Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/16


CHAPITRE XVI.


Oublis. — Procès intentés par le prince de Guéméné au duc de Rohan sur le nom et armes de Rohan. — Matière de ce procès. — Cause ridicule de ce procès. — Parti que le duc Rohan devoit prendre. — Excuse du roi, en plein chapitre, des trois seuls ducs ayant l’âge, non compris dans la promotion de 1688. — Raisons de l’aversion du roi pour le duc de Rohan. — Raison secrète qui fait raidir le duc de Rohan à soutenir ce procès. — Éclat du procès. — Conduite de Mme de Soubise. — qui le fait évoquer devant le roi. — Conseil curieux où le procès se juge. — Le duc de Rohan gagne entièrement son procès avec une acclamation publique. — Licence des plaintes des Rohan, qui les réduisent aux désaveux et aux excuses de Mgr le duc de Bourgogne et au duc de Beauvilliers. — Le roi sauve le prince de Guéméné d’un hommage en personne au duc de Rohan ; qui l’accorde au roi par procureur pour cette fois. — Branche de Gué de L’Isle, ou du Poulduc, de la maison de Rohan, attaquée par Mme Soubise, maintenue par arrêt contradictoire du parlement de Bretagne. — Persécution au P. Lobineau, bénédictin, et mutilation de son Histoire de Bretagne.


Quelque soin que j’aie pris jusqu’à cet endroit, non seulement de ne dire que la plus exacte vérité, mais de la ranger encore dans l’ordre précis des temps où sont arrivées les choses que j’estime mériter d’être écrites, il faut avouer qu’il m’en est échappé deux : l’une sur la maison de Rohan, l’autre sur la maison de Bouillon, la première de 1703, l’autre aussi de la même année. Il faut donc avant d’aller plus loin réparer cette faute dès que je m’en aperçois.

On se souviendra de ce qui a été expliqué (t. II, p. 137) sur la maison de Rohan, et les divers degrés d’art et de fortune qui l’ont portée au rang dont elle jouit maintenant. Il faut parler de la première érection du vicomté de Rohan en duché-pairie en faveur du célèbre duc de Rohan, gendre de l’illustre premier duc de Sully, du mariage de sa fille unique avec Henri Chabot, et de la seconde érection de Rohan en faveur de cet Henri Chabot, enfin du procès intenté par la maison de Rohan au duc de Rohan, fils unique de ce mariage, pour faire quitter à ses puînés le nom et les armes de Rohan, qui est l’oubli qu’il s’agit de réparer.

Le premier et célèbre duc de Rohan étoit mort en 1636. Sa veuve le survécut jusqu’en 1660, parfaitement huguenots l’un et l’autre jusqu’à leur mort. Henri IV érigea le vicomté de Rohan en duché-pairie en faveur de cet Henri de Rohan en 1603, enregistré la même année aux parlements de Paris et de Bretagne : L’érection porta cette clause : que la ligne masculine venant à manquer, la qualité de duc et pair demeureroit éteinte. Elle eut son effet par la mort de ce même duc de Rohan qui ne laissa qu’une fille unique née en 1617, qui étoit peut-être alors la plus grande héritière qui fût dans le royaume. Cette raison et celle de la religion dont elle étoit fit toute la difficulté de son mariage du vivant de son père, et fort longtemps depuis. Le duc de Rohan, et depuis lui la duchesse sa veuve, ne la vouloient donner qu’à un huguenot comme eux. Tantôt il ne se trouvoit point de parti sortable pour elle dans cette religion, tantôt ceux qui auroient été écoutés avoient l’exclusion du roi, ensuite de la reine régente, qui vouloient ôter ces grands établissements de terres en Bretagne à la religion prétendue réformée, dans une province si voisine de l’Angleterre, environnée de la mer de trois côtés, et à qui les temps permettoient encore d’être jalouse de ses privilèges. À ces difficultés il s’en étoit joint une autre qui arrêta des prétendants. Ce fut le procès de ce Tancrède[1] qui se prétendoit son frère légitime de père et de mère, dont le procès a été trop célèbre et trop connu pour s’arrêter ici à l’expliquer, et qui ne se termina que par sa mort, arrivée, sans avoir été marié, au combat du faubourg Saint-Antoine, en 1649.

Mlle de Rohan s’ennuyoit cependant d’un célibat auquel elle ne voyoit point de fin, sous l’aile d’une mère jalouse et sévère. On étoit en 1646 au milieu des troubles de la régence ; elle avoit vingt-huit ans. Elle trouva Henri Chabot, seigneur de Saint-Aulaye, fort à son gré, qui étoit un des hommes de France le mieux fait et le plus agréable et qui n’avoit qu’un an plus qu’elle, arrière-petit-fils de Guy Chabot, seigneur de Jarnac, si connu par ce fameux duel auquel il tua François de Vivonne, seigneur de la Châteigneraie, en champ clos, 10 juillet 1547, en présence du roi Henri II et de toute sa cour. Saint-Aulaye étoit dans l’intime confiance de Gaston et de M. le Prince, qui le servirent si bien dans un temps où ils pouvoient presque tout, qu’ils firent ce grand mariage malgré la duchesse de Rohan, qui n’avoit rien à dire sur l’alliance, mais qui se récrioit sur les biens et sur les établissements, dont en effet Saint-Aulaye n’avoit aucun, et qui étoit encore plus outrée de voir sa fille, qu’elle avoit si longtemps réservée à quelque grand parti de sa religion, épouser, avec tant de grands biens, un catholique dénué de tous ceux de la fortune. Elle eut beau crier et s’opposer, sa fille avoit vingt-huit ans : appuyée de Monsieur, de M. le Prince, et de l’autorité de la reine régente, elle fit à sa mère des sommations respectueuses et se maria.

Les puissants protecteurs de cet heureux époux firent valoir ces fureurs de la mère et de plusieurs de ses proches, trop bien fondées sur la nudité de l’époux. Par là ils lui procurèrent des lettres, en décembre 1648, d’érection nouvelle du duché-pairie de Rohan, pour lui et pour les enfants mâles qui naîtroient de ce mariage. Ils lui avoient aussi fait donner promesse du premier gouvernement de province qui viendroit à vaquer ; il eut celui d’Anjou en 1647. Cette érection ne put être sitôt enregistrée à cause des troubles de la cour et de l’État. Dans l’intervalle, la reine et le cardinal Mazarin, mécontents de Gaston et de M. le Prince, s’en prenoient entre autres au nouveau duc de Rohan et empêchoient l’enregistrement. On sait de quelle façon cette affaire fut à la fin consommée malgré la cour, absente de Paris au fort des troubles. Un lundi 15 juillet 1652, Monsieur et M. le Prince menèrent le duc de Rohan à la grand’chambre, où ils avoient déjà fait deux fois la même tentative, mais à cette troisième ils vinrent à bout avec autorité de faire enregistrer l'élection et de faire prêter le serment, et prendre place à M. de Rohan tout de suite en qualité de duc et pair de Rohan.

