Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/13


CHAPITRE XIII.


Marsin, au refus de Villars, va commander l’armée d’Italie sous M. le duc d’Orléans, qui part pour l’Italie. — Mmes de Savoie, et incontinent après M. de Savoie, sortis de Turin défendu par le comte de Thun. — Folles courses de La Feuillade après le duc de Savoie. — Duc d’Orléans passe au siège dont il est peu content. — Mauvaise conduite de La Feuillade, fort haï. — Duc d’Orléans joint Vendôme et n’en peut rien tirer. — Vendôme à Versailles. — Vendôme part pour Flandre, avec une lettre du roi, pour donner l’ordre et commander à tous les maréchaux de France. — Villeroy à Versailles sans avoir vu Vendôme, et ne voit point Chamillart, avec qui il se brouille, et tombe en disgrâce. — Guiscard, sans lettre de service, retiré chez lui ; seul sans nouvelles lettres de service. — Puységur à Versailles et en Flandre. — Traitement des ducs en pays étrangers. — Usurpation de rang de l’électeur de Bavière. — Traitements entre lui et M. de Vendôme. — Villars, quoique affaibli, prend l’île du Marquisat, où Streff est tué. — Caraman assiégé dans Ménin et le rend. — Jolie action du chevalier du Rosel. — Ath pris par les ennemis. — Séparation des armées en Flandre. — Le roi, amusé sur le voyage de Fontainebleau, ne le fait point cette année. — Kercado, maréchal de camp, tué. — Talon, Polastron, Rose, colonels, morts en Italie, et le prince de Maubec, colonel de cavalerie.


On sut bientôt le changement qui regardoit le commandement de l’armée d’Italie sous M. le duc d’Orléans. Villars n’en voulut point tâter : il ne s’accommoda point de prendre l’ordre de M. de Vendôme, et aussi peu d’être sous un jeune prince. Il étoit parvenu aux richesses et aux plus grands honneurs. Sans balancer, il leur remit le marché à la main, et répondit tout net que le roi étoit le maître de lui ôter le commandement de l’armée du Rhin, le maître de l’employer et de ne l’employer pas, mais que d’aller en Italie il ne pouvoit s’y résoudre, et qu’il supplioit le roi de l’en dispenser. Un autre que l’heureux Villars eût été perdu. De lui ou des conjonctures, tout fut trouvé bon. Le même courrier lui fut renvoyé avec ordre de demeurer à la tête de son armée, et un autre à Marsin portant, dès qu’il y seroit arrivé (et qu’on ne savoit où prendre par les chemins), de s’en aller en Italie par la Suisse, au lieu de Villars. Le roi exigea de M. le duc d’Orléans la même parole à l’égard de celui-ci qu’il lui avoit fait donner pour l’autre. Il l’entretint longtemps à Marly, le mercredi matin, 30 juin. M. le duc d’Orléans prit congé et s’en alla à Paris, d’où il partit le lendemain avec vingt-huit chevaux et cinq chaises pour arriver en trois jours à Lyon, et pousser de là, sans s’arrêter, en Italie.

Mmes de Savoie sortirent de bonne heure de Turin et se retirèrent à Coni. M. de Savoie reçut assez mal les offres de sûreté pour tous les lieux où elles voudroient aller, que La Feuillade lui envoya faire de la part du roi. Il répondit sèchement qu’elles étoient bien où elles étoient. Lui-même quitta Turin à la fin de juin. Il en laissa le commandement au comte de Thun, qui ne s’en acquitta que trop bien, et qui longtemps depuis a été gouverneur du Milanois. M. de Savoie emmena toute sa cour, ses équipages et ses trois mille chevaux, et n’y en laissa que cinq cents et vingt hussards. Il se mit à courir le pays dans l’opinion que La Feuillade le suivroit et se distrairoit du siège pour tâcher de le prendre. C’est en effet ce qui arriva. Il laissa le commandement du siège à son ami Chamarande, qui fut sa dupe toute sa vie, et se mit aux champs. Il alla s’amuser devant Quérasque, et envoya d’Estaing prendre Asti qui, depuis la méprise de son secrétaire, étoit demeuré aux ennemis, et oh lui-même avoit échoué, comme on l’a vu ci-devant.

