Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/12


CHAPITRE XII[1]


Digression sur la dignité de grands d’Espagne et sa comparaison avec celle de nos ducs. — Son origine. — Ricos-hombres, et leur multiplication. — Idée dès lors de trois sortes de classes. — Leur part aux affaires et comment. — Parlent couverts au roi. — Ferdinand et Isabelle dits les rois catholiques. — Philippe Ier ou le Beau. — Flatterie des ricos-hombres sur leur couverture. — Affaiblissement de ce droit et de leur nombre. — Première gradation. — Charles-Quint. — Deuxième gradation : ricos-hombres abolis en tout. — Grands d’Espagne commencent et leur sont substitués. — Grandeur de la grandesse au dehors des États de Charles-Quint. — Troisième gradation : couverture et seconde classe de grands par Philippe II. — Trois espèces de grands et deux classes jusqu’alors. — Quatrième gradation : patentes d’érection et leur enregistrement de Philippe III. — Nulle ancienneté observée entre les grands, et leur jalousie sur ce point et sa cause. — Troisième classe de grands. — Grands à vie de première classe. — Nul autre rang séculier en Espagne en la moindre compétence avec ceux du pays. — Seigneurs couverts en une seule occasion sans être grands. — Cinquième gradation : certificat de couverture. — Suspension de grandesse en la main du roi. — Exemples entre autres du duc de Médina Sidonia. — Sixième gradation : grandesses devenues amovibles et pour les deux dernières classes en besoin de confirmation à chaque mutation. — Grandesse ôtée au marquis de Vasconcellos et à sa postérité. — Septième gradation : tributs pécuniaires pour la grandesse. — Mystères affectés des trois différentes classes


L’occasion de parler un peu de la dignité de grand d’Espagne et de la comparer avec celle de nos ducs est ici trop naturelle pour n’y pas succomber.

Ce n’est pas un traité que je prétends donner ici de ces dignités, mais, à l’occasion du mécontentement et du mémoire des ducs d’Arcos et de Baños, donner une idée des grands d’Espagne, d’autant plus juste que je me suis particulièrement appliqué à m’en instruire par eux-mêmes en Espagne, et que je n’ai pas vu qu’on se l’ait formée telle qu’elle est. Quoique les digressions soient d’ordinaire importunes, celle-ci s’excusera elle-même par sa curiosité.

La dignité des grands d’Espagne tire son origine des grands fiefs relevant immédiatement de la couronne, et comme la totalité de ce que nous appelons aujourd’hui l’Espagne étoit divisée en plusieurs royaumes, tantôt indépendants, tantôt tributaires, tantôt membres les uns des autres, selon le sort des armes ou celui du partage des familles des rois, chaque royaume avoit ses grands ou premiers vassaux relevant immédiatement du grand fief qui étoit le royaume même, et qui de tout temps avoient le droit de bannière et de chaudière. Le premier est trop connu dans nos histoires et dans notre France pour avoir besoin d’être expliqué. Celui de chaudière marquoit les richesses suffisantes pour fournir à l’entretien de ceux qui étoient sous la bannière levée par le seigneur banneret. Ces seigneurs étoient plus ou moins considérables, non seulement par leur puissance particulière, mais encore par celle des royaumes dont ils étoient vassaux immédiats. C’est ce qui a fait que la couronne de Castille ayant toujours tenu le premier lieu dans les Espagnes depuis que de comté dépendant du royaume de Navarre elle devint royaume elle-même, et bientôt supérieure à tous les autres, même à celui dont elle étoit sortie, et encore à celui de Léon, ses premiers vassaux furent aussi les plus considérés parmi les premiers vassaux des autres royaumes, et par la même raison ceux d’Aragon après eux.

Les fréquentes révolutions arrivées dans les Espagnes par les différentes divisions et réunions qui se firent sous tant de rois séparés, et qui furent encore augmentées par l’espèce de chaos que l’invasion des Maures y apporta, par la rapidité de leurs conquêtes, et les événements divers de l’étendue de leur puissance, altéra l’économie des fiefs immédiats à proportion de celle des dynasties, trop souvent plus occupées à s’agrandir aux dépens les unes des autres que de se défendre ensemble de l’ennemi commun de leur religion et de leur État, tandis que cet ennemi en profitoit avec autant d’adresse que de force. Cette confusion, qui dura jusque bien près du temps des rois qui ont usurpé le nom de catholiques par excellence, qu’ils ont transmis à leurs successeurs, ne laisse voir rien de bien clair ni de bien réglé parmi ces premiers vassaux des divers royaumes des Espagnes, sinon la part qu’ils avoient aux affaires, plus par l’autorité de leur personne, soit mérite, soit grandes alliances, soit grands biens, que par la dignité de ces biens mêmes. Le nom de grand étoit inconnu dans les Espagnes, celui de ricos-hombres passoit pour la seule grande distinction, comme qui diroit puissants hommes, et ce nom, devenu commun à tous ceux des familles des ricos-hombres, s’étoit peu à peu extrêmement multiplié. La faiblesse et le besoin des rois les obligeoit à souffrir cet abus dans les cadets subdivisés de ces ricos-hombres, ou dans des sujets dont le mérite ou les services ne permettoient pas de leur refuser un titre que l’exemple de ces cadets avoit détaché de la possession des fiefs immédiats, enfin aux premières charges de leur maison ; ce qui a peut-être donné la première idée, dans la suite, de la distinction des trois classes des grands que nous y voyons aujourd’hui.

