Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/5


CHAPITRE V.


1722. — Échange des princesses (9 janvier). — Usurpation des Rohan. — Ruses, artifices, manèges du prince de Rohan, tous inutiles auprès du marquis de Santa-Cruz, qui le force à céder sur ses chimères dans l’acte espagnol, dont j’ai la copie authentique et légalisée. — Présents du roi aux Espagnols, pitoyables. — Grands d’Espagne, espagnols, n’en prennent point la qualité dans leurs titres, et pourquoi. — Avances singulières que le cardinal de Rohan me fait faire de Rome ; leur motif. — Sottise énorme du cardinal de Rohan partant de Rome. — Échange des princesses dans l’île des Faisans. — Présents et prostitution de rang de la reine douairière d’Espagne, à qui je procure un payement sur ce qui lui étoit dû. — Je vais faire la révérence à Leurs Majestés Catholiques. — Matière de cette audience. — Conte singulièrement plaisant par où elle finit. — Le roi, la reine et le prince des Asturies vont, comme à la suite du duc del Arco, voir la princesse à Cogollos. — Je vais saluer la princesse à Cogollos, puis à Lerma, à son arrivée. — Chapelle. — J’y précède tranquillement le nonce, sans faire semblant de rien. — Rare et plaisante ignorance du cardinal Borgia, qui célèbre le mariage, dont la cérémonie extérieure est différente en Espagne. — Célébration du mariage, l’après-dîner du 20 janvier. — Je suis fait grand d’Espagne de la première classe, conjointement avec un de mes fils à mon choix, pour en jouir actuellement l’un et l’autre ; et la Toison donnée à l’aîné, sans choix. — Je donne à l’instant la grandesse au cadet. — Remerciement. — Compliments de toute la cour. — Je me propose, sans en avoir aucun ordre et contre tout exemple en Espagne, de rendre public le coucher des noces du prince et de la princesse des Asturies ; et je l’exécute, et je l’obtiens. — Bonté et distinction sans exemple du roi d’Espagne pour moi et pour mon fils aîné au bal, dont je m’excuse par ménagement pour les seigneurs espagnols. — Mesures que je prends pour éviter que le coucher public ne choque les Espagnols. — Vin et huile détestablement faits en Espagne, mais admirablement chez les seigneurs. — Jambons de cochons nourris de vipères, singulièrement excellents. — Évêques debout au bal, en rochet et camail. — Cardinal Borgia n’y paroît point. — Vélation ; ce que c’est. — J’y précède encore le nonce, sans faire semblant de rien. — Maulevrier n’y paroît point, parti furtivement dès le matin de son quartier pour Madrid, qui en est fort blâmé. — Conduite réciproque entre lui et moi pendant les jours du mariage. — Étrange conduite et prétentions de La Fare. — Ma conduite à cet égard.


L’année 1722 commença par l’échange des princesses, futures épouses du roi et du prince des Asturies, dans l’île des Faisans, de la petite rivière de Bidassoa qui sépare les deux royaumes, où on avoit construit une maison de bois à cet effet, mais toute simple en comparaison de celle qui, au même endroit, avoit servi en 1659 aux célèbres conférences du cardinal Mazarin avec don Louis de Haro, premiers ministres de France et d’Espagne, à la signature de la paix dite des Pyrénées, et depuis à l’entrevue du roi et de la reine sa mère avec le roi d’Espagne Philippe IV, frère de la reine-mère.