Avec ces détachements, il ne restoit que quarante bataillons devant Turin, qui y fatiguoient fort et y avançoient fort peu. On prit prisonniers dans Mondovi le prince de Carignan, ce fameux muet, et toute sa famille ; et sur sa parole, on les conduisit à Raconis, sa maison de plaisance, où il demanda une garde à La Feuillade. En même temps Mmes de Savoie, qui de Coni étoient allées à Oneille, se retirèrent à Savane. La Feuillade, lassé de perdre son temps à courre après du vent, revint au siège et lâcha Aubeterre aux trousses de M. de Savoie, qui, pour ralentir le siège, se montroit de loin, puis se cachoit et changeoit continuellement de retraite et de route. Il pensa pourtant plus d’une fois y être attrapé, et cependant menoit une vie errante, misérable et périlleuse. Aubeterre battit son arrière-garde et prit un fils du comte de Soissons, un capitaine des gardes de M. de Savoie et une vingtaine d’officiers. Là-dessus La Feuillade, follement buté à la capture de M. de Savoie, et qui n’en vouloit pas laisser l’honneur à un autre, quitta encore le siège et se remit après ; mais M. de Savoie se moquoit de lui. Ce prince ne laissa pas de se trouver longtemps dans les plus fâcheuses extrémités qu’il soutint avec un grand art et un grand courage. Cette conduite de La Feuillade harassa toute sa cavalerie, et mit à bout son infanterie, par tous les divers détachements qu’il en fit à droite et à gauche, et par la fatigue trop redoublée de celle qui restoit au siège. C’étoit une étrange folie que voler le papillon aux dépens de l’objet si principal de prendre Turin, et si pressé qu’une heure étoit précieuse dans la crainte de l’arrivée du prince Eugène, à qui ces lenteurs donnèrent tout le temps qui lui fut nécessaire ; et la négligence, la paresse, l’opiniâtreté, l’incurie de M. de Vendôme pour un pays qu’il alloit quitter, toutes les facilités dont il sut bien profiter pour passer le Pô malgré lui, et lui donner le second tome de M. de Staremberg, et par le même chemin qu’il vint au secours de M. de Savoie, quoique fort arriéré, et toutes les rivières gardées, les passa et devança M. de Vendôme qui revenoit de cette belle course de Trente, et arriva à temps de sauver M. de Savoie, comme je l’ai marqué en son temps.

On avoit beau presser le siège par des courriers redoublés, le temps perdu ne se pouvoit regagner ; et Chamillart fut obligé de mander à son gendre le mauvais effet de ses courses par monts et par vaux après un fantôme qui ne se montroit que pour le séduire et qui lui échappoit toujours. Personne n’osoit dire un mot de ce qu’il pensoit à La Feuillade. Dreux, son beau-frère, y fut si mal reçu qu’il ne s’y commit plus, et il s’en brouilla avec Chamarande qui, comptant sur l’âge, l’expérience et l’ancienne amitié, s’étoit hasardé de lui dire tête à tête sa pensée avec grande mesure ; sa sagesse et sa douceur évita l’éclat et le dehors, mais on s’aperçut bientôt du refroidissement qui ne se raccommoda plus. Le pauvre Chamarande y perdit son fils à la tête du régiment de la reine que lui-même avoit eu avant lui.

