Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/22


CHAPITRE XXII.


1700. Le roi ne paye plus les dépenses que les courtisans font à leurs logements. — Exil de Mme de Nemours. — Porte sainte du grand jubilé ouverte par le cardinal de Bouillon. — Dispute de Torcy et des ambassadeurs pour leurs carrosses aux entrées. — Delfini, nonce et cardinal, s’en va sans présents pour n’avoir pas voulu visiter les bâtards. — Archevêque de Paris officie à la Chapelle avec sa croix. — Altesse refusée à M. de Monaco avec éclat. — Cardinaux françois à Rome. — Gualterio nonce en France. — Grandes couronnes ont le choix de leurs nonces. — Mort de Mme Tambonneau la mère. — Mort, fortune et famille de Mme de Navailles. — Mort de Lavocat. — Mort de Mme de Maulevrier. — Mort de Biron père. — Mort du chevalier de Villeroy. — Mort d’Hauterive. — Cossé, duc de Brissac. — Mort du cardinal Casanata. — Quatre-vingt mille livres à M. d’Elbœuf. — Cent mille à Mme de Montespan, qui achète Oiron.


L’année 1700 commença par une réforme. Le roi déclara qu’il ne feroit plus la dépense des changements que les courtisans feroient dans leurs logements. Il en avoit coûté plus de soixante mille livres depuis Fontainebleau. On croit que Mme de Mailly en fut cause, qui depuis trois ou quatre ans avoit fait changer le sien tous les ans. Cela fut plus commode parce qu’avec les gens des bâtiments, on faisoit ce qu’on vouloit chez soi sans en demander la permission au roi : mais d’autre part tout fut aux dépens de chacun.

Mme de Nemours fut exilée en sa maison de Coulommiers en Brie, qui est magnifique. Torcy lui en porta l’ordre du roi, auquel elle obéit avec une fermeté qui approcha fort de la hauteur. Elle avoit mis un gouverneur à Neuchâtel dont on n’étoit pas content, et qu’on disoit un brouillon, c’est-àdire qu’il la servoit à sa mode, et point à celle de la cour. On voulut donc qu’elle le changeât, et par la même raison elle n’en voulut rien faire. On ouvrit ses lettres à ce gouverneur, et on y trouva choses qui déplurent, et qui la firent chasser. Être souveraine d’une belle terre, et sujette d’un grand roi, sont deux choses difficiles à accorder quand on se sent et qu’on veut faire ce qu’on est.

Le cardinal de Bouillon, devenu sous-doyen du sacré collège, eut le plaisir d’ouvrir la porte sainte du grand jubilé du renouvellement du siècle, par l’infirmité du cardinal Cibo, doyen. Il en fit frapper des médailles, et faire des estampes et des tableaux. On ne peut marquer un plus grand transport de joie, ni se croire plus honoré et plus grand de cette fonction, qu’il ne devoit pourtant à aucun choix : ce lui fut une consolation après l’affaire de M. de Cambrai qui lui avoit causé tant d’amertume. C’est ainsi que les gens si glorieux se montrent souvent bien petits. Jamais homme ne se montra tant l’un et l’autre.

Nos secrétaires d’État, parvenus à pas de géant où ils en sont, ne se contentèrent pas des succès domestiques ; ils en voulurent essayer d’étrangers, qui ne leur réussirent pas si bien, parce que les étrangers ne dépendent point d’eux. Le secrétaire d’État qui a le département des affaires étrangères envoie son carrosse aux entrées des ambassadeurs ; il ne dispute pas de sa personne la préséance à un ambassadeur qui a la main[1] chez les princes du sang. Mais tout modeste que frit Torcy, son carrosse s’étoit doucement coulé entre le dernier des princes du sang, et ceux d’Erino et de Ferreiro, derniers ambassadeurs de Venise et de Savoie. Le successeur d’Erino y prit garde de plus près, et ne le voulut pas souffrir ; le successeur de Ferreiro l’imita, et dit que son maître ne lui pardonneroit jamais s’il faisoit la moindre chose du monde moins que l’ambassadeur de Venise. Torcy n’envoya point son carrosse. Cette tentative, ainsi manquée presque aussitôt qu’aperçue et tournée en prétention, fut rejetée dans la suite par tous les autres ambassadeurs, et finalement les choses revinrent dans l’ordre. Torcy renvoya son carrosse aux autres entrées, et il ferma la marche le pénultième de tous, suivi seulement de celui de l’introducteur des ambassadeurs.

