Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/7


CHAPITRE VII.


Mort du cardinal de Coislin et sa dépouille. — Trois cent mille livres sur Lyon au maréchal de Villeroy ; sa puissance à Lyon. — Trois cent mille livres de brevet de retenue au grand prévôt ; chanson facétieuse. — Quatre cent mille livres de brevet de retenue au premier écuyer. — Grâces pécuniaires chez Mme de Maintenon. — Exil de du Charmel et ses singuliers ressorts. — Piété de du Charmel.


Il se peut dire que l’affaire de M. de Metz mit son oncle au tombeau. Elle l’avoit fait arriver d’Orléans, contre sa coutume, à Noël, et cette triste affaire s’étoit terminée avec toutes sortes d’avantages pour M. de Metz ; mais le cœur du cardinal de Coislin en avoit été flétri, et ne put reprendre son ressort. Il ne dura que six semaines depuis. Tout à la fin de janvier, il fut arrêté au lit, et il mourut la nuit du 3 au 4 février. C’étoit un assez petit homme, fort gros, qui ressembloit assez à un curé de village, et dont l’habit ne promettoit pas mieux, même depuis qu’il fut cardinal. On a vu en différents endroits la pureté de mœurs et de vertu qu’il avoit inviolablement conservée depuis son enfance, quoique élevé à la cour et ayant passé sa vie au milieu du plus grand monde ; combien il en fut toujours aimé, honoré, recherché dans tous les âges ; son amour pour la résidence, sa continuelle sollicitude pastorale, et ses grandes aumônes. Il fut heureux en choix pour lui aider à gouverner et à instruire son diocèse, dont il étoit sans cesse occupé. Il y fit, entre autres, deux actions qui méritent de n’être pas oubliées.

Lorsque après la révocation [de l’édit] de Nantes on mit en tête au roi de convertir les huguenots à force de dragons et de tourments, on en envoya un régiment à Orléans, pour y être répandu dans le diocèse. M. d’Orléans, dès qu’il fut arrivé, en fit mettre tous les chevaux dans ses écuries, manda les officiers et leur dit qu’il ne vouloit pas qu’ils eussent d’autre table que la sienne ; qu’il les prioit qu’aucun dragon ne sortît de la gille, qu’aucun ne fît le moindre désordre, et que, s’ils n’avoient pas assez de subsistance, il se chargeoit de la leur fournir ; surtout qu’ils ne dissent pas un mot aux huguenots, et qu’ils ne logeassent chez pas un d’eux. Il vouloit être obéi et il le fut. Le séjour dura un mois et lui coûta bon, au bout duquel il fit en sorte que ce régiment sortît de son diocèse et qu’on n’y renvoyât plus de dragons. Cette conduite pleine de charité, si opposée à celle de presque tous les autres diocèses et des voisins de celui d’Orléans, gagna presque autant de huguenots que la barbarie qu’ils souffroient ailleurs. Ceux qui se convertirent le voulurent et l’exécutèrent de bonne foi, sans contrainte et sans espérance. Ils furent préalablement bien instruits, rien ne fut précipité, et aucun d’eux ne retourna à l’erreur. Outre la charité, la dépense et le crédit sur cette troupe, il falloit aussi du courage pour blâmer, quoique en silence, tout ce qui se passoit alors et que le roi affectionnoit si fort, par une conduite si opposée. La même bénédiction qui la suivit s’étendit encore jusqu’à empêcher le mauvais gré et pis qui en devoit naturellement résulter.

L’autre action, toute de charité aussi, fut moins publique et moins dangereuse, mais ne fut pas moins belle. Outre les aumônes publiques, qui de règle consumoient tout le revenu de l’évêché tous les ans, M. d’Orléans en faisoit quantité d’autres qu’il cachoit avec grand soin. Entre celles-là, il donnoit quatre cents livres de pension à un pauvre gentilhomme ruiné qui n’avoit ni femme ni enfants, et ce gentilhomme étoit presque toujours à sa table tant qu’il étoit à Orléans. Un matin les gens de M. d’Orléans trouvèrent deux fortes pièces d’argenterie de sa chambre disparues, et un d’eux s’étoit aperçu que ce gentilhomme avoit beaucoup tourné là autour. Ils dirent leur soupçon à leur maître qui ne le put croire, mais qui s’en douta sur ce que ce gentilhomme ne parut plus. Au bout de quelques jours il l’envoya quérir, et tête à tête il lui fit avouer qu’il étoit le coupable. Alors M. d’Orléans lui dit qu’il falloit qu’il se fût trouvé étrangement pressé pour commettre une action de cette nature, et qu’il avoit grand sujet de se plaindre de son peu de confiance de ne lui avoir pas découvert son besoin. Il tira vingt louis de sa poche qu’il lui donna, le pria de venir manger chez lui à son ordinaire, et surtout d’oublier, comme il le faisoit, ce qu’il ne devoit jamais répéter. Il défendit bien à ses gens de parler de leur soupçon, et on n’a su ce trait que par le gentilhomme même, pénétré de confusion et de reconnoissance.

