Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/14


CHAPITRE XIV.


Cardinal de Bouillon à Rouen et à la Ferté. — Sa vanité et ses misères. — Baluze publie son Histoire de la maison d’Auvergne, fondée surtout sur le faux cartulaire de Brioude, dont le fabricateur se tue dans la Bastille. — Départ des princes pour l’armée de Flandre. — Duc de Bourgogne à Cambrai. — Conduite du roi d’Angleterre, incognito à l’armée de Flandre. — Villars à la cour ; son dépit et sa morale. — Hanovre, général des Impériaux sur le Rhin. — Orage sur la Moselle. — Armée de Flandre de Mgr le duc de Bourgogne. — Duc d’Enghien nommé à seize ans chevalier de l’ordre. — Voyage de Fontainebleau par Petit-Bourg. — État désespéré de Mme de Pontchartrain ; son mari résolu à la retraite. — Mort de Mme de Pontchartrain. — Folies et faussetés de son mari.


Le cardinal de Bouillon, outré de succomber dans toutes les entreprises qu’il avoit tentées pour se soumettre la congrégation réformée de Cluni, et des insultes qu’il en recevoit en personne, ne put durer davantage à Cluni, à Paray, ni dans ces environs. Il obtint permission d’aller passer quelque temps à Rouen, où son abbaye de Saint-Ouen lui donnoit des affaires, mais ce fut à condition de prendre sa route de telle sorte qu’il n’approchât de nulle part plus près de trente lieues de Paris et de la cour. Il demanda la passade à plusieurs personnes dont les maisons étoient plus commodes que les méchants cabarets d’une route de traverse. Il eut le dépit d’être refusé de la plupart, entre autres de La Vrillière, qui ne crut pas de la politique d’héberger un exilé qui avoit déplu au roi avec tant d’éclat et d’opiniâtreté. Il me fit demander par l’abbé d’Auvergne d’être reçu à la Ferté. Je ne crus pas devoir être si scrupuleux. La parenté si proche de Mme de Saint-Simon avec les Bouillon, l’intimité qui avoit été entre eux et M. le maréchal de Lorges toute sa vie, la manière dont ils en avoient usé dans mon procès au conseil, puis à Rouen, contre le duc de Brissac, les sollicitations publiques que j’avois faites avec eux au grand conseil pour la coadjutorerie de Cluni et ses suites, m’engagèrent d’en user autrement. Ils en furent fort touchés. Le cardinal séjourna chez moi quelques jours, d’où il s’en alla à Rouen, où la singularité du caractère et la proximité d’Évreux le fit recevoir avec beaucoup d’empressement et de respects. Mais sa vanité extrême gâta tout. Il eut une bonne et grande table où il convia beaucoup de gens, mais il la fit tenir par deux ou trois personnes qui lui étoient là particulièrement attachées, et mangea toujours seul sous prétexte de santé ; mais cette persévérante diète eu démasqua bientôt l’orgueil. Sa table devint déserte, bientôt après sa maison, et chacun s’offensa d’une hauteur inconnue, même aux princes du sang.

En même temps que cette fierté indigna, la faiblesse de ses plaintes ne lui attira pas l’estime. Sa situation lui étoit insupportable, et il ne pouvoit s’en cacher. Elle le fit tomber dans un inconvénient tout à fait misérable. Il s’avisa de se faire peindre, et beaucoup plus jeune qu’il n’étoit. Le monde ne l’avoit pas encore déserté à Rouen, il y en avoit beaucoup dans sa chambre lorsqu’il dit au peintre qu’il falloit ajouter le cordon bleu à son portrait, parce qu’il le peignoit dans un âge où il le portoit encore. Cette petitesse surprit fort la compagnie. Elle la fut bien davantage lorsque le cardinal, voyant qu’on se mettoit en soin d’en chercher quelqu’un pour le faire voir au peintre, dit qu’il n’étoit pas besoin d’aller si loin, et se déboutonnant aussitôt, en montra un qu’il portoit par-dessous, pareil à celui qu’il portoit par-dessus avant que le roi lui eût fait redemander l’ordre. Le silence des assistants le fit apercevoir de ce qui se passoit en eux. Il en prit occasion d’une courte apologie pleine de vanité, et d’une explication des droits de la charge de grand aumônier.

Il prétendit n’en être pas dépouillé, parce qu’il n’en avoit pas donné la démission, que cela étoit si vrai, que, pour ne pas embarrasser la conscience des maisons religieuses et hôpitaux soumis à sa juridiction comme grand aumônier, il avoit donné tous ses pouvoirs aux cardinaux de Coislin et de Janson, comme à ses vicaires, lorsqu’ils étoient entrés dans sa charge ; mais il n’ajouta pas qu’ils s’étoient bien gardés d’agir dans ces maisons en vertu de ces pouvoirs qu’ils n’avoient jamais demandés, et qu’ils avoient parfaitement méprisés. À l’égard de l’ordre, il dit que les deux charges de grand aumônier de France et de grand aumônier de l’ordre étant unies, et ayant prêté le serment des deux, il ne s’étoit pas cru délié de l’obligation de porter le cordon bleu et la croix du Saint-Esprit ; mais que, par déférence pour lé roi, il se contentoit de les porter par-dessous, et sans que cela parut. Avec cette délicatesse de conscience, ou plutôt avec cette misère de petit enfant, que faisoit-il donc de la croix brodée ? La portoit-il aussi sur sa veste et par-dessous ? Cette platitude et tout son discours acheva de le faire tomber dans l’esprit de ceux qui en furent témoins et de ceux qui l’apprirent. La privation de ces marques extérieures étoit une des choses du monde qui le touchoient le plus ; et comme il n’osoit continuer de les mettre à ses armes, il avoit cessé depuis d’en avoir nulle part, en sorte que sa vaisselle et ses carrosses, tout n’étoit marqué que par des chiffres et des tours semées, sans écussons. C’étoit pour la même raison qu’il n’alloit plus qu’en litière, sous prétexte de commodité. Il en avoit une superbement brodée dedans et dehors, qui avoit un étui pour la pluie et pour aller par pays.