Il y eut une autre difficulté de différente espèce, et qui mortifia le roi. On a vu ci-devant comme il fit singulièrement merveilles au nonce Delfin sur son chapeau. Il avoit amené peu à peu tous les ambassadeurs à visiter MM. du Maine et de Toulouse comme les princes du sang, et sans différence aucune.

Le nonce Cavallerini, prédécesseur de celui-ci, et fait cardinal en France comme lui, se laissa aller à les visiter de même. Il en fut tancé, et si mal reçu à son retour à Rome, que Delfin n’osa l’imiter. Les cardinaux, accoutumés à l’usurpation générale dont ils jouissent partout, croyoient être fort descendus depuis les cardinaux de Richelieu et Mazarin, de traiter d’égal avec les princes du sang, et de leur donner la main chez eux, ce qui n’étoit pas du temps de ces deux premiers ministres. La donner aux bâtards du roi, et en acte de cérémonie, leur parut monstrueux. On négocia un mois durant, sans le pouvoir fléchir ainsi, quoiqu’on fût d’ailleurs fort content de lui pendant sa nonciature, il ne put avoir ni audience de congé, ni même audience secrète, ni lettres de récréance, et il fut privé du présent de dix-huit mille livres en vaisselle d’argent, qu’on a coutume de faire aux nonces-cardinaux à leur départ, et il s’en alla sans dire adieu à personne.

Autre tracasserie : le cardinal de Bouillon, absent et grand aumônier, étoit en disgrâce de l’affaire de M. de Cambrai ; l’archevêque de Paris, au contraire, étoit en faveur. La Chapelle, qui se prétend exempte de la juridiction de l’ordinaire[2], ne vouloit pas souffrir la croix de l’archevêque, ni l’archevêque officier à la Chapelle sans cette marque de sa juridiction. M. de Paris venoit d’avoir l’ordre, et le roi le fit officier à la Chandeleur avec sa croix, à la messe de l’ordre.

En voici une de plus de conséquence : on a vu ailleurs l’origine d’hier de la princerie de M. de Monaco, et de sa prétention de l’altesse, et combien cette chimère l’isola à Rome, et y nuisit aux affaires du roi par les entraves qu’elle mit au commerce le plus nécessaire de l’ambassadeur. Lassé de la résistance, il imagina de refuser l’excellence à qui il la devoit qui ne lui donneroit pas l’altesse, et par là, fit qu’aucun d’eux ne le vit plus, jusqu’au duc Lanti et au prince Vaïni, dont la France avoit fait la moderne et légère élévation. Ce qui est difficile à comprendre est comment le roi le souffrit à son ambassadeur, et comment il préféra la fantaisie toute nouvelle éclose d’un homme qui n’étoit ni favori ni ministre intérieur, au succès de ses affaires qui en reçurent des entraves continuelles. Cette situation des deux hommes chargés des affaires à Rome, l’un comme cardinal, l’autre comme ambassadeur, hâta le départ de nos cardinaux. La santé du pape avoit fort menacé, et leur avoit fait ordonner de se tenir prêts. Elle étoit devenue moins mauvaise, et ils n’étoient plus pressés de partir, lorsque cet incident fit prendre le parti de les envoyer à Rome. Mais il n’en partit que deux, Estrées et Coislin. Le premier étoit parent proche de M. de Savoie, dont la mère étoit fille du duc de Nemours, beau-frère aîné de notre exilée à Coulommiers et de la fille du duc de Vendôme, bâtard d’Henri IV et de la belle Gabrielle, sœur du maréchal d’Estrées, père du cardinal. Il s’étoit toujours tenu en grande liaison avec Madame Royale. Il s’arrêta à Turin en passant ; mais il y avoit déjà quelque temps que M. de Savoie, ennuyé de la hauteur des cardinaux, n’en vouloit plus voir aucun, tellement qu’il ne vit le cardinal d’Estrées que chez Mme sa mère et chez Mme sa femme. Le cardinal Le Camus n’étoit point rentré en grâce depuis sa promotion à l’insu du roi, et que sans sa permission il eût pris la calotte à Grenoble et se fût contenté de le mander au roi. Il n’eut jamais depuis la permission de sortir de son diocèse, que pour aller à Rome à la mort des papes. Encore ne l’eut-il pas d’aller au premier conclave, qui arriva depuis qu’il fut cardinal, et fut obligé de demeurer à Grenoble. Le cardinal Bonzi, tout à fait tombé de tête et de santé, ne fut pas en état d’y penser, et le cardinal de Fürstemberg, sucé jusqu’aux moelles par sa nièce, et qui était revenu très-précipitamment du dernier conclave, dans la peur d’être enlevé une seconde fois par les Impériaux, eut permission de demeurer. On avoit affaire de lui à la cour, et de ne le pas séparer de cette nièce qui le gouvernoit, qui n’auroit pu le suivre à Rome avec bienséance. Mme de Soubise avoit ses raisons pour les laisser ensemble, et ne les pas laisser écarter.