Soit que l’usage de parler couvert aux rois pour les gens d’une certaine qualité fût de tout temps établi dans les Espagnes, comme il l’étoit constamment dans notre France d’être couvert devant eux jusqu’au milieu pour le moins des règnes de la branche des Valois ; soit que cet honneur, d’abord réservé aux premiers vassaux pères de famille, eût peu à peu été communiqué à leurs cadets et aux enfants des cadets avec leurs armes si souvent chargées de bannières et de chaudières en Espagne, pour marque de leur ancien droit, et qui ont passé avec les filles dans des familles étrangères à ces premiers ricos-hombres à l’infini, qui écartelèrent[2] ces armes, et souvent les prirent pleines ; il est certain qu’il y avoit un grand nombre de ces ricos-hombres dans les Espagnes, et qui, avec le nom, jouissoient de cet honneur de parler couverts au roi, par droit, par abus, ou par la nécessité de s’attacher les familles puissantes et d’éviter les mécontentements, lorsqu’y parurent les rois catholiques.

Les deux principales couronnes des Espagnes, la Castille et l’Aragon, qui peu à peu s’étoient réuni les autres, s’unirent entre elles par le mariage de Ferdinand et d’Isabelle, et se confondirent dans leur successeur pour n’être plus séparées que par certaines lois, usages et privilèges propres à chacune d’elles. Ce sont ces deux époux qui, apportant chacun leur couronne, en conservèrent le domaine et toute l’administration indépendamment l’un de l’autre, et qui de là furent indistinctement appelés les rois, nonobstant la différence de sexe, ce qui a passé depuis eux jusqu’à nous dans l’usage espagnol pour dire ensemble le roi et la reine régnants, et qui enfin ne sont guère plus connus dans les histoires par leurs propres noms, et même dans le langage ordinaire, que par celui de rois catholiques, que Ferdinand obtint à bon marché des papes, et transmit à ses successeurs jusqu’à aujourd’hui, moins par la conquête de tout ce qu’il restoit aux Maures dans le continent des Espagnes, que par la proscription des juifs, la réception de l’inquisition, le don des papes, qu’il reconnut, des Indes et des royaumes de Naples et de Navarre, avec aussi peu de droit à eux de les conférer, qu’à lui de les occuper par adresse et par force.

Devenu veuf d’Isabelle, il eut besoin de toute son industrie pour éluder l’effet du peu d’affection qu’il s’étoit concilié. L’Aragon et tout ce qui y étoit annexé avoit des lois qui tempéroient beaucoup la puissance monarchique et en vouloit reprendre tous les usages, que l’union du sceptre de Castille avec le sien avoit affaiblis en beaucoup de façons. La Castille avec ses dépendances ne reconnoissoit plus guère Ferdinand que par cérémonie et par vénération pour son Isabelle qui l’avoit fait régent par son testament, et tous ne respiroient qu’après l’arrivée de Philippe Ier, dit le Beau, fils de l’empereur Maximilien lei et mari de la fille aînée des rois catholiques, à qui la tête avoit commencé à tourner d’amour et de jalousie de ce prince, et à laquelle la Castille étoit déjà dévolue du chef d’Isabelle, en attendant que l’Aragon lui tombât aussi par la mort de Ferdinand, qui n’eut point d’enfants de Germaine de Grailly, dite de Foix, sa seconde femme, sœur de ce fameux Gaston de Foix, duc de Nemours, tué victorieux à la bataille de Ravenne, sans alliance, à la fleur de son âge, tous deux enfants de la sœur de Louis XII.

Tout rit donc à Philippe, à ce soleil levant, dès qu’il parut dans les Espagnes, et presque tous les seigneurs abandonnèrent le soleil couchant ; lorsque le beau-père et le gendre allèrent se rencontrer. Dans le dessein de plaire à Philippe, les ricos-hombres ne voulurent point user à la rigueur du droit ou de l’usage de se couvrir devant lui, et il en profita pour le diminuer, ou du moins pour éclaircir le nombre de ceux qui en prétendoient la possession.