M. d’Orléans fut souvent et vivement pressé par ses amis de remettre son évêché, surtout depuis qu’il fut cardinal. Ils lui représentoient que, n’en ayant jamais rien touché, il ne s’apercevroit pas de cette perte du côté de l’intérêt, que de celui du travail ce lui seroit un grand soulagement, et que cela le délivreroit des disputes continuelles qu’il avoit avec le roi, et qui le fâchoient quelquefois sur la résidence. En effet, lorsque Mme la duchesse de Bourgogne approcha du terme d’accoucher du prince qui ne vécut qu’un an, et qui fut le premier enfant qu’elle eut, le roi envoya un courrier à M. d’Orléans avec une injonction très-expresse de sa main de venir sur-le-champ, et de demeurer à la cour jusqu’après les couches ; à quoi il fallut obéir. Le roi, outre l’amitié, avoit pour lui un respect qui alloit à la dévotion. Il eut celle que l’enfant qui naîtroit ne fût pas ondoyé d’une autre main que la sienne ; et le pauvre homme, qui étoit fort gras et grand sœur, ruisseloit dans l’antichambre, en camail et en rochet, avec une telle abondance que le parquet en étoit mouillé tout autour de lui.

Jamais il ne voulut entendre à remettre son évêché. Il convenoit de toutes les raisons qui lui étoient alléguées ; mais il y objectoit qu’après tant d’années de travail dont il voyoit les fruits, il ne vouloit pas s’exposer de son vivant à voir ruiner une moisson si précieuse, des écoles si utiles, des curés si pieux, si appliqués, si instruits, ecclésiastiques excellents qui gouvernoient avec lui le diocèse, et d’autres, qui le conduisoient par différentes parties, qu’on chasseroit et qu’on tourmenteroit, et pour cela seul il demeura fermement évêque. On verra bientôt que ce fut une prophétie.

Toute la cour s’affligea de sa mort ; le roi plus que personne, qui fit son éloge. Il manda le curé de Versailles, lui ordonna d’accompagner le corps jusque dans Orléans, et voulut qu’à Versailles et sur la route on lui rendît tous les honneurs possibles. Celui de l’accompagnement du curé n’avoit jamais été fait à personne.

On sut de ses valets de chambre, après sa mort, qu’il se macéroit habituellement par des instruments de pénitence, et qu’il se relevoit toutes les nuits et passoit à genoux une heure en oraison. Il reçut les sacrements avec une grande piété, et mourut comme il avoit vécu, la nuit suivante.

Dès le lendemain le roi manda par un courrier au cardinal de Janson qu’il lui donnoit sa charge. Ce fut pour lui art nouveau sujet d’empressement de -retour, et au cardinal de Bouillon un nouveau coup de massue. M. de Metz, qui arriva pour l’extrémité de son oncle à qui il devoit tout, en parut le moins touché, et scandalisa fort toute la cour. Orléans fut donné à l’évêque d’Angers. Pelletier, son père, écrivit au roi, de sa retraite, pour le supplier de dispenser son fils de cette translation. Le roi, excité par Mme de Maintenon et par M. de Chartres, le voulut absolument ; et Saint-Sulpice, qui avec sa grossièreté ordinaire regardoit ce diocèse comme fort infecté, mais qui n’osoit encore le dire, fit accepter M. d’Angers, dont son père fut très-affligé. Il parut que Dieu n’approuva pas ce choix, par la mort du translaté qui ne dura pas deux ans. La persécution étoit réservée à l’évêque d’Aire, frère d’Armenonville, qu’un coup de soleil avoit achevé d’hébéter, et qui n’en revint jamais bien dans le long temps qu’il vécut.

