Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/17


CHAPITRE XVII.


Mort du roi Jacques II d’Angleterre. — Le prince de Galles, son fils, reconnu roi d’Angleterre par le roi, et par le roi d’Espagne et le pape. — Visites sur la mort du roi Jacques II. — Voyage de Fontainebleau. — Jacques III reconnu par Philippe V ; effet de ces reconnoissances : signature de la grande alliance contre la France et l’Espagne. — Mouvement à Naples. — Vice-rois changés. — Louville à Fontainebleau pour le voyage du roi d’Espagne en Italie. — Étrange emportement de M. le Duc contre son ami le comte de Fiesque. — La Feuillade : son caractère ; son mariage avec une fille de Chamillart. — Fagon taillé. — Harcourt de retour d’Espagne. — Méan doyen de Liège, son frère et leurs papiers enlevés, et enfermés à Namur. — Mort de Bissy ; sa prophétie sur son fils depuis cardinal. — Mort de M. de Montespan. — Hardiesse de son fils. — Duc de Montfort capitaine des chevau-légers par la démission du duc de Chevreuse.


Le voyage du roi d’Angleterre lui avoit peu réussi, et il ne traîna depuis qu’une vie languissante. Depuis la mi-août, elle s’affaiblit de plus en plus, et, vers le 8 septembre, il tomba dans un état de paralysie et d’autres maux à n’en laisser rien espérer. Le roi, Mme de Maintenon, toutes les personnes royales le visitèrent souvent. Il reçut les derniers sacrements avec une piété qui répondit à l’édification de sa vie, et on n’attendoit plus que sa mort à tous les instants. Dans cette conjoncture, le roi prit une résolution plus digne de la générosité de Louis XII et de François Ier que de sa sagesse. Il alla de Marly, où il étoit, à Saint-Germain, le mardi 13 septembre. Le roi d’Angleterre était si mal que, lorsqu’on lui annonça le roi, à peine ouvrit-il les yeux un moment.

Le roi lui dit qu’il étoit venu l’assurer qu’il pouvoit mourir en repos sur le prince de Galles, et qu’il le reconnoîtroit roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande.

Le peu d’Anglois qui se trouvèrent présents se jetèrent à ses genoux, mais le roi d’Angleterre ne donna pas signe de vie. Aussitôt après, le roi passa chez la reine d’Angleterre, à qui il donna la même assurance. Ils envoyèrent chercher le prince de Galles, à qui ils le dirent. On peut juger de la reconnoissance et des expressions de la mère et du fils. Revenu à Marly, le roi déclara à toute la cour ce qu’il venoit de faire. Ce ne fut qu’applaudissements et que louanges.

Le champ en étoit beau, mais les réflexions ne furent pas moins promptes, si elles furent moins publiques. Le roi espéroit toujours que sa conduite si mesurée en Flandre, le renvoi des garnisons hollandaises, l’inaction de ses troupes, lorsqu’elles pouvoient tout envahir, et que rien n’y étoit en état de s’opposer à elles, retiendroient la Hollande et l’Angleterre, dont la première étoit si parfaitement dépendante, de rompre en faveur de la maison d’Autriche. C’étoit alors pousser cette espérance bien loin ; mais le roi s’en flattoit encore, et par là de terminer bientôt la guerre d’Italie, et toute l’affaire de la succession d’Espagne et de ses vastes dépendances, que l’empereur ne pouvoit disputer avec ses seules forces, et celles même de l’empire. Rien n’étoit donc plus contradictoire à cette position, et à la reconnoissance qu’il avoit solennellement faite, à la paix de Ryswick, du prince d’Orange comme roi d’Angleterre, et que jusqu’alors il n’avoit pas moins solennellement exécutée. C’étoit offenser sa personne par l’endroit le plus sensible, et toute l’Angleterre avec lui, et la Hollande à sa suite ; c’étoit montrer le peu de fond qu’ils avoient à faire sur ce traité de paix, leur donner beau jeu à rassembler avec eux tous les princes qui y avoient contracté sous leur alliance, et de rompre ouvertement sur leur propre fait, indépendamment de celui de la maison d’Autriche. À l’égard du prince de Galles, cette reconnoissance ne lui donnoit rien de solide ; elle réveilloit seulement la jalousie, les soupçons et la passion de tout ce qui lui était opposé en Angleterre, les attachoit de plus en plus au roi Guillaume, et à l’établissement de la succession dans la ligne protestante, qui étoit leur ouvrage ; les rendoit plus vigilants, plus actifs et plus violents contre tout ce qui étoit catholique ou soupçonné de favoriser les Stuarts en Angleterre, et les ulcéroit de plus en plus contre ce jeune prince et contre la France, qui leur vouloit donner un roi, et décider malgré eux de leur couronne, sans que le roi, qui marquoit du moins ce désir par cette reconnoissance, eût plus de moyen de rétablir le prince de Galles qu’il n’en avoit eu de rétablir le roi son père pendant une longue guerre où il n’avoit pas, comme alors, à disputer la succession de la monarchie d’Espagne pour son petit-fils.