J’avois prévu toute la coupable complaisance du cardinal Dubois pour les folles chimères des Rohan, et que le prince de Rohan n’avoit voulu être chargé de l’échange de la part du roi que pour les fortifier de ce qu’il se proposoit d’y usurper. Le rang de la maison de Rohan, acquis ou arraché pièce à pièce, ne remontoit pas plus haut que le dernier règne. Il étoit sans titre et sans prétexte que la volonté du feu roi. Il n’y avoit eu jamais de reconnoissance de la qualité de prince ; car on a vu en son lieu que le feu roi avoit mis ordre à ce que sa signature d’honneur, apposée aux contrats de mariage, n’autorisât en rien les titres que chacun y prenoit. Le temps n’étoit pas venu pour le cardinal Dubois de se moquer des promesses qu’il avoit faites au cardinal de Rohan en l’envoyant à Rome presser son chapeau, et bien auparavant pour se servir de lui à cet usage par son crédit et ses amis. Un homme de la condition et du caractère de Dubois fait aisément litière de ce qui ne lui coûte rien et de ce qui lui est même momentanément utile. Il dominoit en plein le régent, et ce prince aimoit à tout brouiller, et à favoriser les divisions et le désordre. Le cardinal Dubois, à mesure qu’il étoit monté, s’étoit défait des emplois subalternes qui lui avoient servi de degrés. Ainsi, dès qu’il fut secrétaire d’État, il produisit le médecin, son frère, et lui céda sa charge de secrétaire du cabinet du roi ayant la plume. Ce fut lui qui, en cette qualité, fut chargé de faire pour la France les actes nécessaires à l’échange, comme La Roche, secrétaire du cabinet du roi d’Espagne, ayant l’estampille, le fut pour l’Espagne. Je n’eus donc pas peine à comprendre que Dubois auroit ordre du cardinal son frère de faire en cette occasion tout ce qui plairoit au prince de Rohan, et ne pouvant parer l’usurpation que je prévoyois, je voulus du moins empêcher qu’elle ne fût complète.

Je prévins donc à Madrid le duc de Liria sur l'Altesse que le prince de Rohan ne manqueroit pas de se faire donner par Dubois dans l’acte de l’échange, et sûrement de s’en faire un titre pour le prétendre dans l’acte espagnol. Liria sentit comme moi toutes les raisons de l’empêcher, et de les bien expliquer et inculquer au marquis de Santa-Cruz, grand d’Espagne, et parfaitement espagnol, son ami particulier. À la première mention, Santa-Cruz monta aux nues. Je lui en parlai après, et il me promit bien de tenir le prince de Rohan si roide et si ferme qu’il ne lui laisseroit rien passer. Le duc de Liria fut chargé de porter les présents du roi d’Espagne à sa future belle-fille au lieu de l’échange. Je le sus avant le départ de Madrid, et je lui rafraîchis tout ce que je lui avois dit sur les prétentions que le prince de Rohan alloit produire ; et, outre que le marquis de Santa-Cruz étoit bien résolu de ne les pas souffrir, le duc de Liria me promit de le tenir de près, et d’avoir, à cet égard, toute la vigilance possible.

Dès qu’on fut arrivé des deux côtés au lieu de l’échange, c’est-à-dire à la dernière couchée des deux royaumes pour n’avoir plus qu’à passer dans l’île pour la cérémonie ; quand tout seroit convenu, il fut d’abord question de tout régler. L’acte en soi de l’échange, ni les qualités du prince de Rohan, et du marquis de Santa-Cruz ne firent point de difficulté, qualités dont je dirai un mot ensuite. Il n’y en eut point même de la part du marquis de Santa-Cruz sur ces mots de l’acte françois, signés par un secrétaire du cabinet du roi : conduite par le très excellent seigneur Son Altesse le prince de Rohan ; ce n’étoit pas à Santa-Cruz à régler l’acte françois. Mais quand de cet acte le prince de Rohan voulut se faire un titre pour avoir l’Altesse dans l’acte espagnol, le marquis de Santa-Cruz le rejeta avec tant de hauteur, et une fermeté si décidée, que le prince de Rohan eut recours à des mezzo termine, devenus malheureusement chez nous si à la mode. Il proposa de ne point prendre d’Altesse dans l’acte françois si Santa-Cruz se contentoit de ne point prendre d’Excellence dans l’acte espagnol, en sorte que tous deux éviteroient entièrement toute qualification. Cela fut rejeté avec la même hauteur. Déchu de cet expédient, Rohan fit dire à Santa-Cruz qu’en lui passant l’Altesse, il la lui passeroit aussi, s’il là vouloit prendre, et que de cette façon tout seroit accommodé avec un grand avantage pour Santa-Cruz. Santa-Cruz, avec son rire moqueur, répondit que Rohan et lui n’étoient pas princes, et qu’il seroit plaisant qu’ils imaginassent se faire princes l’un l’autre, de leur seule autorité, en se passant mutuellement l’Altesse, qui n’appartenoit ni à l’un ni, à l’autre, et se moqua de la proposition avec beaucoup de mépris. Le prince de Rohan, qui avoit compté l’attraper en l’éblouissant de l’Altesse, se trouva extrêmement embarrassé et mortifié. Enfin, en sautant le bâton, il crut en retenir un bout par une proposition spécieuse qui revint à la première c’étoit de se contenter respectivement de leurs noms et de celui de leurs emplois, sans nulle Altesse ni Excellence, ni Excellentissime Seigneur. Mais cela fut encore refusé et traité de réchauffé.