Tel fut le premier pas qui commença à limiter, et tout d’un temps à réduire en quelque forme, ce qui bientôt après devint une dignité réglée par différents degrés, sous le nom de grands d’Espagne. Philippe le Beau introduisit sans peine, par la facilité des ricos-hombres, qu’ils ne se couvrissent plus qu’il ne le leur commandât, et il affecta de ne le commander qu’aux grands seigneurs d’entre eux par les fiefs ou par le mérite, c’est-à-dire à ceux dont il ne pouvoit aisément se passer. La douceur de son gouvernement, le mérite de sa vertu, les charmes de sa personne, sa qualité de gendre et d’héritier d’Isabelle, si chère aux Castillans, leur haine pour Ferdinand, sous l’empire duquel ils ne vouloient pas retomber, les rendit flexibles à cette nouveauté, qui prévalut sans obstacle. Mais Ferdinand, ne pouvant supporter sa propre éclipse, y mit bientôt fin. Il fut accusé d’avoir empoisonné son gendre, qui ne la fit pas longue après ce brillant voyage de prise de possession de la couronne de Castille. Jeanne son épouse acheva d’en perdre l’esprit de douleur. Leurs enfants étoient en bas âge, et Ferdinand reprit les rênes du gouvernement de la Castille, avec la qualité de régent. Sa mort les remit au grand cardinal Ximénès, dont le nom est immortel dans tout genre de vertus et de qualités éminentes, et que les Espagnols ne connoissent que sous le nom de Cisneros. On sait avec quelle justice et quelle capacité il gouverna en chef après les avoir tant montrées sous les rois catholiques, et avec quelle force et quelle autorité il sut contenir et réprimer les plus puissants seigneurs des Espagnes, dont toutes les couronnes, excepté celle de Portugal, étoient réunies sur la tête de Charles, fils aîné de Philippe le, le Beau et Jeanne la folle et enfermée, lequel devint si célèbre sous le nom de Charles-Quint.

Ximénès mourut comme il se préparoit à remettre le gouvernement entre les mains de ce jeune prince, qui étoit déjà abordé en Espagne, mais qu’il ne vit jamais. On prétendit que sa mort n’avoit pas été naturelle, et que le mérite prodigieux et la fermeté d’âme de ce grand homme épouvantèrent les Flamands, qui à la suite et à l’abri d’un jeune roi élevé chez eux et par euxmêmes, venoient partager les dépouilles de l’Espagne. C’est à cette époque que disparurent les noms de Castille et d’Aragon, comme les leurs avoient absorbé ceux des autres royaumes des Espagnes. Charles fut le premier qui se nomma roi d’Espagne, dont il ne porta pas le titre depuis un an qu’il y eut débarqué. Le court espace qu’il y demeura ne fut rempli que de troubles, d’où naquit une guerre civile, pendant laquelle il perdit son aïeul paternel, l’empereur Maximilien Ier. Cette mort l’obligea de repasser la mer pour recueillir la couronne impériale qu’il emporta sur notre François Ier.

Voici la seconde gradation de la dignité de grand d’Espagne : plusieurs ricoshombres qui s’étoient introduits à la cour de Charles-Quint en Espagne, le suivirent quand il en partit. D’autres furent invités à l’accompagner d’une manière à ne s’en pouvoir défendre, par honneur en apparence, en effet pour la tranquillité de l’Espagne, laissée à des lieutenants. Les ricos-hombres qui avoient suivi Charles-Quint prétendirent se couvrir à son couronnement impérial. Les principaux princes d’Allemagne en firent difficulté, et Charles- Quint, déjà habile, sut en profiter contre des gens éloignés de leur patrie, et qui, par ce comble de grandeur de toute la succession de Maximilien Ier arrivée à leur jeune monarque, se crurent hors d’état de lui résister. C’est ici qu’a disparu le nom de ricos-hombres, et que s’éleva en son lieu celui de grands, nom pompeux dont Charles-Quint voulut éblouir les Espagnols, dans le dessein d’abattre en eux une grandeur innée, pour en substituer une autre qui ne pût être qu’un présent de sa main. La facilité que les ricos-hombres avoient eue pour Philippe le Beau fraya le chemin de leur destruction à son fils, qui dès lors en effaça les droits et jusqu’au nom, et qui rendit le titre de grand aux plus distingués d’entre eux, mais en petit nombre et avec grand choix, tant de ceux qui l’avoient suivi, que de ceux qui étoient, demeurés en Espagne, et qui conservèrent l’usage de se couvrir, le traitement de cousin et d’autres prérogatives.

Charles-Quint n’osa pourtant faire expédier de patentes à aucun. Il se contenta d’avoir changé le nom, l’usage et restreint infiniment le grand nombre de ces seigneurs privilégiés, mis leur dignité dans sa main, et exécuté cette hardie mutation comme par une transition insensible pour ceux qui étoient conservés dans leurs distinctions, tandis qu’il les laissa se repaître du vain nom, qui, sous une idée trop vaste, ne renfermoit rien de propre, et de l’imagination de se trouver d’autant plus relevés qu’ils étoient en plus petit nombre. Soit surprise, soit nécessité, comme il y a lieu de le croire, du moins de ceux qui, cessant d’être ricos-hombres, virent des grands sans l’être euxmêmes, soit appât et flatterie, ce grand changement se fit sans obstacle et sans trouble ; à peine en fut-il parlé, même en Espagne, où les lieutenants de l’empereur avoient conquis ou soumis toutes les places et toutes les provinces, et réduit tous les seigneurs.

Charles-Quint fit dans la suite de nouveaux grands en Espagne et dans les autres pays de sa domination, tant pour s’attacher de grands seigneurs et donner de l’émulation, que pour anéantir toute idée de ricos-hombres, et pour marquer en effet et que la dignité de grand d’Espagne étoit la seule de la monarchie, et que cette dignité unique étoit uniquement en ses mains.