Il n’en jouit, pas longtemps et mourut trois ans après, à trente-neuf ans, 27 février 1655, après avoir beaucoup figuré dans tous les troubles et les intrigues de son temps. Il laissa un fils unique, qui est le duc de Rohan dont il s’agit ici, la belle et florissante Mme de Soubise, Mme de Coetquen et la seconde femme du prince d’Espinoy, grand’mère du duc de Melun, en qui cette branche s’est éteinte, et bientôt après cette grande et illustre maison de Melun.

Il falloit expliquer tout cela avant que venir au fait, et il est encore nécessaire de dire qu’outre que le duc de Rohan n’étoit pas d’humeur accorte et facile, comme on l’a vu à l’occasion de notre procès de M. de Luxembourg, il avoit un ancien levain contre Mme de Soubise, qui les a tenus mal ensemble toute leur vie, même dans les intervalles de leurs raccommodements. Leur mère, qui étoit Rohan, avoit toujours marqué une prédilection fort grande pour Mme de Soubise, sa fille aînée, et par amitié pour elle, et peut-être encore plus pour l’avoir mariée à M. de Soubise, Rohan comme elle. Outre la jalousie et les aigreurs que cette prédilection avoit fait naître, le duc de Rohan étoit persuadé que sa mère avoit fait à M. et à Mme de Soubise tous les avantages directs et indirects qu’elle avoit pu à ses dépens. M. de Soubise dans ces temps-là étoit fort pauvre, M. de Rohan devoit être extrêmement riche, et cela des biens de la maison de Rohan ; sa mère en représentoit l’aîné bien qu’elle ne la fût pas. Jean II, pénultième vicomte de Rohan, d’aîné en aîné, direct de la maison de Rohan, laissa deux fils et deux filles : l’aîné, vicomte de Rohan après son père, mourut sans enfants de Françoise de Daillon du Lude ; le second, déjà sacré évêque de Cornouailles, succéda au vicomte de Rohan et à tous les biens. Les deux filles épousèrent deux Rohan : l’aînée le second fils du fameux maréchal de Gié, la cadette le seigneur de Guéméné, dont la branche étoit aînée de celle de Gié, mais qui en biens n’en fut que la cadette, parce que la belle-fille du maréchal de Gié, comme l’aînée de Mme de Guéméné, emporta la vicomté de Rohan et tous les biens de la maison. Or, l’arrière-petit-fils de ce mariage de l’héritière de la branche aînée de Rohan avec le second fils du maréchal de Gié fut le duc de Rohan, père de l’héritière qui épousa le Chabot, seigneur de Saint-Aulaye, père du duc de Rohan dont il s’agit, et qui, comme on l’a dit, n’avoit rien ou presque rien vaillant. Cette grande inégalité de biens, avec cette grande héritière qu’il épousoit, lui fit imposer la loi par son contrat de mariage, que les enfants qui en naîtroient porteroient à toujours, et à leur postérité, le nom et les armes de Rohan, ce qui fut exécuté sans difficulté aucune, jusqu’au temps dont je vais parler.

Immédiatement avant la rupture de l’Angleterre, après l’avènement de Philippe V à la couronne d’Espagne, le duc de Rohan envoya ses deux aînés se promener en Angleterre. L’aîné portoit le nom de prince de Léon, l’autre celui de chevalier de Rohan. Ils firent à Londres une dépense convenable à leur qualité ; ils furent fort accueillis en cette cour, et y virent familièrement tout ce qui y étoit le plus distingué. En même temps, le prince de Guéméné se trouva aussi à Londres, celui même dont j’ai fait mention à propos de notre procès contre M. de Luxembourg, ce qui me dispensera de le dépeindre ici de nouveau. L’oisiveté, l’ennui lui avoient fait passer la mer pour acheter des chevaux. Il vivoit à Londres comme à Paris, dans l’avarice et l’obscurité, sans y voir qui que ce fût qui eût ni nom, ni emploi, ni figure. Le contraste du brillant du prince de Léon et du chevalier de Rohan le piqua à travers sa stupidité, sans toutefois vouloir rien faire de tout ce qui le pouvoit mettre dans une meilleure compagnie et le faire considérer. Il étoit l’aîné de la maison de Rohan ; l’extrême bêtise n’empêche pas l’orgueil ; il s’imagina que son nom de Guéméné le faisoit ignorer, tandis que celui de Rohan procuroit au chevalier de Rohan et à son frère toutes les prévenances dont il n’avoit éprouvé aucune, dans le souvenir qu’il supposa que les Anglois avoient du célèbre duc de Rohan, et de la figure qu’il avoit faite dans les guerres de la religion, et Soubise, son frère, mort chez eux. Plein de ce dépit, il repassa la mer, et conçut le dessein de faire quitter le nom et les armes de Rohan aux enfants du duc de Rohan.

Il lui fallut du temps pour consulter ce projet et pour le mettre en exécution. Il n’y a si mauvaise affaire qui ne trouve des avocats avides de gagner, et qui se soucient peu des suites. Il ne manqua pas de ceux-là ; et, quand il crut pouvoir commencer ce procès, il éclata en mauvaise humeur sur son voyage, et envoya un exploit au duc de Rohan, sans aucune civilité préalable. Cet exploit concluoit à ce que ses enfants et leur postérité eussent à quitter le nom et les armes de Rohan, lui seul pouvant porter l’un et l’autre à cause de son titre de duc de Rohan, et après lui son fils aîné seulement, et ainsi successivement. M. de Rohan ne s’attendoit à rien moins, et avec la loi du contrat de mariage de son père, exécutée plus de soixante ans durant sans difficulté ni contradiction de personne, il avoit raison de se croire hors d’atteinte et de tout trouble à cet égard.