Enfin, à bout de voie, Rohan se réduisit à une dernière ressource, dont il espéra que le fond secret échapperoit à Santa-Cruz. Ce fut que le prince de Rohan ne prendroit ni Altesse, ni Excellence, ni Excellentissime Seigneur, et qu’il consentiroit que Santa-Cruz prit l’Excellence et l’Excellentissime Seigneur. Mais ce prince par les appas de sa mère avoit affaire à un homme trop avisé pour donner dans ce panneau. Santa-Cruz lui manda qu’il étoit las de tant de fantaisies, qui retardoient l’échange depuis deux jours et le voyage des princesses, et dont la plus longue durée, par des prétentions si déplacées, devenoit indécente par le retardement ; qu’en deux paroles ils étoient tous deux grands de leur pays, et dans la même commission, chacun de la part de son maître, par conséquent égaux de tous points ; par conséquent qu’il ne souffriroit pas la plus légère ombre de différence entre eux deux dans l’acte espagnol ; qu’il lui déclaroit donc qu’il y prendroit l’Excellence et l’Excellentissime Seigneur, qui est le traitement de tout temps établi pour les grands d’Espagne ; que les ducs de France ayant, depuis Philippe V, l’égalité avec eux, et les grands d’Espagne l’égalité avec les ducs de France, il prétendoit qu’il prît également comme lui l’Excellence et l’Excellentissime Seigneur dans l’acte espagnol ; que c’étoit son dernier mot ; qu’il n’écouteroit plus aucune sorte de proposition à cet égard ; qu’il le prioit de lui envoyer sur-le-champ sa dernière résolution, sur laquelle il prépareroit tout pour achever la cérémonie de l’échange, ou il feroit partir, dès le lendemain matin, l’infante pour aller attendre, en lieu plus commode que celui où elle étoit, les ordres de Madrid, où il alloit dépêcher un courrier.

Cette réponse si précise accabla le prince Rohan. Il n’osa se commettre à l’éclat qui le menaçoit ; il craignit la colère du roi et de la reine d’Espagne, et qu’il ne lui en coûtât l’Altesse dans l’acte François. Il céda donc tout court, et se consola par ce titre escroqué pour la première fois dans un acte signé par un homme du roi. C’est de la sorte que se bâtissent les titres de princes de nos gentilshommes françois, pièce à pièce, suivant le temps et les occasions qu’ils épient et qu’ils saisissent aux cheveux.

L’échange se fit enfin le 9 janvier de cette année 1722 ; et après les compliments réciproques et les présents du roi aux Espagnols, chaque princesse et sa suite continua son voyage. Je passai une heure à Lerma chez Santa-Cruz, et le Liria en troisième, où ils me contèrent tout ce que je viens d’écrire, mais bien plus en détail, avec force gausseries de Santa-Cruz sur la princerie. Il se retint sur les présents. Mais il ne put s’empêcher de me montrer le sien en souriant, ni moi d’en hausser les épaules, sans nous parler d’un autre langage. En effet, ces pierreries en petit nombre étoient pitoyables. Sur celui du personnage principal de l’échange on peut juger de ce que furent les autres. Les Espagnols s’en moquoient tout haut, et j’en mourois de honte. Ce n’étoit pas l’occasion d’épargner cinquante mille écus qui répandus sur tous les présents, les auroient rendus dignes du monarque qui les faisoit. Mais la canaille en retient toujours quelque coin, dans quelque élévation que l’aveugle fortune la pousse.

Dès que nous fûmes de retour à Madrid, je priai La Roche de vouloir bien, pour ma curiosité, m’expédier une copie des deux actes, l’un françois, l’autre espagnol, de l’échange, et de les signer pour les certifier véritables. Il les expédia et signa, et me les envoya, et ils sont actuellement sous mes yeux, dans le second portefeuille de mon ambassade, à l’heure que j’écris. Je connois les mensonges et les assertions hardies des gens à prétentions, et j’ai voulu avoir et conserver un titre paré de l’Excellence, et non Altesse, du prince de Rohan, dans l’acte espagnol, et de son égalité en tout et partout avec le marquis de Santa-Cruz, malgré ses prétentions, ses diverses propositions, ses artifices et ses ruses.