Mais par une politique qui alloit à flatter toute la nation, et qui, à l’exemple de celle des papes sur les cardinaux, tournoit toute à sa propre grandeur, il l’établit dans un rang, des honneurs et des distinctions les plus grandes qu’il lui fut possible, et en même temps [qu’il lui fut] facile de faire admettre en Italie et en Allemagne, dictateur comme il étoit de celle-ci, et presque roi de celle-là, par les exemples éclatants que son bonheur et sa puissance surent faire des princes, des électeurs et des papes même, et plus encore des princes d’Italie qui ne respiroient qu’à l’ombre de sa protection, l’empire, l’Allemagne et l’Italie étant demeurés jusqu’à nos jours, depuis Charles-Quint, comme entre les mains de la maison d’Autriche, suivant le partage qu’il en fit lui-même en abdiquant ; et cette maison toujours restée parfaitement unie, le même esprit a toujours conservé dans tous ces pays-là la même protection à la dignité de grand d’Espagne, et la même autorité au moins à cet égard, et pour des choses déjà établies, a maintenu les grands dans tout ce dont Charles-Quint les avoit mis en possession partout, dont l’enflure a semblé, même aux Espagnols, les dédommager de ce qui leur a été ôté de plus réel.

Philippe II, sous prétexte d’honneur, porta une atteinte à cette dignité pour se l’approprier davantage. Ce fut lui qui introduisit la cérémonie de la couverture, comme ils parlent en Espagne, ou de l’honneur de se couvrir. J’en remets la description et de ses différences pour ne pas interrompre le gros de cette matière. S’il n’osa tenter de donner des patentes, il exécuta pis : c’est que, laissant les grands qu’il trouva dans la possession de l’honneur qu’ils avoient de se couvrir avant de commencer à lui parler, il voulut que ceux qu’il fit commençassent découverts à lui parler, et n’en créa aucun que de cette sorte. Ce fut ainsi qu’il donna l’être à la seconde classe des grands, et par même moyen qu’il forma la première classe de ceux de Charles-Quint, qui jusqu’alors avoit été l’unique.

Pour résumer un moment avant de passer outre, jusqu’ici trois espèces et deux classes de grands. Trois espèces : la première, ceux qui au couronnement impérial de Charles-Quint passèrent par insensible manière de l’état de ricos-hombres à celui de grands, en conservant sous un autre nom, le rang et les usages dont ils étoient en possession, et continuant à se couvrir devant Charles-Quint sans qu’il leur dit le cobrios[3], ni qu’il parût de sa part aucune marque de concession, tandis que le reste des ricos-hombres demeura anéanti quant à ce litre, et à tout le rang, honneurs et usages qu’ils y prétendoient être attachés.

La seconde espèce, ceux tant Espagnols qu’étrangers, sujets de Charles- Quint, qu’il fit grands par ce seul mot cobrios, qu’il leur dit une fois pour toutes, sans cérémonie s’ils étoient présents, ou s’ils étoient absents par une simple lettre missive d’avis, par quoi ceux-là redevinrent ce qu’ils n’étoient plus, s’ils avoient été ricos-hombres, ou s’ils ne l’avoient pas été, ils devinrent ce qu’ils n’avoient jamais été : ces deux espèces, aussi sans concession en forme, ce qui vient d’être expliqué pour la deuxième n’en étant pas une, et la première encore moins, puisque ce ne fut que par une simple tolérance d’usage qu’elle continua de jouir des prérogatives dont elle se trouvoit en possession. La troisième espèce se trouvera ci-dessous.

Deux classes donc de grands : la première, tous ceux de Charles-Quint ; la seconde, ceux de Philippe II, lesquels forment notre troisième espèce, et la troisième gradation de la dignité de grand d’Espagne.

Philippe III alla plus loin, et fit la quatrième gradation en donnant le premier des patentes. Il prit le prétexte que, trouvant deux classes de grands établies, et voulant se réserver d’en faire de l’une et de l’autre, il étoit nécessaire de pouvoir les discerner par un instrument public. Il fit en effet des grands des deux classes, mais aucun sans patentes, et il n’y en a point eu depuis sans leur en expédier. Elles déclarent la classe, et contiennent l’érection en grandesse d’une terre de l’impétrant ; à quoi le plus petit fief suffit, pourvu qu’il soit nûment mouvant[4] du roi, ou si l’impétrant l’aime mieux, déclarent la grandesse sans terre, sous le simple nom dudit impétrant, après quoi il les fait enregistrer au conseil de Castille, de quelque pays qu’il soit et en quelque lieu que sa grandesse soit située.

