Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/17


CHAPITRE XVII.


Campistron et sa lettre. — Lettre du comte d’Évreux à Crosat ; son caractère. — Grand sens de la duchesse de Bouillon et son adresse. — Succès de ces lettres. — Mesures pour Mgr le duc de Bourgogne. — Duchesse de Bourgogne. — Le roi impose à demi sur les lettres. — Adresse des Bouillon. — Vigueur de la cabale de Vendôme. — Chamillart conseille mal Mgr le duc de Bourgogne pour tous deux. — Époque de la haine pour Chamillart de Mme la duchesse de Bourgogne. — Singulière adresse du duc de Vendôme auprès de Mme la duchesse de Bourgogne.


Cette lettre d’Albéroni inonda en peu de jours la cour, la ville, les provinces. Deux jours après qu’elle eut commencé à se débiter et à étonner par sa hardiesse, il s’en distribua une autre, mais avec grande mesure. J’en vis une entre les mains du duc de Villeroy. Il ne l’avoit que pour quelques heures avec promesse de n’en point laisser tirer de copies, et je jugeai qu’elle lui venoit de Bloin, son grand ami de table et de plaisir. Elle étoit de Campistron, qui ne s’en cachoit pas, et qui en étoit donné pour auteur par ceux qui la montroient. Campistron étoit de ces poètes crottés qui meurent de faim et qui font tout pour vivre. L’abbé de Chaulieu l’avoit ramassé je ne sais où, et l’avoit mis chez le grand prieur, d’où, sentant que la maison crouloit, il en étoit sorti comme les rats et s’étoit fourré chez M. de Vendôme. Quoique son écriture ne fût pas lisible, il étoit devenu son secrétaire, inconvénient qui dans la suite valut toute la confiance de M. de Vendôme à Albéroni, auquel il dictoit les lettres qu’il ne vouloit pas exposer aux copistes de Campistron. Sa lettre étoit bien écrite pour le style, écrite même en homme de guerre à faire juger qu’un autre que lui y avoit mis la main. Elle étoit, comme celle d’Albéroni, un tissu de mensonges sans un seul mot de vérité, mais dont le profond artifice, adroitement conduit, se présentoit avec toute la délicatesse et le spécieux le plus propre à lui donner un air de vérité, en couvrant en même temps tout le vrai de ténèbres et à rebuter de les vouloir percer. Tout l’art possible y est principalement employé, et on voit que c’est tout le but de la pièce, au dessein de tomber à plomb sur Mgr le duc de Bourgogne, de l’attaquer personnellement sur tout ce qui est le plus sensible, et de lui arracher ce que les hommes ont de plus précieux. Il ne se peut une pièce mieux faite dans cette vue, ni plus cruellement assenée. Ses moindres traits sont d’appeler Gamaches et d’O les gouverneurs des princes ; de les nommer des marauds ; de dire que le maréchal de Matignon méritoit d’être mis au conseil de guerre, malgré sa dignité, pour avoir été de leur avis sur la retraite ; que M. de Vendôme les avoit publiquement traités ainsi, et en face, et parlant à eux, et qu’il en avoit écrit au roi en mêmes termes.

L’énormité de cette lettre, en comparaison de laquelle celle d’Albéroni n’étoit que fleurs et mesure, en fit faire les différents usages. Celle d’Albéroni fut répandue à pleines mains pour préparer, soulever, exciter ; l’autre ne se confia qu’en mains sûres pour la montrer partout, mais avec un air de mystère et de confiance qui ajoutât à séduction, et qui fît valoir, aux dépens de Mgr le duc de Bourgogne, le malheur de l’État que M. de Vendôme n’eût pas été cru, et le sien d’avoir affaire à un prince, contre qui, avec de si bonnes raisons, il ne lui étoit pas permis de se défendre en révélant tout ce qui s’étoit passé. Avec cette adresse, la pièce ne laissa pas d’être vue jusque dans les cafés, les spectacles, et les autres lieux publics de jeux, de débauche, et même de promenades publiques, et parmi les nouvellistes. On eut soin qu’elle ne fût pas ignorée dans les provinces, et jusque dans les pays étrangers, mais toujours avec tant de précautions qu’on demeurât les maîtres de toutes les copies, également actifs à la répandre partout, et précautionnés à n’en laisser échapper aucune dont ils auroient trop craint l’usage contre eux.