M. le duc d’Orléans passa au siège. La Feuillade le reçut magnifiquement et lui montra tous les travaux. Il le mena aux attaques et lui fit tout voir. Le prince ne fut content de rien. Il trouva qu’on n’attaquoit point par où il auroit voulu, et fut en cela de même avis que Catinat qui connoissoit si bien Turin, que Vauban qui l’avoit fortifié, que Phélypeaux qui y avoit demeuré des années, et tous trois sans s’être concertés. Il ne le fut pas davantage des travaux, et il trouva le siège fort peu avancé. Il ménagea pourtant fort La Feuillade, mais il ne crut pas lui devoir sacrifier le succès. Il fit donc changer et ordonna le changement de beaucoup de choses ; mais, dès qu’il fut parti, La Feuillade remit tout, de son autorité, en son premier état, continua de pousser sa pointe, et toujours sans consulter qui que ce fût, depuis le commencement jusqu’à la fin. Sa conduite impérieuse, le peu d’accès qu’il donnoit auprès de lui, sa hauteur avec les officiers, même généraux, et ses propos durs avec l’audace d’un étourdi qui compte éblouir par sa valeur et tout permis au gendre du tout-puissant ministre, le firent détester de toute son armée, et mirent les officiers généraux et particuliers en humeur et en usage de s’en tenir exactement et avec précision à leur fait et à leur devoir, sans se soucier de la besogne ni daigner remédier, ni rien faire, sur quoi que ce fût, à rien, quelque nécessité qu’ils y vissent, par pique, par dégoût, et par la crainte aussi qu’on leur demandât de quoi ils se mêloient. Avec un tel général, qui avoit mal enfourné, qui manquoit par l’impossibilité de ce que Vauban avoit cru nécessaire, et secouru de la sorte, ce n’étoit pas de quoi prendre Turin. On prit de temps en temps quelques ouvrages extérieurs, dont les nouvelles venues par des courriers étoient bien vantées à la cour et faisoient sans cesse tout espérer. Mais nos mines alloient si mal, que La Feuillade s’en plaignoit lui-même par ses lettres, et l’artillerie y étoit servie avec les mêmes défauts et par les mêmes raisons qu’elle l’avoit été à Barcelone, et que j’ai expliquées sur ce siège-là.

M. le duc d’Orléans joignit M. de Vendôme sur le Mincio, le 17 juillet, avec lequel il conféra tant qu’il put, non pas à beaucoup près tant qu’il voulut, moins encore autant qu’il étoit nécessaire. Le prétendu héros venoit de faire des fautes irréparables. Le prince Eugène venoit de passer le Pô presque devant lui ; on ignoroit ce que seroient devenus douze de nos bataillons postés au delà du Pô, près de l’endroit où il avoit passé ; il avoit pris tous les bateaux que nous avions sur ce fleuve, et il falloit pourtant en faire un pont pour passer l’armée et suivre les ennemis. Vendôme craignit donc que ses fautes ne fussent aperçues. Il vouloit que son successeur en demeurât chargé. D’autre part il attendoit Marsin. Son orgueil le retenoit pour le plaisir de donner l’ordre à un maréchal de France, et jouir du billet du roi qu’il avoit obtenu. En cette situation, impatient, fuyant les conférences, les abrégeant quand il ne pouvoit les éviter, il ne put éviter le perçant des yeux du prince qui s’appliquoit à pénétrer l’état d’une besogne qui devenoit sienne et qui désormais intéressoit son honneur. Il acheva sur les lieux de découvrir à revers tout ce qu’il avoit déjà aperçu en éloignement, et y ajouta beaucoup d’autres connoissances qu’il ne dissimula point, quoique avec modestie, et sur lesquelles Vendôme ne put rien alléguer de bon ni même d’apparent. Enfin Marsan arriva, et, sa dignité flétrie, Vendôme partit sans délai.

Aussitôt après, M. d’Orléans tenta un petit combat avec Médavy par un autre côté, qui auroit déconcerté la marche des ennemis, et qui eût infailliblement réussi, si Goïto ne se fût pas misérablement rendu au moment que Marsin y alloit lui-même pour le dégager. L’affaire manquée, M. d’Orléans alla en poste rejoindre M. de Vendôme, arrêté, de concert avec lui, à Mantoue, pour y donner des ordres dont ils étoient convenus. Cette course fut pour lui proposer de faire descendre un pont à Crémone, qu’à son insu il avoit commandé et fait rassembler. Il n’y avoit que peu de troupes ennemies qui eussent encore passé le Pô. Malgré les plus opiniâtres assurances de Vendôme, leur armée avoit rendu inutiles les obstacles qu’il avoit cru mettre à toutes les rivières. Elles les avoient passées, et même le canal Blanc pour gagner le Piémont. En vain M. d’Orléans voulut-il persuader cette vérité à M. de Vendôme, et qu’ils passeroient le Pô avec la même facilité ; Vendôme, plus ferme que jamais, n’y voulut jamais entendre. Il savoit bien que tant qu’il étoit en Italie, il y étoit le maître, et qu’à l’ordre près qu’il recevoit du prince, celui-ci étoit engagé au roi de ne décider de rien.