Le roi d’Angleterre, dans le peu d’intervalles qu’il eut, parut fort sensible à ce que le roi venoit de faire. Il lui avoit fait promettre de ne pas souffrir qu’il lui fût fait la moindre cérémonie après sa mort, qui arriva sur les trois heures après-midi du 16 septembre de cette année 1701.

M. le prince de Conti s’étoit tenu tous ces derniers jours à Saint-Germain sans en partir, parce que la reine d’Angleterre et lui étoffent enfants des deux sœurs Martinozzi, desquelles la mère étoit sœur du cardinal Mazarin. Le nonce du pape s’y étoit pareillement tenu, par l’ordre anticipé duquel il reconnut et salua le prince de Galles comme roi d’Angleterre. Le soir du même jour, la reine d’Angleterre s’en alla aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot, qu’elle aimoit fort, et lendemain samedi, sur les sept heures du soir, le corps du roi d’Angleterre, fort légèrement accompagné, et suivi de quelques carrosses remplis des principaux Anglois de Saint-Germain, fut conduit aux Bénédictins anglois à Paris, rue Saint-Jacques, où il fut rois en dépôt dans une chapelle comme le plus simple particulier, jusqu’aux temps, apparemment du moins fort éloignés, qu’il puisse être transporté en Angleterre ; et son cœur aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot.

Ce prince a été si connu dans le monde duc d’York et roi d’Angleterre, que je me dispenserai d’en parler ici. Il s’étoit fort distingué par sa valeur et par sa bonté, beaucoup plus par la magnanimité constante avec laquelle il a supporté tous ses malheurs, enfin par une sainteté éminente.

Le mardi 20 septembre, le roi alla à Saint-Germain, et fut reçu et conduit par le nouveau roi d’Angleterre, comme il l’avoit été par le roi son père la première fois qu’ils se virent ; il demeura peu chez lui, et passa chez la reine d’Angleterre. Le roi son fils étoit en grand manteau violet ; pour elle, elle n’étoit point en mante, et ne voulut point de cérémonie. Toute la maison royale et toutes les princesses du sang vinrent en robe de chambre faire leur visite pendant que le roi y étoit, qui y resta le dernier, et qui demeura toujours debout. Le lendemain mercredi, le roi d’Angleterre, en grand manteau violet, vint voir le roi à Versailles, qui le reçut et le conduisit, comme il avoit fait la première fois le roi son père, au haut du degré, comme lui-même en avoit été reçu et conduit. Il lui donna toujours la droite ; ils furent assis quelque temps dans des fauteuils. Mme la duchesse de Bourgogne le reçut et le conduisit seulement à la porte de sa chambre, comme elle en avoit été reçue et conduite. Il ne vit ni Monseigneur ni les princes ses fils, qui, dès le matin de ce même jour, étoient allés à Fontainebleau. Au sortir de cette visite, le roi s’en alla coucher à Sceaux avec Mme la duchesse de Bourgogne, et de là à Fontainebleau. Incontinent après, le nouveau roi d’Angleterre fut aussi reconnu par le roi d’Espagne.