Un homme plus raisonnable que lui, et qui eût senti moins gauchement sa grandeur originelle, auroit eu beau jeu en cette occasion. Les Chabot sont connus dès avant 1050 avec des fiefs et dans les fonctions des grands seigneurs d’alors. Leurs grandes terres, leurs grandes alliances actives et passives, leurs grands emplois jusqu’aux officiers de la couronne inclusivement, se sont longuement soutenus dans les diverses branches de cette maison ; et quelque illustre que soit celle de Rohan, il n’y avoit que des biens immenses pour un cadet Chabot, qui n’en avoit point, qui pût le soumettre à quitter son nom pour aucun autre, car pour les armes, ils ont toujours conservé au moins leurs chabots[2] en écartelure. M. de Rohan avoit donc un bon personnage à faire, beau et honnête à tout événement : c’étoit d’aller avec sa plus proche famille, et quelques amis pour témoins dignes de foi, chez M. de Guéméné, lui témoigner sa reconnoissance du joug de son nom dont il vouloit bien le délivrer, lui porter le contrat de mariage de son père, et lui dire que ces contrats étant les lois fondamentales des familles, et celui-là le plus spécialement honoré de l’autorité du roi, ils n’étoient ni l’un ni l’autre parties capables d’y donner atteinte, mais qu’il étoit prêt de l’accompagner pour demander au roi conjointement qu’il lui plût ratifier leur commun désir par un acte de sa puissance, et prêt encore de présenter à même fin avec lui soit au roi, soit au parlement, toutes requêtes pour y parvenir ; le presser ensuite d’en venir à l’effet, se presser soi-même d’en obtenir le succès et de se montrer en effet ravi d’espérer de pouvoir reprendre son nom et ses armes, pousser même la chose jusqu’à faire biffer par autorité juridique le nom de Rohan de son contrat de mariage, et de celui de ses trois sœurs, et de tous les principaux actes de lui et d’elles.

Par cette conduite, point d’aigreur, point de procédés, une hauteur accablante par son seul poids, et de laquelle pourtant M. de Guéméné agresseur, ni les siens, ne se pouvoient plaindre. Si la chose réussissoit, joug ôté à M. de Rohan rendu à son nom et à ses armes assez anciennes et illustres pour en être jaloux, et assez connues pour telles, pour qu’au lieu de blâme, le monde lui en eût su gré, avec un rejaillissement désagréable pour le nom et les armes qu’il se prêtoit si volontiers à secouer. Si, au contraire, les liens de la loi du contrat de mariage étoient trouvés inextricables par le roi et par les tribunaux, la honte de l’entreprise seroit retombée, sur le seul M. de Guéméné doublement, et pour l’avoir hasardée contre toute raison et possibilité, et pour avoir donné lieu à M. de Rohan de témoigner sans injure le peu de compte qu’il faisoit du nom et des armes de Rohan, en comparaison d’être restitué au sien.

Mais une hauteur tranquille, simple, sortie de la nature des choses, sans mélange d’honneur et de vanité mal placée, n’étoit pas pour naître de M. de Rohan. Il aima mieux s’abaisser et s’avilir même en croyant faussement se relever, et s’exposer à un affront véritable pour la fantaisie de crier faussement à l’affront.

Une autre considération devoit encore venir à l’appui d’un parti si noble et si raisonnable. On a vu (t. II, p. 156) et en d’autres endroits de ces Mémoires quel étoit le crédit de Mme de Soubise. Elle et son frère se haïssaient parfaitement, et il ne pouvoit ignorer que le roi ne l’aimoit pas mieux. Outre le courant de la vie où il avoit toujours essuyé des dégoûts, il ne pouvoit pas oublier l’étrange déclaration du roi au chapitre de l’ordre de 1688, où les chevaliers de cette grande promotion furent nommés. Le roi, peiné de l’injustice qu’il faisoit aux ducs, en faveur de la maison de Lorraine, mais dont l’engagement étoit pris de longue main, et pour parvenir à ce qu’il souhaitoit le plus, comme on l’a vu (t. Ier, p. 9), voulut bien ne pas dédaigner de faire aux ducs une excuse publique des trois seuls d’entre eux ayant l’âge qu’il n’avoit pas compris dans la promotion, et d’en dire les raisons. C’étoit MM. de Ventadour, de Brissac, mon beau-frère et frère de la maréchale de Villeroy, et M. de Rohan. Du premier, le roi dit qu’il n’avoit pas voulu exposer son ordre dans les cabarets et les mauvais lieux de Paris ; du second, qu’il n’avoit pu se résoudre à le prostituer en des lieux encore plus infâmes, et cela en plein chapitre de l’ordre ; de M. de Rohan enfin, que pour celui-là il n’y avoit rien à dire, sinon qu’il ne l’avoit jamais aimé, et qu’il falloit au moins lui en passer un. Cela fut net. Outre que le duc de Rohan étoit un homme d’esprit et d’une humeur fort désagréable, le roi qui vouloit qu’on regardât les charges, surtout celles qui l’approchoient de plus près, comme le souverain bonheur, ne lui avoit jamais pardonné d’avoir rompu son mariage avec la fille unique du duc de Créqui pour faire celui de la fille unique de Vardes. Le roi aimoit fort le duc de Créqui, et lui avoit accordé la survivance de sa charge de premier gentilhomme de sa chambre, pour son gendre, et Vardes étoit exilé en Languedoc depuis longtemps, pour avoir manqué personnellement au roi en chose essentielle, qui ne le lui pardonna jamais. Mme de Soubise, de plus, n’avoit pas aidé à faire revenir le roi pour son frère. Elle étoit toute Rohan, et enivrée du rang qu’elle avoit procuré à son mari et à ses enfants. Par toutes ces raisons, il n’étoit pas douteux qu’elle ne fût en cette occasion pour M. de Guéméné contre son frère, et que ce crédit de plus sur le roi aussi mal disposé qu’il étoit, et sur les ministres, qui tous la craignoient et la ménageoient infiniment, ne devînt fort dangereux à la cause du duc de Rohan.

