Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/1


CHAPITRE PREMIER.


Mort étrange de Charles XI, roi de Suède. — Sa tyrannie. — Son palais brûlé. — Princes Sobieski s’en retournent sans recevoir le collier du Saint-Esprit. — Conduite désapprouvée de l’abbé de Polignac en Pologne. — Abbé de Châteauneuf y va la rectifier. — Froideur et plus du prince de Conti pour la Pologne. — Plénipotentiaires à Delft et à la Haye. — Distribution des armées. — M. de Chartres, prince du sang, et M. du Maine ne servent plus. — Ath pris par le maréchal Catinat. — Siège et prise de Barcelone par le duc de Vendôme, qui est fait vice-roi de Catalogne. — J’arrive à l’armée du maréchal de Choiseul, qui passe le Rhin. — Belle retraite du maréchal de Choiseul. — Inondations générales. — Beau projet du maréchal de Choiseul avorté par ordre de la cour, qui fait repasser le Rhin à l’armée.


Charles XI, roi de Suède, mourut à quarante-deux ans, le 15 avril de cette année, à Stockholm. Il étoit de la maison palatine, et son père, le célèbre Charles Gustave, en faveur duquel la reine Christine fut obligée d’abdiquer, étoit fils de Catherine, sœur de ce grand Gustave Adolphe, le conquérant de l’Allemagne, tous deux enfants de ce duc de Sudermanie qui usurpa la Suède sur Sigismond, roi de Pologne, fils de son frère Jean III, roi de Suède. Charles XI succéda à son père en 1660, n’ayant que cinq ans, sous la tutelle d’Éléonore d’Holstein sa mère, et avant qu’il eût vingt-cinq ans, il gagna plusieurs batailles en personne, et d’autres grands avantages sur les Danois.

Il en sut profiter dès 1680 contre son pays : il s’affranchit de tout ce qui bridoit l’autorité royale, parvint au pouvoir arbitraire, et, incontinent après qu’il l’eut affermi, le tourna en tyrannie. Il abolit les états généraux et anéantit le sénat desquels il tenoit toute son autorité nouvelle, et s’appliqua avec trop de succès à la destruction radicale de toute l’ancienne et grande noblesse, à laquelle il substitua des gens de rien. Il ruina tous les seigneurs et les maisons même qui, sous les deux célèbres Gustave, son père et celui de Christine, avoient le plus grandement servi sa couronne de leurs conseils et de leurs bras, et qui, dans le penchant de la Suède après la mort du grand Gustave Adolphe, l’avoient le plus fortement soutenue, et s’étoient acquis le plus de réputation en Europe. Il établit une chambre de révisions qui fit rapporter non seulement toutes les gratifications et les grâces reçues depuis l’avènement du grand Gustave Adolphe à la couronne, mais les intérêts qu’elle en estima et tous les fruits, et qui confisqua tous les biens sans miséricorde. Les plus grands et les plus riches tombèrent dans la dernière misère ; grand nombre emporta ce qu’il put dans les pays étrangers, et tout ce qu’il y avoit en Suède de noble et de considérable demeura écrasé.

Le genre obscur et cruel de la longue maladie dont il mourut a fait douter entre la main de Dieu vengeresse et le poison. Jusqu’après sa mort, son corps ne fut pas à couvert de la punition en ce monde ; le feu prit au palais où il étoit encore exposé en parade. Ce fut avec grande peine qu’on le sauva des flammes qui consumèrent tout le palais de Stockholm. Il mourut avec l’honneur d’avoir été accepté pour médiateur de la paix qui se traitoit.

Ce fut en sa faveur que le roi tint si ferme en celle de Nimègue en 1679, pour lui faire restituer les provinces qu’il avoit perdues. Enfin c’est le père de Charles XII qui depuis a fait tant de bruit en Europe et achevé de ruiner la Suède. La mère de ce dernier étoit fille de Frédéric III, roi de Danemark, morte dès 1693 ; et la reine sa grand’mère fut encore une fois régente.

Les princes Alexandre et Constantin Sobieski se lassèrent d’un incognito qui ne leur donnoit rien ici, et qui marquoit seulement qu’ils n’y pouvoient obtenir les distinctions dont ils s’étoient flattés. Cette raison les fit renoncer à recevoir ici l’ordre du Saint-Esprit. On y étoit fort mécontent de la reine leur mère. Ils prirent le parti de s’en aller et de dire qu’ils vouloient arriver en Pologne avant l’élection : ils prirent ainsi congé du roi, et s’en allèrent vers la mi-avril.

