Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/19


CHAPITRE XIX.


Décret violent de l’empereur contre l’Italie. — Projets de la réunir en ligue contre lui. — Prince de Conti désiré pour la Flandre, demandé pour l’Italie. — Ruse de Vaudémont au secours de Vendôme. — Tessé plénipotentiaire à Rome et en Italie ; sa commission ; son départ. — L’Artois sous contribution. — Faute de Mgr le duc de Bourgogne. — Conduite de Vendôme. — Boufflers entre dans Lille, et remet à flot Surville et La Freselière. — Cause de la disgrâce du dernier. — Troupes, etc., dans Lille. — Le Rhin tranquille. — Troupes mal choisies dans Lille et autres fâcheux manquements. — Dispositions de Boufflers. — Sécurité de Vendôme. — Lille investi (12 août). — Misérables flatteries. — Tranchée ouverte (22 août). — Albéroni à Fontainebleau. — Retour par Petit-Bourg à Versailles. — Opiniâtre lenteur de Vendôme à s’ébranler. — Jonction de l’armée du duc de Berwick avec celle de Mgr le duc de Bourgogne. — Berwick prend une seule fois l’ordre du duc de Vendôme ; se déporte de tout commandement. — Maréchal de Matignon s’en va malade et ne revient plus. — Force de l’armée après la jonction. — L’armée à Tournai. — Dévotions mal interprétées. — Divisions. — Chemins pris par l’armée. — Camps des deux armées opposées. — Inquiétude de la cour. — Flatteries misérables. — Je parie contre Cani que Lille sera pris sans combat et sans secours. — Bruit étrange sur ce pari, et sa suite. — Position des deux armées. — Fatale et artificieuse opiniâtreté de Vendôme. — Mensonge en plein de Pont-à-Mark. — Mensonge en plein de Mons-en-Puelle.


L’empereur avoit fait passer, dès le mois de juin, à la diète de Ratisbonne un décret qu’il fit incontinent après afficher dans Rome et par toute l’Italie. Il y déclaroit abusif l’hommage du royaume de Naples au Saint-siège ; que Naples et Sicile n’en relevoient point, que le pape n’avoit aucun droit à la nomination des évêchés et des autres bénéfices de ces royaumes. L’empereur y déclaroit qu’il vouloit rentrer dans tous les droits de l’empire en Italie, réunir les fiefs usurpés, examiner l’aliénation des autres, et qu’il prétendoit que le pape fît raison au duc de Modène des usurpations que la chambre apostolique avoit faites sur lui. La vérité est que les droits de l’empire en Italie étoient la plupart fort clairs, qu’ils s’étendoient beaucoup, que les usurpations étoient grandes, et peu ou point fondées. Cet édit ou décret fit grand’peur à Rome et à toute l’Italie ; la puissance de l’empereur y parut très redoutable. On s’y repentit de l’y avoir moins crainte que celle des François, et de l’avoir tant aidé à les en chasser. Venise, qui y avoit le plus contribué, fut la première à exciter le pape sur le danger commun, à lui proposer une ligue de toute l’Italie avec la France, où on ne désespéroit pas de faire entrer M. de Savoie, qui se pourroit laisser toucher du danger commun, et d’y attirer la France, pressée comme elle se trouvoit, qui par cette puissante diversion ne seroit plus seule et se reverroit comme avant la bataille de Turin.

Venise, qui, la première, avoit mis cette affaire sur le tapis, et qui ne cessoit d’en presser la conclusion, craignoit trop l’empereur dans sa terre ferme d’Italie et du Frioul pour oser se montrer, mais vouloit paroître être entraînée. Ce fut donc Rome qui en fit au roi les premières ouvertures. Il les reçut avec froideur parce qu’il ne voyoit pas grande apparence que le duc de Savoie y voulût entrer, qu’il ne voyoit rien de la part de Venise, et qu’il n’a jamais bien goûté l’importance des diversions. On fut donc longtemps à se résoudre de permettre au pape d’acheter des armes, de lever des troupes dans son propre comtat d’Avignon, enfin de lui donner des officiers de nos troupes ses sujets. On en étoit alors aux suites du combat d’Audenarde. L’Artois sous contribution, Arras, Dourlens, la Picardie menacés, les troupes que Berwick avoit amenées du Rhin répandues pour couvrir ces pays, Cheladet, avec un gros détachement de la grande armée, occupé au même secours, et le roi fort touché de ces ravages si proches dont il n’avoit pas ouï parler depuis sa minorité. Le contrecoup de la mauvaise humeur en retomba naturellement sur l’affaire d’Audenarde.

Mme de Maintenon, piquée au vif d’avoir vu son crédit faiblir sous celui de Vendôme, tira sur le temps, hasarda de le faire rappeler, et de lui substituer le prince de Conti qui s’étoit toujours déclaré pour Mgr le duc de Bourgogne dans tout ce qui s’étoit passé en Flandre, dont la naissance et la réputation imposeroit et calmeroit tout. La ligue d’Italie le demandoit pour chef, pour ôter toute dispute entre les divers généraux par la supériorité de son rang, et donner par son nom plus de poids aux affaires. Le roi fut fort en balance. Le maréchal d’Estrées, qui vouloit toujours figurer, poussé de plus par son frère, qui soupiroit ardemment après un chapeau, se proposoit pour l’ambassade de Rome comme un homme également propre aux négociations et au commandement des troupes. Je sus par Caillières, à qui Torcy l’avoit dit, que j’étois aussi sur les rangs. Cet avis m’engagea à renouveler les raisons que j’avois eues d’éviter cette ambassade la première fois que j’y avois été destiné, mais dont je ne fus délivré que par la promotion du cardinal de La Trémoille. J’en parlai fortement au duc de Beauvilliers, au chancelier, à Chamillart. J’y ajoutai les raisons du commandement des troupes que je leur fis valoir en faveur du maréchal d’Estrées, parce que peu m’importoit qui allât à Rome pourvu que ce ne fût pas moi, et je fis dire les mêmes choses à Torcy par Caillières. Peu de jours après ces mesures, j’appris par ce dernier qu’on avoit changé de dessein sur un ambassadeur que le pape ne seroit pas en puissance de protéger dans Rome, même contre les insultes de l’empereur, et celles que le cardinal Grimani, qui étoit par intérim vice-roi de Naples, lui voudroit faire faire, et qui commettroient trop la dignité du roi.