Comme ils en étoient sur cette dispute, il leur arriva des nouvelles d’un parti qu’ils avoient sur les ennemis. Elles portoient qu’un petit parti ennemi avoit passé le Pô. Là-dessus Vendôme s’écrie que pour cinq ou six coquins ce n’étoit pas merveilles. Comme il triomphoit ainsi, autres nouvelles, coup sur coup, du même partisan, qui mandoit que toute l’armée avoit passé. Vendôme, qui venoit d’assurer qu’elle ne s’y hasarderoit pas, paya de son effronterie ordinaire, et avec un air également gai et libre, et ce front qui ne rougissoit de rien : « Eh bien ! dit-il, ils sont passés, je n’y puis que faire ; ils ont bien d’autres obstacles à surmonter avant de se rendre en Piémont. » Et tout de suite se tournant à M. le duc d’Orléans : « Vos ordres, lui dit-il, monsieur, car je n’ai plus que faire ici, et je pars demain matin. » Il tint parole. M. d’Orléans, confus pour Vendôme, ne voulut pas ajouter les reproches à ceux de la chose même. Il se contenta de lui dire que, puisqu’il l’avoit si opiniâtrement jeté dans cet extrême inconvénient, en soutenant toujours ce passage impossible et le laissant ouvert, il devoit bien au moins l’aider à s’en tirer avant que s’en aller. À force de persécution il accorda vingt-quatre heures, qui furent employées à visiter des postes et à donner divers ordres. Les vingt-quatre heures expirées, rien ne put retenir Vendôme. Il s’en fut au plus vite, laissant au duc d’Orléans à soutenir tout le poids de ses lourdes fautes. Toute l’armée en étoit témoin, et plusieurs officiers généraux de ce qui se venoit de passer en dernier lieu. M. d’Orléans, qui connoissoit le terrain, se garda bien de tomber sur Vendôme dans ses dépêches, mais il ne pallia point aussi la situation critique dans laquelle il le laissoit. Il attendit à Mantoue La Feuillade pour s’aboucher avec lui sur les partis et les mesures à prendre, et les troupes qu’il pourroit lui envoyer de son siège.

Vendôme arriva le samedi dernier juillet à Versailles. Il salua le roi à la descente de son carrosse. Il fut reçu en héros réparateur ; il suivit le roi chez Mme de Maintenon, où il demeura longtemps avec lui et Chamillart. Il y vanta le bon état où il avoit laissé toutes choses en Italie avec une audace sans pareille, et assura que le prince Eugène ne pourroit jamais secourir Turin. Le dimanche il fut voir Monseigneur à Meudon, et travailla après longtemps chez Chamillart. Le lundi 2 août, M. de Vendôme fut longtemps seul avec le roi dans son cabinet. Il en reçut une lettre de sa main, portant ordre à tous les maréchaux de France de prendre l’ordre de lui, et de lui obéir partout. C’est où M. du Maine et lui en vouloient venir sans patente, et où ils arrivèrent enfin par degrés, contre le goût et la volonté du roi ; et de cette sorte sans patente, M. de Vendôme, quoique sans mention de sa naissance, fut mis en parfoit niveau avec les princes du sang. Il prit congé transporté d’aise, s’en alla coucher à Clichy, d’où il partit le lendemain pour Valenciennes. Le maréchal de Villeroy, qui s’étoit tenu fort obscurément à Saint-Amand, reçut en même temps son congé, et partit aussitôt pour revenir. Il ne vit ni ne rencontra M. de Vendôme.

Ce retour fut bien différent de ceux de toutes les précédentes années. Il arriva à Versailles le vendredi 6 août, et vit le roi chez Mme de Maintenon ; cela fut court et sec. Il obtint sans peine de différer quelques jours à prendre le bâton, sur ce que son équipage n’étoit pas arrivé, et qu’il avoit beaucoup d’affaires. Il étoit dans son quartier de capitaine des gardes. Il s’en retourna promptement à Paris, ne vit point Chamillart, et acheva de gâter ses affaires par se plaindre hautement de lui. Ce n’étoit plus le temps où le langage, les grands airs et les secouements de perruque passoient pour des raisons, la faveur qui soutenoit ce vide étoit passée. Chamillart n’étoit pas cause qu’il eût formellement désobéi aux ordres réitérés de ne se commettre à rien avant la jonction de Marsin ; ce n’étoit pas lui qui lui avoit fait choisir un si étrange terrain pour combattre et si connu pour tel ; qui lui avoit fait faire une disposition si étrange ; qui lui avoit tourné la tête ensuite, et qui lui avoit fait abandonner toute la Flandre par une terreur panique, que rien ne put rassurer, pour quatre mille hommes perdus en tout et pour tout à Ramillies. Ses clameurs ne furent écoutées que de quelques amis particuliers par compassion plus que par persuasion. Personne ne se voulut brouiller avec Chamillart pour un général en disgrâce en si lourde faute.