Il fut visité à Rouen par fort peu de gens, de sa famille ou de ses amis. Il s’y occupa des affaires de son abbaye de Saint-Ouen, mais beaucoup plus du sieur Marsollier, chanoine d’Uzès, à qui la Vie du cardinal Ximénès avoit donné de la réputation, que celle qu’il fit depuis de M. de la Trappe n’a pas soutenue, et qu’il faisoit travailler à celle de M. de Turenne. Pendant ce séjour à Rouen, il perdit encore un procès fort important contre lés réformés de Cluni, et fort piquant. Il ne put se rendre maître de son désespoir, et acheva de se faire mépriser en Normandie comme il avoit fait en Bourgogne. À la fin il eut ordre de s’y en retourner. Nouvelle rage. Il me fit demander encore passage par la Ferté, et quelques jours de séjour pour y faire des remèdes plus en repos qu’il ne l’eût pu à Rouen. Tout étoit ruse, dessein et fausseté. Il revint donc à la Ferté, où je ne lui envoyai personne pour le recevoir, pour ne pas excéder dans ce qui ne devoit être qu’hospitalité à un exilé de sa sorte. Il y montra autant de faiblesse sur sa santé que sur sa fortune. Il étoit charmé du parc, où il se promenoit beaucoup, mais il rentroit toujours avant l’heure du serein et couchoit dans ma chambre, mangeoit avec deux ou trois de ses gens dans mon antichambre, et ne sortoit point de ces deux pièces, parce qu’elles ne donnoient point sur l’eau comme toutes les autres. Il disoit quelquefois la messe à la chapelle, quelquefois à la paroisse. En sortant de l’église il lui échappoit souvent de dire à ce qui s’y trouvoit : « Regardez et remarquez bien ce que vous voyez ici, un cardinal-prince, doyen du sacré collège, le premier après lé pape, qui dit la messe ici ; voilà ce que vous n’avez jamais vu et ce que vous ne reverrez plus après moi. » Jusqu’au peuple riait à la fin de cette vanité si déplorable.

Il alla à la Trappe, où l’amertume extrême de son état, qu’il témoigna sans cesse à l’abbé et à M. de Saint-Louis qui avoit été fort connu, aimé et estimé de M. de Turenne, et que lui-même connoissoit fort, leur fit grande pitié et ne les édifia pas. M. de Saint-Louis, qui, après avoir mérité l’estime et les grâces du roi qui en parloit toujours avec bonté et distinction, s’étoit retiré là, où depuis près de trente ans il n’étoit occupé que de prière et de pénitence, essaya vainement de le ramener un peu, et à la fin lui parla de la mort, de ce qu’on pense lorsqu’on y arrive, et de l’utilité de se représenter ce terrible moment. « Point de mort, point de mort ! s’écria le cardinal, monsieur de Saint-Louis, ne me parlez point de cela, je ne veux point mourir. » Je m’arrête sur ces diverses bagatelles pour faire connoître quel étoit ce personnage si rapidement élevé au plus haut, lui personnellement de sa maison, par les grâces et la faveur de Louis XIV : un homme qui a fait tant de bruit dans le monde par son orgueil, par son ambition, qui a paru si grand tant qu’il a été porté par cette même faveur, qui a donné le plus étonnant spectacle par ses fausses adresses, son ingratitude et la lutte de désobéissance qu’il osa soutenir contre ce même roi, son bienfaiteur, et par ses propres bienfaits, et qui depuis sa disgrâce parut si petit, si vil, si méprisable jusque dans les pointes qu’il hasarda encore, d’où il tomba dans le plus grand mépris partout et jusque dans Rome, où nous le verrons languir pitoyablement et y mourir enfin d’orgueil, comme toute sa vie il en avoit vécu. De la Ferté il dépêchoit des courriers sans cesse ; il lui est arrivé de s’y trouver avec trois ou quatre valets, tous les autres étant en course. Il y fut visité de quelques gens d’affaires. L’abbé de Choisy, si connu dans le grand monde, le même qui s’alla faire prêtre à Siam, dont on a une si agréable relation de ce voyage, et des lambeaux assez curieux de Mémoires, étoit de ses amis de tous les temps. Il passa plusieurs jours à la Ferté, d’où il fit un voyage à Chartres.

