Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/12


CHAPITRE XII.


Camp de Compiègne superbe ; magnificence inouïe du maréchal de Boufflers. — Dames s’entassent pour Compiègne. — Ducs couplés à Compiègne. — Ambassadeurs prétendent le pour. — Distinction du pour. — Logements à la suite du roi. — Voyage et camp de Compiègne. — Plaisante malice du duc de Lauzun au comte de Tessé. — Spectacle singulier. — Retour de Compiègne.


Il n’étoit question que de Compiègne, où soixante mille hommes venoient former un camp. Il en fut en ce genre comme du mariage de Mgr le duc de Bourgogne au sien. Le roi témoigna qu’il comptoit que les troupes seroient belles, et que chacun s’y piqueroit d’émulation ; c’en fut assez pour exciter une telle émulation qu’on eut après tout lieu de s’en repentir. Non seulement il n’y eut rien de si parfaitement beau que toutes les troupes, et toutes à tel point, qu’on ne sut à quels corps en donner le prix, mais leurs commandants ajoutèrent, à la beauté majestueuse et guerrière des hommes, des armes, des chevaux, les parures et la magnificence de la cour, et les officiers s’épuisèrent encore par des uniformes qui auroient pu orner des fêtes.

Les colonels et jusqu’à beaucoup de simples capitaines eurent des tables abondantes et délicates, six lieutenants généraux et quatorze maréchaux de camp employés s’y distinguèrent par une grande dépense, mais le maréchal de Boufflers étonna par sa dépense et par l’ordre surprenant d’une abondance et d’une recherche de goût, de magnificence et de politesse, qui dans l’ordinaire de la durée de tout le camp, et à toutes les heures de la nuit et du jour, put apprendre au roi même ce que c’étoit que donner une fête vraiment magnifique et superbe, et à M. le Prince, dont l’art et le goût y surpassoit tout le monde, ce que c’étoit que l’élégance, le nouveau et l’exquis.

Jamais spectacle si éclatant, si éblouissant, il le faut dire, si effrayant, et en même temps rien de si tranquille que lui et toute sa maison dans ce traitement universel, de si sourd que tous les préparatifs, de si coulant de source que le prodige de l’exécution, de si simple, de si modeste, de si dégagé de tout soin, que ce général qui néanmoins avoit tout ordonné et ordonnoit sans cesse, tandis qu’il ne paraissoit occupé que des soins du commandement de cette armée. Les tables sans nombre, et toujours neuves, et à tous les moments servies à mesure qu’il se présentoit ou officiers, ou courtisans, ou spectateurs ; jusqu’aux bayeurs les plus inconnus, tout était retenu, invité et comme forcé par l’attention, la civilité et la promptitude du nombre infini de ses officiers, et pareillement toutes sortes de liqueurs chaudes et froides, et tout ce qui peut être le plus vastement et le plus splendidement compris dans le genre de rafraîchissements ; les vins françois, étrangers, ceux de liqueur les plus rares, y étoient comme abandonnés à profusion, et les mesures y étoient si bien prises que l’abondance de gibier et de venaison arrivoit de tous côtés, et que les mers de Normandie, de Hollande, d’Angleterre, de Bretagne, et jusqu’à la Méditerranée, fournissoient tout ce qu’elles avoient de plus monstrueux et de plus exquis à jour et point nommés, avec un ordre inimitable, et un nombre de courriers et de petites voitures de poste prodigieux. Enfin jusqu’à l’eau, qui fut soupçonnée de se troubler ou de s’épuiser par le grand nombre de bouches, arrivoit de SainteReine, de la Seine et des sources les plus estimées, et il n’est possible d’imaginer rien en aucun genre qui ne fût là sous la main, et pour le dernier survenant de paille comme pour l’homme le plus principal et le plus attendu.