Les nouvelles de ce pays commençoient à n’être plus si favorables. On apprit avec étonnement que l’abbé de Polignac s’étoit beaucoup trop avancé et, entre autres promesses, s’étoit engagé d’accorder que le prince de Conti prendroit à ses dépens Caminieck occupé par les Turcs, et qu’il feroit cette conquête avant son couronnement, sans quoi son élection demeureroit nulle.

Un particulier, quelque grand et riche et appuyé qu’il fût, ne pouvoit pas se flatter de suffire à cette dépense, et de faire dépendre la validité de l’élection du succès de cette entreprise. C’étoit exposer la fortune d’un prince du sang, non seulement à l’incertitude des hasards d’un grand siège, mais à toutes les trahisons de ceux qui se trouveroient intéressés à le faire échouer par leur engagement contre l’élection de ce prince. On en fut si choqué à la cour, qu’on envoya Ferval en Pologne pour voir plus clair à ces avances de l’abbé de Polignac, essayer de raccommoder ce qu’il avoit gâté, et donner des nouvelles plus nettes et plus désintéressées de toute cette négociation. Peu après arriva un gentilhomme de la part du cardinal Radziewski, archevêque de Gnesne, qui étoit à la tète du parti du prince de Conti, et qui, comme primat de Pologne, étoit à la tête de la république pendant l’interrègne. Le compte qu’il rendit, et la commission dont il étoit chargé pour le roi et pour ce prince, donnèrent beaucoup d’espérances, mais peu d’opinion de la conduite de l’abbé de Polignac, qui, parfaitement bien avec la reine de Pologne, s’étoit brouillé avec elle jusqu’aux éclats et à l’indécence, tellement qu’il fut jugé à propos d’envoyer l’abbé de Châteauneuf lui servir d’évangéliste, et qui porta à l’abbé de Polignac des ordres très-précis de ne rien faire que de concert avec lui. Il étoit frère de notre ambassadeur à Constantinople. C’étoient deux Savoyards, tous deux gens de beaucoup d’esprit et de belles-lettres, et tous deux fort capables d’affaires, l’aîné avec plus de manège, l’autre avec encore plus de fond et de sens ; et on prit le parti d’attendre qu’il se fût bien mis au fait de tout en Pologne, et d’en être informé par lui, avant que de s’embarquer plus avant.

M. le prince de Conti étoit fort éloigné de désirer le succès d’une élévation à laquelle il n’avoit jamais pensé. Il alloit jusqu’à le craindre. Il étoit prince du sang, et quoique malvoulu du roi, il jouissoit de l’estime et de l’affection publique ; il profitoit encore de la compassion de sa situation délaissée et de son espèce de disgrâce, du parallèle qu’on faisoit entre lui si nu et M. du Maine si comblé, de la préférence sur lui de M. de Vendôme pour le commandement de l’armée, et de l’indignation qui en naissoit. Élevé avec Monseigneur, extrêmement bien avec lui et dans toute sa privance, il comptoit sur le dédommagement le plus flatteur et le plus durable sous son règne ; enfin il étoit passionnément amoureux de Mme la Duchesse : elle était charmante, et son esprit autant que sa figure. Quoique M. le Duc fût fort étrange, et étrangement jaloux, M. le prince de Conti ne laissoit pas d’être parfaitement heureux. Par ce recoin secret, il tenoit de plus en plus à Monseigneur, qui commençoit fort à s’amuser de Mme la Duchesse, laquelle avoit su lier sourdement avec Mlle Choin. C’en étoit trop pour que le brillant d’une couronne pût prévaloir sur les horreurs de s’expatrier pour jamais ; aussi parut-il extrêmement froid dans toute cette affaire, très-attentif à en faire peser toutes les difficultés, et si lent à la suivre, qu’on s’aperçut aisément de toute sa répugnance.