J’ai réservé un mot à dire sur les autres titres, ou pour mieux dire qualités, qu’ils prirent et qui n’avoient point de difficulté. Les grands espagnols ne prennent jamais dans leurs titres la qualité de grands d’Espagne. S’il s’en trouve quelques-uns, ce n’est que bien peu, et depuis Philippe V, à l’exemple des François. La raison de ne la point prendre n’est qu’une rodomontade espagnole. Ils prétendent que leurs noms doivent être si connus que leur grandesse ne peut manquer de l’être en même temps qu’on entend leurs noms. Mais le fond est le même qui leur fait cacher leur ancienneté avec tant de soin. En prenant la qualité de grands d’Espagne, les actes d’eux ou de leurs pères feroient foi du temps qu’ils auroient commencé à la prendre, et mettroit en évidence ce qu’ils veulent soustraire à la connoissance, et c’est la vraie raison, cachée sous la rodomontade, qui leur fait omettre la qualité qui fait leur essence et leur rang, tandis qu’ils n’omettent aucune de leurs charges, de leurs emplois, même de leurs commanderies dans les ordres de Saint-Jacques de Calatrava, etc., qui sont communes à la plus petite noblesse et à leurs propres domestiques actuels avec eux. Le prince de Rohan, si désireux d’être duc et pair, malgré sa princerie, et dont l’habile mère disoit qu’il n’y avoit de solide que cette dignité, qui ne se pouvoit ôter comme les honneurs de prince, qui dépendoient toujours d’un trait de plume, et qu’elle ne seroit point contente qu’elle n’en vit son fils revêtu ; le prince de Rohan, dis-je, ravi d’y être enfin parvenu, mais après la mort de sa mère, par la voie qu’on a vue ici alors, voulut, sûr du vrai et du solide, y faire surnager sa princerie, comme je l’ai expliqué alors. Voyant donc Santa-Cruz ne prendre point la qualité de grand d’Espagne, et prendre les autres qu’il avoit, [il] n’eut pas de peine à s’y conformer et à saisir ainsi un air de négligence pour une chose qu’il avoit si fortement passionnée, et qu’il étoit si aise d’avoir mise dans sa maison et dans sa branche.

Puisque les Rohan se trouvent sous ma plume, encore un petit mot sur le cardinal, frère du prince de Rohan. Lui et son frère étoient les gens du monde avec qui, de tout temps, j’avois eu le moins de commerce. Sans division marquée, tout m’en avoit toujours éloigné. Nos sociétés avoient toujours été très différentes du temps du feu roi, et toujours depuis, jusque-là même que le hasard ne nous faisoit point nous rencontrer. J’étois de la sorte avec eux lorsque le cardinal s’en alla à Rome. Il n’y fut pas plutôt arrivé que les lettres que je recevois toutes les semaines, comme je l’ai dit ailleurs, du cardinal Gualterio, ne furent remplies que des éloges que le cardinal de Rohan lui faisoit de moi, et du désir extrême qu’il avoit de pouvoir mériter quelque part en mon amitié.

On ne peut être plus étonné que je le fus d’avances si fortes, si continuelles, et auxquelles rien n’avoit donné lieu. Je connoissois assez le cardinal de Rohan pour être bien sûr que de pareilles démarches ne pouvoient être fondées que sur des vues qu’il pouvoit craindre que je ne traversasse ; et par cette raison, mes réponses polies et froides ne furent pas faites de manière à entretenir ces compliments ; mais ils persévérèrent toutes les semaines, s’échauffèrent de plus en plus, jusque-là que Gualterio s’entremit pour m’engager d’amitié avec le cardinal de Rohan. Gualterio étoit trop sage et trop mesuré pour se porter à cela de lui-même, et par les compliments directs qu’il ajoutoit du cardinal de Rohan pour moi, qui l’en chargeoit en même temps, je ne pus pas douter que ce ne fût lui qui faisoit agir notre ami commun. Plus les efforts redoubloient à découvert, plus ils m’étoient suspects. Mais, venus jusqu’à ce point, ils m’embarrassoient, parce que je ne voulois point de liaisons, encore moins d’engagements d’amitié avec un homme dont les intérêts, les engagements, la conduite, se trouvoient en opposition si entière avec les miens, et qu’il n’étoit pas possible de ne pas répondre à tant d’empressement d’une façon convenable à la naissance, à la dignité, et au personnage que faisoit le cardinal de Rohan. Je fis donc ce que je pus pour accorder toutes ces choses ; mais comme je n’ai jamais pu trahir mes sentiments, je crois que j’en vins mal à bout, car après que cela eut duré pendant tout son séjour à Rome, tout tomba dès qu’il en fut parti, sans que jamais il en ait été mention depuis, et comme de chose non avenue. Le fait étoit que le cardinal Dubois lui avoit donné sa parole que, devenu cardinal par son secours, il le feroit entrer dans le conseil en arrivant de Rome, et incontinent après déclarer premier ministre. Le cardinal de Rohan, également dupe du fripon et de sa propre ambition, donna en plein dans ce panneau dont un enfant se seroit gardé, parce qu’il étoit plus qu’évident que si le cardinal Dubois se trouvoit en pouvoir de faire un premier ministre, il ne préféreroit personne à lui-même, et se le feroit aux dépens de quelque parole qu’il eût pu donner, dont, même sur les moindres choses, il n’étoit rien moins qu’esclave.