C’est de l’établissement de ces patentes qu’est venue, je ne dirai pas simplement l’incurie qui pouvoit avoir quelque usage antérieur fondé sur le mélange de politesse et d’indolence de la nation ou du dépit secret de la destruction de la rico-hombrerie, mais l’aversion si marquée des grands d’Espagne à observer entre eux, en quelque occasion que ce puisse être, aucun rang d’ancienneté. Ils n’en pourroient garder qu’à titre de dates. Ceux de Charles-Quint et de Philippe II n’ont point de patentes, par conséquent point de date écrite qui les puisse régler. Ceux des règnes postérieurs, qui ont tous des patentes ne veulent point montrer cette diversité qu’ils ne s’estiment pas avantageuse, et croient se trouver mieux de la confusion ; tous veulent faire croire l’origine de leur dignité obscure par une antiquité reculée, et disent qu’étant une pour tous, même de différentes classes, tous ceux qui en sont revêtus sont égaux entre eux, et ne se peuvent entre-précéder ni suivre que par l’ordre qu’y met le hasard.

Ils sont en effet si jaloux de n’y point observer d’autre ordre, que, y ayant eu chapelle au sortir de la couverture de mon second fils, il voulut laisser des places au-dessus de lui sur le banc des grands, et y faire passer ceux qui arrivèrent après lui, sans qu’aucun le voulût faire. Il prit garde, par mon avis, à n’arriver que des derniers, et le dernier même aux chapelles suivantes. On s’en aperçut ; plusieurs grands de ceux avec qui j’avois le plus de familiarité me dirent franchement qu’ils sentoient bien que c’étoit politesse, mais qu’elle ne les accommodoit point, m’en expliquèrent la raison, et me prièrent que mon fils ne prît plus du tout garde à la manière de se placer, et qu’il se mit désormais parmi eux au hasard, comme ils le pratiquoient tous, ce qu’il fit aussi après que j’eus connu leur désir. Il arriva même qu’à la cérémonie de la Chandeleur, où les ambassadeurs ne se trouvent point, comme je l’expliquerai ailleurs, et où j’assistai comme grand d’Espagne, le hasard fit que mon fils me précéda à recevoir le cierge et à marcher à la procession, singularité dont les grands parurent assez aises.

La troisième classe, fort différente des deux premières en certaines choses essentielles, et surtout à la couverture, mais qui leur est pareille dans tout ce qui se présente le plus souvent dans les fonctions et dans l’ordinaire du courant de la vie, est d’une date que je n’ai pu découvrir. S’il étoit permis de donner des conjectures en ce genre, je l’attribuerois à Philippe III, sur l’exemple de Philippe II son père, qui inventa la seconde. Ce qui me la persuaderoit est l’inclination galante et facile de Philippe III, qui eut beaucoup de maîtresses et de favoris, et qui ne pouvant refuser ses grâces aux sollicitations des unes et aux empressements des autres, aura inventé cette classe, qui les satisfit pour l’extérieur sans mécontenter les autres grands, par la disproportion effective qu’il mit entre les deux premières et cette dernière, qui souvent n’est qu’à vie, et ne va au plus qu’à deux générations de l’impétrant. Les autres différences entre les trois classes se trouveront en leur lieu.

Les rois d’Espagne ont fait aussi des grands de première classe à vie en quelques occasions particulières, et le plus souvent pour se débarrasser des difficultés de rang en faveur des princes étrangers, auxquels, comme tels, on n’en accorde aucun en Espagne, et qui s’y trouvent au-dessus de toutes prétentions quand ils peuvent obtenir celui de grands, et parmi eux et mêlés, sans nulle idée, qui n’en seroit pas soufferte, de se distinguer d’eux en quoi que ce soit. Sans en aller chercher des exemples bien loin, le prince Alexandre Farnèse, le duc Joachim-Ernest d’Holstein et en dernier lieu le landgrave Georges de Hesse-Darmstadt, tué à Barcelone, général de l’armée de Charles II, furent ainsi faits grands de la première classe pour leur personne seulement.

Il est arrivé aussi des occasions singulières qui ont engagé les rois d’Espagne de permettre à un seigneur de se couvrir en cette occasion-là seulement sans le faire grand d’Espagne, et c’est, entre autres exemples, mais ceux-là fort rares, ce qui arriva lors du passage de l’archiduchesse Marie-Anne d’Autriche par le Milanois, allant en Espagne épouser Philippe IV. Elle étoit accompagnée de sa part des ducs de Najara et de Terranova, grands d’Espagne, qui se couvroient devant elle. Le marquis de Caracène étoit pour lors gouverneur du Milanois et point grand. Philippe IV lui envoya ordre de se couvrir, mais pour cette seule occasion, à cause de la dignité du grand emploi qu’il remplissoit, et sans le faire grand.

La distinction des classes des grands, qui fut le prétexte de leur expédier des lettres patentes pour l’érection de leurs différentes sortes de grandesses, en servit encore pour une autre sorte d’expédition aussi favorable à l’autorité royale que funeste à la dignité de grandi qui y trouva une cinquième gradation par les suites qu’elle eut, et pour lesquelles elle fut établie, sans rien paroître d’abord de ce qui arriva de cette expédition.

Cette autre sorte d’expédition est un certificat que le secrétaire de l’estampille expédie à chaque grand de la date de sa couverture, et suivant quelle classe il a été admis, qui marque le parrain qui l’y a présenté, et la plupart des grands qui y ont assisté, de sorte que cette expédition se donne nécessairement à tous les grands, non seulement nouvellement faits, mais devenus tels par succession directe ou indirecte, parce que tous indistinctement ont une fois en leur vie à faire leur couverture.