Le nonce Delfin fut relevé ici par Gualterio, vice-légat d’Avignon, que le roi préféra dans une liste de cinq sujets que le pape lui proposa. C’est un usage, tourné en espèce de droit que l’empereur et le roi ont ainsi le choix des nonces que Rome leur envoie. Je pense que le roi d’Espagne l’a aussi.

Gualterio, homme de beaucoup d’esprit, s’étoit gouverné dans sa vicelégation de manière à se rendre agréable au roi, dans la vue de cette nonciature, dont on ne sort point qu’avec le chapeau. Mailly, archevêque d’Arles, qui tout éloigné qu’il étoit de la pourpre y pensoit dès avant d’être évêque, comme je crois l’avoir dit, avoit profité de la position d’Arles pour lier des commerces sourds à Rome et amitié avec ce vice-légat. Les mêmes raisons lui firent désirer de la liaison entre lui et moi depuis qu’il fut déclaré nonce. Elle se fit et se tourna depuis en véritable estime et amitié de part et d’autre, qui se retrouvera en plus d’un endroit dans la suite. C’est ce qui m’a fait étendre sur sa nomination.

La vieille Tambonneau, tante maternelle de M. de Noailles mourut. J’en ai suffisamment parlé à l’occasion de la mort de la mère de M. de Noailles.

J’ajouterai qu’en ses dernières années, elle s’étoit retirée aux Enfants-Trouvés, et que là même elle fut suivie par ses amis, et visitée de la meilleure compagnie de la cour et de la ville qui avoit accoutumé de la voir chez elle. Elle avoit plus de quatre-vingts ans ; elle n’avoit jamais fait grand cas de son mari ni de son fils l’ambassadeur en Suisse ; elle ne l’appeloit jamais que Michaut ; il ne la voyoit guère que les matins, ni sa femme non plus, qui étoit une autre intrigante qui ne valoit pas sa belle-mère, et qui auroit voulu l’imiter. La bonne femme ne vouloit point mêler ce bagage-là avec la bonne compagnie dont sa maison étoit toujours remplie.

