu de cas du bien et de la fortune. Il fut toujours considéré et recherché par la meilleure compagnie. On a vu en son lieu son étrange aventure avec M. le Duc, qui tacha de la réparer depuis, et qui le servit dans cette dernière maladie comme un de ses domestiques. On a vu aussi son intime liaison avec M. de Noirmoutiers, à qui il donna le peu qu’il avoit par son testament. Il n’avoit jamais été marié, et n’avoit que soixante et un anis. Sa sœur est morte depuis fort peu d’années, abbesse de Notre-Dame de Soissons pendant près de cinquante ans, et une très digne et bonne abbesse. Le comte de Fiesque avoit beaucoup d’amis considérables dont il fut fort regretté.

Bréauté, son cousin germain, le suivit deux mois après. C’étoit un fort gros et grand homme, petit-neveu paternel du Bréauté célèbre par son duel, ou plutôt son combat de vingt-deux François contre vingt-deux Espagnols. Ces Bréauté étoient d’une, fort ancienne maison de Normandie, illustrée par les alliances et les emplois, et dont plusieurs étoient pour aller loin qui furent tués jeunes. Le père de celui-ci fut de ceux-là, que le maréchal de Bassompierre loue fort en ses Mémoires. Son fils aîné, élevé enfant d’honneur de Louis XIII, fut tué à dix-huit ans, aux lignes d’Arras, en 1654, sans avoir été marié. Le cadet, est celui dont je parle, qui avoit très peu servi, et qui, avec fort peu d’esprit, n’avoit pas laissé d’être mêlé à la cour autrefois. Il se maria médiocrement et se ruina en plein. On prétendit que ce fut à souffler. Il perdit son fils unique à dix-neuf ans, qui avoit un régiment, et sa femme ensuite. La dévotion suivit la misère, il se retira à Saint-Magloire, d’où il fallut sortir quelque temps après, faute d’y pouvoir payer sa pension. Le duc de Foix, dont il étoit parent, le retira généreusement chez lui. Mais lui et Mme de Foix étoient fort répandus dans le monde, dînoient rarement chez eux, et n’y soupoient jamais. Bréauté, qui étoit de grand appétit et gourmand, ne s’accommodoit pas de la nourriture du domestique. Il alloit chercher à vivre aux tables du voisinage, où il ennuyoit souvent par ses sermons. Il étoit tout occupé de piété et de bonnes œuvres. Ce fut lui qui entreprit la fameuse affaire de Langlade, condamné aux galères, et mort à la Tournelle, pour un vol commis chez le comte de Montgommery où il logeoit. Bréauté fit reconnoître son innocence, rétablir sa mémoire, et marier bien la fille unique qu’il avoit laissée, des dommages et intérêts qu’il lui fit obtenir. Il lui étoit resté de sa soufflerie des remèdes qu’il faisoit lui-même. Apparemment qu’il les fit mal à la fin, car il mourut très brusquement pour en avoir pris pour une légère incommodité avec une santé très robuste. Je l’ai fort vu à l’hôtel de Lorges, qui lui étoit fort commode parce que M. de Foix logeoit vis-à-vis.

Deux abbés fort différents l’un de l’autre moururent incontinent après, l’abbé de La Rochefoucauld et l’abbé de Châteauneuf. Le premier étoit oncle paternel de M. de La Rochefoucauld. Il avoit un mois moins que lui et soixante-quatorze ans. Le peu qu’il avoit il le partagea toujours avec lui, tarit qu’il fut pauvre ; leur amitié fut la plus intime et dura toute leur vie. Ils logeoient ensemble et ne se quittèrent jamais, tellement que l’abbé de La Rochefoucauld passa sa vie à la cour sans en être, et sans sortir presque jamais de chez M. de La Rochefoucauld, où il étoit absolument le maître. Cela lui donnoit quelque considération, même du roi. D’ailleurs, c’étoit le meilleur gentilhomme du monde, le plus noble et le plus droit, mais aussi le plus imbécile, et qui ressembloit le mieux à un vicaire de village. Il étoit passionné de la chasse, et n’en manquoit jamais ; cela l’avoit fait appeler l’abbé Tayaut. Il n’eut jamais d’ordres, mais force abbayes, et grosses, que M. de La Rochefoucauld lui fit donner, et qu’il eut toutes à sa mort pour son petit-fils, dont nous verrons qu’il se repentit bien.

L’abbé de Châteauneuf est celui qui fut envoyé en Pologne redresser la conduite de l’abbé de Polignac, dont j’ai parlé à cette occasion, homme de beaucoup d’esprit, de savoir et de bonne compagnie, désiré dans les meilleures, et frère de Châteauneuf ambassadeur à Constantinople, en Portugal et en Hollande, mort conseiller d’État, et ancien prévôt des marchands longtemps depuis.