Le comte de Manchester, ambassadeur d’Angleterre, ne parut plus à Versailles depuis la reconnoissance du prince de Galles comme roi d’Angleterre, et partit, sans prendre congé, quelques jours après l’arrivée du roi à Fontainebleau. Le roi Guillaume reçut en sa maison de Loo, en Hollande, la nouvelle de la mort du roi Jacques II et de cette reconnoissance, pendant qu’il étoit à table avec quelques princes d’Allemagne et quelques autres seigneurs ; il ne proféra pas une seule parole outre la nouvelle, mais il rougit, enfonça son chapeau et ne put contenir son visage. Il envoya ordre à Londres d’en chasser Poussin sur-le-champ, et de lui faire repasser la nier aussitôt après. Il faisoit les affaires du roi en absence d’ambassadeur et d’envoyé, et il arriva incontinent après à Calais.

Cet éclat fut suivi de près de la signature de la grande alliance offensive et défensive contre la France et l’Espagne, entre l’empereur, l’empire, qui n’y avoit nul intérêt, mais qui, sous la maison d’Autriche, n’avoit plus de liberté ; l’Angleterre et la Hollande, dans laquelle ensuite ils surent attirer d’autres puissances ; ce qui engagea le roi de faire une augmentation dans ses troupes.

En même temps le cardinal d’Estrées, qui n’avoit plus rien à négocier à Venise, ni avec les princes d’Italie, s’en retourna à Rome On venoit d’étouffer une révolte à Naples : Sassinet, neveu du baron de Lisola, chargé des procurations de l’empereur, l’avoit conduite. Il fait pris. Le prince de Muccia et le duc de Telena en étoient les principaux chefs, et se sauvèrent. Le prince de Montesarchio, à quatre-vingts ans, monta à cheval au premier bruit avec le duc de Popoli, et, avec leurs amis, dissipèrent la canaille qui s’étoit assemblée, par où la révolte devoit commencer. Cela contint ceux qui avoient à perdre, et tout fut étouffé dans l’instant. Le duc de Gaëtano, qui en étoit, sortit de Rome dans le carrosse de l’ambassadeur de l’empereur, quoique le pape le lui eût défendu sous peine de cinquante mille écus d’amende. Le duc de Medina-Celi, vice-roi, s’y conduisit très bien. Cependant le comte d’Estrées, qui étoit à Cadix, eut ordre de mener son escadre à Naples, où tout fut très promptement mis en sûreté. Le prince Eugène a voit ordre d’y envoyer dix mille hommes si la révolte avoit réussi ; et pour achever de suite, le duc de Medina-Celi fut rappelé en Espagne tout à la fin de l’année, avec la présidence du conseil des Indes, riche et important emploi. Le duc d’Escalona, plus ordinairement nommé marquis de Villena, dont il a été parlé souvent à l’occasion du testament de Charles II, et qui avoit été vice-roi de Catalogne, où on l’a vu battu par M. de Noailles, et après encore par M. de Vendôme, fut envoyé à Naples vice-roi ; et le cardinal del Giudice, frère du duc de Giovenano, grand d’Espagne de troisième classe et conseiller d’État, eut ordre à Rome d’aller par interim vice-roi de Sicile, d’où le duc de Veragua fut rappelé.

Tout à la fin du voyage de Fontainebleau, Louville y arriva de Barcelone, où il avoit laissé le roi et la reine d’Espagne avec la princesse des Ursins, et Marsin, ambassadeur de France. Il venoit en apparence pour rendre compte au roi de ce qui s’étoit passé de plus intérieur en Espagne pendant la longue et dangereuse maladie du duc d’Harcourt, surtout du nouveau mariage de Leurs Majestés Catholiques ; mais le but effectif de son voyage étoit d’obtenir que le roi trouvât bon que le roi son petit-fils passât à Naples sur l’escadre du comte d’Estrées, qui alloit revenir à Barcelone, et qu’au printemps il se naît à la tête de l’armée des deux couronnes en Italie. Louville eut plusieurs audiences du roi fort longues, seul avec lui dans son cabinet, quelquefois chez Mme de Maintenon, en sa présence. M. de Beauvilliers et Torcy l’entretinrent beaucoup, et Mgr le duc de Bourgogne. Ce qu’il y avoit de plus distingué à la cour s’empressa de le voir. Je m’en saisis à mon tour, et satisfis avec lui ma curiosité à fond. Je me chargeai de le ramener à Paris le jour que le roi partit, mais avec une plaisante condition. Le roi d’Espagne l’avoit expressément chargé de faire le tour du canal. Pendant les cinq ou six jours qu’il avoit été à Fontainebleau, il n’en avoit pas eu le temps, tellement que le matin du lundi 14 novembre que nous partîmes, je le menai tête à tête faire cette promenade. Au retour, nous primes Mme de Saint-Simon et l’archevêque d’Arles, depuis cardinal de Mailly, et nous nous en allâmes d’une traite à Paris en relais. Je fus ravi de la promenade pour m’entretenir avec lui plus à mon aise de choses particulières, et dans le chemin de Paris, je lui fis tant d’autres questions qu’il arriva sans voix et ne pouvant plus parler.