M. du Maine écuma ce qui se passoit. Il prit l’alarme sur la froideur du roi à l’égard de la ligue d’Italie, et sur l’envoi très possible du prince de Conti en Flandre, qui étoit l’unique chose à faire pour y prévenir tous les inconvénients d’une division devenue sans remède et la moindre satisfaction raisonnablement due à Mgr le duc de Bourgogne. Les chefs de la cabale, avertis par celui-ci qui en étoit l’âme, n’en furent pas moins effarouchés que lui. Après tant de grands pas faits et si éclatants pour réussir dans leur dessein, c’eût été pour eux le dernier désespoir de se voir privés de la massue qui avoit déjà si bien joué sur le jeune prince, et de laquelle ils se proposoient bien de l’atterrer sans ressources avant la fin de la campagne. Vaudemont vint au secours. Il fit un mémoire sur la ligue d’Italie qui ne laissa rien à désirer sur son utilité, sa possibilité et son exécution prompte. Soit que Tessé, dans une fortune qui ne pouvant plus croître ne demandoit plus que le bon esprit d’en savoir jouir en repos, eût encore le désir de faire, soit que Vaudemont l’eût entêté de l’emploi d’Italie, il lui donna comme par amitié son mémoire, à condition, pour se mieux cacher et [le] produire plus efficacement, que Tessé le donneroit comme sien. Torcy, à qui il le remit, avoit toujours été d’avis de cette ligue. Il trouva le mémoire frappant. Il en fut d’autant plus surpris qu’il connoissoit la portée de Tessé. Il le lut au conseil, et y fut applaudi, et il détermina le roi. Presque aussitôt après, le roi donna audience particulière au nonce, après à l’ambassadeur de Venise, enfin à M. le prince de Conti, qu’il fit entrer dans son cabinet. Le tête-à-tête y fut court. Le prince alla de là chez lui, où le nonce vint et y fut longtemps enfermé avec lui. Dans le haut de l’après-dînée il fut chez Mme de Maintenon à la ville fort longtemps. C’étoit le lieu où, à Fontainebleau, elle faisoit venir ceux qu’elle vouloit entretenir à loisir sans être interrompue. Je ne crois pas qu’elle eût jamais entretenu M. le prince de Conti de la sorte, ni même guère reçu chez elle que des moments. Cette audience fit beaucoup parler.

Sept ou huit jours après, Tessé fut déclaré plénipotentiaire du roi à Rome, et pour toute l’Italie, avec pouvoir de prendre le caractère d’ambassadeur si et quand il le jugeroit à propos, et de général des troupes s’il y en alloit. Sa mission fut de traiter et de convenir des contingents de chacun en troupes, artillerie, munitions, vivres, fourrages, argent ; des choses à faire, des temps à être prêts et de ceux à exécuter ; de presser et veiller à tout, de commander partout en attendant le prince de Conti promis, mais non encore déclaré, de lui préparer les voies, à servir sous lui, ou à part à ses ordres, d’aller et venir par l’Italie comme plénipotentiaire où besoin seroit, ou de demeurer à Rome ambassadeur comme il seroit jugé le plus à propos. Il obtint une grosse somme pour son équipage, partit le 11, septembre avec pouvoir d’offrir vingt mille hommes de pied et quatre mille chevaux. Il s’embarqua à Antibes, d’où le marquis de Roye le passa à Gênes sur les galères du roi. Là il s’associa pour tout le reste du voyage de Monteléon. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, et surtout d’intrigue, dévoué à Vaudemont jusqu’à l’abandon, et que nous avons vu l’acteur principal du mariage du duc de Mantoue. C’étoit de quoi soulager et éclairer Tessé, et tenir Vaudemont bien averti, et en état d’influer. De Gênes ils allèrent chez le grand-duc, ensuite à Venise, enfin à Rome, furent reçus partout avec de grands honneurs et de grandes démonstrations de joie, et s’arrêtèrent assez longtemps en chacun de ces lieux.

Par cette ligue mieux concertée, l’empereur se fût trouvé une puissance sur les bras en Italie formidable par comparaison à ses autres besoins qui lui auroient rendu la défensive fort embarrassante, et nous un soulagement présent dont les suites pouvoient être les plus importantes pour une heureuse continuation de guerre ou pour une paix avantageuse, et cela par l’impétuosité de la cour de Vienne. Mais il avoit fallu trop de machines et de temps pour nous mettre et nous arranger cette ligue dans la tête. Le roi ne fit qu’accepter tard et avec peine un projet qu’il eût dû former, proposer et presser. Il perdit un temps le plus précieux à employer qu’il eût peut-être eu de tout son règne. La démarche éclatante qu’il en fit enfin, au lieu de ne l’avoir apprise que par les effets, alarma les alliés. Ils sentirent tout le poids d’une diversion si puissante. Hormis la Flandre, où ils s’étoient trop engagés pour pouvoir reculer, ils cessèrent de songer à rien faire d’aucun auge côté, jusqu’à ce qu’ils se fussent mis en sûreté de celui de l’Italie.

Cependant le pape, encouragé et fatigué de la lenteur de ses alliés d’Italie, leur voulut donner un exemple qui les pressât de l’imiter. Il leva des troupes de tous côtés, munit ses places, fortifia divers postes, prit à son service des officiers généraux partout où il put. Il tâcha de suspendre le luxe et de tirer de l’argent des cardinaux riches. Il obtint, quoique avec peine, les suffrages et les signatures du sacré collège pour tirer du château Saint-Ange le trésor que Sixte V y avoit amassé et laissé pour les plus grands besoins de l’Église. Il y avoit cinq millions d’or, il se servit de cinq cent mille écus à payer ses troupes et aux préparatifs de guerre qu’il commença et fit assez heureusement contre ce peu d’Impériaux épars par Italie. Leur gros étoit dans l’armée du duc de Savoie. N’allons pas maintenant plus loin de ce côté-là, et revenons à Fontainebleau et en Flandre.

Le duc de Berwick, établi dans Douai, étoit arrivé trop tard pour sauver l’Artois des courses et des contributions. Sa présence servit seulement à les en faire retirer avec plus d’ordre, sans leur faire rien perdre de leur butin. Leur gros s’étoit établi à la Bassée, d’où ils avoient pensé surprendre Dourlens, et s’étendre alors en Picardie. Ils s’étoient aussi rendus maîtres d’un faubourg d’Arras et avoient manqué heureusement cette place. Ils eurent trois millions cinq cent mille livres de ce malheureux pays. Ils l’exigèrent la plupart en provisions de toutes les sortes, ce qui montra leur dessein de faire un grand siège. Le prince Eugène, retourné au-devant de son armée, s’étoit longtemps arrêté à Bruxelles, et y avoit fait préparer un convoi immense qui fut de plus de cinq mille chariots, outre ceux des gros bagages de leur armée qu’ils envoyèrent à vide pour revenir pleins avec ce convoi. Lorsqu’il fut en état, le prince Eugène l’escorta lui-même avec son armée jusqu’à celle du duc de Marlborough avec une peine et des précautions infinies. On ne pouvoit ignorer dans la nôtre de si grands préparatifs et une marche si pesante et si embarrassée. Le duc de Vendôme en voulut profiter et la faire ’attaquer par la moitié de ses troupes. Le projet en étoit beau, et le succès sembloit y devoir être favorable. En ce cas l’action étoit également glorieuse et utile : elle ôtait aux ennemis le fruit de leur victoire, leur causoit une perte infinie par celle de ce prodigieux amas dont nous aurions profité en partie ; leur siège étoit avorté, et ils ne pouvoient plus rien entreprendre que très difficilement du reste de la campagne. Ypres, Mons, Lille ou Tournai, une de ces places étoit leur objet, et rien de si important que d’en empêcher le siège. Néanmoins, Mgr le duc de Bourgogne s’opposa à l’attaque du convoi. Il fut soutenu dans cet avis par quelques-uns, contredit par un bien plus grand nombre. Pour moi, j’avoue franchement que je ne compris jamais quelles pouvoient être les raisons de ne le pas attaquer, et que je ne pus me satisfaire de ce peu qui en furent alléguées, encore moins par rapport à Mgr le duc de Bourgogne, sitôt après la désastreuse affaire d’Audenarde, et tout ce qui s’en étoit suivi sur son compte.