Quelque temps auparavant la comtesse de Soissons étoit morte à Bruxelles dans le plus grand délaissement, pauvre et méprisée de tout le monde, même fort peu considérée du prince Eugène, son célèbre fils. Ce fut en sa faveur que le cardinal Mazarin, son oncle, inventa au mariage du roi la nouvelle charge de surintendante, à cause de quoi il en fallut une en même temps à la reine mère, qui fut la princesse de Conti, son autre nièce, et comme tout va toujours en se multipliant et en s’affaiblissant, Madame, parce qu’elle étoit fille d’Angleterre, en eut une aussi, qui fut Mme de Monaco. C’est l’unique exemple pour les filles de France.

Rien n’est pareil à la splendeur de la comtesse de Soissons, de chez qui le roi ne bougeoit avant et après son mariage, et qui étoit la maîtresse de la cour, des fêtes, et des grâces, jusqu’à ce que la crainte d’en partager l’empire avec les maîtresses la jeta dans une folie qui la fit chasser avec Vardes et le comte de Guiche, dont l’histoire est trop connue et trop ancienne pour la rapporter ici. Elle fit sa paix et obtint son retour par la démission de sa charge, qui fut donnée à Mme de Montespan, dont le mari ne voulut recevoir aucune chose du roi, qui, ne sachant comment la faire asseoir, ne pouvant la faire duchesse, supposa que la charge de surintendante emportoit le tabouret. La comtesse de Soissons, de retour, se trouva dans un état, bien différent de celui d’où elle étoit tombée. Elle se trouva si mêlée dans l’affaire de la Voisin, brûlée en Grève pour ses poisons et ses maléfices, qu’elle s’enfuit en Flandre. Son mari étoit mort fort brusquement à l’armée, il y avoit longtemps, et dès lors on en avoit mal parlé, mais fort bas dans la faveur où elle était. De Flandre elle passa en Espagne, où les princes étrangers n’ont ni rang ni distinction. Elle ne put donc paroître en aucun lieu publiquement, et moins au palais qu’ailleurs.

La reine, fille de Monsieur, n’avoit point d’enfants, et avoit tellement gagné l’estime et le cœur du roi son mari, que la cour de Vienne craignit tout de son crédit pour détacher l’Espagne de la grande alliance faite contre la France. Le comte de Mansfeld étoit ambassadeur de l’empereur à Madrid, avec qui la comtesse de Soissons lia un commerce intime dès en arrivant. La reine, qui ne respiroit que France, eut une grande passion de voir la comtesse de Soissons. Le roi d’Espagne, qui avoit fort ouï parler d’elle, et à qui les avis pleuvoient depuis quelque temps qu’on vouloit empoisonner la reine, eut toutes les peines du monde à y consentir. Il permit à la fin que la comtesse de Soissons vînt quelquefois les après-dînées chez la reine par un escalier dérobé, et elle la voyoit seule et avec le roi. Les visites redoublèrent et toujours avec répugnance de la part du roi. Il avoit demandé en grâce à la reine de ne jamais goûter en rien qu’il n’en eût bu ou mangé le premier, parce qu’il savoit bien qu’on ne le vouloit pas empoisonner. Il faisoit chaud le lait est rare à Madrid, la reine en désira, et la comtesse, qui avoit peu à peu usurpé les moments de tête à tête avec elle, lui en vanta d’excellent qu’elle promit de lui apporter à la glace. On prétend qu’il fut préparé chez le comte de Mansfeld. La comtesse de Soissons l’apporta à la reine qui l’avala, et qui mourut peu de temps après, comme Mme sa mère. La comtesse de Soissons n’en attendoit pas l’issue et avoit donné ordre à sa fuite. Elle ne s’amusa guère au palais, après avoir vu avaler ce lait à la reine ; elle revint chez elle où ses paquets étoient faits et s’enfuit en Allemagne, n’osant pas plus demeurer en Flandre qu’en Espagne. Dès que la reine se trouva mal, on sut ce qu’elle avoit pris et de quelle main ; le roi d’Espagne envoya chez la comtesse de Soissons qui ne se trouva plus ; il fit courir après de tous les côtés, mais elle avoit si bien pris ses mesures qu’elle échappa. Elle vécut obscurément quelques années en Allemagne, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre. Mansfeld fut rappelé à Vienne, où il eut à son retour le premier emploi de cette cour, qui est la présidence du conseil de guerre. À la fin la comtesse de Soissons retourna en Flandre, puis à Bruxelles, où je crus avoir dit que, tandis que Philippe V en fut maître, lés maréchaux de Boufflers, de Villeroy, et tous les François distingués, eurent défense de la voir. Il se peut dire qu’elle y passa le reste de sa vie et qu’elle y mourut en opprobre. Mme la duchesse de Bourgogne en prit le deuil pour six jours, que le roi ne porta point ni la cour, quoique la princesse de Carignan, mère du comte de Soissons, fût princesse du sang, la dernière de sa branche.