Cette réflexion si naturelle n’atteignit point le cardinal de Rohan. Persuadé, par son ambition, de la bonne foi d’un homme qui n’en eut jamais aucune, il ne pensa qu’à ranger les obstacles qu’il pourroit rencontrer. Il crut aisément qu’un premier ministre ne seroit pas de mon goût, bien moins encore un premier ministre cardinal, et qui se prétendoit prince. C’est ce qui l’engagea à toutes les avances, les flatteries, les fadeurs dont il me fit accabler pendant tout son séjour à Rome par le cardinal Gualterio, qu’il abandonna tout court quand il en fut parti, parce qu’il en sentit apparemment l’inutilité. C’est aussi ce qui précipita son retour le plus promptement qu’il lui fut possible, après l’élection du pape, pour me gagner de la main, tandis que j’étois encore en Espagne, et avant mon retour se faire bombarder premier ministre. Il fut même assez imprudent et assez entraîné par la certitude qu’il se figura là-dessus pour en faire part au pape, en prenant congé de lui, et le dire franchement à plusieurs cardinaux et à d’autres, en sorte qu’il en laissa le bruit répandu et tout commun à Rome. Porté sur les ailes d’une si ferme et si douce espérance, il arriva à Paris le 28 décembre 1721.

Tout enfin étant réglé et prêt pour l’échange, l’infante partit le 9 janvier d’Oyarson, et Mlle de Montpensier de Saint-Jean de Luz, avec chacune tout leur accompagnement ; et [elles] se trouvèrent en même temps vis-à-vis l’île des Faisans, où elles entrèrent en même temps. Elles n’y demeurèrent que ce qu’il falloit pour les compliments réciproques et les choses nécessaires pour l’échange, et en sortirent en même temps : l’infante menée par le prince de Rohan, et Mlle de Montpensier par le marquis de Santa-Cruz. Elles couchèrent : l’une à Saint-Jean de Luz, l’autre à Oyarson ; et poursuivirent le lendemain leur voyage. La pauvre reine douairière d’Espagne s’épuisa pour elles en présents magnifiques de pierreries et de bijoux, à leur passage à Bayonne ; et par une prostitution de flatterie qu’elle apprenoit de ses extrêmes besoins elle voulut traiter Mlle de Montpensier en princesse des Asturies, et comme si elle eût déjà été mariée. Elle lui donna un fauteuil et la visita chez elle. Pendant la séance du fauteuil, les duchesses passèrent dans un autre endroit avec la camarera-mayor de la reine. Je me servis de tout ce que cette pauvre reine avoit fait pour toucher le roi et la reine d’Espagne pour lui procurer quelques secours sur ce qui lui étoit dû, qui étoit fort considérable et fort en arrière, et j’en obtins enfin un payement assez gros, mais ce fut tout, et je ne pus en obtenir depuis. Bayonne passé, le prince de Rohan, dont la magnificence avoit été sans table et momentanée, prit la poste et gagna Paris, où il rendit compte de ce qui s’étoit passé, et de ce qu’il avoit vu ou voulu voir de l’infante. Le marquis de Santa-Cruz dépêcha quelqu’un à Lerma, et ne vint qu’avec Mlle de Montpensier, qui se trouva seule entre les mains des Espagnols, sans aucune dame, ni femme ni domestique françois, dont aucun, sans exception, ne passa la Bidassoa, comme on en étoit sagement convenu. Pour l’infante, elle fut uniquement suivie de donna Maria de Nieves, sa gouvernante, qui, à cause de son petit âge, devoit passer quelques années en France auprès d’elle, et qui avoit toute la confiance de la reine sa mère. Ces gouvernantes d’infants et d’infantes, pour le dire en passant, n’approchent point de la volée des gouvernantes des enfants de France, et sont prises d’entre les señoras de honor, ou parmi des femmes de cet étage. Pour les infants cadets, leurs gouverneurs ne sont pas plus relevés, hors des circonstances de nécessité ou de faveur, comme il est arrivé dans la suite aux fils de la reine. Mais, à l’égard du prince aisé et successeur, leurs gouverneurs sont toujours des seigneurs fort distingués.