Ce séjour à la Ferté dura plus de six semaines. Il avoit projeté de faire entrer M. de Chartres dans ses affaires, malgré tout ce qui s’étoit passé dans celle de M. de Cambrai. Il étoit de toute sa vie vendu aux jésuites, qui de leur côté lui étoient livrés. Il crut donc qu’en mettant Mme de Maintenon de son côté par M. de Chartres, le roi ne pourroit tenir, attaqué, de ces deux côtés. Il fit ce qu’il put pour s’attirer une visite de M. de Chartres qui étoit à Chartres, à dix lieues de la Ferté. N’ayant pu l’obtenir, il se borna à un rendez-vous quelque part comme fortuit, il n’y réussit point encore. Il vouloit engager ce prélat à faire revoir par le roi l’important procès qu’il venoit de perdre et qui l’avoit si fort piqué, pour de là l’embarquer. Ce fut l’objet du voyage de l’abbé de Choisy, qui y perdit toute son insinuation, son esprit et son bien-dire. Il revint à la Ferté avec force compliments, mais chargé de refus sur tout. On ne peut exprimer quels furent les transports de rage avec lesquels ils furent reçus, ni tout ce que vomit le cardinal de Bouillon contre un homme si distant de lui, devant lequel il s’étoit humilié, et en avoit inutilement imploré la protection contre ses prétendus ennemis, contre le roi, contre les ministres, contre ses amis. Ce dernier trait de mépris acheva de lui tourner la tête. Il comprit son exil sans fin et les dégoûts journaliers, inépuisables, sans secours, sans ressource, sans espérance d’aucun moyen d’adoucir sa situation, beaucoup moins de la changer. Je sus tout cela par le curé de la Ferté, qui étoit homme d’esprit et savant, avec lequel il s’étoit familiarisé dans ses promenades, qu’il avoit même fait manger quelquefois avec lui, lui qui n’avoit pas voulu manger avec ce qu’il y avoit de plus distingué à Rouen, et devant lequel il ne se cachoit pas. J’ai lieu de croire, mais sans en être certain, que ce fut l’époque de la résolution qu’il exécuta près de deux ans après, parce qu’il lui fallut tout ce temps pour arranger dessus toutes ses affaires. Outre la consolation de se trouver [dans] un lieu agréable, d’entière solitude et de parfaite liberté, où choqué ni contraint sur rien, il faisoit tout ce qu’il lui plaisoit à son aise, il attendoit sans le dire le départ de la cour pour Fontainebleau.

Ce long séjour que je n’avois pu prévoir ne laissoit pas de me mettre en peine, et je craignois que le roi, si justement piqué contre lui, ne le trouvât mauvais. J’en parlai au chancelier et à M. de Beauvilliers ; je leur dis mon embarras, je leur fis aisément comprendre que je ne pouvois chasser le cardinal de Bouillon de chez moi ; que, comme il étoit vrai, je n’avois jamais eu avec lui aucun commerce et n’en avois encore actuellement aucun. Je me trouvai bien d’avoir pris cette précaution. À fort peu de jours de là, il fut parlé, au conseil, du cardinal de Bouillon à propos de ses procès perdus contre ces moines. Là-dessus le roi dit qu’il étoit bien longtemps à la Ferté ; que, si on vouloit le chicaner, on ne l’y laisseroit pas ; qu’il n’avoit pas permission d’approcher plus près de trente lieues, et qu’il n’y en a que vingt de Versailles à la Ferté. Le chancelier saisit ce mot, et après lui le duc de Beauvilliers pour me servir, et il parut que cela fut bien reçu. Enfin, la cour arrivée à Fontainebleau, le cardinal de Bouillon partit aussi de la Ferté, sans que pas un de ses gens sussent où il alloit. Il prit des chemins détournés, et il arriva enfin, toujours dans le même secret réservé à lui seul, à Auny près de Pontoise, où il demanda à coucher et où il fut reçu. C’étoit une maison de campagne du maréchal de Chamilly, qui étoit alors à la Rochelle avec sa femme, où il commandoit et dans les provinces voisines, à qui il n’en avoit ni écrit ni fait parler. C’étoit s’approcher de Paris bien plus que de la Ferté ; la cause en fut pitoyable.

Il avoit le prieuré de Saint-Martin de Pontoise, où il avoit dépensé des millions et fait une terrasse admirable sur l’Oise et des jardins magnifiques. Il aima tant cette maison, et encore par vanité, car je lui ai ouï dire que tout ce qui étoit des dehors étoit royal, que dans sa faveur il obtint, moyennant un échange, de détacher cette maison et quelques dépendances du prieuré et d’en faire un patrimoine, qui en effet, est demeuré à M. de Bouillon. Il n’avoit pu avoir permission d’y aller, et voulut au moins la revoir encore une fois par la chatière ; et il donna le misérable spectacle de l’aller considérer tous les jours, pendant les sept ou huit qu’il demeura à Auny, tantôt de dessus la hauteur, tantôt tout autour par les ouvertures des murailles des bouts des allées, et à travers des grilles, sans avoir osé mettre le pied en dedans, soit qu’il voulût faire pitié au monde, par cette ridicule montre d’un extrême désir dont la satisfaction lui étoit refusée, soit qu’il espérât toucher par le respect de n’être pas entré dans sa maison ni dans ses jardins. Cette bassesse fut méprisée, et ce fut tout. De là il tira droit en Bourgogne, d’où il étoit venu, où il reçut enfin la permission de s’en aller tout auprès de Lyon s’établir dans une maison de campagne qui lui fut prêtée, pour n’être plus parmi des objets qui l’octroient sans cesse de douleur.