Le comte d’Évreux fut le seul de son état qui se mit de niveau avec ces deux valets. Né quatrième cadet de M. de Bouillon, avec une figure fort ordinaire et un esprit au-dessous, le jargon du monde et surtout celui des femmes, et tout ce qu’il avoit en lui tourné à l’ambition, suppléa aux autres qualités, avec des vues et une certaine adresse. J’ai raconté dans le temps par quelles routes il parvint à la charge de la cavalerie, et le triste mariage qu’il fit, qui fut un nouveau lien pour lui au duc de Vendôme. Ils étoient enfants des deux soeurs, et son beau-père s’étoit chargé des affaires de Vendôme. Il s’attacha de plus en plus à lui, et il compta par son secours sur une rapide fortune. Il s’y livra d’autant plus entièrement que Vendôme lui donna tous les agréments qu’il put dans l’armée, et par charge et personnellement, et qu’il l’avoit fort aidé l’hiver précédent aux décisions que le roi fit en faveur de sa charge contre celle de colonel général des dragons qu’avoit Coigny. Le comte d’Évreux, qui voyoit ses frères dans la disgrâce, et hors de toute espérance du côté du roi, et fort peu de celui de leur père, ne visoit pas à moins qu’à sa charge de grand chambellan, et comptoit que, pour l’emporter, il ne lui falloit rien moins que toute la protection du duc de Vendôme. Telle fut la cause de son abandon à lui, du personnage qu’il crut faire en cette journée d’Audenarde, et qu’il voulut couronner en se faisant son champion par un raffinement de politique.

Il écrivit donc à Crosat une apologie de M. de Vendôme dans le même esprit des deux dont je viens de parler, et qui ne cédoit guère à Campistron sur le compte de Mgr le duc de Bourgogne, duquel il avoit toujours été traité avec une bonté marquée, mais de qui il n’espéroit pas comme de M. de Vendôme, auquel il jugea qu’il ne pouvoit faire un sacrifice plus agréable, ni qui l’engageât plus puissamment à un grand retour. Cette lettre étoit faite pour être montrée, et Crosat n’avoit garde de la retenir captive. Touché de l’honneur du maître auquel il s’étoit donné, plus encore de se parer d’une lettre que lui écrivoit un gendre dont il se faisoit un si grand honneur, il la montra quatre jours durant à qui la voulut voir, et en laissa échapper quelques copies. Le bruit qu’elle fit réveilla Mme de Bouillon, qui, avoit infiniment d’esprit et qui frémit des suites. Elle courut chez Crosat, lui chanta pouille d’avoir ainsi commis son fils, avec cette hauteur et cet air imposant dont elle savoit faire un si grand usage, n’eut point de repos qu’elle n’eût retiré le peu de copies que Crosat en avoit laissé glisser, et dépêcha à son fils pour lui faire honte et peur de sa folie, et lui demander une autre lettre à Crosat qu’on pût faire passer pour la première et l’unique, puisqu’il n’y avoit pas moyen de nier qu’il lui en avoit écrit une, et qui fût tournée de manière à pouvoir être montrée sans danger et néanmoins passer pour la première. Je ne sais si elle lui en envoya le modèle, mais son courrier la rapporta telle qu’elle la désiroit. On verra bientôt le grand parti qu’elle en sut tirer.

En même temps que la lettre d’Albéroni et les extraits retenus des deux autres devinrent publics, la cabale se déchaînoit par degrés en cadence. Leurs émissaires paraphrasoient les lettres dans les cafés, dans les lieux publics, parmi la nation des nouvellistes, dans les assemblées de jeu, dans les maisons particulières. Les halles mêmes, dont Beaufort fut roi si longtemps dans la minorité de Louis XIV, en furent remplies ; les mauvais lieux, le pont Neuf, en retentirent ; les provinces les plus éloignées en furent soigneusement remplies. Les vaudevilles, les pièces de vers, les chansons atroces sur l’héritier de la couronne, et qui érigeoient sur ses ruines Vendôme en héros, coururent par Paris et par tout le royaume avec une licence et une rapidité qu’on ne se mit en aucun soin d’arrêter ; tandis qu’à la cour et dans le grand monde, les libertins et le bel air applaudit, et que les politiques raffinés, qui connoissoient mieux le terrain, s’y joignirent et entraînèrent si bien la multitude qu’en six jours il devint honteux de parler avec quelque mesure du fils de la maison dans sa maison paternelle. En huit cela devint dangereux, parce que les chefs de meute, encouragés par le succès de leur cabale si bien organisée, commencèrent à se montrer, à prendre fait et cause, et à laisser sentir qu’ils la regardoient tellement comme la leur que quiconque oseroit contredire auroit tôt ou tard affaire à eux.