Mais le temps des chimères étoit arrivé ; il en étoit monté une dans la tête du duc de Rohan qui ne se découvrit que quelque temps après, comme il sera remarqué en son lieu, qui, toute folle qu’elle put être, l’entraîna dans le soutien du nom et des armes de Rohan, pour ses enfants et leur postérité. Piqué de n’avoir point été chevalier de l’ordre, il auroit voulu faire croire la fausseté de ce que Mme de Soubise avoit fait écrire sur les registres de l’ordre, au lieu de ce que le roi avoit commandé qui y fût mis, et que j’ai remarqué (t. II, p. 159), et persuader qu’il avoit suivi le sort des Rohan. De là avec les années, il se mit peu à peu dans la tête de prétendre le même rang, dont ils jouissent, parce que sa mère lui en avoit apporté tous les biens. Sa mère, étant fille, n’avoit jamais été assise ; sa mère n’étoit l’aînée de la maison de Rohan que par les biens ; avant la comédie de Georges Dandin, où M. et Mme de Sotenville prétendirent que le ventre anoblissoit, on n’en avoit jamais vu former de prétention. Mais comme l’expérience en plusieurs montre qu’en vieillissant les prétentions et les chimères avoient de nos jours fait fortune, M. de Rohan espéra le même succès de la sienne et ses enfants, comme nous le verrons après lui. Jusqu’à présent elle n’a pas encore réussi.

Quoi qu’il en soit de ce qui conduisit le duc de Rohan, il se mit aux hauts cris de l’injure qui lui étoit faite, et ne pensa qu’à la repousser, et à se maintenir dans le droit acquis par le contrat de mariage de son père. L’instance se lia avec le plus grand éclat et l’aigreur la moins ménagée. Au commencement de la rupture, Mme de Soubise conserva une sorte de pudeur. Le nom qu’elle avoit pris dans son contrat de mariage et dans tous les actes où elle avoit parlé depuis jusqu’alors la fit nager un temps entre deux eaux. Son frère ne se contentoit point de cette espèce de neutralité, qui, pour dire le vrai, n’en avoit que l’apparence. Il se fâcha, les étoupes entre eux n’étoient pas difficiles à rallumer. Mme de Soubise fit semblant d’être entraînée par l’autorité de son mari et par l’intérêt de ses enfants. Elle leva le masque, se mit à la tête du conseil de M. de Guéméné, et fit avec lui cause commune à découvert. Son crédit engagea le roi à évoquer l’affaire à sa propre personne, qui déclara en même temps qu’il joindroit le conseil des finances à celui des dépêches pour la juger en sa présence ; et commit le bureau du conseil des parties[3] de M. d’Aguesseau pour l’instruire, et être ensuite des juges dans son cabinet avec les deux conseils. Tout cela ne multiplioit guère les juges que de ce bureau ; encore d’Aguesseau étoit-il du conseil des finances. Par là Mme de Soubise n’avoit affaire qu’aux quatre secrétaires d’État pour le conseil des dépêches, au chancelier et au duc de Beauvilliers qui étoient de tous, à Pelletier de Sousy et à d’Aguesseau pour le conseil des finances dont ils étoient conseillers, à Desmarets et à Armenonville, qui y entroient comme directeurs des finances, aux trois conseillers d’État du bureau de M. d’Aguesseau, et au maître des requêtes rapporteur. Tout étoit donc la cour, son pays et son règne, hors les trois derniers, desquels encore elle espéroit bien qu’aucun ne voudroit déplaire au roi, dont l’inclination étoit assez publique, surtout le rapporteur, qui, comme tous les maîtres des requêtes, avoit une fortune à faire, à obtenir une intendance, et par ce chemin à parvenir à une place de conseiller d’État, qui est le bâton de maréchal de France du métier. Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne, qui entroit dans tous les conseils, devoient aussi être juges.

Les écrits volèrent donc de part et d’autre. Le public en fut avide, même les pays étrangers. La maison de Rohan y perdit. Sans oser attaquer la maison de Chabot, elle voulut s’élever au-dessus de toute noblesse, en princes qui étoient d’une classe hors du niveau. Cette hauteur, destituée de toutes preuves, irrita et les véritables princes et ceux qui ne l’étoient pas, et donna un grand cours et une grande faveur aux mémoires du duc de Rohan, qui, sans attaquer aussi la maison de Rohan, mit sa chimère en pièces, et sans aucune réponse qui eut la moindre apparence ni le plus léger soutien. Il fallut avoir recours à des mensonges, à des contradictions qui étoient incontinent et cruellement relevés, et qui augmentèrent la partialité et l’indignation publique. Beaucoup de gens, paresseux jusqu’alors d’approfondir, et faciles à croire sur parole, virent clair sur cette princerie. Le plus fâcheux fut que Mgr le duc de Bourgogne, qui lisoit tout de part et d’autre, avec l’application d’un homme qui veut s’instruire pour faire justice, fut mis au fait de ce qu’il importoit tant à l’état où les Rohan s’étoient élevés de laisser ignorer à un prince qui devoit régner, et qui aimoit l’ordre et la vérité, et que le roi même ne laissa pas, dans le cours de l’affaire, d’être détrompé de bien des choses essentielles que Mme de Soubise lui avoit de longue main peu à peu inculquées.

Cependant toute la faveur pendant l’instruction fut pour Mme de Soubise. Il ne s’y fit pas un seul pas sans prendre l’ordre du roi, qui pressa ou qui retarda l’affaire à son gré. Enfin, tout étant prêt, le roi donna une après-dînée entière au jugement de cette cause, où Monseigneur ne voulut pas se donner la peine de se trouver. Le coadjuteur de Strasbourg, depuis cardinal de Rohan, touché de la faiblesse de leurs écrits, en donna, sur la fin, un de sa façon dont il espéra des merveilles. Il ne s’y trouva que du fiel peu mesuré, peu séant et sans aucun nouvel appui, qui acheva de révolter le monde de tous états qui ne cachoit plus sa partialité pour le duc de Rohan.

La veille du jugement, la maréchale de La Mothe, grand’mère de la princesse de Rohan, à la tête de toute cette famille, se trouva à la porte du cabinet du roi, au retour de sa messe, pour lui présenter un nouveau mémoire. Le coadjuteur se promenoit, en attendant, par la galerie avec un grand air de confiance et de supériorité, en fils de la fortune et de l’amour, dans la maison maternelle. Il y débitoit entre autres choses qu’on ne devoit pas être surpris, si ceux de sa maison, si fort relevés par leur naissance au-dessus de la noblesse du royaume, étoient jaloux de leur nom, et le souffroient impatiemment à d’autres. La cour étoit fort grosse. Le marquis d’Ambres, qui l’écoutoit avec son silence ordinaire, n’y put enfin résister, et de son ton de fausset et son air audacieux : « Cela s’appelle, lui dit-il, soutenir une odieuse cause par des propos encore plus odieux ; » et lui tourna le dos. Cette sortie publique et si peu ménagée, que la contenance et l’air des nombreux assistants applaudirent, déconcerta tellement le jeune et beau prélat, qu’il ne répliqua pas une seule parole, et qu’il n’osa plus haranguer.