M. de Vendôme, si opiniâtre jusqu’alors, et si rempli de cette obéissance à ses vues, sous la condition de laquelle Mgr le duc de Bourgogne avoit le commandement honoraire de son armée, ne s’en souvint plus dans cette occasion décisive. Il céda tout court en protestant de son avis, et laissa tranquillement passer le convoi. Il suivoit son projet qui n’étoit pas de faire une belle et utile campagne, mais d’en faire faire une à ce prince qui le perdît sans retour. L’opiniâtreté et l’audace y avoient servi à Audenarde ; il n’espéra pas ici un moindre succès de sa déférence ; par tous les deux, il alla également à son but. Tel fut l’étrange malheur qu’il n’y eut personne que d’O et Gamaches auprès de Mgr le duc de Bourgogne. Il écrivit ses raisons au roi et à son épouse dans la crainte d’être désapprouvé, laquelle eut le bon esprit d’en être très affligée, et de ne le laisser apercevoir qu’à ce qu’elle avoit de plus confidentes. Le roi, voyant la chose manquée, fit semblant d’être satisfoit des raisons de son petit-fils. Ce qui me surprit fort fut que, traitant cela avec Chamillart tête à tête, il me soutint que Mgr le duc de Bourgogne avoit raison. Je le pressai de m’en dire les siennes. Il me les promit dans un autre temps qui n’est jamais venu. La conjecture est qu’il n’en avoit aucune, que l’affaire étoit manquée, qu’il étoit fort éloigné du projet de Vendôme, quoique entraîné par parties sans s’en douter, et que, fâché d’avoir eu à blâmer le jeune prince à Audenarde, quoique fort mal à propos, il voulut tout aussi mal à propos le défendre ici, pour ne pas paroître lui en être toujours contraire.

Boufflers n’étoit rien moins que content dans sa grande fortune. Il ne se consoloit point du panneau qui lui avoit coûté son changement de charge. Il ne s’accoutumoit point à ne plus commander d’armées, tout aussi peu à se trouver naturellement suspendu de ses fonctions de gouverneur de Flandre, depuis que le théâtre de la guerre y étoit établi. Il étoit aussi gouverneur particulier de Lille. C’étoit un homme fort court, mais pétri d’honneur et de valeur, de probité, de reconnoissance et d’attachement pour le roi, d’amour pour la patrie. Il crut que les ennemis préféreroient Lille aux autres places qu’ils étoient en état d’assiéger. Il en dit ses raisons au roi, et sans en avoir parlé à personne, il lui demanda la permission de s’y aller jeter, et de défendre la place qui seroit assiégée, puisque toutes étoient de son gouvernement général. Il fut loué et remercié, mais éconduit. Boufflers, qui s’étoit préparé en secret pour avoir de l’argent et ce qui lui étoit nécessaire, n’avoit pas fait cette proposition pour en demeurer à l’honneur de l’avoir faite. Il revint à la charge dans une audience qu’il eut au sortir du lever du roi, dans son cabinet, qu’il lui avoit demandée. Le roi fut après à la messe, et de là chez Mme de Maintenon où il fit entrer le maréchal avec lequel il fut assez longtemps. Tout au sortir de cette seconde audience (c’étoit le jeudi 26 juillet), il partit. En cette dernière audience il fit deux actions d’un aussi galant homme qu’il était. Il demanda au roi et obtint avec peine que Surville et La Freselière allassent à Lille servir sous lui. Il n’avoit avec eux ni parenté ni liaison particulière ; ils étoient perdus sans retour. Il saisit cette occasion de les remettre à flot, sans qu’eux ni personne pour eux eussent pu le deviner.

On a vu en son lieu l’étrange affaire qui perdit Surville. La Freselière, fils d’un père aimé et révéré de tout le monde et des troupes, mort fort vieux, lieutenant général, et lieutenant général de l’artillerie, lui avoit succédé en cette dernière charge qu’il faisoit avec capacité et valeur. Devenu maréchal de camp, il ne pouvoit prendre jour qu’une seule fois dans l’armée par campagne, seulement pour y être reconnu. Il prétendit le prendre à son tour comme tous les autres, et il y avoit été favorisé la campagne avant celle-ci parle maréchal de Villars, dans l’armée duquel il commandoit l’artillerie. Celle-ci, il se mit dans la tête d’établir en droit ce qu’il n’avoit eu que par tolérance. Il fut refusé. Il insista et le fut encore. Le toupet lui monta, il envoya la démission de sa charge, sans que tout ce que M. du Maine put lui dire et faire fût capable de l’arrêter.

C’étoit vers la mi-mai, au moment du départ. La réponse à cette folie fut un ordre de se rendre à la Bastille. Avant partir, Boufflers étoit allé de chez Mme de Maintenon chez Chamillart s’informer de ce qu’il trouveroit à Lille, et travailler courtement là-dessus avec lui, de chez qui il partit. Ce fut de dessus son bureau qu’il écrivit à La Freselière en lui envoyant l’ordre que Chamillart expédia sur-le-champ. Boufflers prit celui qu’il fit expédier en même temps pour Surville, passa en Picardie à une terre d’Hautefort qui étoit sur son chemin, où Surville s’étoit retiré pour vivre, et l’emmena à Lille avec lui. Nous devions aller, Mme de Saint-Simon et moi, avec le maréchal et la maréchale de Boufflers le lendemain de ce départ à Villeroy voir la maréchale. Toute la cour, qui ne le sut que fort tard, applaudit fort à une si belle action et décorée de tant de générosité. La défense de Namur répondoit de celle que Boufflers feroit ailleurs. Il eut à Lille toutes sortes de munitions de guerre et de bouche, force artillerie, trois ingénieurs principaux, dix-neuf bataillons, deux autres bataillons d’invalides, quelque cavalerie, deux régiments de dragons, et il enrégimenta trois mille hommes de la jeunesse de la ville et des environs qui voulut de bon gré servir au siège. Les ennemis y amenèrent d’abord cent dix pièces de batterie et cinquante mortiers.