Des maisons de bois meublées comme les maisons de Paris les plus superbes, et tout en neuf et fait exprès, avec un goût et une galanterie singulière, et des tentes immenses, magnifiques, et dont le nombre pouvoit seul former un camp. Les cuisines, les divers lieux, et les divers officiers pour cette suite sans interruption de tables et pour tous leurs différents services, les sommelleries, les offices, tout cela formoit un spectacle dont l’ordre, le silence, l’exactitude, la diligence et la parfaite propreté ravissoit de surprise et d’admiration.

Ce voyage fut le premier où les dames traitèrent d’ancienne délicatesse ce qu’on n’eût osé leur proposer ; il y en eut tant qui s’empressèrent à être du voyage, que le roi lâcha la main, et permit à celles qui voudroient de venir à Compiègne. Mais ce n’étoit pas où elles tendoient : elles vouloient toutes être nommées, et la nécessité, non la liberté du voyage, et c’est ce qui leur fit sauter le bâton de s’entasser dans les carrosses des princesses. Jusqu’alors, tous les voyages que le roi avoit faits, il avoit nommé des dames pour suivre la reine ou Mme la Dauphine dans les carrosses de ces premières princesses.

Ce qu’on appela les princesses, qui étoient les bâtardes du roi, avoient leurs amies et leur compagnie pour elles, qu’elles faisoient agréer au roi, et qui alloient dans leurs carrosses à chacune, mais qui le trouvoient bon et qui marchoient sur ce pied-là. En ce voyage-ci tout fut bon pourvu qu’on allât. Il n’y en eut aucune dans le carrosse du roi que la duchesse du Lude avec les princesses. Monsieur et Madame demeurèrent à Saint-Cloud et à Paris.

La cour en hommes fut extrêmement nombreuse, et tellement que pour la première fois, à Compiègne, les ducs furent couplés. J’échus avec le duc de Rohan dans une belle et grande maison du sieur Chambaudon, où nous fûmes nous et nos gens fort à notre aise. J’allai avec M. de La Trémoille et le duc d’Albret, qui me reprochèrent un peu que j’en avois fait une honnêteté à M, de Bouillon, qui en fut fort touché. Mais je crus la devoir à ce qu’il étoit, et plus encore à l’amitié intime qui étoit entre lui et M. le maréchal de Lorges, et qui en outre étoient cousins germains.

Les ambassadeurs furent conviés d’aller à Compiègne. Le vieux Ferreiro, qui l’étoit de Savoie, leur mit dans la tête de prétendre le pour. Il assura qu’il l’avoit eu autrefois à sa première ambassade en France. Celui de Portugal allégua que Monsieur, le menant à Montargis, le lui avoit fait donner par ses maréchaux des logis, ce qui, disoit-il, ne s’étoit fait que sur l’exemple de ceux du roi ; et le nonce maintint que le nonce Cavallerini l’avoit eu avant d’être cardinal. Pomponne, Torcy, les introducteurs des ambassadeurs, Cavoye protestèrent tous que cela ne pouvoit être, et que jamais ambassadeur ne l’avoit prétendu, et il n’y en avoit pas un mot sur les registres ; mais on a vu quelle foi les registres peuvent porter. Le fait étoit que les ambassadeurs sentirent l’envie que le roi avoit de leur étaler la magnificence de ce camp, et qu’ils crurent en pouvoir profiter pour obtenir une chose nouvelle. Le roi tint ferme ; les allées et venues se poussèrent jusque dans les commencements du voyage, et ils finirent par n’y point aller. Le roi en fut si piqué que lui, si modéré et si silencieux, je lui entendis dire à son souper, à Compiègne, que s’il faisoit bien il les réduiroit à ne venir à la cour que par audience, comme il se pratiquoit partout ailleurs.