Dès avant ce fracas, le duc de Beauvilliers, rempli de tout ce que je lui avois dit dans les jardins de Marly sur la destination de Mgr le duc de Bourgogne, et informé par ses lettres de Flandre étoit venu dans ma chambre nie faire comme une amende honorable, le cœur pénétré de douleur. Je me contentai de le prier de comprendre qu’on ne gagnoit rien en place à ignorer tout ce qui se passoit à la cour, les intérêts, les liaisons, les vues, les motifs, et de se persuader enfin que mon éloignement du rang, des prétentions, des vices, des personnes, ne me faisoit point bâtir des chimères. Je convins avec lui, lors du fracas, qu’il étoit hors du vraisemblable ; mais je le priai de s’avouer aussi que les choses les moins croyables arrivoient plus souvent qu’on ne pensoit, et n’étoient pas au-dessus de la prévoyance, quand, au temple de l’ambition, on ne captive pas son esprit jusqu’à méconnoître les ambitieux, et à se faire un scrupule de croire des gens capables de tout ce qu’elle leur inspire, dans des places, dans une faveur et dans des apparences favorables à y réussir. Nous raisonnâmes beaucoup, et à bien des reprises, lui, le duc de Chevreuse et moi, sur les moyens d’ouvrir les yeux au roi et d’arrêter cette furie. Ce n’étoit pas que tout fût corrompu à la cour en faveur du duc de Vendôme ; mais la crainte arrêtoit, et la plus qu’apparente inutilité de s’opposer au torrent persuadoit le silence et l’inaction. Boufflers et bien d’autres étoient de ceux-là.

Nous convînmes, les deux ducs et moi, de ce qu’il falloit faire passer à Mgr le duc de Bourgogne sur sa conduite à tenir tant là qu’ici, pour ses lettres, et cependant je faisois avertir Mme la duchesse de Bourgogne, par Mme de Nogaret, de tout ce que je jugeois qu’elle devoit savoir et faire. Elle-même m’envoyoit cette dame consulter avec moi, et me dire franchement où elle en étoit avec le roi et Mme de Maintenon, ce qu’elle y pouvoit, et ce qu’elle n’y pouvoit pas. Je ne crois pas qu’elle eût de goût pour la personne de Mgr le duc de Bourgogne, ni qu’elle ne se trouvât importunée de celui qu’il avoit pour elle. Je pense aussi qu’elle trouvoit sa piété pesante, et d’un avenir qui le seroit encore plus. Mais parmi tout cela elle sentoit le prix et l’utile de son amitié, et de quel poids seroit un jour sa confiance. Elle n’étoit pas moins touchée de sa réputation, d’où dépendoit tout son poids pendant bien des années, jusqu’à ce qu’il en pût avoir par lui-même devenu roi, et que, jusque-là, succombant à cet orage, déshonoré, et par conséquent l’objet de la honte et de la peine du roi et de Monseigneur, il n’en pouvoit résulter que les plus grands malheurs, au moins la plus triste vie, dont il étoit impossible qu’elle-même ne portât sa part. Je lui fis comprendre par la même dame à qui elle avoit affaire. Elle étoit fort douce, et encore plus timide ; mais la grandeur de l’intérêt l’excita par-dessus son naturel. Elle se trouva de plus cruellement piquée et offensée des insultes de Vendôme à son époux, parlant publiquement à lui, et de tout ce que ses émissaires publioient d’atroce et de faux. Quelque mesuré, quelque en garde que la conscience de Mgr le duc de Bourgogne le retînt contre lui-même, il n’avoit pu s’empêcher de répandre son cœur dans ses lettres à son épouse, qui, avec ce qui lui revint d’ailleurs, furent pour elle de vifs aiguillons. Elle fit donc tant et si bien qu’elle l’emporta auprès de Mme de Maintenon sur les artifices voilés, et les charmes enchanteurs pour elle de M. du Maine. Elle la gagna, elle l’émut, elle l’engagea de parler au roi assiégé de toutes parts, et auprès duquel il n’y avoit qu’elle qui pût percer en faveur de la vérité et de son petit-fils. La princesse y réussit jusqu’à opérer un miracle.