L’électeur de Bavière étoit cependant à Langendel avec un pont sur le Rhin, couvert d’une redoute, et le duc d’Hanovre dans ses lignes d’Etlingen, delà le Rhin, avec un détachement commandé par Mercy derrière la forêt Noire, tous ces côtés-là fort tranquilles.

Il étoit pourtant vrai que la plupart des bataillons qui étoient dans Lille se trouvèrent de nouveaux dont la plupart n’avoit jamais entendu tirer un coup de mousquet, et qu’il n’y avoit que médiocrement de poudre. Il s’y trouva quantité d’autres manquements. Boufflers mit à profit le peu de temps qu’il eut libre depuis son arrivée à Lille. Il y avoit apporté cent mille écus du sien qu’il avoit empruntés, répondit pour le roi de tout ce qu’il prit ou emprunta en Flandre, ce qui alla à plus d’un million, et enrégimenta quatre mille fuyards d’Audenarde, qu’il trouva encore relaissés dans la ville et dans les environs. L’armée du roi étoit toujours à Lawendeghem, tranquille derrière le canal de Bruges. M. de Vendôme s’y moquoit de l’opinion du siège de Lille, comme d’une imagination folle et ridicule, et sa cabale faisoit l’écho à Paris et à la cour qui en furent les dupes. On auroit pu dans l’intervalle jeter bien des choses très nécessaires qui manquoient dans Lille, si on l’avoit voulu croire l’objet des ennemis. M. de Vendôme avoit eu l’imprudence ou la malice de déclarer tout haut que Mgr le duc de Bourgogne avoit ordre de secourir à quelque prix que ce fût la place que les, ennemis assiégeroient, mais que, pour Lille, il la prenoit sous sa protection, et répondroit bien que les ennemis ne se hasarderoient pas à une entreprise d’un si grand engagement dans notre pays. Lille étoit investi le 12 août, à ce que le roi apprit le 14 par plusieurs courriers de Flandre ; que le même jour il en arriva un de l’armée, d’où on mandoit qu’on croyoit les ennemis déterminés à faire le siège de Tournai, et que là-dessus l’armée alloit marcher. On en voulut douter encore quelques jours ; à la fin les visages allongèrent, mais la flatterie prit d’autres langages. Les uns ne craignirent point de dire d’un ton indifférent qu’on s’étoit passé de Lille si longtemps qu’on s’en passeroit bien encore. Vaudemont et la cabale le prirent d’un autre ton. Ils répondirent qu’une entreprise si folle étoit le plus grand bonheur qui pût arriver, et qu’il falloit que les prospérités eussent aveuglé les ennemis, pour s’être engagés si avant dans notre pays pour y échouer devant une place de cette importance, et avec une armée moins nombreuse que la nôtre. Ces misérables contes ne déplurent pas au roi, mais infiniment à lime la duchesse de Bourgogne, qui le fit sentir à quelques dames qui osèrent les lui tenir.

Le roi Auguste, qui n’avoit point de troupes en Flandre, vint incognito à l’armée des ennemis. Le prince Eugène fit le siège, et ouvrit la tranchée le 23 août. Le duc de Marlborough commandoit l’armée d’observation. Il passa l’Escaut pour se mettre en situation d’empêcher la jonction du duc de Berwick avec Mgr le duc de Bourgogne, dont l’armée étoit toujours en son même camp de Lawendeghem. Tandis qu’on étoit tout occupé de ces intéressantes nouvelles à Fontainebleau, Albéroni y arriva sans y être attendu et mit pied à terre chez Chamillart. Il y passa vingt-quatre heures, ne vit ni le roi ni le monde, et s’en retourna tout court. On peut juger de la curiosité qu’il donna à tout le monde, et de tous les raisonnements qui se firent. Était-il secrètement mandé ? était-ce réprimande ? était-ce envoi, excuses personnelles ou éclaircissements des faits passés ? Mais rien de tout cela, pas même raisonnements sur les affaires de Flandre. Le duc de Parme tremblant, mais fort désireux de la ligue d’Italie, avoit pris cette voie pour la presser, pour offrir tout ce peu qu’il pouvoit faire, pour entrer dans des détails bientôt discutés quand on parle, mais qui sont sans fin quand on écrit. Ce fut là le vrai sujet du voyage d’Albéroni. Mais de croire qu’entre lui et Chamillart, il n’y eut point quelque, épisode de Flandre, et qu’il ne vit point en secret M. du Maine, M. de Vaudemont, et les plus importants de la cabale, je pense que ce seroit fort se tromper. Quatre ou cinq jours après, le roi partit de Fontainebleau le lundi 27 août, pour aller coucher à Petit-Bourg et le lendemain à Versailles.

Le roi témoigna ne vouloir rien épargner pour se conserver une place aussi importante que Lille, et qui étoit personnellement une de ses premières conquêtes. Il parut surpris de la tranquillité de son armée toujours derrière le canal de Bruges, dans ce même camp où elle étoit venue d’Audenarde. Il y dépêcha un courrier avec un ordre positif de marcher au secours. M. de Vendôme le renvoya avec des représentations et des délais, qui lui en attirèrent un second avec les mêmes ordres encore plus pressants. Personne dans l’armée n’en comprenoit l’inaction. Mgr le duc de Bourgogne pressoit et faisoit d’autant plus presser M. de Vendôme par ce peu de gens d’assez de poids pour l’oser faire, que ce prince se souvenoit des propos d’Audenarde et de ceux qu’avoit réveillés l’opposition qu’il avoit montrée à attaquer le grand convoi du prince Eugène. Les efforts furent vains au premier courrier. Ils ne réussirent pas mieux au second, par le retour duquel Mgr le duc de Bourgogne ne laissa pas ignorer au roi qu’il ne tenoit pas à lui ni aux généraux qu’il ne fût obéi. Vendôme demeuroit ferme en ses remises et ne vouloit point s’ébranler.