Le lendemain le même cortège se présenta à l’entrée des juges à la porte du cabinet du roi, et vis-à-vis le duc de Rohan, uniquement accompagné de la duchesse sa femme et de leur fils aîné. Le duc de Rohan avoit supplié le roi que l’affaire au moins fût jugée sans milieu et sans retour, et avoit eu pour réponse sèche qu’on lui feroit justice. À la connoissance qu’on avoit de tous les, personnages qui devoient être juges, leurs opinions étoient déjà conjecturées, on ne s’y trompa que de ce qu’il fallut précisément pour former l’arrêt. On voyoit encore que celles qui seroient pour le duc de Rohan ne seroient que faiblement énoncées par des gens conduits par leur conscience, mais accoutumés à se tenir dans le terme étroit du devoir, sans s’affectionner jamais, et moins encore vouloir prévaloir. Les juges entrés, le roi alla à Chamillart, avec qui il avoit le plus de familiarité, et lui demanda tout bas pour qui il seroit. Chamillart lui répondit à l’oreille pour Mme de Soubise ; car, depuis quelque temps M. de Guéméné étoit effacé, et cette affaire ne s’appeloit plus que celle du duc de Rohan et de Mme de Soubise.

Dès que tous furent en place, avant que le rapporteur eût ouvert la boucha : « Messieurs, dit le roi, je dois justice à tout le monde, je veux la rendre exactement dans l’affaire que je vais juger : je serois bien fâché d’y commettre aucune injustice ; mais pour de grâce, je n’en dois à personne, et je vous avertis que je n’en veux faire aucune au duc de Rohan. » Et tout de suite, passant les yeux sur toute la séance, il commanda au rapporteur de commencer. On peut juger de l’impression de ce préambule si peu usité, et quel aussi en put être le dessein. L’affaire dura six heures de suite. Le roi avoit dîné exprès de fort bonne heure, pour donner tout le temps, et n’avoir pas à y revenir. Le rapporteur parla deux heures avec une netteté et une précision dont ils furent tous charmés. Il n’omit rien de part et d’autre ; tout fut mis également dans le plus grand jour, et pesé de même. La conclusion surprit fort la compagnie, elle fut entièrement en faveur du duc de Rohan. Les quatre conseillers d’État du bureau parlèrent ensuite avec éloquence et véhémence. Il y en eut d’accusés de cacher avec art ce qu’il y avoit de foible dans leur raisonnement, qui ne laissa pas de balancer fort celui du rapporteur, et qui pensa entraîner tous les autres.

D’Aguesseau doux, foible, non de capacité ni d’expression, mais d’habitude, et naturellement fort timide et fort défiant de soi-même, avoit une conscience tendre, épineuse, qui émoussoit son savoir, et arrêtoit la force de son raisonnement. Son opinion étoit donc toujours comme mourante sur ses lèvres, et peu capable d’en entraîner d’autres, quoique toujours parfaitement approfondie et judicieuse. On ne doutoit donc pas qu’en cette occasion il ne se montrât plus timide encore qu’à l’ordinaire. La surprise fut grande de voir cet homme si modeste, souvent jusqu’à l’embarras, pressé sans doute par sa conscience et par la considération du danger du lieu pour ce qu’il croyoit juste, s’énoncer avec un poids nouveau, et saisir une autorité inconnue, avec laquelle il soutint, cinq quarts d’heure durant, le droit du duc de Rohan, même avec des raisons qui avoient échappé au rapporteur. Il conclut par une péroraison qu’il adressa au roi, sur ce que cette cause étoit la sienne, celle de la mémoire de la reine sa mère, celle de la religion ; sur la part que le roi et la reine mère avoient eue au choix de M. de Saint-Aulaye par bille de Rohan, et à leur contrat de mariage, auquel, par cette raison, leur signature ne pouvoit être considérée comme un simple honneur, ainsi qu’aux autres contrats de mariage, mais comme une autorisation formelle de toutes les clauses contenues en celui-ci, dont on ne pouvoit attaquer aucune sans contester la validité de l’autorité royale. Il fit souvenir le roi des raisons d’État et de religion qui lui avoient fait prendre tant de part en ce mariage, et il finit en interpellant le roi des vérités qu’il avançoit.

Le roi convint à l’heure même de tout ce qu’il venoit de dire sur ce mariage, et loua succinctement le beau discours de d’Aguesseau. Les autres juges opinèrent ensuite, entre autres Chamillart qui, à la grande surprise du roi, après ce qu’il lui avoit dit entrant au conseil, fut pour le duc de Rohan, entraîné comme il l’avoua au roi, au sortir de la séance, par la force et le torrent de d’Aguesseau. Le duc de Beauvilliers opina succinctement pour le duc de Rohan, mais très-fortement contre sa coutume. Jusque-là tout se trouva tellement balancé, que le duc de Rohan ne l’emportoit que de deux voix. Restoient à parler M. le chancelier et Mgr le duc de Bourgogne, et le roi après à prononcer.

La vérité me force à en dire une que je voudrois taire, dont le fond put n’être pas mauvais par l’intime persuasion, mais dont l’écorce au moins, et la façon de soutenir ce qu’on pense être juste, parut passer le but. Le chancelier étoit ami intime de Mme de Soubise. Il considéra qu’opinant pour M. de Guéméné, Mgr le duc de Bourgogne feroit l’arrêt ; il résolut de l’emporter de vive force ; au lieu d’opiner en peu de mots sur une affaire si longuement débattue, et si fort disputée et éclaircie, il fit un long discours avec tout l’esprit, la force, la subtilité possible, qui parut moins d’un chancelier que d’un avocat de réplique. Puis, se rabattant peu à peu sur son dessein, il s’adressa par diverses questions au jeune prince, lui répétant souvent avec art : que peut-on objecter à ceci ? que peut-on répondre à cela ? quelle sortie de cet autre ? pour étourdir sa conscience délicate, en essayant d’étouffer ses lumières, au cas qu’il ne fût pas de son avis, et peut-être encore en le provoquant ainsi, l’accabler de l’embarras de lui répondre, et le réduire par l’insuffisance d’entrer en lice contre lui : il s’y trompa.