Le roi avoit donné au maréchal de Villeroy trois cent mille livres à prendre sur les octrois de Lyon, payables cinquante mille livres par an, en six années. Elles venoient de finir. Le même don lui fut renouvelé. On se repent quelquefois après d’avoir payé d’avance de méchants ouvriers. Alincourt, son grand-père, avoit eu la survivance du gouvernement de Lyon, Lyonnois, etc., de Mandelot, en épousant sa fille, sous Henri III. La Ligue avoit fait ce mariage entre Mandelot et le secrétaire d’État Villeroy, plus ardents ligueurs l’un que l’autre. De père en fils ce gouvernement étoit demeuré aux Villeroy. Alincourt, par son père et par la surprenante alliance que ce gouvernement lui fit faire avec le connétable de Lesdiguières et le maréchal de Créqui, s’étoit rendu le maître à Lyon. La faveur et la souplesse de son fils, le premier maréchal de Villeroy, l’y maintint, et plus encore le commandement en chef qu’y eut toute sa vie l’archevêque de Lyon, frère du maréchal qui s’y rendit le maître despotique de tout. La faveur de ce maréchal-ci, son neveu, n’eut qu’à maintenir ce qui étoit établi. Il disposoit donc seul de toutes les charges municipales de la ville ; il nommoit le prévôt des marchands. L’intendant de Lyon n’a nulle inspection sur les revenus de la ville, qui sont immenses et peu connus dans leur étendue, parce qu’ils dépendent en partie du commerce qui s’y fait, qui est toujours un des plus grands du royaume. Le prévôt des marchands l’administre seul et n’en rend compte qu’au gouverneur tête à tête, lequel lui-même n’en rend compte à personne. Il est donc aisé de comprendre qu’avec une telle autorité c’est un Pérou, outre celle qui s’étend sur tout le reste, et qui rend la protection du gouverneur si continuellement nécessaire à tous ces gros négociants de Lyon, comme à tous les autres bourgeois de la ville, où tout depuis un si long temps [dépend] de la même autorité, tout est créature des gouverneurs, et rien ne se peut que par eux, qui influent jusque dans les affaires particulières de toutes les familles.

Aussi dînant un jour chez Dangeau avec le maréchal de Villeroy et beaucoup d’ambassadeurs et d’autres gens, car Dangeau aimoit à faire les honneurs de la cour et les faisoit fort bien et magnifiquement, il lui échappa une fatuité pour faire le grand seigneur, mais fort véritable. « Messieurs, dit-il à la compagnie, de tous nous autres gouverneurs de province, il n’y a que M. le maréchal qui ait conservé l’autorité dans la sienne. » Le rire me surprit. Mme de Dangeau, qui me regarda et qui plaisantoit la première des sottises de son mari, quoique vivant à merveille ensemble, ne put s’empêcher de sourire. Il avoit acheté le gouvernement de Touraine, et il ne vouloit pas que ces étrangers ignorassent qu’il étoit aussi gouverneur de province.

Le grand prévôt obtint trois cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge pour son fils, qui épousa une Mlle du Hamel de Picardie, fort riche, et qui ne fut pas heureuse. Heudicourt, le fils, qui étoit une espèce de satyre fort méchant et fort mêlé dans les hautes intrigues galantes, fit dans la suite sur tous ces Montsoreau[1] une chanson si naïve, si fort d’après nature et si plaisante, que quelqu’un l’ayant dite à l’oreille au maréchal de Boufflers pendant la messe du roi où il avoit le bâton, il ne put s’empêcher d’éclater de rire. C’étoit l’homme de France le plus grave, le plus sérieux, le plus esclave de toute bienséance. Le roi se retourna de surprise, qui augmenta fort voyant le maréchal pâmé, à qui les larmes en tomboient des yeux. Rentré dans son cabinet, il l’appela et lui demanda ce qui l’avoit pu mettre en cet état, à la messe. Le maréchal lui dit la chanson. Voilà le roi plus pâmé que n’avoit été le maréchal, et qui fut plus de quinze jours sans pouvoir s’empêcher de rire de toute sa force sitôt que le grand prévôt ou un de ses enfants lui tomboit sous les yeux. La chanson courut fort et divertit extrêmement la cour et la ville.

Le premier écuyer obtint, quelques jours après, aussi un brevet de quatre cent mille livres sur sa charge. En même temps le roi répandit quelques grâces pécuniaires dans le domestique de Mme de Maintenon.