J’ai ci-devant parlé de la déroute de La Touanne et de Saurion, trésorier de l’extraordinaire des guerres, et que le roi fit face pour eux afin de soutenir son crédit. En conséquence, il s’empara de leurs biens. La Touanne avoit à Saint-Maur la plus jolie maison du monde, dont le jardin donnoit dans ceux de la maison de Gourville, que Catherine de Médicis avoit faits, et bâti un beau château. Gourville l’avoit donné à M. le Prince, qui en avoit fait présent à M. le Duc. Rien ne lui convenoit davantage que de joindre les jardins de La Touanne aux siens, et d’avoir sa maison pour en faire à Saint-Maur une petite maison particulière à ses plaisirs, et souvent une décharge au château quand il y étoit avec Mme la Duchesse et bien du monde. Il l’eut donc pour peu de chose du roi pendant Fontainebleau. Peu après qu’on en fut revenu, il y fut coucher avec cinq ou six de ses plus familiers. Le comte de Fiesque en était un depuis fort longtemps. À table, et avant qu’il pût y avoir de vin sur jeu, il s’éleva une dispute sur un fait d’histoire entre M. le Duc et le comte de Fiesque. Celui-ci, qui avoit de l’esprit et de la lecture, soutint fortement son opinion, M. le Duc la sienne, à qui peut-être, faute de meilleures raisons, le toupet s’échauffa à un tel excès qu’il jeta une assiette à la tête du comte de Fiesque, et le chassa de la table et du logis. Une scène si subite et si étrange épouvanta les conviés. Le comte de Fiesque, qui étoit veau là pour y coucher, ainsi que les autres, et qui n’avoit point gardé de voiture, alla demander le couvert au curé, et regagna Paris le lendemain aussi matin qu’il put. On se figure aisément que le reste du souper et du soir furent fort tristes. M. le Duc, toujours furieux, et peut-être contre soi-même sans le dire, ne put être induit à chercher à la chaude à replâtrer l’affront. Il fit grand bruit dans le monde, et les choses en demeurèrent là plusieurs mois. À la fin, les amis de l’un et de l’autre s’en mêlèrent. M. le Duc, revenu tout à fait à soi, ne demanda pas mieux que de faire toutes les avances du raccommodement. Le comte de Fiesque eut la misère de les recevoir, ils se raccommodèrent, et ce qu’il y eut de plus merveilleux, c’est qu’ils vécurent tous deux ensemble depuis comme s’il ne se fût rien passé entre eux.

Le duc de La Feuillade n’avoit pu faire revenir le roi sur son compte. On a vu ci-devant le vol qu’il fit à son oncle ; la colère où le roi en fut, qui l’auroit cassé sans Pontchartrain, qui par honneur mit tout son crédit à l’empêcher.