En ce même temps mourut aussi, au camp devant Lille, M. d’Overkerke, général en chef des Hollandois et de leur armée, qui étoit des bâtards de Nassau-Orange, et qui avoit été dans l’intime confiance du roi Guillaume, dont il étoit grand écuyer.

Desmarets, revenu de si loin au contrôle général des finances, très bien avec Chamillart, et appuyé des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qui tous trois l’y avoient porté avec tant de soeurs, fit entendre par eux la grandeur et la capacité de son travail, la nécessité pour le bien des affaires de l’accréditer dans le public, et la convenance de le faire ministre d’État, comme l’avoient été ceux qui l’avoient précédé dans son emploi. Le roi, qui comptoit alors avoir besoin de lui, et qui commençoit à s’y accoutumer, se laissa prendre à cette amorce et le fit ministre. Il avoit déjà deux filles mariées, l’une à Goesbriant, l’autre à Bercy, intendant des finances, qui faisoit tout sous lui. Incontinent après cette grâce, il maria bien autrement la troisième, ce fut au marquis de Béthune-Orval, qui avoit la perspective du duché de Sully après le duc de Sully qui n’avoit point d’enfants, et après le chevalier de Sully qu’on croyoit marié secrètement, de façon à n’en avoir point non plus. Ce M. de Béthune étoit un homme qui n’avoit point paru à la cour et comme point à la guerre, riche, mais noyé dans une mer de procès qu’on l’accusoit d’aimer beaucoup, et à la poursuite desquels il occupoit toute sa vie. Le roi voulut donner deux cent mille livres à la fille de Desmarets, comme il avoit accoutumé aux mariages des filles de ses ministres, mais celui-ci ne le voulut pas dans la presse où étoient les finances. Au lieu de cette somme, le roi voulut donner une pension de douze mille livres ; Desmarets ne la vouloit que de huit mille, enfin elle fut de dix mille livres.

Il se fit quelques jours auparavant un autre mariage, par des circonstances singulières qui le rendirent heureux. Depuis les deux Eustache de Conflans, père et fils, tous deux capitaines des gardes du corps de Charles IX et d’Henri III, et le dernier chevalier du Saint-Esprit et chevalier d’honneur de la reine Marie de Médicis, cette maison étoit entièrement tombée. Le dernier Eustache avoit vendu presque toutes ses terres. Il perdit un second fils fort jeune, de la plus grande espérance ; ce que l’aîné fit de mieux fut de se raccrocher par les biens de sa mère, qui étoit Jouvenel, dont il eut Armentières, et par un riche mariage avec une Pinart. Il en fit un second fort plat. Du premier un fils unique qui mena une vie honteuse et obscure, et mourut sans enfants d’un indigne mariage qu’il avoit fait. Sa sœur du second lit ne se maria point, elle retira tout ce qu’elle put de ces débris ; la duchesse d’Orval se retira chez elle où elle a passé presque toute sa vie, ayant de la considération et des amis. On l’appeloit Mlle d’Armentières. Elle vécut fort vieille. Étant devenue riche par ses soins et par la mort de son frère, elle assista à son tour son amie qui étoit devenue pauvre, substitua son bien à ses cousins, et en laissa l’usufruit à la duchesse du Lude, son amie intime de tous les temps. Ses cousins étoient dans la dernière pauvreté. Ils sortoient du frère puîné du premier Eustache, capitaine des gardes de Charles IX, dont ils étoient la quatrième génération, et divisés en deux branches. Ils n’avoient pu faire aucune alliance, et ils vivoient à leur campagne de leurs choux et de leur fusil. L’aînée de ces deux, branches finissoit à un seul mâle qui se fit prêtre pour avoir du pain, et que le succès de ce mariage fit dans la suite évêque du Puy. Le chef de la branche cadette, devenu celui de toute cette maison, vécut de même, et se trouva heureux d’épouser en 1667 une fille de d’Aguesseau, maître des comptes, dont le fils a été si estimé et si considéré, intendant de Languedoc, puis conseiller d’État, et du conseil royal des finances, et le petitfils est depuis devenu chancelier de France, avec diverses fortunes. De ce mariage sortirent trois fils appelés à la substitution de Mlle d’Armentières.