Depuis l’éclat de l’affaire de l’archevêque de Cambrai, Mme de Maintenon, qui avoit échoué à culbuter M. de Beauvilliers, ne l’avoit vu que par des hasards rares, et encore plus rarement lui avoit dit quelques paroles générales. Mais jamais un particulier d’un instant, elle l’avoit toujours regardée en ennemie. En cette occasion, le désir de servir la princesse et le prince lui fit vouloir un entretien particulier avec le duc pour se concerter avec lui et se bien instruire des faits. Elle en eut plusieurs, et, lui confia ce qui se passoit d’elle au roi là-dessus à mesure, et raisonnoit avec lui sur ce qu’il y auroit à dire et à faire. Ce n’étoit pas qu’elle lui eût pardonné d’être demeuré en place malgré elle : on le verra en son lieu. Mais tant qu’elle eut besoin de ses lumières et de son concert pendant toute cette campagne, elle se livra à lui de bonne foi sur tout ce qui en concerna les événement et les suites, et lui aussi en profita dans les mêmes vues, et se concerta avec elle en tout avec la même confiance. Dans tout cela je ne fus pas seulement nommé à Mme de Maintenon, ni d’elle, mais je savois tout ce qui se passoit d’elle par M. de Beauvilliers et par Mme de Nogaret. Mme de, Maintenon ébranla le roi et le piqua ensuite en lui apprenant les lettres et tout ce qui étoit répandu. Il en parla en plein conseil d’État et demanda avec quelque chaleur si on n’en avoit pas ouï parler. On répondit un peu en tâtonnant qu’on n’avoit vu que celle d’Albéroni ; et comme le roi témoigna curiosité de la voir, Torcy, qui, timidement mais de tout son cœur, étoit indigné de tout ce qui se publioit, et qui peut-être, averti par Beauvilliers, s’en étoit nanti à tout hasard, la tira de sa poche, et, par ordre du roi, en fit la lecture.

Le roi se récria, mais toutefois ménageant un peu M. de Vendôme, et demanda assez sévèrement à Chamillart pourquoi il ne lui avoit point parlé de ces lettres. Il s’en tira en niant qu’il les eût vues ; mais sur-le-champ il reçut ordre du roi d’écrire de sa part à Vendôme, à son Albéroni (ce fut son terme), à Crosat et à son gendre (ce fut encore son expression), des lettres fortes, et aux trois derniers qu’ils mériteroient punition, et ordre de demeurer dans le silence. À Crosat en particulier, défense de laisser voir à qui que ce fût la lettre du comte d’Évreux, et cela fut exécuté aussitôt. Je ne comprends pas comment Campistron fut oublié. Le roi sentit peut-être que la gravité de son crime demandoit plus que des paroles, et voulut éviter à Vendôme un châtiment qui retomboit sur lui. Les ministres, de leur côté, timides, se contentèrent de répondre et n’osèrent rien dire de leur chef. Telle étoit la terreur de Vendôme et de sa cabale jusque dans le conseil du roi, et telle la réduction de la vérité et de Mgr le duc de Bourgogne dans l’intimité du cabinet du roi, son grand-père.