Mgr le duc de Bourgogne avoit étudié à fond les mémoires de part et d’autre, écouté attentivement le rapporteur, d’Aguesseau, et toutes les opinions. Il s’étoit surtout appliqué à celle du chancelier, qui dura une grosse heure. Quand il eut fini, le prince prit la parole, d’abord avec sa retenue ordinaire, mais incontinent après avec une décision précise qui sentoit l’indignation, et qui sembloit avoir pénétré la poitrine du chancelier. Il suivit la route qu’il lui avoit tracée en s’adressant à lui. « Ce que je vous répondrai, monsieur, lui dit-il tout à coup, à ce que vous venez de dire, c’est que je ne trouve pas de question en ce procès, et que je suis surpris de la hardiesse de la maison de Rohan à l’entreprendre. » Passant ensuite un regard sur toute la compagnie, il reprit toute l’affaire avec exactitude, justesse et précision, et appuya sur les principaux points et les raisons principales de d’Aguesseau, du rapporteur et des autres en les citant, qui avoient opiné pour le duc de Rohan. Fixant ensuite un regard perçant sur le chancelier, il discuta les raisons fondamentales de son avis, dont il mit en évidence le captieux et les sophismes. Retombant après sur les nouvelles raisons que d’Aguesseau avoit apportées, et sur l’autorisation du contrat de mariage, par la signature du roi, il soutint les premières, mais il combattit cette dernière, et déclara qu’il ne croyoit point que l’autorité des rois pût s’étendre jusque sur les lois des familles, qu’il ne tenoit pour inviolables que lorsque d’un consentement mutuel elles avoient été faites par elles-mêmes, comme il étoit arrivé en celles dont il s’agissoit, et de plus confirmées par une exécution aussi paisible et aussi longue. Il parla une heure et demie, et se fit admirer par la force et la sagesse de son discours, et par la profonde instruction qu’il y montra. Il le termina par les mêmes paroles qui l’avoient commencé, par quelques-unes sur la naissance illustre et ancienne des Chabot, et par quelque chose de plus animé contre les Rohan, qu’il ne s’étoit permis dans toute son opinion. De cette manière il fit l’arrêt. Restoit le roi à prononcer, qui, depuis ce peu de mots à d’Aguesseau sur son opinion, avoit gardé un profond mais très-attentif silence ; personne n’avoit que voix consultative en sa présence. Il avoit donc le choix de deux partis : l’un de se rendre à la pluralité en deux mots, comme il avoit coutume de faire, laquelle n’étoit que de deux voix ; l’autre parti, qu’il n’a pris que trois ou quatre fois au plus en sa vie, étoit d’user de sa pleine puissance, et de prononcer en faveur du prince de Guéméné.

Il ne fit ni l’un ni l’autre, et en prit un troisième pour la première fois. Au lieu de se tourner vers le chancelier, pour lui déclarer sa volonté, il regarda un moment en silence toute la compagnie, et fit un discours d’un quart d’heure, plein de dignité et de justesse. Il honora de son souvenir et de ses louanges le précis de l’avis des deux différentes opinions de ceux qu’il trouvoit avoir le mieux parlé, surtout du rapporteur et de d’Aguesseau, et marqua de la complaisance pour le discours de son petit-fils. Opinant ensuite en juge ordinaire, il exposa sommairement les raisons qui l’avoient le plus touché, blâma, mais avec une modération qui se sentoit de son penchant, l’entreprise de MM. de Rohan, insista sur la justice de la cause du duc de Rohan, et fit sentir que, lorsqu’il étoit question de justice, il étoit bien aise de la rendre. Enfin, se tournant au chancelier, il lui commanda de dresser l’arrêt avec le duc de Rohan, de ne lui refuser rien de ce qui pouvoit le rendre plus net, plus décisif, le plus hors d’atteinte d’aucun retour, en quelque sorte que ce pût être, et qu’à l’avenir, il ne pût jamais se trouver ni lieu ni prétexte de ne plus ouïr parler de la question.

Cette action du roi surprit infiniment. On crut que, voyant en effet la justice et la cause y tourner, instruit qu’il se disoit tout haut que Mme de Soubise, l’ayant pour jugé, il n’étoit pas possible qu’elle perdît, et ayant promis implicitement le matin même au duc de Rohan que l’affaire seroit jugée sans milieu et sans retour, il avoit été bien aise de montrer qu’il ne faisoit acception de personne en justice, que lui-même la croyoit du côté du duc de Rohan, qu’il lui avoit voulu tenir une parole si fraîchement donnée, épargner au rapporteur, qui naturellement devoit dresser l’arrêt, tout ce qu’il auroit à y essuyer de points et de virgules, et de pis encore de la part des Rohan ; son parti pris, tenir le chancelier de court, après ce qu’il en avoit entendu en opinant, et se délivrer lui-même des demandes et de l’importunité de Mme de Soubise, sur un arrêt où il ne vouloit plus toucher.

Pendant ce long conseil, les Rohan séparément répandus faisoient des visites dans Versailles, tenoient les plaids chez la maréchale de La Mothe, et le jeune coadjuteur, pour marquer une pleine confiance, jouoit tranquillement à l’hombre chez la chancelière. Le duc de Rohan s’étoit retiré chez lui à la ville, sa femme dans un cabinet de Mme d’O au château ; leur fils aîné alloit et venoit. Il étoit près de huit heures du soir quand le conseil leva. Le duc de Rohan étoit revenu chez le roi, résolu d’essuyer l’événement ; aucun des Rohan n’y parut. Ils sentoient l’extrême révolte du public contre eux sur cette affaire, ils le craignirent. En effet tout l’appartement du roi n’étoit qu’une foule que la curiosité intéressée y avoit assemblée. Jusqu’à la cour de Marbre en étoit remplie pour savoir l’événement, par les fenêtres qui étoient ouvertes, de ceux qui étoient dans les appartements. Mgr le duc de Bourgogne sortit le premier. M. de Rohan qui étoit à la porte lui demanda son sort. Comme il ne répondit rien, le duc lui demanda au moins s’il étoit jugé. « Oh ! pour cela oui, répondit le prince, et jugé sans milieu ni retour. » Et tout aussitôt se tournant au chancelier qui le suivoit, lui demanda si on ne pouvoit pas dire le jugement. Le chancelier ayant répondu qu’il n’y avoit nulle difficulté à le dire, le prince se retourna au duc de Rohan : « Puisque cela est lui dit-il, monsieur, vous avez gagné entièrement, et je suis ravi de vous l’apprendre. » Le duc s’inclina fort, par respect, et en même temps Mgr le duc de Bourgogne l’embrassa, et ajouta qu’il en étoit aussi aise que lui-même, et qu’il n’avoit jamais vu un si méchant procès.