Villeroy, déchu de sa faveur et du commandement des armées, perdit toute l’écorce qui l’avoit fait briller, et ne montra plus que le tuf. L’abattement, l’embarras succéda aux grands airs et aux sons des grands mots. Son quartier lui fut pesant à achever. Le roi ne lui parloit que pour donner l’ordre et pour des choses de sa charge. Il pesoit au roi, il le sentoit, et plus encore que chacun s’en apercevoit. Il n’osoit ouvrir la bouche, il ne fournissoit plus à la conversation, il ne tenoit plus le dé. Son humiliation étoit marquée dans toute sa contenance ; ce n’étoit plus qu’un vieux ballon vidé, dont tout l’air qui l’enfloit étoit sorti. Dès que son quartier fut fini, il s’en alla à Paris et à Villeroy, et jusqu’à ce qu’il recommençât l’année suivante, on le vit très rarement et très courtement à la cour, où le roi ne lui disoit pas un mot. Mme de Maintenon en eut pitié, mais ce fut tout jusqu’au temps où elle crut en avoir affaire. Il la voyoit pourtant chez elle quand il venoit à Versailles ; cette petite distinction le soutenoit à ras de terre.

Il n’est pas temps de s’étendre davantage sur ce roi de théâtre. Il eut un autre dégoût. Guiscard étoit son protégé ; il étoit beau-frère de Langlée, qui ne bougeoit à la cour de chez M. le Grand, et chez qui le maréchal de Villeroy et la meilleure compagnie étoit tous les jours à Paris en fêtes et au plus gros jeu du monde. Par le changement de général, il fallut à tous les officiers généraux de nouvelles lettres de service ; Guiscard, premier lieutenant général de l’armée de Flandre, fut le seul qui n’en eut point. On prétendoit que la tête lui avoit tourné à Ramillies et depuis, comme au maréchal. Cette disgrâce porta à plomb sur ce dernier, qui, ne pouvant se justifier ni se soutenir lui-même, ne put être d’aucun secours à son ami. Guiscard, se voyant sans emploi à l’armée, prit le parti de s’en venir chez lui à Magny, terre qu’il avoit achetée en Picardie de la succession du duc de Chaumes, qu’il avoit fort ajustée, et à qui il avoit fait donner le nom de Guiscard. Il y fut plusieurs mois solitaire, et obtint enfin une audience du roi, pour laquelle il arriva de chez lui. Elle fut courte et sèche, et tout aussitôt il retourna d’où il étoit venu, où il demeura encore fort longtemps.

Le roi avoit fait revenir Puységur d’Espagne, où il s’accommodoit médiocrement du droit et du sec d’un général qu’il avoit vu longtemps lui faire presque sa cour en Flandre, tandis qu’il faisoit tout dans l’armée sous M. de Luxembourg. Le roi l’entretint longtemps et le renvoya en Flandre.

M. de Vendôme, en partant de Paris pour Valenciennes, avoit écrit à l’électeur de Bavière qu’il attendroit là ses ordres pour l’aller trouver où il lui manderoit. Le roi étoit convenu avec lui de la manière dont il vivroit avec M. de Vendôme, duquel la naissance lui étoit plus chère que les rangs de son royaume.

Les généraux en chef des armées du roi, lorsqu’ils étoient maréchaux de France et qu’ils avoient vu des électeurs ou leur avoient écrit, ne leur avoient jamais dit ni écrit que monsieur. Ils avoient eu la main chez eux et un siège égal, leur avoient donné l’altesse électorale et reçu l’excellence. Villars n’en sut pas tant et vécut avec l’électeur de Bavière comme s’il n’eût pas été maréchal de France : de la cour on ne songea pas à l’en avertir. Marsin, après lui, en usa de même ; Tallard aussi, pour le peu de temps qu’il y fut. Le mal venoit de plus loin. Boufflers en Flandre avoit tout gâté le premier : non seulement il étoit maréchal de France et général d’armée, mais il étoit duc. Jamais avant lui aucun duc n’avoit vécu avec les électeurs qu’en égalité entière. La main, sièges égaux, service égal à table, la main chez eux et partout les mêmes honneurs. Le monseigneur à dire et à écrire jamais imaginé, altesse électorale rarement, excellence de même.