C’est de cette couverture que dépendent tellement le rang et toute espèce de prérogatives de la grandesse de toute classe, que le grand de succession, même de père à fils, et non contestée, ne peut jouir d’aucune des distinctions attachées à cette dignité qu’il n’ait fait sa couverture, par quoi il devient vrai par l’usage que les héritiers des grands de toute classe, même leurs fils, ne le deviennent en effet que par la volonté du roi qui, à la vérité, accorde presque toujours cette couverture dans la même semaine qu’elle lui est demandée, mais qui peut si bien la refuser, et par conséquent suspendre tout effet de la dignité dans celui qui a cette cérémonie à faire, que le refus n’en est pas sans exemple, et pour confirmer cette étrange vérité, j’en choisirai le plus récent et peut-être en tout le plus marqué.

J’ai suffisamment parlé ci-dessus du duc de Medina-Sidonia à propos du testament de Charles II, pour n’avoir rien à y ajouter. Il mourut grand écuyer, chevalier du Saint-Esprit et conseiller d’État, dans la faveur, l’estime et la considération qu’il méritoit ; et d’une sœur du comte de Benavente ne laissa qu’un fils unique, gendre du duc de l’Infantado. Ce fils avoit des amis, de l’esprit, de la lecture et du savoir, avec le défaut de la retraite et la folie d’aller dans les boucheries faire le métier de boucher, et d’un attachement à son sens et à ses coutumes, que rien ne pouvoit vaincre ; il conserva donc la golille et l’habit espagnol, quoiqu’on fit sa cour au roi d’être vêtu à la française. La plupart des seigneurs s’y étant accoutumés, le roi vint à défendre tout autre habit, excepté à la magistrature et à la bourgeoisie chez qui la golille et l’habit espagnol furent relégués, et interdit à tous autres de paraître devant lui vêtus autrement qu’à la française. C’étoit avant la mort du duc de Medina-Sidonia, grand écuyer, qui, aidé de l’exemple général, ne put jamais obtenir cette complaisance de son fils, lequel s’abstint d’aller au palais.

C’étoit au fort de la guerre ; il y suivit constamment le roi et son père, campant à distance, ne le rencontrant jamais, et servant comme volontaire, se trouvant et se distinguant partout. Son père mort, et lui devenu duc de Medina-Sidonia, il fut question de sa couverture. De s’y présenter en golille, il n’y avoit pas d’apparence ; vêtu à la française, il ne le voulut jamais.

Conclusion, qu’il a vécu douze ou quinze ans de la sorte, et est mort peu avant que j’allasse en Espagne, ayant autour de cinquante ans, sans avoir jamais joui d’aucune prérogative de la grandesse, qui, à la cour et hors de la cour, sont également suspendues sans difficulté à quiconque n’a pas fait sa couverture. C’est son fils qui a épousé la fille du comte de San-Estevan de Gormaz, qui n’a pas eu la folie de son père, et qui a été fait chevalier de la Toison d’or avec son beau-père, en la promotion que fit Philippe V en abdiquant.

On va aisément de l’un à l’autre ; telle est la nature des progrès quand ils ne trouvent point de barrières. Sixième gradation de la grandesse pour arriver au point où elle se trouve aujourd’hui. De cette puissance de suspendre tout effet de la grandesse, les rois ont prétendu les grandesses même amovibles à leur volonté, encore que rien d’approchant ne se trouve dans pas une de leurs patentes. De cette prétention s’est introduite une coutume qui l’établit puissamment, et qui est une des différences de la première classe d’avec les autres. Le temps précis de son commencement, je ne l’établirai pas, mais s’il n’est pas de Philippe II, auquel il ressemble fort, et qui a établi les deux classes en inventant la seconde, il ne passe point Philippe III. C’est que toutes les fois que l’on succède à une grandesse qui n’est pas de la première classe, fût-ce de père à fils, l’héritier donne part au roi par une lettre, même de Madrid à Madrid, de la mort du grand auquel il succède, et la signe sans prendre d’autre nom que le sien accoutumé, et point celui de grand qu’il doit prendre, ni faire sentir, en quoi que ce soit de la lettre, qu’il se répute déjà grand. Le roi lui fait réponse, et dans cette réponse, le nomme non de son nom accoutumé, mais de celui de la grandesse qui lui est échue, et le traite de cousin et avec toutes les distinctions qui appartiennent aux grands. Après cette réponse, et non plus tôt, l’héritier prend le nom de sa grandesse et les manières des grands ; mais il attend pour le rang et toutes les prérogatives la cérémonie de sa couverture. Ainsi le roi est non seulement le maître de suspendre tant qu’il lui plaît l’effet de la grandesse de toute classe, en suspendant ou refusant la couverture (comme il vient d’être montré par l’exemple du dernier duc de Medina-Sidonia, grand de première classe et de Charles-Quint), mais encore le nom et le titre, dont les héritiers les plus incontestables, même de père à fils, pour les grandesses qui ne sont pas de première classe, font nécessairement un acte si authentique de reconnoître qu’il ne leur appartient pas de le prendre, jusqu’à ce qu’il ait plu au roi par sa réponse de le leur donner, quoique sans concession nouvelle. De ce que ceux de la première classe n’y sont point assujettis, je me persuade encore davantage que cet usage est né sous Philippe II, avec la distinction des classes, et que Philippe III, qui, pour faire passer les patentes, se servit du prétexte de faire des grands des deux classes, n’osa envelopper dans cet usage les grands qu’il fit de la première à l’instar de ceux de Charles-Quint, qui n’avoit connu ni cet usage ni plus d’une classe de grands.