Baluze dont j’ai parlé, et de son Histoire de la maison d’Auvergne fondée sur les faussetés du cartulaire de Brioude, dont j’ai parlé (t. V, p. 322), avoit presque toujours été avec le cardinal de Bouillon à Rouen. Son livre, prêt à paroître en 1706, avoit été remis sous clef alors par l’étrange vacarme qu’excita l’imposture du cartulaire de Brioude, et l’arrêt de mort de la chambre de l’Arsenal contre le faussaire de Bar, convaincu de l’avoir fabriqué, et dont les Bouillon eurent le crédit de faire commuer la peine en une prison perpétuelle à la Bastille, où il avoua qu’ils le lui avoient fait faire. Depuis quinze mois de cet événement, il ne s’en parloit plus. L’ouvrage de Baluze, fait avec tout l’art possible, séparé de tout cet espace de temps de son ruineux fondement, parut aux Bouillon pouvoir enfin se montrer. Le chancelier leur ami, et sujet quelquefois à traiter les choses un peu légèrement, leur en accorda le privilège. Il parut donc en public, et y renouvela toute la scène du faussaire. Savants et ignorants, le soulèvement fut général, et le mondé indigné ne se contraignit ni sur les Bouillon ni sur le chancelier, qui leur avoit passé cette impression. Je ne pus m’empêcher de lui en dire mon avis. Il en fut honteux à ne savoir où se mettre ; et les Bouillon, avec toute leur hardiesse, fort embarrassés. Ce fut à propos de ce nouvel éclat, que Maréchal me conta que de Bar, désespéré de se voir confiné en prison pour le reste de sa vie, malgré les assurances de protection infaillible et des récompenses dont les Bouillon l’avoient repu pour lui faire exécuter cette insigne fausseté, et lassé de ces imprécations contre eux si inutiles, s’étoit cassé la tête contre les murailles ; que lui, Maréchal, avoit été appelé pour le visiter dans cette furie et dans cette blessure, de laquelle il étoit mort deux jours après.

Le roi, qui avoit la faiblesse de ne partir jamais un vendredi, ne fut pas si scrupuleux pour son petit-fils. Il fixa son départ au 14 mai. Il sembleroit néanmoins qu’à qui observeroit les jours, celui de l’assassinat d’Henri IV et de la mort de Louis XIII devroit être réputé un jour malheureux pour la France, pour ses rois et pour ceux qui en sont si récemment sortis. Mais le roi, qui n’a jamais compté que lui pour roi de France, put s’apercevoir en cette occasion que sa cour ne le comptoit pas seul, malgré ses adorations. La messe du roi qui, selon la coutume, fut de Requiem, frappa tout le monde et l’attrista sur le départ du jeune prince et [on] ne s’en put contenir. Je n’en fus pas témoin ; j’étois à Saint-Denis à l’anniversaire de celui, dont par mon père, je tiens toute ma fortune ; c’est à son exemple un devoir qui l’emporte sur tout autre, et auquel je n’ai jamais manqué. Il est vrai que je m’y suis toute ma vie trouvé tout seul, et que je n’ai jamais pu m’accoutumer à un oubli si scandaleux de tant de races comblées par ce grand monarque, dont plus d’une sans lui seroient inconnues et demeurées dans le néant. À mon retour de Versailles, je trouvai qu’on y étoit encore blessé du choix de ce jour funeste.

Mgr le duc de Bourgogne étoit parti à une heure après midi pour aller coucher à Senlis, chez l’évêque, frère de Chamillart, dont toute la famille étoit allée l’y recevoir. Il passa à Cambrai avec les mêmes défenses de la première fois, mais il y dîna. À la vérité ce fut à la poste même, où l’archevêque se trouva avec tout ce qui étoit à Cambrai. On peut juger de la curiosité de cette entrevue, qui fut au milieu de tout le monde. Le jeune prince embrassa tendrement son précepteur à plusieurs reprises. Il lui dit tout haut qu’il n’oublieroit jamais les grandes obligations qu’il lui avoit, et sans jamais se parler bas, ne parla presque qu’à lui, et le feu de ses regards lancé dans les yeux de l’archevêque, qui suppléèrent à tout ce que le roi avoit interdit, eurent une éloquence avec ces premières paroles à l’archevêque ; qui enleva tous les spectateurs, et qui, malgré la disgrâce, grossirent alors et depuis la cour de l’archevêque de tout ce qui étoit de plus distingué et qui ; sous divers prétextes, de route et de séjour, s’empressoit à mériter d’avance ses bonnes grâces présentes et sa protection future.

M. le duc de Berry partit le 15, dîna à Senlis chez l’évêque, ne passa point par Cambrai, et joignit Mgr le duc de Bourgogne à Valenciennes le soir même qu’il y étoit arrivé. C’étoit là qu’étoit M. de Vendôme depuis son arrivée de la cour, et là qu’étoit le rendez-vous de tout le monde. Le roi d’Angleterre ne tarda pas de s’y rendre dans un incognito si précis toute la campagne, qu’il en devint scandaleux. Il mangea chez Mgr le duc de Bourgogne jusqu’à l’arrivée de son équipage. Il eut après chez lui une table de seize couverts où il invitoit et où il fut très gracieux, et mangea chez les officiers généraux qui l’en prièrent. Il choisit son poste, bien que volontaire, à la tête des troupes de sa nation, qui en furent comblées. Jusqu’aux Anglois de l’armée ennemie s’en sentirent de la satisfaction, et la laissèrent échapper. Ce prince vécut avec beaucoup de sagesse, mais fort parmi tout le monde, chercha à plaire et y réussit. Il acquit même l’estime et l’affection des troupes et des généraux par, son application et par toute la volonté qu’il montra. Il ne figura pas assez pour s’y étendre davantage. L’électeur gagna les bords du Rhin où le duc de Berwick l’étoit allé attendre.