Je reçus en ce temps une véritable affliction par l’exil de M. du Charmel, avec qui depuis longtemps j’avois lié une vraie amitié, et que je voyois le plus souvent qu’il m’étoit possible dans sa retraite de l’Institution. Les ressorts de cet exil méritent de trouver place ici, et c’est une histoire qui demande des connoissances et des souvenirs pour être bien entendue. Il faut d’abord connoître le Charmel, se souvenir de ce que j’ai dit de lui sur sa vie à la cour, du grand monde, de gros jeu, et de la manière dont il se retira, de la bonté avec laquelle le roi lui parla alors, et de la dureté avec laquelle il lui répondit qu’il ne le verroit jamais. Il faut maintenant expliquer quel il fut dans sa retraite. Ce fut un homme à cilice, à pointes de fer, à toutes sortes d’instruments de continuelle pénitence. Jeûneur extrême et sobre d’ailleurs à l’excès, quoique naturellement grand mangeur, et d’une dureté générale sur lui-même impitoyable. Il passoit les carêmes à la Trappe, au réfectoire soir et matin à la portion des religieux, et sans manquer aucun de leurs offices du jour et de la nuit. Outre cela, longtemps en prière en quelque lieu qu’il fût ; et le vendredi saint, à la Trappe, il passoit à genoux à terre, sans appui, sans livre, sans changer de posture, sans branler, depuis la fin des matines jusqu’à, l’office, c’est-à-dire depuis quatre heures du matin jusqu’à dix ; avec cela toujours gai et toujours libre et aisé. Il avoit une fidélité inflexible sur tout ce qu’il se proposoit. On ne sauroit moins d’esprit que couvroit un grand usage du monde et de la meilleure compagnie, mais que sa retraite avoit rouillé. Il s’étoit livré à Paris à beaucoup de bonnes œuvres, qui le faisoient un peu courir et se mêler de trop de choses. Au latin près qu’il avoit retenu du collège, il ne savoit rien du tout que ce que les lectures de piété lui avoient appris ; et comme il étoit naturellement tourné à la dureté de l’austérité âpre, il le fut aisément du côté janséniste, et lia étroitement avec ce qu’il trouva de gens les plus marqués à ce coin. Il fut ami intime de M. Nicole, jusqu’à être un des exécuteurs de son testament. Il le fut peut-être plus encore de M. Boileau, élève de Port-Royal, que M. de Luynes avoit mis auprès du comte d’Albert et du chevalier de Luynes dans leur jeunesse, qui retinrent mal ses leçons.

C’est ce même Boileau que M. de Paris, depuis cardinal de Noailles, prit à l’archevêché et à sa table quand il devint archevêque de Paris, et qui fit contre lui, dans sa propre maison et vivant de son pain, cet étrange Problème dont j’ai parlé (t. II, p. 248), dont le prélat se prit aux jésuites, mais dont les brouillons originaux et plusieurs lettres à ce sujet, de la main de ce Boileau, furent trouvés dans l’abbaye d’Auville, avec ces autres, qui firent à l’archevêque de Reims une affaire si cruelle avec le roi que j’ai racontée (t. IV, p. 127). Ces originaux du Problème, trouvés par ce hasard, de la main de Boileau, furent envoyés au cardinal de Noailles. Les jésuites en triomphèrent, Boileau ne les put ni osa méconnoître. On à vu (t. II, p. 249) avec quelle bonté le cardinal de Noailles se défit de ce pernicieux hôte (qui n’avoit de pain que celui qu’il lui donnoit de sa propre table) en lui donnant un canonicat de Saint-Honoré qui lui fournit une très-honnête subsistance et un logement. Cette noire ingratitude ne se pouvoit excuser, non plus que la noirceur d’avoir si naturellement fait retomber ce cruel trait sur les jésuites, avec qui le cardinal de Noailles, évêque, archevêque et cardinal sans eux, et pensant fort différemment d’eux, ne fut jamais bien.

Le Charmel, qui voyoit souvent le cardinal de Noailles, et que le cardinal aimoit et distinguoit fort, cessa dans cet éclat de le voir, et continua avec Boileau le commerce et l’amitié la plus étroite. Le cardinal (je l’appelle ainsi sans distinction des temps où il ne l’étoit pas encore) en fut moins blessé que touché par amitié. Il fit parler au Charmel, le fit prier de le venir voir, l’obtint avec peine, lui parla lui-même. Tant d’avances furent inutiles ; le Charmel s’aigrit de plus en plus. Les jansénistes, fâchés que le cardinal n’épousât pas toutes leurs idées, et qui de dépit s’étoient portés à cette étrange extrémité, avoient infatué leur prosélyte, qui ne put jamais apercevoir d’ingratitude, de crime, de trahison, de noirceur où ils étoient si évidents ; et voilà où son peu d’esprit et de lumières, et un fol abandon de ce qu’il croyoit des saints, conduisirent un homme d’ailleurs si droit et si saint lui-même. Il faudroit prétendre porter les hommes au-dessus de toute humanité, pour se persuader que le cardinal de Noailles ne dût pas être très-sensible à la conduite du Charmel à son égard, surtout après celle qu’il avoit eue et avec Boileau et avec lui-même. Telle fut la faute inexcusable du Charmel à l’égard du cardinal de Noailles. Venons maintenant à celle qu’il fit dans la suite à l’égard du roi.