Voilà pour du possible ; mais du possible à l’effet il n’y a qu’un pas pour les rois, et cet effet s’est vu sous la dernière régence. Les histoires sont pleines des orages qui agitèrent le gouvernement de la reine mère de Charles II pendant sa minorité, et de ses démêlés avec don Juan d’Autriche, bâtard du roi son mari et d’une comédienne, qui, soutenu d’un puissant parti, la força de se défaire du jésuite Nitard qui, sous le nom de son confesseur, s’étoit fait l’arbitre de l’État, et qui, par un nouveau prodige, de proscrit, de chassé qu’il étoit à Rome, y devint ambassadeur extraordinaire d’Espagne, et en fit publiquement toutes les fonctions avec son habit de jésuite jusqu’à ce qu’il le changea en celui de cardinal. À sa faveur en Espagne succéda le célèbre Vasconcellos, fameux par son élévation et par sa chute, plus fameux par sa modération dans sa fortune et par son courage dans sa disgrâce, qui le fit plaindre même par ses ennemis. Don Juan, qui vouloit être le maître, et ne pouvoit souffrir de confidents serviteurs ni de ministres accrédités auprès de la reine, s’irrita contre celui-ci, comme il avoit fait contre le confesseur, et il en vint pareillement à bout. Vasconcellos, qui venoit d’être fait grand, et dont la naissance, sans être fort illustre, n’étoit pourtant pas inférieure à celle de quelques autres grands, fut dépouillé de sa dignité, sans crimes, et fut relégué aux Philippines, où il dépensa tout ce qu’il avoit en fondations utiles et en charité, y vécut longtemps et content, et y mourut saintement, sans que, depuis tant de temps et tant de différents gouvernements en Espagne, il ait été question de grandesse pour sa postérité à qui elle devoit passer, qui dure encore, et qui vit obscure dans sa province.

Telles ont été les différentes gradations de la grandesse, qui ne sont pas encore épuisées, sur lesquelles il faut remarquer que les étrangers, je veux dire les grands d’Espagne qui sont en Flandre et en Italie, y jouissent de toute leur dignité sans être obligés d’en aller prendre possession en Espagne ; mais s’ils y font un voyage, alors ils sont soumis à la cérémonie de la couverture, et en attendant suspendus de tout rang. Cette triste aventure arriva sous Philippe V au dernier comte d’Egmont, en qui cette illustre maison s’est éteinte, lequel, pour avoir perdu son certificat de couverture du secrétaire de l’estampille, fut obligé de la réitérer.

Mais ce n’est pas encore tout ce que l’autorité des rois s’est peu à peu acquise sur les grands d’Espagne. En voici une septième gradation. Ils y ont ajouté un tribut d’autant plus humiliant, que c’est celui de leur dignité même ; cela s’appelle l’annate et la mediannate. Celle-ci se paye à l’érection d’une grandesse, et va toujours à plus de douze mille écus argent fort. Quelquefois le roi la remet, et c’est une véritable grâce qui s’insère dans les patentes, en sorte que l’honneur de la dignité et la honte du tribut qui y est attaché se rencontrent dans le même instrument, dont mes patentes de grand d’Espagne de la première classe sont un exemple récent. Mais rien de plus ordinaire que le refus de cette grâce, et du temps que j’étois en Espagne, le duc de Saint-Michel de la maison de Gravina, l’une des plus grandes de Sicile, qui y avoit perdu ses biens lorsque l’empereur s’empara de ce royaume, et qui venoit d’être fait grand pour les services qu’il y avoit rendus, postuloit cette remise, et ne fit point sa couverture tant que je fus en Espagne, parce qu’elle ne lui fut point accordée, et qu’il ne se trouvoit point en pouvoir de payer. Je ne parle point encore des autres frais qui se font à l’occasion d’une érection de grandesse, qui ne vont, guère loin moins en salaires et en gratifications indispensables, mais dont la remise de la mediannate, quand le roi la fait, supprime de droit les deux tiers.