À cette dernière désobéissance le roi se fâcha autant qu’il put se fâcher contré M. de Vendôme, et dépêcha un troisième courrier avec le même ordre à ce duc et un autre ordre particulier à son petit-fils de marcher avec l’armée, malgré M. de Vendôme, s’il continuoit à vouloir différer. Alors il n’y eut plus moyen de s’en défendre, mais [il marcha] avec lenteur, sous prétexte de rassembler ce qui étoit séparé et de faire les dispositions nécessaires. Plus de prévoyance, ou plutôt de volonté, eût prévenu ce dernier délai dans un temps où [on] en avoit perdu un si précieux, et où tous les instants n’en étoient que plus chers. Lorsqu’il fallut se déterminer sur le choix de la route à prendre pour joindre le duc de Berwick qui avoit reçu les ordres pour s’avancer de son côté, M de Vendôme maître absolu, ou complaisant sans réplique, comme il lui convenoit pour ses vues, et comme il l’avoit bien montré à Audenarde, sur l’attaque du convoi, et en dernier lieu pour se mettre en marche de Lawendeghem, ne voulut admettre aucun raisonnement ; il décida avec autorité pour le chemin de Tournai, et dit en même temps que, lorsqu’on s’approcheroit de Lille, il permettroit les délibérations, parce que les divers partis qu’on pourroit prendre le mériteroient bien.

Le détail de ce qui se passa jusqu’à la jonction seroit ici inutile. Il suffit de dire que Mgr le duc de Bourgogne arriva avec son armée le mardi 28 août à Ninove sur le minuit. Le lendemain jeudi 29, le duc de Berwick le vint saluer sur les neuf heures du matin. Il étoit accompagné d’un très petit nombre de gens principaux de son armée qu’il avoit laissée à Garrfarache, et qui joignit le 30 la grande, armée dans sa marche à Lessines.

Berwick, avec ses dignités et son bâton de maréchal de France, orné des lauriers d’Almanza, et plus que tout cela aux yeux du roi, bâtard encore plus que Vendôme puisqu’il l’étoit lui-même, passa comme ses confrères sous les Fourches claudiennes [1] le jour même de la jonction de son armée, pour laquelle il prit l’ordre du duc de Vendôme avec une indignation dont il ne se cacha pas. Il ne mit pas le pied chez M. de Vendôme ; il déclara publiquement qu’il remettoit son armée à Mgr le duc de Bourgogne, pour être incorporée dans la sienne par un nouvel ordre de bataille et de campement ; qu’il n’avoit plus rien à y faire, qu’il ne prétendoit à aucun commandement, ni à aucune fonction, et qu’il ne se mêleroit de quoi que ce soit, sinon de se tenir auprès de la personne de Mgr le duc de Bourgogne.

Razilly s’en étoit allé pour ne plus revenir à cause de la mort de sa femme, et d’O avoit été mis en sa place auprès de M. le duc de Berry. Le maréchal de Matignon étoit allé malade à Tournai, avec un passeport des ennemis. Il y fut assez mal, et de là, sous prétexte de sa santé, gagna Paris d’où il eût mieux fait de n’avoir bougé. Berwick avoit proposé cet expédient pour s’épargner le calice de prendre l’ordre. Il fut accepté pour le lui éviter chaque jour, mais le roi se roidit à le lui faire avaler une fois en arrivant, pour qu’il ne manquât rien au triomphe de Vendôme sur tous les maréchaux de France. On peut juger de l’effet que produisit cette suspension et cette séparation dans l’armée ; quelle aigreur ! quelle division ! Jamais armée si formidable qu’après cette espèce d’incorporation : cent quatre-vingt-dix-huit escadrons, quarante-deux en outre de dragons, cent trente bataillons outre, ce qui en fut dispersé dans les places et dans les postes, et ce qui n’avoit pas rejoint depuis Audenarde ; tous les corps distingués, la plupart des vieux et de ceux d’élite, celle de la cour en militaire ; double équipage de vivres et d’artillerie, abondance d’argent et de toutes choses, commodités à souhait du pays et du voisinage de nos places ; vingt-trois lieutenants généraux, vingt-cinq maréchaux de camp en ligne, soixante-dix-sept brigadiers, en un mot, ce qui de mémoire d’homme ne s’étoit jamais vu, et une ardeur de combattre qui ne pouvoit être plus vive, plus naturelle, plus générale.

Dans cet état, on marcha à Tournai ; on y séjourna pour faire passer la rivière plus commodément, et on comptoit sur un combat décisif. Beauvau, évêque de Tournai, publia des dévotions pour implorer la bénédiction de Dieu sur nos armes. Mgr le duc de Bourgogne y assista entre autres à une procession générale. La cabale et les libertins ne le lui pardonnèrent pas ; les interprétations furent les plus malignes, et fort publiques ; on trouva d’ailleurs que son temps eût été plus nécessairement employé à des délibérations sur les partis à prendre au sortir de Tournai, et que c’étoit prier que de s’acquitter d’un devoir si urgent et si principal. Il y avoit en effet beaucoup à s’aviser sur les différents partis à prendre, mais il n’y eut presque point de consultations. Ce peu même fut aigre et tumultueux. Vendôme saisit toute l’autorité ; le jeune prince, trop battu, trop mal soutenu, le laissa faire. Chacun de ce qui étoit là de principal trembla et mesura ses paroles. Berwick, uniquement attaché à suivre Mgr le duc de Bourgogne, se renfermoit à lui dire en particulier ce qu’il pensoit, et affectoit assez de témoigner son mécontentement et son inutilité. Il s’en ouvrit en particulier à d’O, et continua à ne voir Vendôme que chez le prince, improuvant en effet la plupart de ce qui se faisoit.

Vendôme se prenoit à lui aigrement de sa réserve, de son inutilité, de son air de censeur dans son silence, surtout des douces oppositions que le jeune prince montroit quelquefois à ses sentiments, quoique inutilement : Berwick ne fut pas ménagé par la cabale, mais elle ménagea incomparablement moins l’héritier nécessaire de la couronne, et acheminoit contre lui ses desseins à grands pas. Enfin, parmi toutes ces agitations, on envoya les bagages à Valenciennes, on acheva de passer l’Escaut à Tournai. On en partit le 2 septembre, et on se mit à longer la Marck par des pays coupés et fâcheux, doublant presque le chemin à cause de la tortuosité du ruisseau. Jusqu’au capitaine des guides trouvoit ce parti-là le moins bon de tous à prendre, soit que l’armée se fût éloignée du cours du ruisseau pour le doubler après à sa source, comme on fit, soit qu’elle l’eût passé près de Tournai où il n’y avoit rien de plus facile. Après beaucoup de peine et de fatigue, elle arriva le 4 septembre à Mons-en-Puelle, vers la source de la Marck, où elle séjourna cinq jours. Elle s’étoit approchée ainsi du grand chemin de Douai à Lille. Elle attendoit Saint-Hilaire, avec beaucoup d’artillerie de Douai pour en être joint à Orchies. Marlborough campoit cependant au dedans de la Marck, sa droite à Pont-à-Marck, sa gauche à Pont-à-Tressin. Pendant ce petit séjour de notre armée il faut voir ce qui se passoit à la cour, d’où elle attendoit des ordres sur le choix des partis à prendre.

L’agitation y étoit extrême, jusqu’à l’indécence. On n’y étoit occupé que de l’attente d’une bataille décisive ; chacun étoit entraîné à la désirer dans la réduction où en étoient les choses ; il ne sembloit même plus permis d’en douter.