Ses débauches de toutes les sortes, son extrême négligence pour le service, son très mauvais et très vilain régiment, son arrivée tous les ans très tard à l’armée, qu’il quittoit avant personne, tout cela le tenoit dans une manière de disgrâce très marquée. Il étoit parfaitement bien fait, avoit un air et les manières fort nobles, et une physionomie si spirituelle qu’elle réparoit sa laideur et le jaune et les bourgeons dégoûtants de son visage. Elle tenoit parole ; il avoit beaucoup d’esprit et de toutes sortes d’esprit. Il savoit persuader son mérite à qui se contentoit de la superficie, et surtout avoit le langage et le manège d’enchanter les femmes. Son commerce, à qui ne vouloit que s’amuser, étoit charmant ; il étoit magnifique en tout, libéral, poli, fort brave et fort galant, gros et beau joueur. Il se piquoit fort de toute ses qualités, fort avantageux, fort hardi, grand débiteur de maximes et de morales, et disputoit volontiers pour faire parade d’esprit. Son ambition était sans bornes, et comme il étoit sans suite pour rien comme il l’étoit pour tout, cette passion et celle du plaisir prenoient le dessus tour à tour. Il recherchoit fort la réputation et l’estime, et il avoit l’art de courtiser utilement lés personnes des deux sexes de l’approbation desquelles il pouvoit le plus espérer, et par cet applaudissement qui en entraînoit d’autres de se faire compter dans le grand monde. Il paraissoit vouloir avoir des amis, et il en trompa longtemps. C’étoit un cireur corrompu à fond, une âme de boue, un impie de bel air et de profession ; pour tout dire, le plus solidement ruai honnête homme qui ait paru de longtemps.

Il étoit veuf sans enfants de la fille de Châteauneuf et sœur de La Vrillière, secrétaire d’État, avec qui il avoit très mal vécu sans aucune cause, et avec un parfoit mépris. Ne sachant où se reprendre dans un accès d’ambition, il imagina que Chamillart seroit en état de tout faire pour lui en épousant sa seconde fille, Dreux, mari de l’aînée, ne pouvant par le peu qu’il étoit lui faire ombrage. Il le fit proposer à ce ministre, qui s’en trouva d’autant plus flatté que sa fille étoit cruellement vilaine. Chamillart en parla au roi, qui l’arrêta tout court. « Vous ne connoissez pas La Feuillade, lui dit-il ; il ne veut votre fille que pour vous tourmenter pour que vous me tourmentiez pour lui ; or, je vous déclare que jamais je ne ferai rien pour lui, et vous me ferez plaisir de n’y plus penser. » Chamillart se tut tout court, et demeura fort affligé. La Feuillade ne se rebuta point : plus il se vit sans ressource, plus il sentit que ce mariage seul lui en seroit une unique, et plus il lit presser Chamillart. On ne comprend pas aisément comment, après un tel refus, il osa quelque temps après retourner à la charge, et beaucoup moins comment le roi se rendit à ses instances, à qui l’a connu. Il donna cieux cent mille livres à Chamillart, comme il faisoit à ses ministres, pour ce mariage. Chamillart y en ajouta cent [mille] du sien, et le mariage fut conclu. La Feuillade fut mal reçu du roi, lorsque, la permission accordée à Chamillart, il lui en parla. Les noces se firent. La Feuillade vécut encore plus mal, s’il est possible, avec cette seconde femme qu’avec la première, et dès les commencements ; mais il avoit jeté un charme sur Chamillart à qui il manqua étrangement quand il ne lui fut plus nécessaire, et qui n’en demeura pas moins constamment affolé de lui tant qu’il vécut. On verra dans la suite combien ce mariage a coûté cher à la France.

Fagon, premier médecin du roi, fut taillé par Maréchal, chirurgien célèbre de Paris, qu’il préféra à tous ceux de la cour et d’ailleurs. Fagon, asthmatique, très bossu, très décharné, très délicat, et sujet aux, atteintes du haut mal, étoit un méchant sujet en termes de chirurgie ; néanmoins il guérit par sa tranquillité et l’habileté de Maréchal, qui lui tira une fort grosse pierre. Cette opération le fit quelque temps après premier chirurgien du roi. Sa Majesté marqua une grande inquiétude de Fagon, en qui pour sa santé il avoit mis toute sa confiance. Il lui donna cent mille francs à cette occasion. On a pu voir quel étoit Fagon (tome Ier, page 110), tout au commencement de ces Mémoires.

Le duc d’Harcourt arriva d’Espagne et entretint longtemps le roi et Mme de Maintenon, et dès lors commença à prendre un grand vol, mais il lui falloit peut-être plus de santé et sûrement plus de mesure.