On a vu (t. IV, p. 282) sur Troisvilles, que le roi empêcha d’être de l’Académie, son dépit contre les gens retirés qui ne le voyoient point. J’ai réservé pour ce lieu-ci à dire que le même jour qu’il refusa Troisvilles, il s’alla promener à Marly, où il s’étendit amèrement sur cette matière. Il loua les solitaires de la campagne ; il s’étendit sur M. de Saint-Louis, sur ses actions sous ses yeux en la guerre de Hollande et ailleurs, sur la vie qu’il menoit à la Trappe, et dit qu’il ne trouvoit point mauvais que ceux-là ne vinssent pas de loin pour le voir ; retombant de là sur les gens retirés à Paris et aux environs, il loua Pelletier, Fieubet, le chevalier de Gesvres, qui le venoient voir une ou deux fois l’année, et qui valoient bien Troisvilles et le Charmel, sur qui il tomba fort, et répéta souvent qu’ils avoient plus de commerce d’intrigues et d’affaires qu’avant leur retraite, et que toute leur dévotion ils la mettoient à ne le point voir. Le duc de Tresmes, fort ami du Charmel, ricanoit jaune, et se mettoit tantôt sur un pied, tantôt sur un autre. Cavoye, autre ami du Charmel, se mit dans la conversation, et avec sa réputation et sa morgue, bavarda force sottes flatteries, et tomba sur son ami pour faire le bon valet. On ne devineroit jamais qui le défendit : un homme qui à peine l’avoit connu, un homme d’ailleurs fort courtisan, mais courtisan en homme qui se sent, qui a de la hauteur et de la dignité, qui connoissoit Cavoye pour ami particulier du Charmel, et qui fut indigné de ce qu’il entendoit. Ce fut Harcourt qui prit sa défense, si honnêtement et avec tant d’esprit que le roi cessa ce propos et se mit sur autre chose.

Cavoye pourtant fit apparemment ses réflexions. Harcourt l’avoit fait rentrer en lui-même. Il écrivit donc au Charmel ce qui s’étoit passé à Marly, mais non le personnage qu’il y avoit fait, et lui conseilla de lui écrire de manière qu’il pût dire au roi qu’il désiroit l’honneur de se présenter devant lui après tant d’années, sans oser le faire qu’il ne sût qu’il le trouveroit bon ; moyennant quoi, accordé, il ne lui en coûteroit qu’une course à Versailles d’une matinée, ou refusé, le roi n’auroit plus ce dépit contre lui. Le Charmel me montra cette lettre, si résolu de n’en faire aucun usage que je ne pus le persuader.

À quinze jours delà, en une autre promenade à Marly, le roi reprit, mais plus légèrement, la même matière des gens retirés qui ne le voyoient point, et tout de suite demanda à Cavoye ce que faisoit le Charmel et s’il y avoit longtemps qu’il n’avoit eu de ses nouvelles. Cavoye le manda dès le lendemain au Charmel, le pressa de suivre le conseil qu’il lui avoit donné la première fois, et lui fit sentir que cette récidive si marquée sur lui montroit évidemment qu’il s’étoit attendu à ouïr parler de lui sur son premier discours, et qu’il seroit fort blessé si ce second demeuroit inutile. Le Charmel me montra la lettre. Je lui dis qu’il n’y avoit ni à balancer ni un moment à perdre ; qu’il l’avoit beau sur ce que le roi avoit dit sur lui à Cavoye de lui récrire qu’il s’en étoit cru oublié, que, puisqu’il étoit si heureux que le roi daignât encore se souvenir de lui, il prioit Cavoye de lui demander la permission qu’il pût aller lui embrasser les genoux, dans le vif souvenir de ses bontés passées, que c’étoit un désir auquel il ne pouvoit résister, etc. Je le pris par la religion, par le devoir et le respect d’un sujet à son roi, qui doit chercher à lui plaire et non pas à l’irriter ; que c’étoit un devoir étroit d’une part, et une sage précaution de l’autre, de saisir l’occasion de détourner l’orage auquel ses volontaires indiscrétions sur le jansénisme ne donnoient que trop d’ouverture, et de se faire de l’aigreur du roi si suivie un contrepoison et un bouclier par une conduite qui sûrement lui seroit agréable, et qu’il étoit visible qu’il demandoit de lui ; qu’une seule matinée, aller et venir, y seroit non seulement sagement et utilement employée, mais saintement, et qu’après tant d’années de retraite il ne devoit pas craindre une dissipation d’un moment qu’il n’avoit pas recherchée et qui devenoit si nécessaire. Jamais je ne pus l’y engager.