L’heureuse jonction des deux armées avoit été regardée comme un présage certain du succès. Chaque retardement aigrissoit l’impatience ; depuis le départ de Tournai jusqu’au courrier dépêché de Mons-en-Puelle, il n’en étoit point venu. Chacun étoit dans l’inquiétude, le roi même demandoit des nouvelles aux courtisans, et ne pouvoit comprendre ce qui retardoit les courriers. Les princes et tout ce qui servoit de seigneurs et de gens de la cour étoient dans cette armée. On voyoit à Versailles le danger de ses plus proches, de ses amis, et, les fortunes en l’air des maisons les plus établies. Les prières de quarante heures étoient partout ; Mme la duchesse de Bourgogne passoit les nuits à la chapelle, tandis qu’on la croyoit au lit, et mettoit ses dames à bout par ses veilles. À son exemple, les femmes qui avoient leurs maris à l’armée ne bougeoient des églises. Le jeu, les conversations même avoient cessé. La frayeur étoit peinte sur les visages et dans les discours d’une manière honteuse. Passoit-il un cheval un peu vite, tout couroit sans savoir où. L’appartement de Chamillart étoit investi de laquais, jusque dans la rue ; chacun vouloit être averti du moment qu’il arriveroit un courrier ; et cette horreur dura près d’un mois jusqu’à la fin des incertitudes d’une bataille. Paris, comme plus loin de la source des nouvelles, étoit encore plus troublé, les provinces à proportion davantage. Le roi avoit écrit aux évêques pour qu’ils fissent faire des prières publiques, et en des termes qui convenoient au danger ; on peut juger quelle en fut l’impression et l’alarme générale.

La flatterie parmi tout cela ne laissoit pas de se présenter de front, et de se transformer en mille différentes manières ; jusque-là que Mme d’O s’en alloit plaignant le sort de ce pauvre prince Eugène, dont les grandes actions et la réputation alloient périr avec lui dans une si folle entreprise, et que, tout ennemi qu’il étoit, elle ne pouvoit s’empêcher de regretter un capitaine d’un si rare mérite. La cabale, plus bruyante que jamais, répondoit d’une victoire assurée et de la certitude que le secours de Lille ne pouvoit échapper à M. de Vendôme. J’écoutois ces propos avec indignation ; j’avois très présent tout ce qui s’étoit passé avant et après Audenarde ; qu’il n’avoit fallu rien moins pour ébranler M. de Vendôme de derrière le canal de Bruges que trois ordres exprès par trois courriers consécutifs, et le dernier chargé d’un ordre précis à Mgr le duc de Bourgogne de faire marcher l’armée malgré lui, s’il s’y opposoit encore ; les délais que sous divers prétextes il y avoit apportés ; le choix d’autorité d’un chemin le plus long ; treize jours de marche, de son aveu, pour arriver sur Lille, encore s’il n’arrivoit point d’embarras, sans compter les séjours imprévus et nécessaires. Il falloit, disoit-il après, le temps de délibérer le par où on s’y prendroit pour le secours. Je voyois un si grand temps perdu, et si précieux, tant de loisir au prince Eugène de bien assurer toutes ses avenues et cependant de presser le siège, et à Marlborough de bien choisir ses postes, de les reconnoître, de prévoir tout, pour, de quelque côté qu’on voulût percer, se présenter au-devant avec tous ses avantages, que le projet de Vendôme et de sa cabale, qui m’avoit saisi en gros dès le choix de Mgr le duc de Bourgogne pour commander cette armée, me devint évident. Je ne crus jamais que M. de Vendôme voulût secourir Lille, mais qu’après avoir osé attaquer le prince aussi hardiment et aussi cruellement qu’il avoit fait de dessein manifestement formé, pendant toute la campagne, sa résolution étoit bien prise de lui faire avorter ce secours si important entre les mains, de l’accabler de tout le blâme, et de l’écraser de la sorte sans retour.

Un soir que, dans l’impatience de ce courrier qu’on attendoit toujours de Mons-en-Puelle, je causois chez Chamillart avec cinq ou six personnes de sa famille après souper, et où étoit La Feuillade, pénétré de ma conviction et du dépit de toutes les vanteries de bataille ; de victoires et de secours que j’entendois là sans mot dire de colère, jusqu’à en désigner le jour et le moment, la patience m’échappa tout d’un coup, et je proposai à Cani, que j’interrompis, de parier quatre pistoles qu’il n’y auroit point de combat, et que Lille seroit pris et point secouru. Grand bruit parmi ce peu que nous étions d’une proposition si étrange, et force questions des raisons qui m’y pouvoient porter. Je n’avois garde de leur dire la véritable ; je répondis froidement que c’étoit mon opinion. Cani et son père, à l’envi, me protestèrent que, outre le désir ardent de Vendôme et de toute l’armée, les ordres les plus précis et les plus réitérés étoient partis pour le secours ; que c’étoit jeter mes quatre pistoles dans la rivière que de les parier ; et qu’ils m’en avertissoient parce que Cani parieroit à jeu sûr. Je leur dis avec le même flegme, mais qui couvroit tout ce qui bouilloit en moi, que j’étois persuadé de tout ce qu’ils avançoient, mais qu’en deux mots je ne changeois point d’avis, et que je le soutenois à l’anglaise. Je fus encore exhorté, je tins bon, et toujours avec ce peu de paroles. À la fin, ils consentirent en se moquant de moi, et Cani me remerciant du petit présent que je lui voulois bien faire. Nous tirâmes quatre pistoles lui et moi de notre poche, et nous les mîmes entre les mains de Chamillart. Jamais homme ne fut plus étonné. En serrant ces huit pistoles, il m’emmena tout à l’autre bout de la chambre. « Au nom de Dieu, me dit-il, faites-moi la grâce de me dire sur quoi vous fondez votre persuasion, car je vous répète, en foi d’homme d’honneur, que j’ai dépêché les ordres les plus positifs, et qu’il n’y a plus aucun moyen de s’en dédire. » Je me tirai d’avec lui par le temps perdu que les ennemis auroient bien employé, et par l’impossibilité qui se trouveroit à l’exécution des ordres et des désirs. Je n’avois garde, quelque intimes que nous fussions, d’en dire davantage à un pupille de Vaudemont et de ses nièces, et aussi entêté de Vendôme, et trop homme d’honneur, mais trop incapable cri même temps d’ouvrir les yeux pour espérer de lui faire rien voir d’un projet qu’ils n’avoient eu garde de lui laisser apercevoir, et pour lequel, sans s’en douter, il les avoit jusqu’alors si utilement servis.