Tandis que Mlle de Montpensier continuoit son voyage, la quarantaine de mon exil s’avançoit aussi, et finit justement deux jours avant son arrivée à Lerma. Les bontés de Leurs Majestés Catholiques redoubloient pour moi, et les soins et les attentions obligeantes de toute leur cour, qui peu à peu s’étoit rendue fort nombreuse, et tellement que le roi, ne pouvant vivre à Lerma, aussi retiré qu’il avoit accoutumé d’être à Madrid et dans ses maisons de plaisance, où personne ne le suivoit au delà du pur nécessaire, voulut aller à Ventosilla, petit château et bourg à quelques lieues de Lerma, avec la reine et le plus court indispensable, d’où il ne revint à Lerma que le 15 janvier pour l’arrivée de la princesse. Ils avoient eu la bonté de me faire dire plusieurs fois qu’ils vouloient me voir dès le lendemain de ma quarantaine finie. Et moi, qui savois la crainte que le roi avoit de la petite vérole, je résistai jusqu’à un commandement absolu, auquel il fallut obéir, quoique fort rouge, à quoi le grand froid contribuoit beaucoup, quelques drogues qu’on m’eût fait employer pour me dérougir. J’allai donc pour la première fois à Lerma faire la révérence et tous mes remerciements à Leurs Majestés Catholiques, le matin du 19 janvier.

Après les compliments et les propos qui suivirent sur ma petite vérole, les soins et la capacité de M. Hyghens, etc., je parlai de la promotion que l’empereur s’avisoit de faire de chevaliers de la Toison d’or, au nombre de laquelle étoit le fils aîné du duc de Lorraine, qui préparoit une grande pompe pour en donner le collier à ce prince au nom de l’empereur. J’avois reçu un ordre exprès de traiter expressément cette matière dans ma première audience, que la petite vérole avoit retardée jusqu’alors ; de tâcher d’empêcher le roi d’Espagne de montrer trop de ressentiment de cette entreprise, pour ne pas troubler la négociation qui s’ouvroit au congrès de Cambrai, et où cette prétention sur la Toison devoit être discutée et réglée en faveur de l’Espagne, par les mesures que la France avoit prises là-dessus ; en même temps de faire sentir la partialité si publique du duc de Lorraine pour l’empereur, si promptement après avoir obtenu des réponses de la générosité de Leurs Majestés Catholiques pleines d’espérance sur la grâce qu’il lui avoit demandée de vouloir bien consentir à ce qu’il fût compris dans la paix générale, et que son accession y fût reçue ; et j’étois chargé de porter le roi d’Espagne à lui faire acheter désormais ce consentement par beaucoup de délais, et de fatiguer longuement l’inquiétude et la patience de ce prince là-dessus. Je m’acquittai donc de cette commission dans les termes qui m’étoient prescrits, et je n’eus pas grand’peine à réussir dans les deux points qu’elle renfermoit.