Ces faits ne sont pas douteux ; on en voit des restes dans les Voyages de Montconis, qui conduisit le duc de Chevreuse, fils du duc de Luynes en quelques-uns. Il remarque cette égalité parfaite à Heidelberg ; qu’à la vérité l’électeur palatin se tint au lit se prétextant malade, apparemment pour éviter la main ; mais il donna à dîner dans son lit au duc de Chevreuse, traité et servi comme l’électeur, les mêmes honneurs militaires et civils qu’à l’électeur à son arrivée et dans tout le traitement de son séjour, et le prince électoral lui faisant les honneurs partout à la place de son père. Ces Voyages où cela est bien exprimé sont entre les mains de tout le monde. Il remarque aussi que le peu des autres électeurs dans les États desquels ils passèrent y firent rendre au duc de Chevreuse toutes sortes d’honneurs, mais s’absentèrent, en sorte qu’avec des prétextes et des excuses, ils évitèrent de le voir. Il n’y avoit que la main qui les tînt, et ne faisoient point de difficulté sur le reste.

Celle de la main étoit nouvelle, j’en expliquerai la raison dans un moment. Le duc de Rohan-Chabot, qui fut depuis gendre de M. de Vardes, alla voyager fort jeune. Sur le point de partir, M. de Lyonne, ministre et secrétaire d’État des affaires étrangères, lui envoya un compliment d’excuse, et le prier de passer chez lui. M. de Rohan y fut. M. de Lyonne lui dit que le roi ne le vouloit pas laisser partir sans une instruction sur sa conduite à l’égard des princes chez lesquels il passeroit, et qu’il s’étonnoit que lui, ou les personnes qui le conduisoient, n’y eussent pas songé eux-mêmes. Il l’avoit faite, et la lui remit signée de lui. Elle portoit ordre du roi de ne voir aucun électeur qu’avec la main, et l’égalité entière pour toutes sortes d’honneurs chez eux, à plus forte raison tous les autres princes, excepté le seul duc de Savoie, duquel il prétendroit toutes les mêmes choses que des électeurs, excepté la main. C’étoit une déférence nouvelle, que le roi voulut bien accorder aux alliances si proches, et à la réputation de tête couronnée, dont ses ambassadeurs obtinrent une grande partie du rang, et l’eurent enfin entier partout bien des années avant la personne de leur maître. En effet, le duc de Rohan eut tout à Turin sans ménagement et sans la moindre difficulté, excepté la main ; en tout le reste, égalité entière de siège, du traitement et du service à table, et de tous les autres honneurs. Il commença par l’Italie. La vérité est que les électeurs évitèrent de le voir comme ils firent pour M. de Chevreuse. Ils étoient en prétention et en usage de précéder les ducs de Savoie ; ils ne voulurent pas être moins distingués que lui, et c’est ce qui forma leur difficulté de continuer à donner la main aux ducs. M. de Savoie, plusieurs années avant qu’être roi de Sicile, et enfin de Sardaigne, par la paix d’Utrecht, passa un carnaval à Venise, où se trouva aussi l’électeur de Bavière, père de celui-ci, qui le précéda toujours. M. de Savoie en voulut faire difficulté d’abord, il en obtint le réciproque d’altesse royale pour l’altesse électorale, que l’électeur ne lui avoit pas voulu accorder, et avec cette bagatelle se trouva partout avec l’électeur, et lui céda partout. Dès lors pourtant les ambassadeurs de Savoie avoient partout le rang d’ambassadeurs de tête couronnée.