Villars arriva avec sa femme presque à ses journées, fort lentement. Il parut outré de changer de pays et d’armée. Il lui fâchoit fort de quitter de si abondantes sauvegardes, et n’étoit guère plus content de ne pouvoir traîner sa femme après lui. Elle en étoit ravie. Il lui échappa assez plaisamment qu’elle avoit quitté le service. Villars assura le roi publiquement que tous ses bataillons en Allemagne excédoient le complet de cinq cents hommes chacun, et qu’ils étoient tous beaux à merveilles ; puis s’étant mis peu à peu sur la morale, et toujours en public et parlant au roi, il dit tout haut que la meilleure maxime pour les rois étoit de faire espérer beaucoup et de donner peu. Je laisse à penser comment ce mot fut reçu d’un compagnon de sa sorte, élevé et comblé au point où il se trouvoit. L’électeur et Berwick ne trouvèrent pas leur armée à beaucoup près telle que Villars la publioit, mais ce dernier ne s’étoit pas contraint de dire publiquement, et plus d’une fois, en parlant des puissances, que, s’il ne leur falloit que du plat, de la langue, il leur en donneroit tout leur soûl. À cette fois, il tint exactement parole.

Les Impériaux furent lents à s’assembler. Le duc d’Hanovre, depuis roi d’Angleterre, commandoit leur armée. Il comptoit qu’elle seroit nombreuse et que le prince Eugène l’y suivroit bientôt. Ce dernier partit fort tard de Vienne, s’amusa chez divers princes en chemin, forma un puissant corps sur la Moselle, et sourd aux cris d’Hanovre, se fit joindre par de gros détachements de son armée, par des ordres précis de l’empereur, qui eut peine à apaiser M. d’Hanovre piqué et voulant s’en retourner chez lui. Pour le dire de suite, dès que cette armée de la Moselle ne put plus donner soupçons de torquets, l’électeur et Berwick laissèrent à du Bourg la garde des lignes d’Haguenau, avec le nécessaire pour les défendre contre les entreprises du duc d’Hanovre, et marchèrent avec tout le reste sur la Moselle, où il se forma un gros orage dont on ne put deviner la cause, tandis que Marlborough, à la tête de l’armée de Flandre, se tenoit dans une grande tranquillité. On prétendit qu’il étoit convenu avec le prince Eugène d’attendre qu’il fût prêt, et de ne rien entreprendre sans lui.

L’armée de Mgr le duc de Bourgogne étoit d’abord de deux cent six escadrons et de cent trente et un bataillons en cinquante-six brigades. Il avoit la maison du roi, la gendarmerie, les carabiniers et le régiment des gardes, dix-huit lieutenants généraux, et autant de maréchaux de camp en ligne, sans les gens du détail. Dix sont devenus depuis maréchaux de France, dont quatre n’étoient lors que brigadiers ; et nous en voyons aussi qui n’étoient pas de cette armée et qui n’étoient alors que colonels. L’armée se trouva complète, belle, leste, de la plus grande volonté. Jamais armée fournie avec plus d’abondance, ni d’amas de toutes les sortes, avec un prodigieux équipage de vivres et d’artillerie. Tout ce qui y servoit se pressa d’arriver sur le départ des princes. Il ne restoit plus qu’à se mettre en mouvement. M. de Vendôme, qui prenoit aisément racine partout où il se trouvoit à son aise, montra peu de complaisance pour en sortir. Il fut seul de son avis, mais il se fit croire avec Un air de supériorité dont Puységur prévit les suites, et les écrivit au long à M. de Beauvilliers, qui ne me cacha pas ses alarmes. Je le fis souvenir de notre conversation de Marly, mais je le trouvai encore fort éloigné de penser que les choses pussent aller jusqu’où je les lui avoir prédites. Profitons de l’inaction de ce premier commencement de campagne pour raconter le peu qui se passa jusqu’à sa véritable ouverture, qui [ne] nous permettra guère après de la quitter.

Le roi nomma à la Pentecôte M. le duc d’Enghien chevalier de l’ordre pour le premier jour de l’an. Il n’avoit que seize ans, et M. le Duc n’y songeoit pas encore ; mais il étoit fils de Mme la Duchesse.

Le roi alla coucher le 18 juin à Petit-Bourg, et le 19 à Fontainebleau. Mme de Pontchartrain étoit à Paris à l’extrémité. Ma liaison intime avec cette famille, et plus encore l’union et l’intimité plus que de sœurs qui étoit entre Mme de Saint-Simon et elle, nous arrêta à Paris. Elle ne voyoit presque plus personne, et n’avoit de consolation qu’avec Mme de Saint-Simon, qui n’en trouvoit aussi qu’auprès d’elle. Le caractère de cette femme accomplie tiendroit trop de place ici ; il la trouvera mieux parmi les Pièces [1]. Il est trop beau, trop singulier, trop instructif pour le laisser ignorer. Il y avoit longtemps qu’une si grande perte étoit prévue. C’étoit une maladie de femme venue de trop de couches et trop près à près, de trop peu de ménagement d’abord, qui rendit tous les divers remèdes inutiles. Pontchartrain, qui avoit là-dessus bien des reproches à se faire, en pouvoit combler la mesure par la contrainte continuelle dans tout, et par son étrange humeur qu’il lui avoit fait essuyer sans cesse. La patience et la douceur dont elle ne s’étoit jamais lassée, jusqu’à être outrée lorsqu’on pouvoit s’apercevoir qu’elle en avoit besoin, avoit infiniment pris sur elle, et fort aigri son sang, qu’on ne put enfin calmer ni arrêter. Soit vérité, soit feinte, comme dans les suites cela ne parut que trop, Pontchartrain sentit toute la grandeur de sa perte, et plus d’un an avant qu’elle arrivât, il me confia que si ce malheur, qu’il ne prévoyoit que trop, lui arrivoit, il avoit pris le dessein de se retirer ; que, dès qu’il la verroit diminuer, il tiendroit sa démission toute prête ; que, dès que le malheur seroit arrivé, il l’enverroit au roi et se retireroit aussitôt dans un petit appartement que son père avoit à l’institution de l’Oratoire, où il passoit les bonnes fêtes ; qu’il y demeureroit trois ou quatre mois jusqu’à ce qu’il se fût déterminé à un lieu et à un genre de vie qui lui convînt et qu’il pût continuer, sur quoi il exigea de moi un secret inviolable.