Le pour est une distinction dont j’ignore l’origine, mais qui en effet n’est qu’une sottise : elle consiste à écrire en craie sur les logis pour M. un tel, ou simplement écrire M. un tel. Les maréchaux des logis qui marquent ainsi tous les logements dans les voyages mettent ce pour aux princes du sang, aux cardinaux et aux princes étrangers. M. de La Trémoille l’a aussi obtenu, et la duchesse de Bracciano, depuis princesse des Ursins. Ce qui me fait appeler cette distinction une sottise, c’est qu’elle n’emporte ni primauté ni préférence de logement : les cardinaux, les princes étrangers et les ducs sont logés également entre eux sans distinction quelconque qui est toute renfermée dans ce mot pour, et n’opère d’ailleurs quoi que ce soit. Ainsi ducs, princes, étrangers, cardinaux sont logés sans autre différence entre eux après les charges du service nécessaire, après eux les maréchaux de France, ensuite les charges considérables, et puis le reste des courtisans. Cela est de même dans les places ; mais quand le roi est à l’armée, son quartier est partagé, et la cour est d’un côté et le militaire de l’autre, sans avoir rien de commun ; et s’il se trouve à la suite du roi des maréchaux de France sans commandement dans l’armée, ils ne laissent pas d’être logés du côté militaire et d’y avoir les premiers logements.

Le jeudi 28 août, la cour partit pour Compiègne, le roi passa à Saint-Cloud, coucha à Chantilly, y demeura un jour et arriva le samedi à Compiègne. Le quartier général étoit au village de Condun, où le maréchal de Boufflers avoit des maisons outre ses tentes. Le roi y mena Mgr le duc de Bourgogne et Mme la duchesse de Bourgogne, etc., qui y firent une collation magnifique, et qui y virent les ordonnances, dont j’ai parlé ci-dessus, avec tant de surprise, qu’au retour de Compiègne, le roi dit à Livry, qui par son ordre avoit préparé des tables au camp pour Mgr le duc de Bourgogne, qu’il ne falloit point que ce prince en tînt, que, quoi qu’il pût faire, ce ne seroit rien en comparaison de ce qu’il venoit de voir, et que, quand son petit-fils irait à l’avenir au camp, il dîneroit chez le maréchal de Boufflers. Le roi s’amusa fort à voir et à faire voir les troupes aux dames, leur arrivée, leur campement, leurs distributions, en un mot, tous les détails d’un camp, des détachements, des marches, des fourrages, des exercices, de petits combats, des convois. Mme la duchesse de Bourgogne, les princesses, Monseigneur, firent souvent collation chez le maréchal, où la maréchale de Boufflers leur faisoit les honneurs. Monseigneur y dîna quelquefois, et le roi y mena dîner le roi d’Angleterre, qui vint passer trois ou quatre jours au camp. Il y avoit longues années que le roi n’avoit fait cet honneur à personne, et la singularité de traiter deux rois ensemble fut grande. Monseigneur et les trois princesses enfants y dînèrent aussi, et dix ou douze hommes des principaux de la cour et de l’armée. Le roi pressa fort le maréchal de se mettre à table, il ne voulut jamais, il servit le roi et le roi d’Angleterre, et le duc de Grammont, son beau-père, servit Monseigneur. Ils avoient vu, en y allant, les troupes à pied, à la tête de leurs camps ; et en revenant, ils virent faire l’exercice à toute l’infanterie, les deux lignes face à face l’une de l’autre. La -veille, le roi avoit mené le roi d’Angleterre à la revue de l’armée. Mme la duchesse de Bourgogne la vit dans son carrosse. Elle y avoit Mme la Duchesse, Mme la princesse de Conti et toutes les dames titrées.

Deux autres de ses carrosses la suivirent, remplis de toutes les autres dames.