Il se contenta d’une lettre ostensible et d’une autre pour le roi. Tout cela fut très-médiocrement reçu.

La vérité est qu’il se craignit trop lui-même ; il redouta une trop favorable réception. Après tant d’années de pénitence, il ne se sentit pas assez dépouillé d’un reste de complaisance de sa faveur et de ses agréments passés qui l’avoient tant dominé autrefois. Il avoit refusé Mme de Maintenon, il avoit peu d’années, d’un commerce de bonnes œuvres qu’elle avoit voulu lier avec lui. Il appréhenda tout autre commerce qu’avec Dieu, pour qui il voulut réserver sa liberté entière, et peut-être y fut-il conduit par son esprit pour le purifier par une plus dure pénitence et qui ne seroit pas de son choix.

Revenons au cardinal de Noailles. L’année précédente, 1705, avoit été celle de la grande assemblée du clergé. Le cardinal de Noailles, qui y présida, crut en devoir profiter pour y faire régler divers points de morale et de discipline, quoique ces assemblées ne soient destinées qu’aux affaires temporelles du clergé ; que ceux qui y sont députés n’aient point d’autres matières dans les procurations qu’ils y apportent de leurs commettants ; et que la cour même soit ordinairement en garde contre tout ce qui s’y pourroit proposer qui ne concerneroit pas l’objet temporel de ces assemblées. Ce projet du cardinal n’étoit pas de lui seul. De plus, il avoit fallu le concerter d’avance avec quelques prélats principaux qui devoient être de l’assemblée, et convenir de la manière de le proposer par articles, et le faire passer peu à peu. Les jésuites, toujours à l’affût sur le cardinal de Noailles et sur tout ce qui pouvoit intéresser leur doctrine et leur morale, pénétrèrent ce projet, dans le secret duquel il se trouva quelque faux frère qui le leur donna tel qu’il devoit être proposé à l’assemblée. Le P. de La Chaise en parla au roi, qui, en ce temps-là aimoit fort le cardinal de Noailles, et qui s’éleva tellement contre cet avis de son confesseur, que La Chaise, homme sage et prudent, se tut tout court, sûr de n’y revenir que mieux dans la suite.

En effet, l’assemblée ouverte, il fut averti de point en point. Il annonça d’avance au roi la proposition qui s’alloit faire, et qui fut faite au jour qu’il l’avoit dit au roi. Il en fut de même de toutes les autres. Le roi en parla au cardinal de Noailles, qui ne s’arrêta point pour cela, résolu à faire ce qu’il crut être le bien, à quelque prix que ce fût. Les jésuites, outrés du peu de fruit qu’ils retiroient de la trahison qui avoit été faite au cardinal de Noailles, qui alloit toujours en avant dans l’assemblée sur la morale et la discipline, échauffèrent le roi par le P. de La Chaise, et procurèrent au cardinal toutes sortes de dégoûts. J’en étois informé par l’archevêque d’Arles, qui, député du second ordre dans une autre assemblée, s’étoit piqué sur ce qu’il ne trouva pas que le cardinal de Noailles lui marquât assez de considération, et qui, député du premier ordre en celle-ci, lui fut opposé en tout, et servit de tout son pouvoir sa haine, sa fortune et les jésuites tout à la fois, auxquels il n’avoit garde de n’être pas obséquieux en tout avec les vues et l’ambition qui le dévoroit.

Le cardinal de Noailles sortit donc de cette assemblée fort mal avec le roi, qui prit contre lui les plus forts soupçons du jansénisme, et qui, profondément ignorant sur ces matières, élevé dans le préjugé le plus extrême là-dessus, ne consulta jamais personne qui pût l’éclairer, et ne permit même jamais à personne d’ouvrir la bouche devant lui, qui pût lui donner la moindre lumière. Ainsi on avoit beau jeu à lui faire passer pour erreur et pour jansénisme tout ce qu’il étoit utile à ceux qui profitoient de ses ténèbres de lui faire passer pour tel, soit choses, soit gens ; et ils avoient de plus usurpé cet incomparable avantage, que, choses et gens, donnés pour tels, demeuroient proscrits, sans examen, sans information et sans ressource.