Il seroit inutile de rapporter ici ce que je lui dis pour détourner un homme de son âge et chargé de famille d’une résolution si téméraire. Je compris que je ne gagnerois rien que par degrés. Quoiqu’il n’eût rien que de très rebutant, et que je le sentisse tel plus souvent que personne, parce que je le voyois plus souvent et plus intimement, j’avoue que je [fus] dupe, et qu’il me fit pitié. Je crus que la confiance de son père, qui ne me cachoit rien, ni des affaires, ni de sa famille, et qui cent fois m’avoit déposé ses douleurs sur son fils ; que celle de sa mère, qui n’étoit pas moindre ; que cette intime liaison de sa femme avec la mienne ; que l’intérêt de ses enfants demandoient également de moi tous les soins possibles pour détourner une résolution qui seroit un coup de mort pour le chancelier et la chancelière, et qui seroit la perte de leur famille. Bientôt après je crus démêler qu’outre que ces sortes de résolutions sont souvent le fruit des grandes douleurs, il imaginoit en devoir une signalée à une si grande perte, et que, privé de l’appui qu’il tiroit de la considération de sa femme, il désespéroit de pouvoir se soutenir dans sa place. Ces mélanges, qui venoient de la sensibilité du cœur et de l’orgueil de l’esprit, me parurent former une résolution bien difficile à rompre. Je ne crus donc pas faire une infidélité de communiquer ce secret à Mme de Saint-Simon pour me servir de son sage conseil. Elle en jugea comme moi. Lui-même bientôt après s’en ouvrit à elle. Cette inquiétude me fit quitter bonne compagnie, et mes ouvrages de la Ferté et mes plants que j’étois allé voir à Noël, sur un accident qu’on crut qui emporteroit Mme de Pontchartrain, pour accourir à temps d’empêcher la démission. J’avois résolu de tâcher à la faire passer par les mains du chancelier. Cela lui étoit dû par toutes sortes de raisons, et c’étoit le meilleur moyen de l’arrêter.

La maladie, qui dura encore six mois, donna le temps à Pontchartrain de s’ouvrir au P. de La Tour, général de l’Oratoire, qui confessoit Mme de Pontchartrain depuis son mariage, et à l’abbé de Maulevrier, aumônier du roi, grand intrigant, avec de l’esprit et de l’ambition, grand ami des jésuites et de M. de Cambrai, de qui j’ai parlé quelquefois. Celui-ci le détourna de se retirer à l’institution pour ne point faire cette peine aux jésuites, auxquels il étoit aussi livré que son père étoit éloigné d’eux, et pour ne point donner de soi des soupçons de jansénisme, qui pourroient attirer les affaires au P. de La Tour, lequel aussi le détermina à s’en aller à Pontchartrain quand le malheur seroit arrivé, puis à différer sa démission de quelques semaines, enfin de quelques mois. Il y en avoit près de deux que nous ne bougions presque point de cette funeste maison, lorsque Mme de Pontchartrain mourut enfin sur les onze heures du matin, le 25 juin. La cour étoit à Fontainebleau, le chancelier aussi qui n’avoit pu quitter, que sa femme désolée alla trouver aussitôt ; qui le trouva dans la plus amère affliction quoique prévue de si loin. Mme de Saint-Simon, que j’avois eu soin de détourner adroitement d’un si douloureux spectacle, avoit, malgré sa vertu, besoin de toutes sortes de secours. Je voulus demeurer auprès d’elle. Elle savoit où en étoit Pontchartrain et l’importance pour ses, enfants, ou plutôt pour ceux de son amie, d’empêcher les folies qu’il vouloit exécuter, et me pressa tellement de ne le point abandonner, que je la laissai avec lime la maréchale de Lorges, Rime de Lauzun et ma mère, et m’en allai, sur un message pressant du P. de La Tour, le trouver chez Pontchartrain, d’où, pour abréger beaucoup de choses, nous partîmes tous trois en même carrosse, et Bignon, intendant des finances, en quatrième, et nous en allâmes à Pontchartrain. Les trois belles-soeurs y vinrent le jour même, et peu à peu la parenté et les liaisons y introduisirent plus de monde.

Dans la situation où étoit toute cette famille, le chancelier et la chancelière, qui n’aimoient point les belles-soeurs avec qui j’étois fort bien, n’avoient de confiance qu’au P. de La Tour et en moi, et Pontchartrain, qui vouloit toujours parler de sa retraite qui n’étoit sue là que de nous, laissoit toute la compagnie pour être sans cesse avec nous. Cela me força à demeurer pour arrêter toujours cette résolution, jusqu’à ce que, Bignon, prêt à partir pour Fontainebleau, cette résolution lui fût confiée pour la déclarer au chancelier, mais sans porter de démission. Alors voyant l’affaire entre les mains du chancelier, je m’en revins à Paris auprès de Mme de Saint-Simon, et le P. de La Tour retourna à ses affaires. Ce ne fut pas pour longtemps. Le chancelier, outré de plus d’une douleur, et de colère contre son fils, sut le rapport de Bignon, m’écrivit la lettre du monde la plus touchante pour me conjurer de n’abandonner pas ce fou dans ses transports, et pour me témoigner qu’il n’avoit de ressource qu’au P. de La Tour et en moi, ni de repos qu’il ne me sût à Pontchartrain. Je différai pourtant d’y retourner.