L’aîné, brave homme et honnête homme, mais sans la moindre trace d’esprit que l’éducation n’avoit pu réparer, se battit contre Pertuis dans leur première jeunesse, et [ils] furent tous deux enfermés quinze ou seize ans durant dans une citadelle. Les deux cadets se trouvèrent avoir beaucoup d’esprit, et de désir de se relever, malgré leur pauvreté et l’obscurité où ils se trouvoient. L’aîné des deux fut envoyé enfant, et sans pain, page du grand maître de Malte, le cadet s’intrigua comme il put et servit de même. Tous deux, à force de vouloir, firent des connoissances, et s’ornèrent l’esprit à force, de lecture, dans laquelle ils acquirent beaucoup. La maréchale de Chamilly, qui les connut à La Rochelle, où ils servoient, les prit en amitié, les attira chez elle à Paris, où ils virent la bonne compagnie, dont ils surent profiter. Ils firent une autre connoissance que cette maréchale ne leur procura pas, mais qui devint le fondement de leur fortune : ce fut [celle] de Mme d’Argenton. Elle les trouva de si bonne compagnie qu’elle les présenta à M. le duc d’Orléans, avec qui elle les fit souper chez elle, et leur acquit sa familiarité. Il vaqua chez lui une place de chambellan qu’il procura à Conflans, et bientôt après une autre à d’Armentières qui sortoit de sa prison. Ils se firent des amis au. Palais-Royal ; Armentières, par le même crédit, devint maître de la garde-robe.

Mme de Jussac, dont j’ai parlé lorsqu’on la mit sans titre auprès de Mme la duchesse d’Orléans qu’elle a voit élevée, et qui l’aimoit passionnément, avoit une fille mariée à M. de Chaumont, du nom d’Ambly, qui avoit un régiment. Elle en avoit une autre fort jolie, dont elle voulut aussi se défaire, mais son bien étoit fort court. Son bonheur fit que Sassenage, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans, revenu malade d’Espagne, fort dégoûté de son emploi, s’en voulut défaire. Il fallut attendre le retour de ce prince, qui, pour la première fois, pressé pour la même grâce par Mme d’Argenton d’une part et par Mme la duchesse d’Orléans de l’autre, donna l’agrément de la charge de Sassenage à d’Armentières, en faisant son mariage avec la fille de Mme de Jussac, qui y trouva encore d’autres facilités de grâces, et qui, toujours avec l’appui de Mme d’Argenton, fit passer à Conflans la charge de maître de la garde-robe qu’avoit son frère devenu premier gentilhomme de la chambre.

M. le duc d’Orléans arriva le 6 décembre, et fut aussi bien reçu que le méritoit sa glorieuse et pénible campagne, qui ne le raccommoda pourtant pas avec Mme des Ursins, ni avec Mme de Maintenon.

Ce fut en ce temps-ci que le comte de Tonnerre épousa la fille de Blansac, dont j’ai assez parlé (t. IV, p. 308) pour n’avoir rien à y ajouter. Ce mariage le fit sortir de la Bastille immédiatement avant de le célébrer.

J’ai avancé le récit de quelques menus événements de la fin de cette année, comme j’en ai retardé quelques-uns auparavant, pour ne pas interrompre celui des choses de Flandre, où il est temps de retourner. Mais auparavant il faut dire que je ne fus pas longtemps à la Ferté sans y recevoir une lettre de l’évêque de Chartres, datée de Saint-Cyr, qui m’avertissoit qu’on m’avoit rendu les plus mauvais offices du monde auprès du roi et de Mme de Maintenon, et qui avoient pris. Je lui écrivis à l’instant par un exprès pour avoir plus d’éclaircissement qu’un avis si vague, et pour lui fournir, sur ce que je savois qu’on avoit répandu contre moi sur Lille et sur mon pari, de quoi me défendre en attendant qu’il m’eût instruit et que je pusse avec plus de précision parer aux coups, qu’on m’avoit portés. Je ne fus pas surpris, mais embarrassé d’être instruit, parce que M. de Chartres étoit retourné à Chartres lorsque mon exprès arriva à Saint-Cyr, et qu’il ne voulut pas depuis m’en apprendre davantage. De cette affaire-là, j’en fus noyé plus d’un an, et la façon dont j’en sortis se verra en son temps. Je ne demeurai pas longtemps à la Ferté, et je voulus être à la cour pour le retour de M. le duc d’Orléans, et surtout pour celui de Mgr le duc de Bourgogne.