Mme de Navailles mourut le même jour, 14 février : son nom étoit Baudéan, et son père s’appeloit le comte de Neuillant, étoit gouverneur de Niort et frère cadet de M. de Parabère, chevalier de l’ordre en 1633, et gouverneur de Poitou. Il laissa sa femme veuve assez longtemps, qui s’appeloit Tiraqueau et qui étoit l’avarice même. Je ne puis dire par quelle raison, ou hasard, Mme de Maintenon, revenant jeune et pauvre fille d’Amérique, où elle avoit perdu père et mère, tomba en débarquant à la Rochelle chez Mme de Neuillant qui démeuroit en Poitou. Elle ne put se résoudre à lui donner du pain sans en tirer quelque service : elle la chargea donc de la clef de son grenier pour donner le foin et l’avoine par compte, et l’aller voir manger à ses chevaux. Ce fut elle qui la mena à Paris, et qui, pour s’en défaire, la maria à Scarron. Elle retourna chez elle en Poitou. Son fils unique fut tué, sans alliance, à la bataille de Lens. Mme de Navailles étoit sa fille aînée, et la cadette épousa le comte de Froulay, grand maréchal des logis de la maison du roi en 1650, quatorze ans après ce mariage, chevalier de l’ordre en 1664, et mort à soixante-dix ans en 1671, et elle en 1678. M. de Froulay, ambassadeur à Venise, l’évêque du Mans, le bailli de Froulay, sont petits-fils de ce mariage, et cousins issus germains cadets du comte de Tessé, fils du maréchal de Tessé, petits-fils des deux frères. Ces deux sœurs étoient filles d’honneur de la reine régente, et l’aînée devoit [être] et a été en effet fort riche. M. de Navailles s’étoit entièrement attaché au cardinal Mazarin et commandoit sa compagnie de chevau-légers, car il avoit en petit une maison militaire comme le roi. Navailles étoit homme de qualité de Gascogne, de ces gens de l’ancienne roche, pleins d’honneur, de valeur et de fidélité à toute épreuve, comme il le montra bien au cardinal Mazarin dans les temps les plus critiques de sa vie. C’étoit lui qui avoit le secret de ses retraites, de ses adresses, de ses chiffres dans tous ses deux éloignements, et qui avec grand péril demeura dans son attachement à visage découvert, que rien ne put ébranler, et le canal le plus sûr du cardinal. Cette conduite, qui, quelque décrié que fût le cardinal, lui fit beaucoup d’honneur, lui valut aussi la confiance entière et toute la faveur du cardinal et de la reine, auprès de qui il l’avoit toujours laissé dans ses retraites. Il aima mieux que son père, qui n’avoit jamais vu la cour, fût duc à brevet que lui. Il le fut après sa mort, et par degrés il devint capitaine des gens d’armes de la garde, gouverneur de Bapaume, puis du Havre-de-Grâce, et de la Rochelle et pays d’Aunis, capitaine général, général de l’armée d’Italie et en Catalogne avec succès, ambassadeur plénipotentiaire vers les princes d’Italie, chevalier de l’ordre en 1661, enfin maréchal en 1675.

Il servit beaucoup sous M. le Prince, qui l’estimoit fort, et il mourut gouverneur de M. le duc de Chartres, 5 février 1685, n’y ayant pas été deux ans, et n’en ayant que soixante-cinq. C’étoit un grand homme, maigre, jaune, poli, qui ne lais soit pas d’avoir des dits et des naïvetés étranges, et qui était ignorant. Il fut un jour étrangement rabroué par M. le Prince qui étoit fort en peine en Flandre du cours exact d’un ruisseau que ses cartes ne marquoient point, à qui, pour y suppléer, il alla chercher une mappemonde. Une autre fois, étant allé voir M. Colbert à Sceaux qui le promena partout, il ne loua jamais que la chicorée de son potager, et lorsqu’à l’occasion des huguenots on parloit de la difficulté de changer de religion, il assura que si Dieu lui avoit fait la grâce de le faire naître Turc, il le seroit demeuré. C’étoit un homme fort propre à inspirer la vertu et la piété par son exemple, mais qui ne l’étoit à être gouverneur de M. de Chartres que par sa décoration, qui flattoit extrêmement Monsieur.