Il arriva sur cette revue une plaisante aventure au comte de Tessé. Il était colonel général des dragons. M. de Lauzun lui demanda deux jours auparavant, avec cet air de bonté, de douceur et de simplicité qu’il prenoit presque toujours, s’il avoit songé à ce qu’il lui falloit pour saluer le roi à la tête des dragons, et là-dessus, entrèrent en récit du cheval, de l’habit et de l’équipage. Après les louanges, « mais le chapeau, lui dit bonnement Lauzun, je ne vous en entends point parler ? — Mais non, répondit l’autre, je compte d’avoir un bonnet. — Un bonnet ! reprit Lauzun, mais y pensez-vous ! un bonnet ! cela est bon pour tous les autres, mais le colonel général avoir un bonnet ! monsieur le comte, vous n’y pensez pas. — Comment donc ? lui dit Tessé, qu’aurois-je donc ?  » Lauzun le fit douter, et se fit prier longtemps, et lui faisant accroire qu’il savoit mieux qu’il ne disoit ; enfin, vaincu par ses prières, il lui dit qu’il ne lui vouloit pas laisser commettre une si lourde faute, que cette charge ayant été créée pour lui, il en savoit bien toutes les distinctions dont une des principales étoit, lorsque le roi voyoit les dragons, d’avoir un chapeau gris. Tessé surpris avoue son ignorance, et, dans l’effroi de la sottise où il seroit tombé sans cet avis si à propos, se répand en actions de grâces, et s’en va vite chez lui dépêcher un de ses gens à Paris pour lui rapporter un chapeau gris. Le duc de Lauzun avoit bien pris garde à tirer adroitement Tessé à part pour lui donner cette instruction, et qu’elle ne fût entendue de personne ; il se doutoit bien que Tessé dans la honte de son ignorance ne s’en vanteroit à personne, et lui aussi se garda bleu d’en parler.

Le matin de la revue, j’allai au lever du roi, et contre sa coutume, j’y vis M. de Lauzun y demeurer, qui avec ses grandes entrées s’en alloit toujours quand les courtisans entroient. J’y vis aussi Tessé avec un chapeau gris, une plume noire et une grosse cocarde, qui piaffoit et se pavanoit de son chapeau.

Cela qui me parut extraordinaire et la couleur du chapeau que le roi avoit en aversion, et dont personne ne portoit plus depuis bien des années, me frappa et me le fit regarder, car il étoit presque vis-à-vis de moi, et M. de Lauzun assez près de lui, un peu en arrière. Le roi, après s’être chaussé et [avoir] parlé à quelques-uns, avise enfin ce chapeau. Dans la surprise où il en fut, il demanda à Tessé où il l’avoit pris. L’autre, s’applaudissant, répondit qu’il lui étoit arrivé de Paris. « Et pourquoi faire ? dit le roi. — Sire, répondit l’autre, c’est que Votre Majesté nous fait l’honneur de nous voir aujourd’hui. — Eh bien ! reprit le roi de plus en plus surpris, que fait cela pour un chapeau gris ? — Sire, dit Tessé que cette réponse commençoit à embarrasser, c’est que le privilège du colonel général est d’avoir ce jour-là un chapeau gris. — Un chapeau gris ! reprit le roi, où diable avez-vous pris cela ? — [C’est] M. de Lauzun, sire, pour qui vous avez créé la charge, qui me l’a dit ;  » et à l’instant, le bon duc à pouffer de rire et s’éclipser. « Lauzun s’est moqué de vous, répondit le roi un peu vivement, et croyez-moi, envoyez tout à l’heure ce chapeau au général des Prémontrés. » Jamais je ne vis homme plus confondu que Tessé. Il demeura les yeux baissés et regardant ce chapeau avec une tristesse et une honte qui rendit la scène parfaite. Aucun des spectateurs ne se contraignit de rire, ni des plus familiers avec le roi d’en dire son mot. Enfin Tessé reprit assez ses sens pour s’en aller, mais toute la cour lui en dit sa pensée et lui demanda s’il ne connoissoit point encore M. de Lauzun, qui en riait sous cape, quand on lui en parloit. Avec tout cela, Tessé n’osa s’en fâcher, et la chose, quoique un peu forte, demeura en plaisanterie, dont Tessé fut longtemps tourmenté et bien honteux.