Crosat sortit mieux d’affaire par la prévoyance que j’ai remarqué qu’avoit eue Mme de Bouillon. M. de Bouillon arrivoit de Turenne où il avoit fait un voyage, dans lequel il s’étoit donné la plate satisfaction de brûler le maréchal de Noailles en effigie de paille et de carton à califourchon sur son petit château d’Ayen, comme les Anglois brûlent un pape de paille tous les ans à Londres. Ils étoient alors dans la plus grande animosité de leur éternel procès sur la mouvance et les droits de Turenne. Il trouva tout ce vacarme. Instruit par sa femme de ce qu’elle avoit fait, ils distribuèrent la seconde lettre du comte d’Évreux, qu’ils assurèrent fermement être l’unique que leur fils eût écrite, et la véritable, qui, sans parler des généraux, disoit seulement qu’il n’y avoit rien de gâté, et que l’armée étoit de quatre-vingt mille hommes, pleine de courage, et s’en tenoit sur ces généralités sans entrer en rien. Ils blâmèrent l’imprudence du comte d’Évreux, et M. de Bouillon alla porter cette lettre au roi, et lui faire une apologie, dont le besoin et le fréquent usage de sa race leur ont donné à tous une grande expérience. Mais cette seconde lettre en disoit trop peu pour pouvoir passer pour la première. Il se trouva des gens charitables qui le firent sentir au roi et à Mme de Maintenon, et qui leur contèrent le tour de politique et de sagesse de Mme de Bouillon, de sorte qu’ils n’en furent pas les dupes. Pour Mgr le duc de Bourgogne, [il] le fut ou le voulut bien être tout du long. Il reçut les apologies et les protestations du comte d’Évreux, et chercha à lui faire oublier le dégoût de la réprimande que le roi lui avoit fait faire, par lui marquer des bontés et des distinctions qui scandalisèrent étrangement contre lui, et qui refroidirent à son égard l’armée, et beaucoup de ceux qui tenoient pour lui à la cour.

La cabale fut étourdie de voir Mme de Maintenon échapper à M. du Maine, et se dévouer à Mme la duchesse de Bourgogne, de ce que le roi avoit dit au conseil qui, avec raison, en étoit regardé comme le fruit, et des lettres que Chamillart avoit eu ordre d’écrire. Mais, réflexion faite, ils trouvèrent que le peu que le roi avoit dit et fait répondoit peu à ce qu’il devoit à son petit-fils, et à ce qu’il donnoit toujours à l’empire qu’il avoit laissé prendre à Mme de Maintenon sur lui. Ils en conclurent que le roi avoit été entraîné plutôt qu’aigri, et qu’en tenant ferme, ils l’embarrasseroient entre son goût si décidé pour M. du Maine, pour M. de Vendôme, pour la bâtardise en général, pour ses valets principaux en particulier, et sa déférence d’habitude pour Mme de Maintenon, et son amitié d’amusement pour Mme la duchesse de Bourgogne ; et que, s’ils pouvoient tenir bon comme ils avoient commencé, le roi se laisseroit moins aller à l’une et à l’autre qu’il ne s’en trouveroit importuné et fatigué, et assez peut-être pour leur fermer la bouche. Au pis aller, ils virent aller leurs desseins en fumée par toute autre conduite ; ils y sacrifièrent donc tout, et redoublèrent de jambes à répandre ces lettres et tout ce qu’ils purent inventer de plus atroce sous l’artifice le plus captieux. Ils étoient trop bien conduits pour se méprendre. Bloin et M. du Maine connoissoient bien le roi ; ils l’obsédoient ; il se plaisoit à l’être par eux ; le goût et l’habitude y était. Les cris de Mme la duchesse de Bourgogne redoublèrent à mesure que la cabale redoubla ses coups ; Mme de Maintenon l’appuya, et le roi s’en rebuta au point qu’il gronda durement plus d’une fois la princesse, et lui reprocha qu’on ne pouvoit plus tenir à son humeur et à son aigreur. Ce coup porta jusqu’en Flandre. Chamillart, régenté par Vaudemont et ses nièces, et si enivré du duc du Maine et de M. de Vendôme, dont l’intérêt le plus vif étoit d’achever la perte radicale du jeune prince, d’autant plus nécessaire à achever qu’elle étoit si publiquement commencée, Chamillart, dis-je, se laissa induire à écrire à Mgr le duc de Bourgogne [une lettre] par laquelle, oubliant ce qu’ils étoient l’un et l’autre, il lui conseilloit de bien vivre avec M. de Vendôme.