Le roi et la reine me parurent piqués de l’entreprise de l’empereur, qu’il ne pouvoit fonder que sur sa souveraineté des Pays-Bas, où les premières promotions de la Toison s’étoient faites. Mais Philippe le Bon avoit institué cet ordre comme duc de Bourgogne, et non comme seigneur des Pays-Bas. Il est vrai qu’à ce titre cet ordre auroit dû suivre le duché de Bourgogne, et le roi par conséquent en être devenu grand maître. Mais nos rois, ne s’en étant jamais souciés, ayant leurs propres ordres institués par eux, et n’ayant pas voulu embarrasser la cession du duché de Bourgogne, que Louis XI saisit et occupa à la mort de Charles, dernier duc de Bourgogne, sur son héritière, comme fief masculin et première pairie de France, réversible de droit par sa nature à la couronne, faute d’hoirs mâles, [nos rois] n’avoient jamais montré de prétention sur la grande maîtrise de l’ordre de la Toison qu’ils n’avoient point contestée. Les rois d’Espagne s’en étoient mis en possession comme issus de l’héritière du dernier duc de Bourgogne, auxquels Philippe V ayant succédé, il devoit, par conséquent, succéder aussi à la grande maîtrise de cet ordre, à laquelle même personne ne lui avoit formé aucune difficulté là-dessus à la paix d’Utrecht, qui étoit prise pour base du traité à achever entre l’empereur et le roi d’Espagne, duquel, en attendant, il étoit tacitement reconnu pour tel. Néanmoins, Leurs Majestés Catholiques n’eurent pas de peine à vouloir bien mépriser extérieurement cette entreprise, pourvu que justice leur en fût faite à Cambrai et que la France s’engageât de plus en plus à leur y faire céder l’ordre de la Toison.

À l’égard du duc de Lorraine, ils me témoignèrent qu’ils n’avoient pas besoin de cette épreuve pour savoir à quoi s’en tenir sur l’attachement sans bornes du duc de Lorraine, à l’exemple de ses pères, pour la maison d’Autriche, et de sa préférence pour les intérêts et les volontés de l’empereur sur toute autre considération ; en même temps que, sans montrer faire plus de cas qu’il ne convenoit d’un si petit prince, il étoit bon de le faire languir incertainement et longuement sur l’agrément qu’il recherchoit d’être compris dans la paix générale, et de lui faire doucement sentir, aux occasions qui s’en pouvoient présenter, le peu de considération qu’il méritoit des deux couronnes. L’audience se tourna ensuite en conversation.

Ils me firent l’honneur de me parler du cardinal Borgia, arrivé de Rome à Lerma depuis peu de jours, et de ce qu’il leur avoit conté de ce pays-là. Dans le cours de cette conversation sur Rome, le roi se mit à rire, regarda la reine, et me dit qu’il leur avoit conté la plus plaisante chose du monde. Je souris, comme pour lui demander quoi, sans oser rien dire. Il regarda encore la reine et lui dit : « Cela n’est pas trop bien à dire ; » puis : « Lui dirons-nous ? — Pourquoi non, répondit la reine. — Mais, me dit le roi, c’est donc à condition que vous n’en parlerez à qui que ce soit, sans exception. » Je le promis, et j’ai tenu exactement parole. J’en parle ici pour la première fois, après la mort du roi d’Espagne, et de ceux que cela regardoit ; et je le laisserai apprendre à qui lira ces Mémoires, si jamais après moi quelqu’un leur fait voir le jour. Alors il n’y auroit plus personne que cette histoire puisse intéresser par rapport à celui qu’elle regarde.

Le roi me fit donc l’honneur de me conter que le cardinal Borgia lui avoit dit que le cardinal de Rohan, avec toute sa magnificence et les agréments de ses manières flatteuses, remportoit peu de crédit et de réputation de Rome, où ses fatuités et le soin de sa beauté, quoique à son âge, avoit été jusqu’à se baigner souvent dans du lait pour se rendre la peau plus douce et plus belle ; que, quelque secret qu’il y eût apporté, la chose avoit été sue avec certitude, et avoit indigné les dévots, et attiré le mépris et les railleries des autres. Et là-dessus le roi et la reine à commenter, et eux et moi à rire de tout notre cœur, car le roi fit ce conte le mieux et le plus plaisamment du monde, et les commentaires aussi. Je les assurai que je n’en étois point scandalisé, parce que je connoissois depuis longtemps quel étoit ce Père de l’Église. Je n’en dis pas davantage, le terrain n’étoit pas propre à faire mention de la constitution que le P. Daubenton avoit fabriquée tête à tête avec le cardinal Fabroni, créature fidèle des jésuites et maître audacieux de Clément XI, et par eux affichée et publiée à son insu, et sans la lui avoir montrée, comme je l’ai raconté ici en son temps, et dont le cardinal de Rohan a su tirer tant de grands partis pour soi et pour les siens.