Rien de plus simple que ce pari et que la manière dont il s’étoit fait, dans un particulier où je passois une partie de presque toutes mes soirées. Je n’avois pas même voulu m’expliquer sur rien, sinon tête à tête avec Chamillart, de l’amitié et de la discrétion duquel j’étois assuré, lorsqu’il me pressa dans ce bout de la chambre où il me promit même le secret de ce que je lui dirois, et où je ne lui dis rien que de vague, de mesuré, de public. Une très prompte expérience, et très fâcheuse dans la suite, m’apprit qu’il n’y avoit rien de plus imprudent. Dès le lendemain, ce pari fut la nouvelle de la cour ; on ne parla d’autre chose. On ne vit point à la cour sans ennemis. Je n’y devois donner d’envie à personne ; mais les amis considérables que j’y avois me faisoient regarder comme quelqu’un et quelque chose à mon âge. Les Lorrains ne me pouvoient pardonner diverses choses que j’ai racontées, et beaucoup d’autres qui n’ont pas valu la peine d’être écrites. M. du Maine, dont j’avois esquivé les prodigieuses avances et qui ne pouvoit ignorer ce que je sentois sur son rang, ne m’aimoit pas, par conséquent Mme de Maintenon. Je m’étois trop vivement déclaré lors du combat d’Audenarde pour que la cabale de Vendôme me le pardonnât. Ils ne laissèrent donc pas tomber mon pari. M. le Duc et Mme la Duchesse s’y joignirent pour l’affaire de Mme de Lussan que j’ai racontée, et ma cessation de les voir ; d’Antin, outré fort mal à propos d’une préférence pour l’ambassade de Rome, qui même n’avoit pas eu lieu, et grandement dédommagé par la fortune qu’il avoit saisie depuis, s’y épargna peut-être moins que personne. Mon laconisme fit peut-être sentir aux coupables à qui et à quoi j’imputois la perte prochaine de Lille ; bref, ce fut dès le lendemain un vacarme épouvantable. La noirceur alla jusqu’à m’accuser d’improuver tout, d’être mécontent et de me délecter de tous les mauvais succès. Ces propos furent soigneusement portés jusqu’au roi ; ils lui furent adroitement persuadés ; cette réputation de tant d’esprit et d’instruction, dont ils s’étoient si bien trouvés après mon choix pour Rome, fut renouvelée et rafraîchie dans son esprit avec art, et je me trouvai entièrement perdu auprès de lui sans le savoir que plus de deux mois après, et sans même me douter de rien à son égard de fort longtemps. Tout ce que je pus alors fut de laisser tomber ce grand bruit, et me taire pour ne pas donner lieu à pis.

Enfin ce courrier de Mons-en-Puelle tant attendu arriva, et ne fit que renouveler les transes et l’aigreur des esprits. Il rapporta que l’armée étoit enfin à Mons-en-Puelle campée sur quatre lignes, la droite vers Blouïs, la gauche sur Tumières, la réserve et les dragons à Alligny-sur-la-Marck, dans laquelle il n’y avoit pas une goutte d’eau ; qu’on attendoit Saint-Hilaire et sa nombreuse artillerie venant de Douai ; que les ennemis avoient leur droite appuyée vers Hennequin à un marais, leur gauche à Frettin et un autre marais, plusieurs chemins creux devant eux, surtout à leur droite ; qu’ils occupoient le village d’Entiers devant leur gauche ; qu’ils se retranchoient partout, et Entiers même, et qu’ils travailloient à établir quantité de batteries ; que notre armée se disposoit à déboucher devant eux dans la plaine pour se mettre en bataille et tâcher à les chasser de là ; que nous occupions les châteaux de Plouy-de-l’Assessoy et du Roseau, et la cense d’Ainville ; que ce débouché n’avoit qu’un quart de lieue de large entre les bois du Roi à gauche et le château du Roseau à droite, où commence un pays inaccessible ; qu’on y travailloit à faire huit chemins ; que notre grosse artillerie devoit aller par Falempin, parce qu’on comptoit de porter notre gauche par Seclin, vis-à-vis la droite des ennemis. En cette disposition, il y avoit deux partis à choisir, l’un de déposter les ennemis de vive force, l’autre de jeter du secours dans Lille qui le pouvoit aisément recevoir par le côté de la citadelle, tandis qu’on tenoit les ennemis de si près. Ce dernier parti étoit l’avis de tous les généraux, celui de laisser consumer aux ennemis leurs munitions et leurs vivres, de les jeter dans la nécessité des convois, et d’attendre de leur impuissance ce qui ne s’en pouvoit espérer par la force.

M. de Vendôme, qui avoit tant hésité et retardé pour s’ébranler, qui, ferme pour le chemin de Tournai, ensuite pour longer la Marck, avoit si nettement déclaré qu’il seroit d’avis de mûres délibérations lorsqu’il seroit question des moyens et de la manière du secours, ne s’en souvint plus dès qu’on en fut là. Il maintint fort et ferme qu’il falloit attaquer ; ses dépêches ne chantoient que bataille et victoire, ses chiens de meute ne publioient autre chose, tandis qu’ayant pu si commodément passer la Marck près de Tournai, il avoit constamment refusé d’abréger huit journées, et beaucoup de peine et de fatigues, se porter de plain-pied dans un pays ouvert et tout proche de Lille, préféré les inconvénients dont il se trouvoit maintenant enveloppé sur la seule crainte de trouver les ennemis au-devant de lui avant d’être suffisamment déployé devant eux, sur la seule confiance de les écraser à force d’artillerie qui lui en fit aller chercher le renfort de Saint-Hilaire par le long détour qu’il voulut prendre. Mais parlons ici franchement. Rien de tout cela ; mais le second tome d’Audenarde, mais plus pourpensé. La même lenteur et la même opiniâtreté à s’ébranler, la même ruine par la perte d’un temps précieux, ne rien faire quand il pouvoit tout faire, vouloir tout quand il ne pouvoit plus rien, et qu’il le sentoit mieux que personne. Ainsi voulut-il passer la nuit comme on étoit après le combat d’Audenarde, et le recommencer le lendemain, quoiqu’il vît ce dessein insensé et impraticable ; ainsi publia-t-il qu’il eût battu les ennemis si on l’eût voulu croire, pour affubler Mgr le duc de Bourgogne du dommage et de la honte de toute cette action, et s’en attirer gloire et honneur, tandis que, complaisant une seule fois à l’opposition de l’attaque du convoi, pour l’insulter mieux, il s’étoit rendu si absolu toutes les autres, et l’avoit si audacieusement montré au jeune prince parlant publiquement à lui. On voit la même conduite, la même cadence en ce secours ; et quand par ses lenteurs et ses détours, en fermant la bouche à tout le monde, il a tant fait que de laisser prendre et accommoder en plein loisir à Marlborough un poste inattaquable, et qu’il juge très bien qui ne s’attaquera pas, il ferme la bouche à tous après avoir promis la liberté de délibérer, crie, écrit, corne bataille et victoire, et prépare à Mgr le duc de Bourgogne tout l’affront d’avoir manqué le secours.