Cette lettre fit tout l’effet qu’en avoient espéré ceux qui l’avoient ménagée. Mgr le duc de Bourgogne, si brillant à Nimègue avec le maréchal de Boufflers, et à Brisach entre Tallard et Marsin, avoit été abattu dès l’ouverture de la campagne par les contrariétés et les procédés audacieux que Vendôme avoit affectés avec lui. Élevé dans la frayeur du roi, ce seroit trop peu dire la crainte, elle s’étendoit jusqu’à ceux qui avoient son affection et sa confiance au point qu’il ne pouvoit douter que Vendôme les possédoit. Sa sagesse le rendoit défiant de soi-même, et sa dévotion extrême, mais encore peu éclairée jusqu’aux discernements nécessaires, le rapetissoit et l’étrécissoit. Sensible au point où il étoit, la conduite de Vendôme à son égard et les deux propos qu’il avoit eu l’insolence de lui adresser en public, le tenoient de court par religion à proportion de la colère et de l’indignation qu’il en avoit conçues. Gamaches et d’O n’étoient pas ses confidents, et ne l’auroient pas même été bons, et il n’avoit personne dans l’armée à qui ouvrir son cœur et par qui s’éclairer.

Les lettres de M. de Beauvilliers étoient, comme lui, remplies de piété, de modération, de mesure ; celles de Mme la Duchesse, il n’en avoit pas la même opinion. Il n’en recevoit point d’autres, et il étoit abandonné à son chagrin et à ses réflexions. L’embarras où il se trouva changea l’extérieur qui jusqu’alors avoit tant plu à l’armée. Il se renferma dans son cabinet à écrire de longues lettres, il se rendit peu visible. Le sérieux et un air d’embarras succédèrent à l’air gai et ouvert qu’il avoit eu auparavant. Cette lettre de Chamillart, venue en cadence de cette aigreur du roi à. Mme la duchesse de Bourgogne, qu’elle ne lui laissa pas ignorer pour qu’il ne lui imputât pas de faire pour lui moins qu’elle ne pouvoit, le resserra de plus en plus, et le plongea dans une amertume qui fut visible. Il se rapprocha de Vendôme peu à peu, qui, à son ordinaire, alloit chez lui tête haute, et qui, profitant de sa douceur, avoit l’audace d’y mener Albéroni à sa suite. Le jeune prince, affecta de parler davantage à Vendôme, et même à Albéroni quand l’occasion s’en présentoit. Ce changement solitaire d’une part, et de l’autre cette faiblesse, fit un fâcheux effet dans l’armée. Ceux qui s’étoient le plus élevés en faveur de la vérité et de Mgr le duc de Bourgogne commencèrent à craindre tout de bon et à se taire, à se présenter moins chez lui, et à se rapprocher de M. de Vendôme, et le gros de l’armée qui ne voit que l’écorce, à blâmer le jeune prince, pour ne pas dire pis. Ce qui en avoit toujours été contre lui à s’applaudir et à insulter ; et la cabale à triompher de sa fermeté, à profiter plus insolemment que jamais de la conjoncture, à répandre doucement le conseil de Chamillart à Mgr le duc de Bourgogne, et la rebuffade du roi à Mme la duchesse de Bourgogne, malgré l’appui de Mme de Maintenon, à qui ils osèrent espérer d’imposer par leur audace, et la forcer de se ménager avec eux.

Mgr le duc de Bourgogne, qui sentit bien que son changement de conduite avec M. de Vendôme ne plairoit pas à Mme la duchesse de Bourgogne, ni à ceux qui s’intéressoient en lui, s’en excusa à elle sur le conseil de Chamillart qui, selon lui, ne pouvoit être hasardé de sa tête, et qui lui avoit fait craindre, s’il n’y déféroit pas, d’être rappelé honteusement. À ce coup je mis si bien le doigt sur la lettre aux ducs de Beauvilliers et de Chevreuse que ; avec tous leurs scrupules et leur charité, ils ne purent ne se pas rendre à l’évidence des vues et du but des chefs mâles et femelles de la cabale. Mme la duchesse de Bourgogne fut outrée contre Chamillart, et ne lui pardonna jamais sa lettre à son époux, et les funestes effets qu’elle causa.