Pour revenir donc à ce dont ces remarques nécessaires m’ont écarté, la légèreté française, et le peu d’état que les ministres postérieurs du roi lui avoient appris à faire des rangs de son royaume, et l’ignorance où les plus intéressés sont en possession de vivre là-dessus, fit que ces maréchaux, et Boufflers même duc, laissèrent prendre à l’électeur de Bavière tout ce qu’il voulut, et sans y songer le traitèrent de monseigneur comme ses sujets faisoient, et à leur exemple fort sottement nos troupes. Le maréchal de Villeroy, aussi léger qu’eux, mais plus instruit, n’avoit pas songé à la manière dont ils vivoient avec l’électeur ; quand il eut à y vivre lui-même, et qu’il fut arrivé, il se trouva étrangement scandalisé. Il dépêcha un courrier au roi, qui fit visiter les dépêches anciennes et les registres. Il trouva que le maréchal de Villeroy avoit raison, mais en même temps, embarrassé d’un changement si marqué après l’exemple des autres, il se persuada que le temps où l’électeur venoit de perdre ses États par sa fidélité dans son alliance n’étoit pas celui de mortifier son usurpation sur son rang. Il sacrifia celui des ducs et des généraux de ses armées, maréchaux de France, à cette idée de générosité, et Villeroy eut ordre de ne rien prétendre et de ne rien innover. Pour Vendôme, M. du Maine y prit d’autant plus garde, qu’il le vouloit à toutes mains distinguer de tout ce qui n’étoit pas prince du sang. Le roi fit donc convenir l’électeur que Vendôme ne lui diroit et ne lui écriroit que monsieur, et que partout leurs sièges seroient égaux, que Vendôme prendroit toujours l’ordre de lui. Tout le reste fut abandonné, en sorte que Vendôme même eut beaucoup moins que n’avoient les ducs avec les électeurs avant l’usurpation de l’électeur de Bavière, et la sottise et l’ignorance de ceux sur lesquels il la fit. Il ne donna point d’altesse à Vendôme, lequel aussi ne voulut point d’excellence, et donna toujours l’altesse électorale. Nous verrons dans peu jusqu’à quel point cet abandon du rang des ducs avec les électeurs porta sur la dignité du roi même et de sa couronne.

On fit venir en Flandre un gros détachement de l’armée du maréchal de Villars, qui le trouva fort mauvais, fit raser les lignes de la Lauter, et raccommoder celles de la Mutter. Il se plaignit de la faiblesse où on le laissoit, et qu’il arrivoit tous les jours de nouvelles troupes au prince Louis de Bade. Il ne laissa pas de s’emparer de l’île dite du Marquisat, au delà du fort Louis, et d’y établir un pont qui communique du fort à l’île. Streff, maréchal de camp fort estimé, fit et lui proposa ce projet. Il y fut tué sur un bateau où il voulut être, quoique le maréchal s’y opposât, parce que cette attaque se faisoit avec trop peu de troupes pour un maréchal de camp ; ce fut grand dommage. On y perdit près de deux cents hommes, et les ennemis beaucoup plus.

Caraman avoit été mis dans Menin pour le défendre, avec douze bataillons de vieilles troupes, deux nouveaux, et un régiment de dragons, la plupart à pied. Spaar, maréchal de camp, mort depuis sénateur de Suède, et fort bon officier général, y étoit sous lui, et pour brigadier Beuzeval, capitaine suisse, qui a depuis négocié avec réputation en Pologne et dans le nord longtemps, y épousa une parente de la reine, et est mort longtemps depuis lieutenant général et colonel du régiment des gardes suisses, homme à deux mains, d’esprit, de manège et de tête. Beully, qui avoit été dans la gendarmerie et qui avoit acheté ce gouvernement de la famille de Pracontal, y étoit avec eux, et sous eux, tout gouverneur qu’il étoit ; malgré ce dégoût, il y demeura et y fit fort bien. Ils tinrent trois semaines de tranchée ouverte, obtinrent une très honorable capitulation, sortirent le 25 août, et furent conduits à Douai. M. de Vendôme voulut rassembler son armée, mais il ne tarda pas à la remettre comme avoit fait le maréchal de Villeroy. Il se tint cependant à Lille, puis à Saint-Amand sous prétexte de prendre des eaux. Il sut que Marlborough avoit projeté un grand fourrage auprès de Tournai. Vendôme en avertit le chevalier du Rosel, qui étoit à Tournai. En effet, le 16 août, huit mille hommes bordèrent un ruisseau qui tombe dans l’Escaut, et s’appelle Chin, qu’il fit passer à douze cents chevaux. Du Rosel sortit aussitôt avec neuf escadrons de carabiniers et quatre-vingts dragons, passa à la tête du ruisseau hors du feu de cette infanterie, battit les douze cents chevaux qui étoient en diverses troupes, en tua deux cents, en prit deux cent cinquante, emmena à Tournai quatre cents chevaux de ce fourrage, et parmi les prisonniers Cadogan, favori de Marlborough et lors brigadier de cavalerie, qui, pour favoriser la retraite de ce général qui se trouvoit s’être trop avancé, fit ferme tant qu’il put avec cinquante dragons à la tête d’un pont. M. de Vendôme renvoya aussitôt Cadogan au duc de Marlborough galamment sur sa parole. L’action de du Rosel fut vive et bien entendue, mais ce fut aussi à quoi se bornèrent les exploits du nouveau général, qui, loin de réparer ou de soutenir les affaires de Flandre, y vit de ses places promener les ennemis de tous côtés, et prendre ce qui fut à leur convenance. Ils finirent par le siège d’Ath, qu’ils prirent le 3 octobre, et les cinq bataillons qui étoient dedans prisonniers de guerre après trois semaines de tranchée ouverte, et dix jours après, les armées se séparèrent en Flandre, et la campagne finit.