Le comte de Montrevel, qui, à la prière de l’électeur de Cologne, évêque de Liège, s’étoit saisi de la citadelle de Liège, et avoit prévenu de fort peu les Hollandois, fit par ordre du roi et du même électeur enlever le baron de Mean, doyen du chapitre de Liège, et son frère avec tous leurs papiers, et les fit conduire dans Je château de Namur. C’étoient deux hommes d’une grande ambition, surtout le doyen qui avoit beaucoup d’esprit et de hardiesse, et qui excelloit en projets, en menées et en intrigues. Ils étoient fort attachés au roi Guillaume qui s’en servoit beaucoup, et en dernier lieu il avoit voulu débaucher le gouverneur d’Huy avec sa place, et fait le projet de l’occupation de Liège par les Hollandois. Ce fut un grand cri de tous les alliés contre la France, outrés de se voir privés de deux instruments si utiles, et encore plus de ce qu’on verroit de leurs desseins par leurs papiers. On n’en étoit plus aux mesures, on laissa crier, et on resserra bien les deux prisonniers.

Le vieux Bissy, ancien lieutenant général et commandant depuis longtemps en chef en Lorraine et dans les Trois-Évêchés, mourut à Metz fort regretté par son équité, sa discipline et la netteté de ses mains. Ce fut un de ces militaires de bas aloi que M. de Louvois fit chevalier de l’ordre à la fin de 1688. Il s’appeloit Thiard, d’une famille qui a donné des conseillers et des présidents aux parlements de Dijon et de Besançon, et un évêque de Chalonsur- Saône, grand poète, ami de Ronsard, de Desportes, du cardinal du Perron, et savant d’ailleurs, qui mourut tout au commencement du dernier siècle.

Bissy, par ce commandement de Lorraine, trouva à marier son fils aîné à une Haraucourt, qui longues années après devint héritière par la mort de ses frères sans enfants. Il étoit aussi père de l’abbé de Bissy, à qui il procura l’évêché de Toul, et qui depuis est devenu cardinal et a fait un étrange bruit dans le monde. Étant allé tout jeune homme et presque du collage voir son père à Nancy, ce fut à qui le loueroit le plus. Le père qui étoit galant homme, bon citoyen et vrai, s’en impatienta. « Vous ne le connoissez pas, leur dit-il ; voyez-vous bien ce petit prestolet-là qui ne semble pas savoir l’eau troubler, c’est une ambition effrénée qui sera capable, s’il peut, de mettre l’Église et l’État en combustion pour faire fortune. » Ce vieux Bissy n’a été que trop bon prophète. Il y aura lieu de parler plus d’une fois de ce prestolet qui en conserva l’air toute sa vie.

M. de Montespan mourut dans ses terres de Guyenne, trop connu par la funeste beauté de sa femme, et par ses nombreux et plus funestes fruits. Il n’en avoit eu qu’un fils unique avant l’amour du roi, qui étoit le marquis d’Antin, menin de Monseigneur, lequel sut tirer un grand parti de la honte de sa maison. Dès que son père fut mort, il écrivit au roi pour lui demander de faire examiner ses prétentions à la dignité de duc d’Épernon. Tous les enfants de sa mère en supplièrent le roi après son souper, ou de le faire duc, M. le duc d’Orléans portant la parfile. Cette folie d’Épernon fut en effet son chausse-pied, mais les moments n’en étoient pas venus, un obstacle invincible l’arrêtoit encore Mme de Montespan vivoit, et Mme de Maintenon la haïssait trop pour lui donner le plaisir de voir l’élévation de son fils.

Malgré elle, M. de Chevreuse fut plus heureux, par la permission qu’il obtint de donner sa charge de capitaine des chevau-légers de la garde au duc de Montfort son fils. Elle ne put jamais revenir de l’affaire de M. de Cambrai à l’égard de ses anciens et persévérants amis qui l’avoient tant été d’elle-même ; elle haïssait surtout le duc de Chevreuse et la duchesse de Beauvilliers. M. de Beauvilliers, elle le supportoit davantage quoiqu’elle ne l’aimât guère mieux ; Mme de Chevreuse étoit la moins dans sa disgrâce : mais le roi étoit si parfaitement revenu pour tous les quatre, que Mme de Maintenon ne put jamais leur donner d’atteinte. Ainsi finit cette année et tout le bonheur du roi avec elle.