Au premier mot de jugement rendu, l’antichambre, et tout aussitôt le reste de l’appartement, retentit des cris de joie et de battements de mains, auxquels la cour de Marbre répondit jusqu’à l’indécence, vu le respect des lieux. On crioit tout haut : « Nous avons gagné, ils ont perdu ! » et cela se répéta sans nombre. Le roi devoit aller se promener à pied dans ses jardins, et descendre par son petit degré dans la cour de Marbre pour y aller. À grand’peine le duc de Rohan, quoique généralement peu aimé et considéré, put-il gagner ce petit degré à travers les embrassades, les félicitations et les redoublements des cris de joie, à mesure qu’il étoit aperçu.

Le roi reçut ses remerciements avec tout l’accueil et les grâces qu’il s’étoit bien proposés, en opinant contre sa coutume, comme il avoit fait. Le soir, M. de Rohan étant chez Mgr le duc de Bourgogne, où il y avoit grand monde, ce prince lui parla encore de son affaire. Il ne feignit point de lui dire qu’il avoit été pour lui de tout son cœur, et, baissant un peu la voix, que c’étoit une chose indigne et odieuse.

Le lendemain au soir, Mme de Soubise, supérieure aux événements et au cri public, vint attendre le roi peu accompagnée, comme il alloit passer chez Mme de Maintenon. Elle lui demanda que l’arrêt fût communiqué à M. de Guéméné avant d’être signé, et l’obtint sur-le-champ, nonobstant les ordres qu’on vient de voir que le roi, en décidant, avoit donnés au chancelier. Il en résulta des discussions, où à la fin le duc de Rohan ne perdit rien.

Rien n’égala l’amertume des Rohan. Ils ne la purent si bien contenir qu’il ne leur échappât des plaintes aigres contre le duc de Beauvilliers, qui s’étoit, disoient-ils, rendu maître des voix de tous ses amis au conseil, et qui avoit instruit Mgr le duc de Bourgogne à y faire un plaidoyer contre eux. La chose étoit bien éloignée de l’austérité des mœurs de M. de Beauvilliers, mais la vérité étoit que ses amis, excepté Desmarets, avoient, par un hasard qui n’avoit de source qu’en leurs seules lumières, tous été pour le duc de Rohan. Dette licence, qui fut relevée, mit M. et Mme de Soubise et leurs enfants dans une grande peine. Il fallut s’excuser, se dédire, en venir aux justifications, aux déguisements, aux pardons avec le prince et le gouverneur. Le soulèvement général les toucha profondément, surtout l’abandon des Bouillon leurs semblables, qui ne voulurent point participer avec eux au déchaînement public, et les propos des Lorrains, qui, parents des Chabot et toujours en dépit de similitude avec des seigneurs qui ne sont pas comme eux de maison souveraine, ne les épargnèrent pas en cette occasion.

Il s’en présenta bientôt une autre, qui les jeta dans un cruel embarras. Guéméné relevoit en juveigneur du duc de Rohan, qui, pour les biens, représentoit l’aîné de la maison. Le prince de Guéméné n’en avoit point rendu de foi et hommage, et jusqu’alors M. de Rohan l’avoit souffert. À cet éclat il saisit féodalement cette terre, qui est de quinze mille livres de rente. Nul moyen de s’y opposer ni d’en empêcher l’effet, qui est la perte entière des fruits, c’est-à-dire de la totalité du revenu, que par rendre la foi et hommage. Pour la rendre, il falloit que le prince de Guéméné allât en personne en Bretagne se mettre à genoux, sans épée ni chapeau, devant le duc de Rohan, lui prêter foi et hommage en cet état, et pour cette fois n’en pas avoir la main chez lui. C’est à quoi le duc de Rohan le voulut réduire, et y tint ferme, quoi qu’on pût employer auprès de lui.

Dans cette presse, le roi fut longtemps sollicité de les tirer de ce mauvais pas, et le roi longtemps à s’en défendre, sur ce qu’il ne se mêloit point d’affaires particulières. Mme de Soubise obtint pourtant que le roi demandât quelques délais. Mais c’étoit toujours à recommencer, c’étoit traîner le lien, il falloit une délivrance. À la fin, Mme de Soubise fit tant d’efforts, que le roi fit pour elle ce qu’il n’avoit jamais fait : il s’abaissa à demander grâce au duc de Rohan pour le prince de Guéméné, lui expliquant qu’il ne lui commandoit rien, qu’il n’exigeoit même rien, mais qu’il la lui demandoit comme feroit un particulier, et avec toutes sortes d’honnêtetés, comme un plaisir qui lui seroit sensible. Le duc de Rohan, après avoir bien expliqué au roi ce dont il s’agissoit, et voyant qu’il insistoit toujours, accorda enfin que l’hommage se rendroit pour cette fois par procureur au sien, et répéta bien au roi, et après tout le monde, que c’étoit au roi, non au prince de Guéméné, qu’il l’accordoit.

Mme de Soubise, si heureuse et si accréditée en tout, ne l’étoit pas sur le nom de Rohan. Elle auroit pu se souvenir de la leçon qu’elle avoit reçue là-dessus en Bretagne pour s’épargner celle qui lui fut donnée à Versailles. Il y avoit en Bretagne une branche de la maison de Rohan sortie d’Éon, cinquième fils d’Alain VI, vicomte de Rohan et de Thomasse de La Roche-Bernard sa femme, connue sous le nom de Gué de L’Isle, dont Éon de Rohan avoit épousé l’héritière, puis du Poulduc, depuis que Jean de Rohan, cinquième génération d’Éon, eut dissipé tous ses biens, dont les générations qui suivirent ne purent se relever. Mme de Soubise, mariée en 1663, ne tarda pas à plaire, et, comme on l’a vu (t. II, p. 155 et suiv.), à faire par sa beauté son mari prince, dont la première femme n’avoit jamais été assise ni prétendu l’être. En faveur et en puissance de plus en plus, cette branche de Poulduc lui déplut fort. Sa chute de biens et le médiocre état où elle se trouvoit réduite en Bretagne par des alliances proportionnées à sa décadence, ne permettoient pas à la nouvelle princesse de songer à la poulier[4], au rang que ses beaux yeux avoient conquis. D’un autre côté, il étoit bien fâcheux pour des princes de si nouvelle impression de voir traîner en Bretagne leur nom et leurs armes à des gens qui n’avoient aucune distinction, et qui demeuroient un monument vivant de leur commune origine rien moins que souveraine, ni que supérieure aux premières maisons de leur pays, quelque ancienne et illustre qu’elle fût.