Mme de Navailles, depuis son mariage en 1651, étoit souvent en Guyenne. La maréchale de Guébriant, nommée dame d’honneur de la reine à son mariage, étant morte en allant joindre la cour à Bordeaux, Mme de Navailles qui était dans ses terres fut mise en sa place, où personne ne convenoit plus qu’elle au cardinal Mazarin et à la reine mère. C’étoit une femme d’esprit et qui avoit conservé beaucoup de monde, malgré ses longs séjours en province, et d’autant de vertu que son mari. La reine eut des filles d’honneur, et les filles d’honneur avec leurs gouvernante et sous-gouvernante sont dans l’entière dépendance de la dame d’honneur. Le roi étoit jeune et galant. Tant qu’il n’en voulut point à la chambre des filles, Mme de Navailles ne s’en mit pas en peine ; mais elle avoit l’œil ouvert sur ce qui la regardoit. Elle s’aperçut que le roi commençoit à s’amuser, et bientôt après elle apprit qu’on avoit secrètement percé une porte dans leur chambre, qui donnoit sur un petit degré par lequel le roi y montoit la nuit, et que le jour cette porte était cachée par le dossier d’un lit. Elle tint sur cela conseil avec son mari. Ils mirent la vertu et l’honneur d’un côté ; la colère du roi, la disgrâce, le dépouillement, l’exil de l’autre ; ils ne balancèrent pas. Mme de Navailles prit si bien son temps, pendant le jeu et le souper de la reine, que la porte fut exactement murée, et qu’il n’y parut pas. La nuit le roi, pensant entrer par ce petit degré, fut bien étonné de ne trouver plus de porte. Il tâte, il cherche, il ne comprend pas comment il s’est mépris, et découvre enfin qu’elle est devenue muraille. La colère le saisit, il ne doute point que ce ne soit un trait de Mme de Navailles, et qu’elle ne l’a pas fait sans la participation de son mari. Du dernier, il ne put l’éclaircir que par la connoissance qu’il avoit d’eux ; mais pour la porte, il s’en informa si bien qu’il sut positivement que c’étoit Mme de Navailles qui l’avoit fait murer. Aussitôt il leur envoie demander la démission de toutes leurs charges, et ordre de s’en aller chez eux en Guyenne (c’étoit en juin 1664), et en va faire ses plaintes à la reine mère dont il les savoit fort protégés. La reine mère, qui avoit un grand crédit sur le roi, l’employa tout entier pour parer ce coup. Tout ce qu’elle put obtenir ce fut de leur sauver le gouvernement de la Rochelle et du pays d’Aunis, et de les y faire envoyer ; mais tout le reste sauta. M. de Saint-Aignan acheta le Havre, M. de Chaulnes, les chevau-légers de la garde, et Mme de Montausier fut dame d’honneur, sans quitter sa place de gouvernante de Mgr le Dauphin.

Les suites ont fait voir que le roi se connoissoit bien en gens, et qu’il n’en pouvoit choisir une plus commode, malgré toute la morale et la vertu de l’hôtel de Rambouillet et l’austérité de M. de Montausier. L’exil ne fut pas long.

La reine mourut tout au commencement de 1666, et en mourant elle demanda au roi son fils le retour et le pardon de M. et de Mme de Navailles, qui ne put la refuser. Le mari est devenu neuf ans depuis maréchal de France, et, quoique simple duc à brevet, n’a jamais porté le titre de maréchal, ni sa femme de maréchale. Elle parut le reste de sa vie fort rarement et des moments à la cour. Mme de Maintenon ne pouvoit lui refuser des distinctions et des privances, mais rares et momentanées. Le roi se souvenoit toujours de sa porte, et elle du foin et de l’avoine de Mme de Neuillant ; les années ni la dévotion n’en avoient pu amortir l’amertume.

Mme de Navailles est la dernière femme à qui j’ai vu conserver le bandeau qu’autrefois les veuves portoient toute leur vie. Il n’avoit rien de commun avec le deuil, qui ne se portoit que deux ans ; aussi ne le porta-t-elle pas davantage, mais toujours ce petit bandeau qui finissoit en pointe vers le milieu du front. Quand elle venoit à Versailles, c’étoit toujours avec une considération marquée de toute la cour, tant la vertu se fait respecter, et le roi lui faisoit toujours quelque honnêteté, mais froide. Il n’y auroit qu’à la louer s’il n’y avoit pas mille contes plus étranges et plus plaisants les uns que les autres de son avarice, trop nombreux à rapporter. M. de Navailles ne laissa que trois filles. Il avoit marié la seconde à Rothelin qui fut tué à….[3], et qui a laissé des enfants. Pompadour épousa par amour la troisième, dont il n’a eu que Mme de Courcillon ; et l’aînée, depuis la mort du père, fut la troisième femme de M. d’Elbœuf, dont elle eut Mme de Mantoue. Tout cela avant ce dernier mariage logeoit à l’hôtel de Navailles, où faute de pavé on s’embourboit dans la cour, quoique Mme de Navailles fût fort comptée et visitée. Ses gens mouroient de faim et ses filles aussi, dont l’aînée, qui se mêloit tant, qu’elle pouvoit de la dépense, grappilloit dessus pour se donner un morceau en cachette avec ses sœurs quand leur mère étoit couchée. M. et Mme de Navailles étoient extrêmement des amis de mon père.