Presque tous les jours, les enfants de France dînoient chez le maréchal de Boufflers ; quelquefois Mme la duchesse de Bourgogne, les princesses et les dames, mais très-souvent des collations. La beauté et la profusion de la vaisselle pour fournir à tout, et toute marquée aux armes du maréchal, fut immense et incroyable ; ce qui ne le fut pas moins, ce fut l’exactitude des heures et des moments de tout service partout. Rien d’attendu, rien de languissant, pas plus pour les bayeurs du peuple, et jusqu’à des laquais, que pour les premiers seigneurs, à toutes heures et à tous venants. À quatre lieues autour de Compiègne, les villages et les fermes étoient remplis de monde, et François et étrangers, à ne pouvoir plus contenir personne, et cependant tout se passa sans désordre. Ce qu’il y avoit de gentilshommes et de valets de chambre chez le maréchal étoit un monde, tous plus polis et plus attentifs les uns que les autres à leurs fonctions de retenir tout ce qui paraissoit, et les faire servir depuis cinq heures du matin jusqu’à dix et onze heures du soir, sans cesse et à mesure, et à faire les honneurs, et une livrée prodigieuse avec grand nombre de pages. J’y reviens malgré moi, parce que quiconque l’a vu ne le peut oublier ni cesser d’en être dans l’admiration et l’étonnement et de l’abondance et de la somptuosité, et de l’ordre qui ne se démentit jamais d’un seul moment ni d’un seul point.

Le roi voulut montrer des images de tout ce qui se fait à la guerre ; on fit donc le siège de Compiègne dans les formes, mais fort abrégées : lignes, tranchées, batteries, sapes, etc. Crenan défendoit la place. Un ancien rempart tournoit du côté de la campagne autour du château ; il étoit de plainpied à l’appartement du roi, et par conséquent élevé, et dominoit toute la campagne. Il y avoit au pied une vieille muraille et un moulin à vent, un peu au delà de l’appartement du roi, sur le rempart qui n’avoit ni banquette ni mur d’appui. Le samedi 13 septembre fut destiné à l’assaut ; le roi, suivi de toutes les dames, et par le plus beau temps du monde, alla sur ce rempart, force courtisans, et tout ce qu’il y avoit d’étrangers considérables. De là, on découvroit toute la plaine et la disposition de toutes les troupes. J’étois dans le demi-cercle, fort près du roi, à trois pas au plus, et personne devant moi. C’étoit le plus beau coup d’œil qu’on pût imaginer que toute cette armée, et ce nombre prodigieux de curieux de toutes conditions, à cheval et à pied, à distance des troupes pour ne les point embarrasser, et ce jeu des attaquants et des défendants à découvert, parce que, n’y ayant rien de sérieux que la montre, il n’y avoit de précautions à prendre pour les uns et les autres que la justesse des mouvements. Mais un spectacle d’une autre sorte, et que je peindrois dans quarante ans comme aujourd’hui, tant il me frappa, fut celui que, du haut de ce rempart, le roi donna à toute son armée, et à cette innombrable foule d’assistants de tous états, tant dans la plaine que dessus le rempart même.