J’étois instruit à mesure, et de tout, comme j’instruisois de même le côté où je tenois, et je me gouvernai de façon à l’être aussi de l’autre par des conversations avec Chamillart, à qui toutefois je me montrois à découvert, et par des gens assez neutres qui ne laissoient pas d’en savoir beaucoup, et qui ne se cachoient pas de moi, quoique je me montrasse tout publiquement tel que j’étois, jusqu’à disputer souvent avec beaucoup de chaleur. Parmi tout cela, j’étois fort peiné de Chamillart. Son aveuglement me piquoit, je craignis pour lui qui, bien que partie importante, ne laissoit pas en comparaison des bâtards, des Lorrains et des valets, d’être la partie foible, et déjà mal avec Mme de Maintenon, d’avec qui cette conduite l’éloignoit encore. La colère de Mme la duchesse de Bourgogne me fit peur pour lui. J’avertis ses filles de sa sottise et de la colère de la princesse. L’ivresse leur offusquoit l’entendement ; elles me soutinrent que j’étois mal informé. À la fin Mme Dreux s’aperçut de quelque chose ; elle parla à Mme la duchesse de Bourgogne qui dissimula, et la petite Dreux crut tout en sûreté. Vendôme, qui en fut averti, ne raisonna pas de même, tout superbe qu’il fût. La piété et la timidité du prince le rassuroient, mais il étoit inquiet de ce qu’il lui étoit revenu de Mme la duchesse de Bourgogne et de Mme de Maintenon, de nouveau outrées de cette lettre, et qui ne s’en prenoient pas à Chamillart seul. Il craignit une Italienne offensée, qui trouvoit tant d’honneur et d’applaudissement à l’être, qui avoit mis Mme de Maintenon dans ses intérêts ; qui partageoit avec elle l’injure et le dépit d’avoir été surmontées en crédit, et qui, avec elle et sous sa conduite, étoit si libre avec le roi, et si, à portée de lui à toutes les heures. Ces réflexions eurent assez de pouvoir sur le duc de Vendôme pour l’abaisser à témoigner à Mgr le duc de Bourgogne son déplaisir de ce que Mme la duchesse de Bourgogne gardoit si peu de mesure sur son compte, et, sans descendre dans aucune excuse ni justification sur quoi que ce fût, le prier de lui en écrire parce qu’il n’osoit le faire lui-même. L’audace de ce trait fait voir ce que la timidité et la piété mal entendue attire de mépris, même aux dieux de ce monde. En même temps, il fut adroit et hardi : hardi en ce que, ne se mettant en aucune sorte de devoir, il employoit celui à qui il en devoit tant, et en tant de sortes, celui par qui il avoit offensé la princesse, à lui conserver la porte d’une excuse marquée ou d’un respect vague, comme il le voudroit ; adroit en ce qu’après avoir subjugué le prince dans sa propre armée avec un scandale si éclatant, mis la ville, la cour, les provinces presque en entier de son côté à visage découvert, vaincu la princesse en crédit au milieu de la cour et dans l’intrinsèque du roi, il lui présentoit une voie de réconciliation, au moins apparente, qu’il se flattoit d’autant plus qu’elle pourroit ne pas rejeter qu’il n’ignoroit pas les reproches qu’elle avoit déjà essuyés ; et que le refus de le recevoir par ce témoignage de respect lui en devoit faire craindre d’autres, tandis que le roi lui sauroit gré de rendre à sa petite-fille cette soumission pleine de modestie apparente. C’étoit, à vrai dire, un grand effort de politique. Le plus surprenant est que Mgr le duc de Bourgogne ne fit aucune difficulté de se charger du compliment. Il fut reçu comme il méritoit de l’être. Elle répondit à son époux qu’elle le prioit de se persuader que jamais elle n’aimeroit ni n’estimeroit Vendôme, et de lui dire de sa part qu’elle ne parloit point, et qu’elle ne savoit pourquoi on l’avoit entretenu d’elle. Elle ajouta ensuite à M. le duc de Bourgogne que rien ne lui feroit oublier tout ce que Vendôme avoit fait contre lui, et que c’étoit l’homme du monde pour qui elle auroit toujours le plus d’aversion et de mépris. Nous verrons avec quel courage elle sut lui tenir parole. Vendôme comprit de la sécheresse de la réponse à quoi il devoit s’en tenir. Aussi n’alla-t-il pas plus loin. Son orgueil put se repentir d’avoir été même jusque-là.