Après quelques difficultés et quelques délais sur les passeports des plénipotentiaires du roi pour la paix, ils arrivèrent, et incontinent après Harlay et Crécy qui étoient à Paris partirent, et ils se brouillèrent dès Lille. Le Normand, fermier général en ce département, y étoit, qui fournit de bons chevaux à Crécy, son ami, et ne donna que des colliers et des charrettes à l’autre qui, au lieu de ne s’en prendre qu’à la sottise du fermier général, s’emporta contre son collègue. Il écrivit à la cour des plaintes amères. Le Normand fut blâmé, Harlay encore plus, qui, sur les réponses sèches qu’il reçut, se hâta de se raccommoder avec Crécy. À Courtrai ils apprirent que les plénipotentiaires des alliés avoient le caractère d’ambassadeurs, et qu’ils se préparoient à leur faire beaucoup de chicanes sur le cérémonial, parce qu’ils ne l’avoient point. Ils dépêchèrent donc un courrier là-dessus qu’ils attendirent à Courtrai, et qui leur apporta le caractère d’ambassadeurs ; c’est ce qui fut cause qu’ils ne reçurent que des civilités, mais aucuns honneurs sur toute la frontière française, et que celle des ennemis leur en rendit de forts grands, ainsi que le dedans de leur pays. Ils arrivèrent à Delft, où ils trouvèrent Callières. Ceux des alliés et de Suède étoient à la Haye, à quatre lieues d’eux ; et à demi-lieue de Delft, le château de Ryswick au prince d’Orange où ils devoient tous se trouver pour traiter. On l’avoit ouvert par divers côtés, afin que chacun pût entrer et sortir par le sien, et s’asseoir vis-à-vis de son entrée autour d’une table ronde pour éviter toute dispute de rang et de compétence. Force jeunes gens de robe et de Paris étoient allés à la suite des nôtres. Harlay y avoit mené son fils qui avoit beaucoup d’esprit et encore plus de débauche et de folie, et qui fit là toutes les extravagances les plus outrées et les plus continuelles, et dont plusieurs pouvoient avoir des suites fâcheuses et embarrassantes même, sans que le père parût y donner la plus légère attention.

La disposition des armées fut la même que l’année précédente, mais les princes ne servirent point. Le roi en étoit convenu avec Monsieur pour M. le duc de Chartres, et avec M. le Prince pour M. le Duc et M. le prince de Conti, qui se chargea de le leur dire. Le roi à la fin prit ce parti par le contraste de M. de Vendôme qui commandoit une armée, et par ce qui s’étoit passé en Flandre de M. du Maine qui, ayant fait encore une campagne depuis, en fut dispensé pour toujours. M. le comte de Toulouse, qui n’avoit pas en soi la même raison, commanda la cavalerie dans l’armée du maréchal de Boufflers, et chacun partit pour les frontières. Le maréchal Catinat qui n’avoit plus d’occupation en Italie eut une armée en Flandre, avec laquelle il ouvrit la campagne par le siège d’Ath qui étoit mal pourvu, et se défendit mollement ; la place se rendit le 7 juin, et le chevalier de Tessé en eut le gouvernement.

M. de Vendôme étoit parti pour la Catalogne avec l’ordre exprès de faire le siège de Barcelone ; le comte d’Estrées, vice-amiral en survivance de son père, y amena la flotte au commencement de juin avec les galères que commandoit sous lui le bailli de Noailles, leur lieutenant général, et avec ces forces navales ferma le port. Pimentel, qui avoit défendu Charleroi, et qui l’avoit rendu en 1693 au maréchal de Villeroy, commandoit dans Barcelone. Le marquis de La Corzana, mestre de camp général de la Catalogne, s’y était jeté, et le prince de Hesse-Darmstadt commandoit au Montjoui qui en est comme la citadelle, quoiqu’un peu séparé de la ville. Ils avoient huit mille hommes d’infanterie de troupes réglées, quelque cavalerie et le reste somettants, qui sont des milices fort aguerries, et le tout ensemble faisoit vingt-cinq mille hommes. Nous avions soixante pièces de batterie et vingthuit mortiers. Dehors étoient don François de Velasco, vice-roi de Catalogne et le marquis de Grigny, général de la cavalerie avec une petite armée et force miquelets. La place étoit plus qu’abondamment fournie de tout et conserva une libre communication par un côté avec le vice-roi pour pouvoir être rafraîchie.

M. de Vendôme n’avoit point assez de troupes pour l’investir entièrement, ni pour avoir assez de postes de proche en proche dans ses derrières pour contenir les miquelets ; tellement qu’il ne put tirer ses subsistances que par le secours de la mer. Les troupes de l’armée navale mirent pied à terre et servirent au siège, les chefs d’escadre comme maréchaux de camp et le bailli de Noailles comme lieutenant général. Le comte d’Estrées demeura sur la flotte. Outre ces difficultés, les chaleurs étoient excessives. Il y eut beaucoup d’actions très-vives et très-belles ; le prince de Birkenfeld, à qui son père avoit donné le régiment d’infanterie d’Alsace, à la tête duquel il étoit devenu lieutenant général, s’y distingua extrêmement, et tellement de l’aveu de tout le monde, que le roi ne voulut pas attendre la fin du siège à le faire brigadier, et récompenser le temps qu’il avoit perdu capitaine de cavalerie. Le duc de Lesdiguières y fit ses premières armes d’une manière fort brillante. Les comtes de Mailly et de Montendre, et le fils aîné du grand prévôt s’y signalèrent fort aussi.