Mme de Maintenon y étoit en face de la plaine et des troupes, dans sa chaise à porteurs, entre ses trois glaces, et ses porteurs retirés. Sur le bâton de devant, à gauche, étoit assise Mme la duchesse de Bourgogne, du même côté, en arrière et en demi-cercle, debout, Mme la Duchesse, Mme la princesse de Conti, et toutes les dames, et derrière elles des hommes. À la glace droite de la chaise, le roi, debout, et un peu en arrière un demi-cercle de ce qu’il y avoit en hommes de plus distingué. Le roi étoit presque toujours découvert, et à tous moments se baissoit dans la glace pour parler à Mme de Maintenon, pour lui expliquer tout ce qu’elle voyoit et les raisons de chaque chose. À chaque fois, elle avoit l’honnêteté d’ouvrir sa glace de quatre ou cinq doigts, jamais de la moitié, car j’y pris garde, et j’avoue que je fus plus attentif à ce spectacle qu’à celui des troupes. Quelquefois elle ouvroit pour quelques questions au roi, mais presque toujours c’étoit lui qui, sans attendre qu’elle lui parlât, se baissoit tout à fait pour l’instruire, et quelquefois qu’elle n’y prenoit pas garde, il frappoit contre la glace pour la faire ouvrir. Jamais il ne parla qu’à elle, hors pour donner des ordres en peu de mots et rarement, et quelques réponses à Mme la duchesse de Bourgogne qui tâchoit de se faire parler, et à qui Mme de Maintenon montroit et parloit par signes de temps en temps, sans ouvrir la glace de devant, à travers laquelle la jeune princesse lui crioit quelques mots. J’examinois fort les contenances : toutes marquoient une surprise honteuse, timide, dérobée ; et tout ce qui étoit derrière la chaise et les demi-cercles avoit plus les yeux sur elle que sur l’armée, et tout, dans un respect de crainte et d’embarras. Le roi mit souvent son chapeau sur le haut de la chaise, pour parler dedans, et cet exercice si continuel lui devoit fort lasser les reins. Monseigneur étoit à cheval dans la plaine, avec les princes ses cadets ; et Mgr le duc de Bourgogne, comme à tous les autres mouvements de l’armée, avec le maréchal de Boufflers, en fonctions de général. C’étoit sur les cinq heures de l’après-dînée, par le plus beau temps du monde, et le plus à souhait.

Il y avoit, vis-à-vis la chaise à porteurs, un sentier taillé en marches roides, qu’on ne voyoit point d’en haut, et une ouverture au bout, qu’on avoit faite dans cette vieille muraille pour pouvoir aller prendre les ordres du roi d’en bas, s’il en étoit besoin. Le cas arriva : Crenan envoya Canillac, colonel de Rouergue, qui étoit un des régiments qui défendoient, pour prendre l’ordre du roi sur je ne sais quoi. Canillac se met à monter, et dépasse jusqu’un peu plus que les épaules. Je le vois d’ici aussi distinctement qu’alors. À mesure que la tête dépassoit, il avisoit cette chaise, le roi et toute cette assistance qu’il n’avoit point vue ni imaginée, parce que son poste étoit en bas, au pied du rempart, d’où on ne pouvoit découvrir ce qui étoit dessus. Ce spectacle le frappa d’un tel étonnement qu’il demeura court à regarder la bouche ouverte, les yeux fixes et le visage sur lequel le plus grand étonnement étoit peint. Il n’y eut personne qui ne le remarquât, et le roi le vit si bien, qu’il lui dit avec émotion : « Eh bien ! Canillac, montez donc. » Canillac demeuroit, le roi reprit : « Montez donc ; qu’est-ce qu’il y a ?  » Il acheva donc de monter ; et vint au roi, à pas lents, tremblants et passant les yeux à droite et à gauche, avec un air éperdu. Je l’ai déjà dit : j’étois à trois pas du roi, Canillac passa devant moi, et balbutia fort bas quelque chose. « Comment dites-vous ? dit le roi ; mais parlez donc. » Jamais il ne put se remettre ; il tira de soi ce qu’il put. Le roi, qui n’y comprit pas grand’chose, vit bien qu’il n’en tireroit rien de mieux, répondit aussi ce qu’il put, et ajouta d’un air chagrin : « Allez, monsieur. » Canillac ne se le fit pas dire deux fois, et regagna son escalier et disparut. À peine était-il dedans, que le roi, regardant autour de lui : « Je ne sais pas ce qu’a Canillac, dit-il ; mais il a perdu la tramontane, et n’a plus su ce qu’il me vouloit dire. » Personne ne répondit.

Vers le moment de la capitulation, Mme de Maintenon apparemment demanda permission de s’en aller, le roi cria : « Les porteurs de madame !  » Ils vinrent et l’emportèrent ; moins d’un quart d’heure après, le roi se retira, suivi de Mme la duchesse de Bourgogne et de presque tout ce qui étoit là.