Ce prince, qui n’avoit pas oublié les propos d’Audenarde, tint aussi pour attaquer les ennemis. Ce courrier tant attendu fut dépêché pour recevoir les ordres du roi sur le parti auquel on devoit s’arrêter, tandis que les dispositions s’achevoient, et que Saint-Hilaire se hâtoit de joindre. Mais ce ne fut pas tout ce qu’il rapporta. On apprit que le jour qu’on étoit arrivé à Orchies, M. de Vendôme avoit fait passer à Pont-à-Marck quelques troupes de l’autre côté de ce ruisseau pour reconnoître les ennemis qui, le ruisseau entre eux et notre armée, l’avoient côtoyé le plus près qu’ils avoient pu, et que ce détachement les ayant trouvés éloignés, parce que ce jour-là ils s’étoient mis dans le poste que je viens d’expliquer, M. de Vendôme envoya prier Mgr le duc de Bourgogne de pousser à Pont-à-Marck où il étoit, et où il lui avoit proposé de faire passer l’armée ; que tous les officiers généraux trouvèrent dangereux de se commettre à une action demi-passés, ce qui pouvoit arriver si le duc de Marlborough étoit averti à temps et se reployoit sur nous ; que Mgr le duc de Bourgogne ne se déclara pas assez nettement, quoique Cheladet, lieutenant général, criât qu’il falloit rompre son épée et n’en porter jamais si on ne passoit point dans un moment si favorable ; que le duc de Berwick, outré de tout ce que j’ai raconté, garda un silence opiniâtre ; qu’enfin le temps s’étant écoulé en délibérations, la marche s’étoit continuée sur Orchies. Il n’est pas croyable le bruit qu’en fit la cabale, et les avantages qu’elle en prit sur le fils de la maison dans sa maison même, et partout. Il retentit dans les provinces et dans Paris par, le soin de ses émissaires, et cela s’établit et pénétra partout. Comme il venoit peu de lettres de Flandre, et toutes laconiques et vaines, chacun s’étant fait sage par son expérience, il n’est pas possible de représenter l’excès de l’étonnement, lorsqu’au retour de tout le monde de l’armée, on sut que tout ce qu’il y avoit de véritable de ce grand débat de Pont-à-Marck, c’étoit qu’Artagnan, lieutenant général, y avoit passé en effet à la tête d’un gros détachement, avec ordre de longer la Mark de l’autre côté jusqu’à sa source, qui en étoit fort proche, afin de reconnoître le pays et d’y faire faire trois chemins pour faciliter l’armée à reployer sur les ennemis après qu’elle auroit doublé la source de la Marck ; le tout sans que M. de Vendôme, ni autre quel qu’il fût, eût imaginé de faire passer l’armée à Pont-à-Marck, de l’autre côté de ce ruisseau, ni de changer quoi que ce fût au premier projet.

La nouvelle consultation faite au roi par les dépêches de ce courrier si l’on combattrait ou non, le fâcha à tel point, après les ordres positifs qu’il en avoit donnés tant de fois qu’il ne put s’empêcher, contré sa coutume, d’en laisser voir sa colère. Il dit avec émotion que, puisqu’ils vouloient encore des ordres, ils en auroient trois heures après, et trois heures après son arrivée ce même courrier repartit avec des ordres plus pressants que jamais. Mais on n’en fut pas quitte pour ce mensonge de dispute de Pont-à-Marck. Il fut répandu avec une assurance et un déchaînement qui ferma la bouche jusqu’au retour des officiers principaux de l’armée de Flandre, qu’il s’étoit tenu un conseil de guerre à Mons-en-Puelle pour discuter le pour et le contre de l’attaque des ennemis, et si le pour l’emportoit, les moyens et la manière de la faire ; que d’O et Gamaches bonnetèrent [2] : les officiers généraux leur représentèrent avec autorité qu’il s’agissoit beaucoup moins de la conservation de Lille que de celle des princes ; qu’intimidés de la sorte, M. de Vendôme fut le seul pour l’attaque ; que Mgr le duc de Bourgogne, qui étoit d’abord de cet avis, se rendit à l’opinion uniforme des officiers généraux ; que M. le duc de Berry maltraita un peu le duc de Guiche en ce conseil ; que le duc de Berwick se déclara aussi pour la négative ; que ce fut en conséquence de ce qui s’étoit passé en ce conseil que le courrier avoit été dépêché pour consulter encore une fois le roi et recevoir ses derniers ordres ; que Vendôme y avoit parlé aigrement et fortement, mais en général, et qu’en sortant de l’assemblée il avoit traité d’O et Gamaches durement. Il est inconcevable avec quelle célérité cette nouvelle fut répandue, fut reçue, pénétra tout, révolta tout le monde, et fit de bruit et de désordre. La cour, Paris, les provinces en retentirent. D’O et Gamaches y passèrent pour avoir agi dans l’esprit et le désir de Mgr le duc de Bourgogne, sans lequel ils n’eussent osé d’eux-mêmes se charger d’une commission si dangereuse, si honteuse, si importante, d’où résultèrent des cris et des clameurs sans retenue aussi tristes contre Mgr le duc de Bourgogne, que flatteurs pour le duc de Vendôme. Toutefois ce qu’il y eut de véritable est qu’il ne fut non seulement pas la moindre question de conseil de guerre, mais pas même mention de consulter personne. Bien est-il vrai que la cabale que Vendôme avoit dans l’armée fit si bien qu’elle persuada généralement toutes les troupes, mais sans dire un mot de ce conte imaginaire de conseil de guerre, que le duc de Vendôme et les siens seuls vouloient combattre, que Mgr le duc de Bourgogne s’y opposoit ; que cela fit un fracas étrange dans l’ardeur où elles étoient d’en venir aux mains, et l’impatience extrême des retardements, d’où la licence s’y glissa au point qu’elles se mirent à crier au Vendômiste ou au Bourguignon sur ceux qui passoient à la tête des camps ou des postes, suivant l’attachement qu’elles leur croyoient, et plus encore suivant l’opinion bonne ou mauvaise qu’elles avoient de leur courage. Cela dura, entretenu sous main, après avoir été excité de même. Le contrecoup en fut porté avec la dernière promptitude à la cour, à Paris, dans les provinces, à nos autres armées, enfin jusque chez les étrangers et chez les ennemis, et fit l’effet le plus sinistre. Je me contente ici d’un récit nu dans la plus exacte vérité. Il est tellement au-dessus de toute réflexion que je n’y en ferai aucune.




  1. Saint-Simon veut parler des Fourches caudines, si connues par le désastre des Romains.
  2. Opinèrent du bonnet, sans parler.