La contrescarpe emportée, M. de Vendôme eut avis que la nuit du 15 au 16 juillet les assiégés devoient faire une grande sortie, et en même temps le vice-roi avec toutes ses troupes attaquer le camp. Là-dessus M. de Vendôme marcha au vice-roi, la nuit du 14 au 15, dont il trouva l’armée partagée en deux camps ; il en attaqua un, et fit attaquer l’autre par d’Usson. Aucun des deux ne résista presque ; ils furent surpris, et tout prit la fuite, et le vice-roi même tout en chemise. Les deux camps furent pillés, et pendant ce pillage quelque cavalerie ennemie prit le temps de se former et de venir tomber sur les pillards, mais on avoit prévu cet inconvénient, et cette cavalerie fut défaite ; on leur tua ou prit huit cents hommes et beaucoup d’officiers. Le secrétaire et la cassette du vice-roi furent pris avec ses papiers, et cinq mille pièces de quatre pistoles. Par cette action l’armée ennemie fut entièrement dissipée et hors d’état de rafraîchir la place ni de montrer de troupes nulle part. On ne songea plus qu’à presser le siège. Il y eut encore beaucoup d’actions fort vives. Enfin les mines ayant fait tout l’effet qu’on en avoit espéré, et l’assaut prêt à donner, M. de Vendôme envoya Barbezières leur parler. Pimentel s’approcha de lui. Il y eut des propositions sur l’état où la place se trouvoit réduite qui produisirent quelques allées et venues. Enfin ils entrèrent le 5 août en capitulation, qui ne fut conclue que le 8. Elle fut telle que le méritoient de si braves gens qui, par leur belle défense, s’étoient montrés vrais Espagnols et dignes de l’être. On leur accorda trente pièces de canon, quatre mortiers, des chariots couverts tant qu’ils voulurent, et la plus honorable composition, et à la ville tous ses privilèges, excepté l’inquisition que M. de Vendôme ne voulut pas souffrir. Ils s’étoient fait un point d’honneur de ne battre point la chamade. Il périt beaucoup de monde de part et d’autre à ce siège, mais personne de marque. Le vice-roi, don François de Velasco, fut mandé à Madrid pour rendre compte de sa conduite, et La Corzana fut fait vice-roi. Le Montjoui se rendit par la même capitulation de la place, sans avoir été attaqué.

Chemerault arriva le 15 août à Versailles, où Barbezieux ne se trouva point, avec cette agréable nouvelle. Saint-Pouange le mena au roi, et Laparat, qui, comme principal ingénieur, avoit conduit le siège où il avoit été légèrement blessé, vint après rendre compte du détail de ce qui s’y étoit passé. Lui et Chemerault étoient brigadiers. Le roi donna douze mille livres à Chemerault et les fit tous deux maréchaux de camp, et avec eux M. de Liancourt qui servoit en Flandre, et ne s’attendoit à rien moins. Ce fut une galanterie que le roi fit à M. de La Rochefoucauld. Il y eut suspension d’armes en Catalogne jusqu’au 1er septembre. Le Llobregat servit de barrière pour la séparation des François et des Espagnols. Nous eûmes bien neuf mille hommes tués ou blessés, parmi lesquels six cents officiers ; les ennemis y perdirent six mille hommes. Coigny, lieutenant général, et Nanelas sous lui, furent mis pour commander dans Barcelone. Pimentel, qui l’avoit défendue, eut du roi d’Espagne un titre de Castille, et prit le nom de marquis de La Floride. M. de Vendôme, quelques jours après, y fut reçu vice-roi en grande cérémonie. Le présent en pareille occasion est de cinquante mille écus.

J’arrivai à Landau sur la fin de mai, deux jours avant l’assemblée de l’armée.

Ce fut à Lempsheim où le marquis de Chamilly demeura avec une partie de l’infanterie ; le marquis d’Huxelles alla avec l’autre à Spire, et le maréchal de Choiseul, avec une brigade d’infanterie et toute la cavalerie, s’avança à Eppenheim pour la commodité des fourrages, où on fit la réjouissance de la prise d’Ath.