Un bon homme, mais fort ridicule, mourut en même temps. Ce fut un M. Lavocat, maître des requêtes, frère de Mme de Pomponne et de Mme de Vins, qui avoit des bénéfices et beaucoup de bien, qui alloit partout, qui avoit eu toute sa vie la folie du beau monde, et de ne rien faire qu’être amoureux des plus belles et des plus hautes huppées, qui riaient de ses soupirs et lui faisoient des tours horribles. C’étoit avec cela un grand homme, maigre, jaune comme un coing, et qui l’avoit été toute sa vie, et qui tout vieux qu’il étoit vouloit encore être galant.

Une femme de vertu et d’un vrai mérite mourut en même temps, veuve de Maulevrier, chevalier de l’ordre, frère de MM. Colbert et de Croissy. Elle était sœur de Mme de Vaubrun, Beautru en son nom, et fille de Serrant, autrefois chancelier de Monsieur. Elle laissa un fils, gendre du comte de Tessé, dont j’aurai occasion de parler, un autre fils, et une fille mariée à Médavy, mort chevalier de l’ordre, et enfin maréchal de France, sans enfants.

Biron, qui si longtemps depuis a fait une fortune complète en biens et en honneurs, et qui l’a toute sa vie attendue dans la plus dure indigence, perdit un père obscur, qui, après la mort de sa femme, qui étoit Cossé tante paternelle de la maréchale de Villeroy, épousa une servante avec laquelle il acheva de se confiner et n’en eut point d’enfants.

Le chevalier de Villeroy se noya dans la capitane[4] de Malte, qui coula à fond en attaquant un bâtiment turc de quatorze pièces de canon. Spinola étoit le général, qui se sauva seul avec le chevalier de Saint-Germain et deux matelots ; tout le reste fut noyé. Ce chevalier de Villeroy étoit beau et bien fait, et n’avoit nulle envie de faire ses caravanes ; mais le maréchal de Villeroy qui ne vouloit qu’un aîné, qui destinoit le second à l’Église pour en faire un archevêque de Lyon, et qui avoit fort gaillardement marié une fille en Portugal et cloîtré les autres, força ce troisième fils à partir et eut tout lieu de s’en repentir. J’avois été élevé avec lui et avec l’abbé son frère, qui ne le valoit pas à beaucoup près. Cela fit le raccommodement de la famille, brouillée depuis l’affaire, que j’ai racontée en son temps, qui obligea la princesse d’Harcourt, par ordre du roi, à demander publiquement pardon à la duchesse de Rohan-Chabot, à Versailles, chez Mme la chancelière, dans laquelle M. le Grand avoit voulu donner le change au roi sur Mme de Saint-Simon, à qui j’expliquai le fait, dont M. le Grand essuya pour lui et pour Mme d’Armagnac une petite réprimande, qui l’outra d’autant plus qu’il étoit fort accoutumé à tout le contraire. Mme d’Armagnac, faute de mieux, s’en prit à elle-même pour piquer son frère, et dégoisa sur sa propre naissance d’une manière fort fâcheuse. Ils ne s’étoient pas vus depuis. La réconciliation était d’autant plus difficile que le maréchal de Villeroy étoit personnellement ami intime de M. le Grand et du chevalier de Lorraine, et fort aussi de M. de Marsan, et qu’il y mettoit une dose de subordination fort à leur goût et fort peu de celui de la maréchale. Cette triste occasion fit entremettre des amis communs pour que, sans parler plus de ce qui s’étoit passé, le maréchal et la maréchale voulussent bien recevoir la visite de M. le Grand et de Mme d’Armagnac. Ils se raccommodèrent en effet, et furent aussi bien depuis que jamais ; mais pour les belles-sœurs, qui n’eurent en aucun temps que des bienséances réciproques, cela ne les réchauffa pas plus qu’à l’ordinaire.

Ils perdirent en même temps un fort honnête homme, brave et autrefois beau et bien fait, mais qui n’étoit pas fait pour être leur beau-frère. Il s’appeloit M. d’Hauterive. Son nom étoit Vignier, comme la mère de M. de Noyon-Tonnerre, et ces Vignier n’avoient aucune naissance. Celui-ci avoit servi avec réputation et avoit été cornette des chevau-légers de la reine mère.