Plusieurs se parlèrent des yeux et du coude en se retirant, et puis à l’oreille bien bas. On ne pouvoit revenir de ce qu’on venoit de voir. Ce fut le même effet parmi tout ce qui étoit dans la plaine. Jusqu’aux soldats demandoient ce que c’étoit que cette chaise à porteurs, et le roi à tout moment baissé dedans ; il fallut doucement faire taire les officiers et les questions des troupes. On peut juger de ce qu’en dirent les étrangers, et de l’effet que fit sur eux un tel spectacle. Il fit du bruit par toute l’Europe, et y fut aussi répandu que le camp même de Compiègne avec toute sa pompe et sa prodigieuse splendeur. Du reste Mme de Maintenon se produisit fort peu au camp, et toujours dans son carrosse avec trois ou quatre familières, et alla voir une fois ou deux le maréchal de Boufflers et les merveilles du prodige de sa magnificence.

Le dernier grand acte de cette scène fut l’image d’une bataille entre la première et la seconde ligne entières, l’une contre l’autre. M. Rosen, le premier des lieutenants généraux du camp, la commanda ce jour-là contre le maréchal de Boufflers, auprès duquel étoit Mgr le duc de Bourgogne comme le général. Le roi, Mme la duchesse de Bourgogne, les princes, les dames, toute la cour et un monde de curieux assistèrent à ce spectacle, le roi et tous les hommes à cheval, les dames en carrosse. L’exécution en fut parfaite en toutes ses parties et dura longtemps. Mais quand ce fut à la seconde ligne à ployer et à faire retraite, Rosen ne s’y pouvoit résoudre, et c’est ce qui allongea fort l’action. M. de Boufflers lui manda plusieurs fois de la part de Mgr le duc de Bourgogne qu’il étoit temps. Rosen en entroit en colère et n’obéissoit point. Le roi en rit fort qui avoit tout réglé, et qui voyoit aller et venir les aides de camp et la longueur de tout ce manège, et dit : « Rosen n’aime point à faire le personnage de battu. » À la fin il lui manda lui-même de finir et de se retirer. Rosen obéit, mais fort mal volontiers, et brusqua un peu le porteur d’ordre. Ce fut la conversation du retour et de tout le soir.

Enfin après des attaques de retranchements et toutes sortes d’images de ce qui se fait à la guerre et des revues infinies, le roi partit de Compiègne le lundi 22 septembre, et s’en alla avec sa même carrossée à Chantilly, y demeura le mardi, et arriva le mercredi à Versailles, avec autant de joie de toutes les dames qu’elles avoient eu d’empressement à être du voyage. Elles ne mangèrent point avec le roi à Compiègne, et y virent Mme la duchesse de Bourgogne aussi peu qu’à Versailles. Il falloit aller au camp tous les jours et la fatigue leur parut plus grande que le plaisir, et encore plus que la distinction qu’elles s’en étoient proposée. Le roi extrêmement content de la beauté des troupes, qui toutes avoient habillé, et avec tous les ornements que leurs chefs avoient pu imaginer, fit donner en partant six cents livres de gratification à chaque capitaine de cavalerie et de dragons, et trois cents livres à chaque capitaine d’infanterie. Il en fit donner autant aux majors de tous les régiments, et distribua quelques grâces dans sa maison. Il fit au maréchal de Boufflers un présent de cent mille francs[1]. Tout cela ensemble coûta beaucoup ; mais pour chacun ce fut une goutte d’eau. Il n’y eut point de régiment qui n’en fût ruiné pour bien des années, corps et officiers, et pour le maréchal de Boufflers, je laisse à penser ce que ce fut que cent mille livres à la magnificence incroyable, à qui l’a vue, dont il épouvanta toute l’Europe par les relations des étrangers qui en furent témoins, et qui tous les jours n’en pouvoient croire leurs yeux.




  1. Le manuscrit porte ici francs et non livres. Saint-Simon se sert des deux mots indifféremment.