Pendant qu’on subsistoit ainsi tranquillement, tantôt dans un camp, tantôt dans un autre, suivant l’abondance, le maréchal n’étoit pas sans inquiétude que le prince Louis de Bade n’en voulût à Fribourg. Ce soupçon et le remuement de leurs bateaux qui l’empêcha de s’avancer davantage dans le Palatinat, quoique fort court de fourrages, le fit songer à passer le Rhin. Il le proposa à la cour, et il en reçut la permission, en même temps que Locmaria le joignit avec neuf escadrons et dix bataillons du Luxembourg. Le maréchal tint son dessein secret, partit dans sa chaise, suivi du duc de La Ferté, du comte du Bourg, de Mélac et de Praslin, d’une brigade de cavalerie et d’une de dragons, et s’en alla au fort Louis, où il arriva le dernier juin. Il y fut joint par la cavalerie la plus à portée, puis par toute son infanterie, le marquis d’Huxelles resté avec presque rien à Spire. Cependant il se hâta d’occuper les bois et les défilés de Stolhofen pour pouvoir déboucher par là. Le marquis de Renti, avec toute la cavalerie, arriva le 3 juillet au fort Louis, où il passa le Rhin, et le même jour l’artillerie et les vivres joignirent aussi le maréchal de Choiseul assez près de la tête des chaussées. De toutes parts l’ordre et l’extrême diligence de l’exécution furent admirables. J’allai en arrivant voir le maréchal, qui ne m’en avoit dit qu’un mot léger à Ostoven, et qui m’en fit excuse sur ce qu’il n’avoit confié son projet qu’à ceux-là uniquement dont il ne se pouvoit passer pour l’exécution, dans la crainte que le prince de Bade ne portât quelques troupes dans la plaine de Stolhofen ; ce qui lui étoit bien aisé, et ce qui auroit empêché le passage du Rhin.

Pour tromper mieux M. de Bade, le marquis d’Huxelles, qui n’avoit à Spire que les troupes que Locmaria avoit amenées, et qu’il y avoit attendues absolument seul pendant vingt-quatre heures, fit passer le Rhin sur le pont de Philippsbourg à quelques troupes, et à force trompettes, cymbales et tambours, et persuada ainsi à l’ennemi que toute l’armée étoit là, ce qui le retint à trois lieues à Bruchsall où il étoit campé. Le maréchal, cependant, alla le 4 mettre son centre et son quartier général à Niederbühl, sa droite à Cupenheim, et sa gauche à Rastadt, la rivière de Murg coulant le long de la tête de son camp. Les bords de son côté en étoient hauts, et de l’autre ils étoient bas. On en rompit tous les gués, on retrancha bien la droite, on fit des redoutes, et de ces hauteurs on voyoit toute la plaine au delà de la Murg.

On accommoda bien Rastadt, et on prit toutes les précautions nécessaires pour bien assurer le camp.

Le prince de Bade, enfin détrompé, vint le 7 se mettre à Muckensturm, à demi-lieue de notre quartier général ; de là, à la Murg. Au delà d’elle il y avoit une assez grande plaine, toute remplie de fourrages. On auroit pu l’enlever le 6 ; mais on aima mieux laisser reposer l’armée, et le 7 l’arrivée du prince de Bade empêcha d’y plus penser ; mais le 8 la débandade fut générale, quelque chose qu’on pût faire ; tout courut fourrager cette plaine jusqu’entre les vedettes des ennemis, et à l’entière merci de leurs gardes et de leur camp.

Ces débandés furent plus heureux que sages ; leur extrême témérité fut leur salut. Les ennemis n’imaginèrent jamais que ce fût désobéissance et extravagance : ils la prirent pour un piège qu’on leur tendoit ; jamais pas un d’eux ne branla. Tout le fourrage revint en abondance ; il n’y eut pas un cheval de perdu, ni un homme à dire ni blessé. Je ne pense pas que jamais folie ait été en même temps et si générale et si heureuse.

Après qu’on se fut bien accommodé dans ce camp, il se trouva que les convois qu’on tiroit du fort Louis étoient incommodes et périlleux. On jeta donc à trois lieues du quartier général un pont de bateaux sur le Rhin, à l’endroit d’une île qui étoit séparée de notre bord par un bras étroit. Le chemin du pont au camp étoit couvert d’un marais ; mais ce marais, cru impraticable, se le trouva si peu que nos convois suivirent toujours leur premier chemin, et que ce pont ne fut qu’une inquiétude de plus, que les ennemis ne vinssent le brûler de notre bord à l’île, ce qui en fit ôter les trois premiers bateaux toutes les nuits. Il servit seulement à l’abondance du camp par le commerce avec les paysans d’Alsace ; et La Bretesche, lieutenant général, fut chargé de tout ce côté-là. Chamilly fit un grand fourrage du côté de la montagne. Au retour il trouva force hussards soutenus par Vaubonne avec des troupes. Il y eut une petite action ; Vaubonne fut chassé l’épée dans les reins jusqu’à un petit ruisseau, qui, avec les approches de la nuit, le délivra de la poursuite. Praslin s’y distingua fort ; il y eut assez de gens des ennemis tués, et fort peu des nôtres.