Phélypeaux cependant, frère du chancelier, arrivant de Bourbon, avoit été à Pontchartrain, où son neveu lui avoit parlé comme à Bignon, et l’avoit aussi chargé de déterminer son père, qui lui avoit écrit très fortement et plusieurs fois, à le laisser faire. Phélypeaux, tout apoplectique qu’il étoit revenu des eaux, ne put rien gagner sur son neveu. Il se traîna à Fontainebleau où il acheva d’effaroucher son frère par tous les détails qu’il lui rapporta, et de l’outrer contre son fils. Il m’écrivit par son frère une lettre si forte et si pressante pour retourner à Pontchartrain, que je ne pus m’en défendre, mais en même temps si précise d’en chasser les belles-soeurs et toute la compagnie, que je crus qu’elle excédoit. Le fait étoit que, encore que le chancelier travaillât avec le roi en la place de son fils, les affaires périssoient faute de signatures et de manutention ordinaire ; que le roi, qui est l’homme du monde à qui les afflictions alloient le moins, commençoit à s’en lasser jusqu’à le trouver mauvais ; que la cour en parloit fort et blâmoit en ridicule ; que ce qui s’amassoit de gens à Pontchartrain, quoique parenté ou familiers, y donnoit un air d’assemblée et de fête tout à fait déplacé ; d’appareil de spectacle, et faisoit une sorte d’amusement à son fils qui le retenoit où il ne devoit pas être, et qui scandalisoit par le contraste et le ridicule éloigné de toute la bienséance de son état. Surtout le chancelier insistoit sur ce que son fils allât enfin à Fontainebleau, ce qu’il s’éloignoit entièrement de faire. Phélypeaux me fit une triste peinture de l’état où il avoit laissé son frère sur la ruine de sa famille et de sa fortune ; et, outre la lettre qu’il m’avoit apportée, me conjura encore de la part du chancelier de vouloir bien retourner à Pontchartrain pour, tâcher d’en arracher son fils. À tant d’instances Mme de Saint-Simon joignit ses représentations les plus fortes de ne pas refuser un service si important qui m’étoit demandé avec tant d’instance et de confiance. Je me résolus donc à y retourner, mais avec le P. de La Tour, et en nous faisant précéder par l’abbé de Maulevrier, à qui le chancelier avoit parlé très fortement à Fontainebleau, dès qu’il le sut instruit par son fils même.

Cet abbé qui aimoit tant à se mêler de tout, et si principalement chez les ministres, qui étoit sec, étoit chargé d’essayer de ramener l’esprit de Pontchartrain aux volontés de son père, et d’insinuer à la compagnie de s’en aller, belles-soeurs et autres. Nous le laissâmes partir et n’allâmes que le lendemain, le P. de La Tour et moi. Nous trouvâmes que l’abbé, armé des ordres du père et de la mère, ne les avoit adoucis, ni à la compagnie, ni aux belles-soeurs même, ni au fils. Ces trois femmes, qui ignoroient pleinement le dessein de leur beau-frère, ne cherchoient qu’à lui plaire, à profiter d’une douleur qui les réunissoit, peut-être à le soustraire tout à fait de père et de mère pour disposer de lui plus à leur gré, et en tirer plus gros qu’elles ne faisoient, bien qu’elles ne s’y fussent jamais épargnées. Elles lui firent des plaintes amères du traitement scandaleux qu’elles recevoient pour l’amour de lui. Pontchartrain, de longue main impatient des moindres apparences de joug, frappé de l’idée de s’unir plus étroitement à ce qui étoit de plus proche à sa femme, piqué d’honneur de plus, s’emporta d’une façon étrange, s’opposa nettement au départ, et n’eut pas peine à arrêter des personnes qui ne vouloient s’en aller que pour être retenues. L’abbé de Caumartin nous vint conter l’histoire en descendant de carrosse, sur quoi le P. de La Tour et moi jugeâmes qu’il n’étoit plus du tout question d’exécuter ce que le chancelier m’avoit si précisément demandé par sa lettre et par son frère, mais d’adoucir l’irritation que l’abbé de Maulevrier avoit causée.

Le P. de La Tour aborda Pontchartrain, tandis que j’allai trouver les dames. J’essuyai d’abord une sortie de la comtesse de Roucy ; je m’adressai à Mme de Blansac comme plus liante, mais qui, avec infiniment d’esprit et une apparente douceur, étoit encore bien plus fausse ; et n’en alloit que mieux à ses fins ; je leur abandonnai la sécheresse de l’abbé de Maulevrier tant qu’elles voulurent ; je leur dis que le chancelier, qui trouvoit toujours son fils si bien avec elles, espéroit de sa solitude un retour nécessaire à la cour, en un mot, je les apaisai et leurs maris. L’abbé de Maulevrier s’en retournoit à Fontainebleau. Je le chargeai d’une lettre pour le chancelier en secret, qui m’en écrivit plusieurs avec la même précaution. Les déclamations, les désespoirs, les égarements, les raisonnements sans raison et sans fin de Pontchartrain ; ses fureurs, ses menaces, et parmi tout cela, ses emportements contre son père, uniquement mais sans cesse partagés entre le P. de La Tour et moi, nous mettoient sans cesse aussi à bout d’expédient, de patience et de compassion. Je n’osois me laisser aller au soupçon de quelque feinte. Le P. de La Tour, moins scrupuleux que moi, m’en parla. Nous nous y confirmâmes. Les belles-soeurs crurent y voir clair à des vapeurs, à des hurlements, à des transports qui leur parurent peu naturels. Elles s’en ouvrirent même à nous.