Isaac de Rohan, seigneur du Poulduc, dans la paroisse de Saint-Jean de Beverlay, diocèse de Vannes, quatrième descendant de celui qui s’étoit ruiné, et neuvième descendant d’Éon, puîné d’Alain VI, vicomte de Rohan, étoit, depuis ce père commun de toute la maison de Rohan, c’est-à-dire depuis plus de trois cent cinquante ans, en possession paisible du nom et des armes de Rohan, reconnu jusqu’alors par tous ceux de cette maison pour en être, ainsi qu’eux-mêmes, sans nulle difficulté en aucun temps, avec toute la Bretagne pour témoin de leur naissance. Cela étoit extrêmement incommode.

Isaac de Rohan, seigneur du Poulduc, fils d’une Kerbalot, mari d’une Kerpoësson, se trouvoit sans appui comme sans biens et sans alliances. On crut, avec de l’argent et du crédit, pouvoir lui enlever son état et le faire passer pour un bâtard ou pour un usurpateur. Dans cette confiance, il fut attaqué sur son nom et ses armes. On espéra qu’il n’oseroit se défendre, ou qu’avec des moyens on l’introduiroit à céder. On se trompa sur ces deux points, et on ne s’abusa pas moins sur un troisième, qui fut de s’être flatté de n’avoir affaire qu’à un homme sans secours. Le nom et le crédit de M. et de Mme de Soubise eurent beau paroître à découvert, ce fut un soulèvement général dans toute la Bretagne. La vérité y excita tout le monde, l’oppression attira l’indignation, tous les alliés de cette branche se démenèrent et attirèrent à eux tout le reste de la noblesse. Du Poulduc produisit ses titres devant le parlement de Bretagne, et y obtint, le 21 janvier 1669, un arrêt contradictoire qui le maintint dans la possession de son état du nom, maison et armes de Rohan, depuis lequel cette branche n’y a plus été troublée, et y subsiste encore jouissant et usant de cette possession.

Ces aventures ne découragèrent point des gens qui, non contents du rang qu’ils avoient obtenu, vouloient absolument être princes. Ils avoient tenté une descendance chimérique d’un Conan Mériadec qui n’exista jamais, prétendu roi de Bretagne dans les temps fabuleux. Le nom et les macles[5] de Rohan ne ressembloient en rien au nom ni aux armes de Bretagne ; aucun titre qui les en pût approcher ; nul moyen de sortir de la dernière race des ducs, issus par mâles de la branche de Dreux de la maison de France. Celle de Rohan, si connue, si ancienne, si illustre en Bretagne, n’en étoit jamais sortie avant Louis XI, et on a vu dans ce que j’en ai rapporté qu’elle n’y a jamais eu de distinction ni d’avantages sur les autres grandes maisons du pays, ni par leurs aînés, ni par leurs cadets, que ceux du rang de la vicomté de Rohan aux états, plus que balancé par celui de Laval, ou plutôt de Vitré, c’est-à-dire rang de terre, non de naissance, quoique gendres et beaux-frères des ducs de Bretagne, et grandement établis en grands biens, en premiers emplois et en hautes alliances.

Un bénédictin, nommé Lobineau, fit en ces temps-ci une Histoire de Bretagne. M. de Strasbourg y voulut faire insérer ce qui lui convenoit. Le moine résista et souffrit une persécution violente et même publique, sans qu’il fût possible de le vaincre ; mais enfin, las de tourments et menacé de pis encore, il vint à capitulation. Ce fut de retrancher tout ce qui pouvoit déplaire et nuire aux prétentions. Ces retranchements furent infinis ; il les disputa pourtant pied à pied avec courage ; mais à la fin, il fallut céder et insérer faussement du Mériadec, malgré tout ce qu’il put dire et faire pour s’en défendre. Il s’en plaignit à qui le voulut entendre ; il fut bien aise, pour sa réputation, que la violence ouverte de ces mutilations et de ces faussetés ajustées par force ne fût pas ignorée. Il en encourut pour toujours la disgrâce des Rohan, qui surent lui en faire sentir la pesanteur jusque dans le fond de son cloître, et qui ne s’en sont jamais lassés.

L’abbé de Caumartin, mort évêque de Blois, à qui le moine disoit tout, me l’a conté dans le temps, outre que la chose devint publique. Avec ces mutilations, l’ouvrage parut fort défiguré, sans quoi il n’eût jamais vu le jour. Ceux qui s’y connoissent trouvèrent que c’étoit un grand dommage, parce qu’ils l’estimèrent excellent et fort exact d’ailleurs. Venons maintenant à l’autre oubli qui regarde MM. de Bouillon.




  1. Le procès de Tancrède contre Mlle de Rohan avoit été jugé par le parlement le 26 février 1646. L’arrêt lui défendit de prendre le nom de fils du feu duc de Rohan.
  2. Les chabots sont de petits poissons qui ont la tête grande, large et plate, et dont le corps va toujours se rétrécissant de la tête à la queue. La maison de Rohan-Chabot les plaça dans un quartier de ses armes, ou, comme on dit en style de blason, en écartela ses armes.
  3. Voy., sur le conseil des parties, t. Ier, notes, p. 445. Le bureau de ce conseil désigne ici les membres chargés d’instruire le procès et d’en faire le rapport.
  4. Vieux mot qu’emploie plusieurs fois Saint-Simon dans le sens de hisser avec une poulie. Les précédents éditeurs ont cru devoir le remplacer par le verbe pousser.
  5. Les macles sont, en style de blason, des espèces de losanges percées à jour. La maison de Rohan porte neuf macles d’or sur champ de gueules (rouge), avec la devise : sine macula (sans tache).