M. le maréchal de Choiseul demeura seize jours dans ce camp ; les fourrages vinrent à manquer tout à fait, il fallut songer à en sortir. On défit le pont de bateaux, et tout aussitôt le bruit se répandit qu’on alloit décamper. Pour l’apaiser, Saint-Frémont fut détaché le 18 avec presque tous les caissons de l’armée, sous prétexte d’aller quérir un grand convoi au fort Louis. En effet il revint le même jour avec beaucoup de ces mêmes caissons. Cela trompa et fit croire qu’on séjourneroit encore quelque temps. Le maréchal m’avoit confié son dessein. Notre camp étoit disposé de manière que les ennemis le voyoient en entier, excepté quelques endroits interrompus par des avances de haies et de bois, et les deux brigades de cavalerie qui fermoient la gauche de la seconde ligne de dix-neuf escadrons, Horn et Ligondez dont j’étois, et deux régiments de dragons qui couvroient ce flanc ; mais la gauche entière de la première ligne, qui étoit devant nous, étoit vue en plein. Le 19 juillet, sur les onze heures du matin, toute l’armée eut ordre de charger les gros bagages, une heure après les menus, avec défense de détendre et de rien remuer : à deux heures après midi, nos deux brigades et les dragons nos voisins, que les ennemis ne voyoient pas, comme je viens de l’expliquer, reçurent ordre de détendre et de marcher sur-le-champ sans bruit. La Bretesche, lieutenant général, et Montgomery, maréchal de camp, officiers généraux de la seconde ligne de cette aile, vinrent la prendre et la menèrent au delà des bois par lesquels nous étions arrivés, passer la nuit dans la plaine de Stolhofen, et cependant les gros et menus bagages, l’artillerie inutile et tous les caissons filèrent entre le Rhin et nous. La Bretesche avoit défenses expresses de branler, quelque combat qu’il entendit. La raison en étoit qu’il restoit assez de troupes pour combattre dans un lieu aussi étroit qu’étoit celui d’où on se retiroit ; qu’il falloit une grosse escorte pour tous les bagages de l’armée ; et qu’en cas de malheur, nos troupes se seroient trouvées toutes franches et en bon ordre dans la plaine, pour recevoir et soutenir tout ce qui déboucheroit les bois venant de notre camp.

Sur les six heures du soir, le maréchal monta sur cette hauteur retranchée de sa droite à laquelle il avoit fait travailler exprès tout le jour, et disposa toute son affaire avec tant de justesse, qu’avec le signal d’un bâton levé en l’air avec du blanc au bout de distance en distance, ce ne fut qu’une même chose que détendre, charger, monter à cheval, marcher, et quoique au petit pas, perdre les ennemis de vue. Comme il ne restoit nulle sorte d’équipage au camp, et que tout étoit sellé et bridé, cette grande armée disparut en un moment, en plein jour, aux yeux des ennemis. L’armée marcha sur deux colonnes. Le régiment colonel général de cavalerie fit l’arrière-garde de la gauche avec du canon, et le prince de Talmont ensuite avec les gardes ordinaires ; enfin, un détachement de cavalerie, sous un lieutenant-colonel qui étoit commandé tous les jours à Rastadt. Le bonhomme Lafréselière, lieutenant général, conduisoit cette arrière-garde. Le maréchal fit celle de la droite avec la gendarmerie et quelques détachements derrière elle, et Chamaraude fit avec tous les grenadiers de l’armée l’arrière-garde de tout.

Montgon, qui par son poste devoit être avec nous, obtint du maréchal de demeurer auprès de lui. Avant la nuit noire, presque toute l’armée avoit débouché tous les bois et étoit entrée dans la plaine de Stolhofen. Ceux des généraux impériaux qui se trouvèrent à la promenade accoururent de toutes parts sur les bords de la Murg pour voir ce décampement, mais il fut si prompt qu’il ne leur donna pas loisir de faire la moindre contenance d’inquiéter cette retraite, l’une des plus belles qu’on ait vues.