Jusqu’aux valets l’écumèrent et ne s’en turent pas. Quoique nous eussions obtenu enfin qu’il fit des signatures pressées, son père s’impatientoit cruellement. Il m’écrivit une lettre si vive, si touchée de la perte commune, si éloquente sur ses malheurs, si offensée contre son fils et contre ses belles-sœurs, si remplie de confiance et de reconnoissance pour moi, que m’ayant prié en même temps de la brûler après l’avoir montrée au P. de La Tour, je crus qu’il étoit de cette même confiance de la lui renvoyer. Je lui mandai nos pensées au P. de La Tour et à moi, et j’obtins qu’il m’écrivît une lettre que je pusse montrer à son fils, qui, sur, une réponse qu’il en avoit reçue, ne vouloit plus lui écrire. Enfin, comme le P. de La Tour et moi ne savions plus que devenir, un valet de chambre de Phélypeaux m’apporta secrètement une lettre de la chancelière, par laquelle elle m’avertissoit qu’elle avoit pris le parti de venir elle-même, sans que personne en sût rien que son mari, et qu’elle arriveroit le lendemain. Ce parti nous plut extrêmement, au P. de La Tour et à moi, qui fut d’avis que je lui écrivisse pour l’instruire en chemin de la situation où elle trouveroit les choses, et de ce que nous croyions de la conduite qu’elle devoit tenir. Je l’envoyai attendre par un de mes gens fort sûr, avec ma lettre, à deux lieues de Pontchartrain, qui l’arrêta et qui la lui donna. Elle m’en a souvent bien remercié depuis comme de chose qui lui avoit été bien utile.

Peu après le dîner, il parut deux carrosses dans la montagne qui surprirent fort tout le monde, parce qu’on ne venoit plus guère à Pontchartrain, mais qui étonnèrent bien plus lorsqu’à leur approche on reconnut que c’étoit la chancelière. Une bombe eût moins effrayé les belles-soeurs, qui furent sur le point de s’aller cacher. Le P. de La Tour et moi, seuls dans la confidence, fîmes si bonne contenance que personne ne s’en douta, ni ne soupçonna depuis que nous en sussions la moindre chose. Le P. de La Tour gagna doucement sa chambre, et moi un corridor pour voir la réception sans contrainte. Elle fut bonne, et à la porte du cabinet qui donne dans la cour. La mère et le fils s’enfermèrent d’abord seuls. Phélypeaux et les deux Bignon venus avec elle vinrent à la compagnie. Le P. de La Tour tâcha de remettre la tête fort étourdie aux belles-soeurs. La chancelière leur fit au mieux, et dit qu’elle n’étoit point venue pour chasser personne, ni pour presser son fils sur Fontainebleau, mais pour être avec lui tant qu’il demeureroit à Pontchartrain, et en effet pour les importuner tous si bien de sa présence et de ses compliments, qu’elle fît finir un séjour si ridiculement poussé. Cela réussit bientôt. Je donnai encore une journée à la chancelière, avec qui j’eus beaucoup d’entretiens, et je m’en revins enfin à Paris pour ne plus retourner. Peu de jours se passèrent dans l’embarras que j’avois laissé. Les belles-soeurs, peut-être pour se raccommoder, ou pour abréger leur ennui, furent les premières à porter leur beau-frère au départ. Il capitula sur la réception que lui feroit son père, sur la vie particulière qu’il vouloit mener à la cour, où il ne vouloit, disoit-il, demeurer qu’une année. Qui l’eût pris au mot l’auroit bien fâché. Enfin tout le monde partit à la fois. La mère et le fils allèrent droit à Fontainebleau, où le chancelier se contraignit à bien recevoir son fils, mais outré de tout ce qui s’étoit passé, persuadé du jeu d’affliction, et que de Pontchartrain il avoit percé jusqu’à Fontainebleau où on en parloit trop.

La conduite qu’il y tint, les personnages ridicules et différents qu’il y fit, les affectations de parade et cent sortes de singularités en public, achevèrent de l’y démasquer et de l’y faire mépriser, dont le chancelier et sa femme étoient sans cesse désolés. Mme de Saint-Simon plus simple, mais plus intimement touchée, eut grand’peine à se résoudre à rentrer dans sa vie accoutumée et à retourner à la cour. J’en étois d’autant plus pressé que le roi ne s’accommodoit ni des douleurs ni des absences, et que sur les derniers temps de la vie de Mme de Pontchartrain, Mme de Saint-Simon s’étoit excusée d’une fête dont le roi l’avoit nommée, qui l’avoit trouvé mauvais. Nous logions à notre ordinaire à Fontainebleau, chez Pontchartrain, au château. Nous y fûmes presque continuellement occupés du chancelier et de la chancelière et de leur fils, avec eux et avec le monde. Un détail si long et si peu intéressant paroîtra sans doute étrange, aussi m’en serois je bien gardé sans ce qui se verra en son temps et à quoi il étoit tout à fait nécessaire.




  1. On voit par ce passage que les morceaux renvoyés aux Pièces par Saint-Simon étaient quelquefois de sa composition ; c’est un motif de plus pour regretter que le public ne puisse encore profiter de cette partie de"ses œuvres. Voy. t. I°, p. 437, note.