Le cardinal de Noailles trempoit donc dans un état de disgrâce intérieure qui, pour ne paroître pas au dehors et ne changer rien à ses audiences du roi de toutes les semaines, n’en étoit pas moins douloureux et embarrassant. Sa famille, à qui son crédit et sa place donnoient tant de lustre et de moyens, en étoit affligée. Mme de Maintenon, sur qui les jésuites n’avoient aucune prise, ne l’étoit pas moins. Nulle issue que quelque coup d’éclat contre les jansénistes qui ramenât le roi. Mais où le prendre ? Le cardinal vouloit, avant tout, conserver la bonne morale et la discipline, il ne vouloit pas sacrifier ses amis. Cependant il étoit sans cesse pressé par Mme de Maintenon et par sa famille de chercher quelque chose à faire là-dessus, et lui-même en sentoit la nécessité, même pour l’utilité spirituelle, à laquelle on l’avoit rendu une pierre d’achoppement.

Vers le commencement de cette année, le P. Quesnel étoit fort pourchassé dans les Pays-Bas espagnols, où le roi avoit tout pouvoir. Ce fut merveilles qu’il put échapper de Bruxelles et se retirer en Hollande. Il alla et vint des gens de sa part à Paris. On en fut informé ; on avertit le cardinal de Noailles que ces gens-là étoient en commerce avec le Charmel. Il les crut occupés à quelque ouvrage contre lui ; la pique du Problème se renouvela. Il fut excité contre le Charmel par des gens qui s’en aperçurent et qui en espérèrent du mal pour l’un et de l’obscurcissement à la réputation de l’autre. Ils lui persuadèrent que le Charmel receloit chez lui ces messagers ; on mit des espions en campagne qui le certifièrent, et ces rapports aigrirent tout à fait le cardinal. Il faut avouer que, sur le jansénisme, jamais homme ne fut si indiscret que le Charmel. Il s’en faisoit une religion. On ne put jamais lui faire entendre raison là-dessus. Il n’y avoit guère de jours où sa conduite à cet égard ne fît trembler ses amis.

Nous étions à Marly. Pontchartrain m’apprit un matin que le roi lui venoit d’ordonner d’expédier une lettre de cachet pour exiler le Charmel en sa maison du Charmel, près ChâteauThierry, avec défense d’en sortir ; et que, l’ayant rappelé un peu après, il lui avoit commandé de la lui envoyer par un officier de la maréchaussée qui le fit et le vit partir dans les vingt-quatre heures, qui se tînt cependant auprès de lui, et qui rendît compte de tout ce qu’il auroit vu et entendu aussitôt après son départ. Pontchartrain, qui me savoit fort de ses amis, me demanda le secret jusqu’à ce que la chose fût répandue, et avoit voulu m’en avertir d’avance pour prévenir ce que la surprise et la colère eussent pu tirer de moi en l’apprenant par le monde. Le soir, à la musique, la comtesse de Mailly se vint mettre auprès de moi un peu après qu’elle fut commencée. Nos deux sièges se trouvèrent un peu écartés des autres. Elle me fit la même confidence, et dans la même vue, que m’avoit fait Pontchartrain. Je fis le surpris à cause du secret qu’il m’avoit demandé ; mais je le devins tout de bon lorsqu’elle ajouta que c’étoit un coup du cardinal de Noailles, qui, le matin même, avoit dit au roi que le Charmel étoit un janséniste et un brouillon qui alloit tête levée par les maisons, exhortant les gens au jansénisme, qui avoit dit au P. de La Tour, général de l’Oratoire, que, maintenant qu’il étoit à la tète du parti, tout étoit perdu s’il mollissoit ; qu’en un mot, c’étoit un homme qu’il falloit chasser de Paris, ce qui avoit été ordonné dans le moment ; que ce qu’elle me disoit là, elle le savoit de bon lieu, puisque c’étoit de chez Mme de Maintenon. Elle étoit sa nièce, sa protégée et dame d’atours de Mme la duchesse de Bourgogne. Nous ne prolongeâmes point notre conversation pour qu’on ne remarquât point que nous parlions de quelque chose d’intéressant. C’étoit un mercredi 10 février, jour de l’audience réglée du cardinal de Noailles, et jour encore où Chamillart s’en alloit d’ordinaire à l’Étang jusqu’au samedi.