L’annate est un tribut qui se doit tous les ans à cause de la grandesse, et si le revenu en est trop petit, parce qu’un simple fief mouvant nûment du roi suffit pour l’établissement d’une grandesse, ou nul comme celles qui sont seulement attachées au nom et point à une terre, comme récemment celle du duc de Bournonville ; alors cela s’abonne à tant par an. Quelquefois encore celui qui est fait grand en est exempté pour sa vie, et alors cette grâce s’insère aussi dans les patentes, et les miennes en sont encore un exemple, mais jamais aucun des successeurs, dont l’annate est toujours plus forte que celle de l’impétrant, et il est arrivé à plusieurs d’être saisis, faute de payement d’années accumulées, et d’être encore suspendus de tout rang jusqu’à parfoit payement. Outre ces deux sortes de droits, il y en a un troisième ; faute duquel saisie et suspension de rang se font aussi. C’est un droit plus fort que l’annate ordinaire à chaque mutation de grand. De l’époque précise de ces usages, je n’en suis pas instruit, mais il y a toute apparence que, si elle n’est pas la même que celle de l’établissement des patentes, pour le moins se sont-ils suivis de près.

Il ne faut pas oublier que la diversité des classes est une espèce de mystère parmi les grands, qu’ils n’aiment pas à révéler, ou par vanité d’intérêt ou par politesse pour les autres, et d’autant plus difficile à démêler que la différence ne s’en développe qu’aux couvertures, qui s’oublient bientôt après ; car pour les distinctions qu’y fait le style de chancellerie, c’est un intérieur qui demeure dans leurs papiers.

De prétendre maintenant que le nom et la dignité de grand fit connue avant Charles-Quint, c’est ce que je crois sans aucun fondement, d’autant qu’il ne paraît rien qui distinguât le grand du rico-hombre, pu, si l’on veut, les ricoshombres entre eux, du côté des prérogatives. J’ai donc lieu de me persuader que c’est une idée de vanité, destituée de toute réalité, pour donner plus d’antiquité à la dignité de grand, en faire perdre de vue l’origine, et la relever au-dessus de celle des ricos-hombres, lesquels étoient les plus grands seigneurs en naissance et en puissance, relevant immédiatement de la couronne, et avec droit de bannière et de chaudière, qu’ils mirent souvent dans leurs armes, d’où on en trouve tant dans celles des maisons d’Espagne ; or, comme le titre de ricos-hombres, leurs armes et ces marques passèrent peu à peu à leurs cadets, et ensuite dans d’autres maisons par les filles héritières, c’est de là, comme je l’ai remarqué, que les ricos-hombres étoient devenus si multipliés par succession de temps lorsqu’ils disparurent jusqu’au nom même à l’invention de celui de grand par l’adresse et la puissance de Charles-Quint.

Comme ce prince ne donna point de patentes pour cette dignité, il est très difficile de distinguer, parmi les premiers grands espagnols, ceux qui, pour ainsi dire, le demeurèrent, c’est-à-dire, qui de ricos-hombres devinrent insensiblement grands, conservant simplement sous ce titre les prérogatives que leur donnoit celui qu’ils avoient eu jusque-là, d’avec ceux qui, n’étant point du nombre des ricos-hombres, furent néanmoins faits grands dans la suite par le même Charles-Quint. J’aurois du penchant à croire que ce prince eut le ménagement de n’élever à la grandesse que ceux de ce rang parmi les Espagnols, pour les flatter davantage dans ce grand changement, quoique je n’aie aucun autre motif de cette opinion que celui de la convenance. Si elle étoit vraie, cette distinction à faire seroit peu importante, puisqu’il ne s’agiroit entre eux que de n’avoir point cessé de jouir de leurs prérogatives, par un passage comme insensible d’un titre ancien à un nouveau, ou d’avoir cessé d’en jouir un temps, et d’y avoir été rétablis après par ce mot cobrios, dit sans cérémonie, ou par une lettre missive sans forme de patentes, ni de vraie nouvelle concession. Quoi qu’il en soit, la commune opinion en Espagne, et qui usurpe l’autorité de la notoriété publique, admet en ce premier ordre de grands, devenus insensiblement tels de ricos-hombres qu’ils étoient lors de l’établissement du titre de grand, les ducs de Medina-Celi, d’Escalona, del Infantado, d’Albuquerque, d’Albe, de Bejar et d’Arcos, les marquis de Villena et d’Astorga, les comtes de Benavente et de Lémos, pour la couronne de Castille ; et pour celle d’Aragon les ducs de Segorbe et de Montalte, et le marquis d’Ayetone. Plusieurs y ajoutent pour la Castille, les ducs, de Medina- Sidonia et de Najara, les ducs de Frias et de Rioseco, l’un connétable, l’autre amirante héréditaire de Castille, et le marquis d’Aguilar, tous à la vérité si anciennement et si fort en tout des plus grands et des plus distingués seigneurs, surtout Medina-Celi, qu’on a peine à leur disputer cette même origine. On verra dans les états des grands d’Espagne quelles maisons portoient ces titres, et de celles-là où ils ont passé.




  1. Les chapitres suivants XII-XVI ont été transposés par les anciens éditeurs qui les ont reportés au tome XIX, et en ont surchargé le récit de l’ambassade du duc de Saint-Simon en Espagne. Nous les rétablissons à la place que l’auteur leur a assignée dans son manuscrit.
  2. On appelle écarteler, en terme de blason, partager un écu en quatre et mettre dans deux divisions ses propres armes et dans les deux autres les armes de la famille à laquelle on veut se rattacher.
  3. Couvrez-vous.
  4. Fief relevant directement du roi.