Somières, capitaine de cavalerie au régiment de La Feuillade, avoit été pris à ce fourrage du marquis de Chamilly dont j’ai parlé, et fut renvoyé quelques jours après cette retraite. Il rapporta au maréchal de Choiseul, en ma présence, que les Impériaux, fondés sur ce convoi de Saint-Frémont, ne crurent point que notre armée marchât de quelques jours ; que le 19 juillet, jour de cette belle retraite, le prince Louis de Bade rentroit de la promenade avec le duc de Lorraine, et venoit de mettre pied à terre, lorsqu’on le vint avertir à toutes jambes que nous décampions ; qu’il répondit que cela n’étoit pas possible, fondé sur ce que lui-même venoit de voir un instant auparavant travailler encore sur cette hauteur de notre droite ; qu’en même temps il lui vint un second avis semblable qui le fit aussitôt remonter à cheval et courir aux bords de la Murg, où ce capitaine prisonnier le suivit. Ils ne virent que l’arrière-garde se dérober à leurs yeux, ce qui remplit tellement le prince de Bade d’étonnement et d’admiration qu’il demanda à ce qui l’accompagnoit s’ils avoient jamais rien vu de pareil, et il ajouta que pour lui il n’avoit pas cru jusqu’alors qu’une armée si considérable et si nombreuse pût disparaître ainsi en un instant. Cette retraite en effet fut honorable et hardie, et en même temps sûre. Elle se fit en plein jour, mais si promptement que les ennemis n’en purent tirer aucun avantage ; et, quoique en plein jour, si proche de la nuit, que l’obscurité la favorisa presque autant que si on l’eût faite dans les ténèbres. Elle fut fière, belle, bien entendue, savante, et digne enfin d’un général qui avoit si bien appris sous les plus grands maîtres.

Sa gloire en cette occasion eût été sans regret, sans un accident qui arriva.

Blansac menoit une colonne d’infanterie et fut surpris de la nuit dans les bois.

Un petit parti qu’il avoit sur son aile entendit quelque cavalerie marcher fort près de soi. Ce peu de cavalerie étoit des Impériaux égarés, qui, reconnoissant le péril où ils se trouvoient, au lieu de répondre au qui-vive, se dirent entre eux, en allemand : « Sauvons-nous. » Il n’en fallut pas davantage pour leur attirer une décharge du petit parti françois, à laquelle ils répondirent à coups de pistolet. Ce bruit fit faire, sans le commandement de personne, une décharge de ce côté-là à toute la colonne d’infanterie, et Blansac, voulant s’avancer pour savoir ce que ce pouvoit être, en essuya une seconde. II eut le bonheur de n’en être point blessé, mais cinq pauvres capitaines furent tués et quelques subalternes blessés.

L’armée ne fut pourtant point troublée par cette escopetterie, et passa la nuit auprès de nos deux brigades dans la plaine de Stolhofen, comme chacun se trouva. Le lendemain 20, dès le matin, elle en passa le défilé, et rampa, la droite et le quartier général à Lichtenau, la gauche peu éloignée de Stolhofen, l’abbaye de Schwartzals vers le centre, un gros ruisseau à la tête du camp, et le Rhin à trois quarts de lieue derrière nous. Nous y demeurâmes dix ou douze jours pour voir ce que deviendroit le prince Louis de Bade, qui demeura dans son même camp de Muckensturm. De là nous primes celui de Lings, puis celui de Wilstedt, si proche du fort de Kehl qu’il rendit notre pont de bateaux inutile, et que par le pont de Strasbourg la communication était libre, sans escorte, et continuelle entre l’armée et cette place.

Le comte du Bourg fut chargé là d’un grand fourrage ; ce qui, joint à quelques autres bagatelles, brouilla le marquis de Renti avec le maréchal de Choiseul, son beau-frère. Renti étoit un très-galant homme, vaillant et homme de bien, mais avec cela épineux à l’excès. Le maréchal s’étoit fait une autre affaire avec Revel. C’étoit à lui à être de jour celui de la retraite et par conséquent à faire celle des deux arrière-gardes où le maréchal n’étoit pas. Le bonhomme Lafréselière, que toute l’armée aimoit et honoroit, et qui le méritoit, était lieutenant général aussi, et son retour tomboit immédiatement avant celui de Revel. Il étoit aussi lieutenant général de l’artillerie, il la commandoit, et par là il ne pouvoit prendre jour de lieutenant général dans l’armée, ni marcher à son tour qu’une fois dans la campagne. Il voulut prendre sa bisque d’être de jour à la retraite ; le maréchal, qui l’aimoit et qui comptoit sur sa capacité, décida en sa faveur, et Revel fut outré. Du camp de Wilstedt nous allâmes prendre celui d’Offenbourg.