Le roi comptoit sur le voyage de Fontainebleau. Mme la duchesse de Bourgogne étoit grosse et y devoit aller en bateau. Ce voyage déplaisoit fort aux médecins, et bien autant à Chamillart, fort court et fort pressé de dépenses indispensables, qui regrettoit avec raison celle de ce voyage qui étoit toujours grande. Mme de Maintenon, pressée de ces deux côtés, résolut d’amuser le roi, de retarder le voyage, enfin à l’extrémité de le rompre. Sur les fins la plupart des gens instruits comprirent qu’il étoit rompu. Le roi ne s’en doutoit pas le moins du monde. Il avoit été reculé à deux reprises ; il devoit partir de Meudon ; il alla voir de ce lieu l’église nouvelle des Invalides qui fut fort admirée, où le cardinal de Noailles officia devant lui, et donna ensuite à dîner à Mgr le duc de Bourgogne, qui alla faire ses prières à Notre-Dame et à Sainte-Geneviève, et voir ensuite la Sorbonne où il fut reçu par l’archevêque de Reims, proviseur. Le lendemain de cette visite de l’église des Invalides, Clément, soutenu de Fagon, déclara au roi que Mme la duchesse de Bourgogne ne pouvoit aller à Fontainebleau sans se mettre en plus évident hasard. Cela fâcha fort le roi, il disputa, les autres étoient bien instruits, il n’y gagna rien. Avec dépit il décida qu’au lieu d’aller le lendemain à Fontainebleau, il retourneroit à Versailles, que Monseigneur et Mme la princesse de Conti iraient à Fontainebleau, que lui-même y feroit un voyage de trois semaines, et parut chagrin quelques jours. On le laissa se repaître de ce voyage de trois semaines, on le recula, et enfin on le rompit comme on avoit fait le grand, mais sous prétexte que ce n’étoit pas la peine pour si peu. Il n’y eut donc que Monseigneur qui vit Fontainebleau cette année, et sa petite cour, où M. le duc de Berry le fut voir et chasser. Ils n’osèrent y demeurer longtemps et s’en revinrent auprès du roi.

Kercado, maréchal de camp, fut tué devant Turin. Polastron, fils du lieutenant général, dont j’ai parlé de la mort naguère, et qui étoit colonel de la couronne, Talon, fils et père des deux présidents à mortier, et Rose, tous deux colonels, y moururent. Ce dernier étoit petit-fils de Rose, secrétaire du cabinet, dont j’ai parlé en son lieu, et laissa plus d’un million à sa sœur, femme de Portail, mort longtemps depuis premier président. Pluveaux, maître de la garde-robe de M. le duc d’Orléans, y mourut aussi de maladie peu de jours après, et quantité de subalternes et d’anciens et bons officiers qui menoient les corps. Le prince de Maubec, fils du prince d’Harcourt qui depuis un an avoit un régiment de cavalerie, mourut aussi à Guastalla ; il n’étoit point marié.