La sœur du maréchal de Villeroy, aînée de Mme d’Armagnac, veuve en premières noces du dernier de la maison de Tournon, en secondes, du duc de Chaulnes, frère aîné de celui qui a été ambassadeur à Rome, etc., et gouverneur de Bretagne, puis de Guyenne, s’amouracha de ce M. d’Hauterive, et l’épousa publiquement malgré toute sa famille, qui ne l’a jamais voulu voir depuis. Hauterive se conduisit avec tant d’égards et de respects avec le maréchal de Villeroy et M. et Mme d’Armagnac, qu’au bout de quelque temps ils voulurent bien le voir, et l’ont toujours bien traité toute sa vie. Toute sa vie aussi il fut galant, jusque dans sa vieillesse. Il y a lieu de juger qu’il en mourut. Il se trouva fort mal après avoir mis une paire de gants, et mourut brusquement avec des symptômes qui persuadèrent qu’il en avoit été empoisonné. Il était mal avec sa femme depuis assez longtemps, qui vivoit fort obscure.

Cossé enfin termina ses affaires et fut reçu duc et pair au parlement, bien servi par la liaison qui étoit entre le maréchal de Villeroy et le premier président Harlay. Je ne répète rien de cette affaire que j’ai expliquée à l’occasion de la mort du duc de Brissac, mon beau-frère, frère de la maréchale de Villeroy et cousin germain de celui-ci.

Rome perdit en Casanata un de ses plus illustres cardinaux, par sa piété, par sa doctrine, par le nombre et le choix des livres qu’il ramassa, et par le bien qu’il fit aux lettres. Il légua sa bibliothèque à la Minerve, à Rome, la rendit publique et y joignit tout ce qui étoit nécessaire pour l’entretenir et la rendre utile. Il mourut bibliothécaire de l’Église, dans la vingt-troisième année de son cardinalat.

M. d’Elbœuf attrapa assez adroitement quatre-vingt mille livres du roi ; il lui proposa de séparer l’Artois de son gouvernement de Picardie, et de lui permettre de vendre, et qu’il en trouvoit cent mille écus. Le roi qui ne voulut ni de cette nouveauté ni du premier venu pour gouverneur d’Artois, qui ne pouvoit être autre puisqu’il en vouloit bien donner cent mille écus, mais qui toute sa vie avoit eu du foible pour M. d’Elbœuf, crut y gagner que de lui donner cette gratification en le refusant de la vente, et sûrement M. d’Elbœuf n’y perdit pas.

Presque en même temps, le roi envoya cent mille francs à Mme de Montespan pour lui aider à faire l’acquisition d’Oiron. Ce présent ne fut pas gratuit. Mme de Montespan étoit déjà dans la pénitence, elle avoit renvoyé au roi depuis quelque temps un parfaitement beau fil de perles qu’elle en avoit eu, et qu’il donna encore augmenté à Mme la duchesse de Bourgogne ; il était alors de vingt et une perles admirables, et valoit cent cinquante mille livres.

Mme de Montespan, entre autres réparations, s’appliquoit à former du bien à d’Antin. Elle auroit pu mieux choisir qu’Oiron, beau château et beau parc à la vérité en Poitou, et qui avoit fait la demeure et les délices des ducs de Roannois ; mais cette terre relevoit de celle de Thouars avec une telle dépendance, que toutes les fois qu’il plaisoit au seigneur de Thouars il mandoit à celui d’Oiron qu’il chasseroit un tel jour dans son voisinage, et qu’il eût à abattre une certaine quantité de toises des murs de son parc pour ne point trouver d’obstacles en cas que la chasse s’adonnât à y entrer. On comprend que c’est un droit si dur qu’on ne s’avise pas de l’exercer ; mais on comprend aussi qu’il se trouve des occasions où on s’en sert dans toute son étendue, et alors que peut devenir le seigneur d’Oiron ?




  1. L’expression avoir la main signifie avoir la droite et la place d’honneur.
  2. L’ordinaire est l’évêque diocésain.
  3. Henri d’Orléans, marquis de Rothe1in guidon des gens d’armes du roi, mourut le 19 septembre 1691 des suites des blessures qu’il avait reçues au combat de Leuze.
  4. La galère capitane étoit celle qui portoit le commandant de la flotte.