Cet été ne fut que pluies universelles, et débordements partout qui interrompoient le commerce. Paris et ses environs furent inondés, à ce qu’on nous mandoit, et ce que nous éprouvions ne nous donnoit pas de peine à le croire. Cela duroit depuis deux mois, et notre général en gémissoit dans l’impatience d’exécuter un projet qu’il avoit fait approuver à la cour : c’étoit d’aller attaquer des retranchements faits dès le commencement de la guerre pour garder les gorges qui sont à l’entrée de la Franconie, de la Souabe et de la Bavière. Schwartz et un comte de Furstemberg gardoient ces lignes, qui, par leur étendue, étoient difficiles à conserver. Le maréchal de Choiseul mouroit d’envie de s’y faire un passage dans des pays abondants et qui depuis bien des années n’avoient point souffert des guerres, d’essayer à y prendre des quartiers d’hiver et de baller un pont d’une structure particulière qui se jetoit en peu d’heures sur le Rhin, et qui, étant toujours là tout prêt, inquiétoit toutes les campagnes sitôt que notre armée descendoit le Rhin.

Le marquis d’Huxelles étoit resté à Spire, d’où il n’avoit bougé avec Locmaria et les troupes que ce dernier avoit amenées, depuis que l’armée avoit passé le Rhin, et ce passage n’avoit point été de son goût. Pendant que le maréchal méditoit l’exécution de son projet, et que le temps commençoit à lui faire espérer la possibilité de l’entreprendre, Huxelles fut averti par des paysans que les ennemis faisoient un pont à Guermersheim. C’est l’homme du monde qui aimoit le moins les entreprises, et qui craignoit le plus de se commettre.

Sans approfondir davantage, il se retira à Guermersheim, entre Philippsbourg et Landau, en donna avis au maréchal de Choiseul, et, ne se croyant pas encore là en sûreté, s’alla mettre à Lauterbourg. Ce ne fut pas tout. Il dépêcha un courrier à Barbezieux à qui il communiqua toute sa peur pour l’Alsace. Le maréchal reçut l’avis du marquis d’Huxelles avec dépit, parce qu’il jugea la terreur panique, ou que le passage pouvoit être empêché par ce que d’Huxelles avoit de troupes et qu’il venoit d’être fortifié par un corps que Mélac lui avoit amené ; mais sa colère fut extrême lorsque toute sa disposition faite pour marcher aux retranchements le lendemain, et jusqu’à la munition distribuée aux troupes, il lui arriva sur le midi un courrier de Barbezieux, avec un ordre positif du roi de repasser le Rhin sur-le-champ, toutes choses, toutes raisons et toutes représentations cessantes, et sans délai d’un moment. Le maréchal qui m’avoit confié son projet me fit les plaintes les plus amères, à moi et aux généraux qui étoient du secret. Il ne douta pas que cet ordre ne lui eût été attiré par le marquis d’Huxelles, sur lequel, tout sage et tout mesuré qu’il étoit, il s’échappa entre Lafréselière, du Bourg, Praslin et moi. Il se voyoit arracher sa gloire et une exécution dont l’importance influoit si fort sur la paix qui se traitoit, ou si elle ne se concluoit pas, sur toute la suite de la guerre ; mais il fallut obéir, et sans que le prince Louis de Bade eût songé à passer le Rhin, il nous fallut le repasser le lendemain sur le pont de Strasbourg à travers des eaux et des fanges inconcevables.

Je passai un jour entier dans la ville avec cinq ou six de mes amis, à nous reposer dans la maison de M. Rosen, qu’il me prêtoit toutes les campagnes. Il y eut quelques petites escarmouches à l’arrière-garde, que Villars, qui n’étoit chargé de rien, fit tout ce qu’il put pour tourner en combat où il n’avoit rien à perdre, et pouvoit gagner de l’honneur, parce que rien ne rouloit sur lui, et il fut enragé d’en être empêché par La Bretesche qui étoit de jour, et par Bartillac, lieutenant général de l’aile, qui avoient les plus expresses défenses du maréchal de laisser rien engager. L’armée campa sous Strasbourg, sans entrer dans la ville, puis traversa l’Alsace par lignes et par brigades, le plus légèrement qu’il se put, et s’alla remettre en front de bandière à Musbach qui étoit le camp du prince Louis de Bade, l’année précédente, lorsque notre armée étoit dans le Spirebach. Je l’y laisserai reposer, pour parler de l’affaire de Pologne et de M. le prince de Conti, dont nous apprîmes l’élection à Niederbühl. Comme nous y étions tout proche des ennemis, le maréchal de Choiseul eut la politesse d’envoyer un trompette au prince Louis de Bade, pour l’en avertir et qu’il ne fût pas surpris de la réjouissance que l’armée en devoit faire le soir.