Le lendemain matin que je projetois d’y aller, le maréchal de Noailles me prit dans la ruelle du roi, comme nous l’attendions à sortir de son cabinet pour la promenade, me dit l’exil du Charmel, qu’il en avoit reçu une lettre sur laquelle il avoit essayé d’obtenir qu’il pût demeurer aux Camaldules de Gros-Bois[2], où il alloit un jour ou deux tous les mois, qu’il en avoit été refusé avec aigreur ; s’étonna et se lamenta fort de ce coup imprévu, et me pressa d’en découvrir la cause par Pontchartrain qui avoit expédié la lettre de cachet. Je fus doublement piqué, sachant si sûrement ce que je savois, de la feinte du maréchal, et du panneau où étoit tombé mon pauvre ami en s’adressant à lui. Je répondis brusquement au maréchal qu’il étoit plus à portée que moi d’en être informé, puisque à la vie que menoit le Charmel, il ne pou voit être question que de doctrine, laquelle étoit de la compétence de son frère, qui avoit longtemps vu le roi seul la veille, au matin, jour que cet ordre avoit été donné à ce qu’il m’apprenoit. Là-dessus le roi sortit de son cabinet. Nous nous quittâmes, et jamais depuis nous ne nous en sommes parlé.

Au partir de là j’allai dîner à l’Étang, et comme j’étois en toute intimité avec Chamillart, je lui contai avec dépit le malheur du Charmel qui venoit de devenir public. Il me dit qu’il le savoit. J’ajoutai qu’au moins je lui en apprendrois ce qu’il ne savoit pas ; et je lui contai, sans nommer personne, ce que Mme de Mailly m’avoit dit, et la fausseté avec laquelle le maréchal de Noailles venoit de m’en parler. Je n’eus pas achevé que Chamillart si doux, si modéré, si tranquille, entra tout à coup en fureur. Nous étions dans son cabinet tête à tête. Il pesta, il frappa des pieds, il ne se possédoit pas. Je lui demandai à qui il en avoit. « Ce que j’ai ? me répondit-il en frappant du poing sur la table, c’est qu’il n’y a plus de secret chez le roi. Ce que vous me contez là, le roi me le dit hier chez Mme de Maintenon mot pour mot, dans le même arrangement que vous me le dites, cinq ou six heures après avoir vu le cardinal de Noailles, et me défendit d’en parler à qui que ce soit. Je vois cependant que vous en êtes de point en point instruit ; que puisque vous l’êtes, d’autres le peuvent être de même ; et qu’il est bien douloureux à un honnête homme accoutumé aux plus importants secrets, d’être chargé de ceux qui se communiquent à d’autres, et de pouvoir ainsi être confondu avec ceux qui ne les gardent pas. » Là-dessus il me raconta que, la même chose lui étant arrivée une autre fois, il s’en fut aussitôt le dire au roi, et le supplier de ne le pas rendre responsable de ce dont il s’ouvriroit à d’autres qu’à lui, sur quoi le roi lui avoit avoué qu’il en avoit aussi fait part à une autre personne. J’approuvai sa colère, mais je le priai de ne se pas servir du même remède.

Plus certain encore, si faire se pouvoit, par le récit de Chamillart, d’où le coup étoit parti, j’en fis avertir le Charmel. Il étoit déjà parti. Il est difficile de comprendre avec combien d’humilité et de douceur cet homme, naturellement impétueux, reçut sa lettre de cachet et ce garde à vue, et avec quelle ponctualité il obéit. J’essayai divers moyens de le faire revenir, mais l’aigreur étoit trop grande. Le Charmel eût été bien aise de recouvrer sa liberté, mais il ne voulut pas y contribuer en rien, persuadé qu’il devoit se tenir fidèlement sous la main de Dieu dans une pénitence qu’il n’avoit pas choisie, dans un pardon effectif de ceux qui l’y avoient confiné, et dans une paix profonde. Beauvau, fils de sa sœur et son héritier, marié en Lorraine, et qui sous le nom de M. de Craon y a fait, lui et sa femme, une si énorme fortune, pointoit déjà dans cette faveur qui lui a valu tant de millions et de titres. Le duc de Lorraine s’offrit de s’intéresser pour le Charmel auprès du roi. Il l’en remercia et le supplia de le laisser dans l’état où Dieu l’avoit mis, et où il demeura le reste de sa vie qui dura encore longtemps. Nous verrons à sa fin combien tout adoucissement étoit impossible, et quel fut l’excès de la dureté que le roi exerça sur lui, et qui put être cause de sa mort.




  1. Nom de famille du grand prévôt.
  2. Les camaldules, ordre monastique originaire d’Italie, tiroient leur nom de Camaldoli, solitude située au milieu des Apennins. Ils vinrent s’établir en France en 1626, et y fondèrent six maisons dont la plus considérable étoit près de Gros-Bois (Seine-et-Oise).