Cette audience se termina par toutes les bontés possibles de Leurs Majestés Catholiques. J’eus aussi tout lieu de me louer extrêmement de l’empressement de toute la cour, et de tout genre, à me témoigner la joie de me revoir en bonne santé après une si dangereuse maladie. J’allai après faire ma cour un moment au prince des Asturies, qui me reçut avec les mêmes bontés qu’avoient fait le roi et la reine, qui tous trois me parurent fort aises de l’arrivée de la princesse, et fort impatients de la voir. En effet, étant retourné dîner en mon quartier, j’appris que Leurs Majestés Catholiques, avec le prince des Asturies, étoient montés avec des habits communs, et sans aucune sorte d’accompagnement, dans un carrosse de suite du duc del Arco, qui alloit de leur part complimenter la princesse à Cogollos, lieu assez mauvais à quatre lieues de Lerma, qui en font huit comme celles de Paris à Versailles, ou elle devoit arriver de bonne heure, ce même jour 29 janvier. Le duc del Arco la trouva arrivée. Il dit le mot à l’oreille au marquis de Santa-Cruz pour qu’il avertit la duchesse de Monteillano et les dames de se contenir ; puis, introduit chez la princesse, il lui fit son compliment, qu’il allongea exprès pour donner à sa royale suite le temps de la bien considérer. Ensuite il lui demanda la permission de lui présenter une dame et deux cavaliers de sa suite qui avoient un grand empressement de lui rendre leurs respects. Une dame, venue avec deux hommes à la suite d’un troisième, gâta tout le mystère. La princesse se douta de la qualité de ces suivants, se jeta à leurs mains pour les baiser et en fut aussitôt embrassée. La visite se passa en beaucoup d’amitiés d’une part, de respects et de reconnoissance de l’autre ; et au bout d’un quart d’heure Leurs Majestés remontèrent en carrosse et arrivèrent fort tard à Lerma.

J’étois convenu avec Maulevrier, qui, ce même jour étoit revenu avec moi, de Lerma, dîner chez moi, qu’il s’y rendroit droit le lendemain matin de son quartier, à une lieue du mien, entre six et sept heures du matin, pour partir ensemble avec tous mes carrosses et nos suites pour aller saluer la princesse à Cogollos. C’étoit huit lieues à faire, c’est-à-dire seize de ce pays-ci, aller et venir. Il falloit avoir le temps de manger un morceau chez moi au retour, et nous trouver à Lerma pour l’arrivée de la princesse. Nous partîmes donc ensemble à sept heures précises, et les mules nous menèrent grand train. Nous fûmes introduits chez la princesse, qui achevoit de s’habiller. Nous lui fûmes présentés, puis je lui présentai le comte de Céreste, mes enfants, le comte de Larges et M. de Saint-Simon. La duchesse de Monteillano, les autres dames, Santa-Cruz aussi, firent tout ce qu’ils purent pour que la princesse nous dît quelque mot, sans avoir pu y parvenir. Ils y suppléèrent par toutes les civilités possibles. Nous n’avions pas de temps à perdre ; moins d’un quart d’heure acheva ce devoir, et nous revînmes chez moi manger un morceau à la hâte, qui fut servi à l’instant, et nous nous en allâmes aussitôt après à Lerma, dont bien nous prit, car nous n’y attendîmes pas une demi-heure.

Dès que j’y fus arrivé, je montai chez le marquis de Grimaldo, quoique je l’eusse vu chez lui la veille. Sa chambre étoit au bout d’une très grande salle où on avoit fait un retranchement pour servir de chapelle. J’avois affaire encore une fois au nonce. Je craignois qu’il ne se souvînt de ce qui s’étoit passé à la signature, et je ne voulois pas donner prise au cardinal Dubois. Je ne vis donc qu’imparfaitement la réception de la princesse, au-devant de laquelle le roi, la reine, qui logeoient en bas, et le prince, se précipitèrent, pour ainsi dire, presque jusqu’à la descente du carrosse, et je remontai vite à la chapelle, que j’avois déjà reconnue allant chez Grimaldo.

Le prie-Dieu du roi étoit placé vis-à-vis de l’autel, à peu de distance des marches, précisément comme le prie-Dieu du roi à Versailles, mais plus près de l’autel, avec deux carreaux à côté l’un de l’autre. La chapelle étoit vide de courtisans. Je me mis à côté du carreau du roi, à droite tout au bord en dehors du tapis, et je m’amusai là mieux que je ne m’y étois attendu. Le cardinal Borgia, pontificalement revêtu, étoit au coin de l’épître, le visage tourné à moi, apprenant sa leçon entre deux aumôniers en surplis, qui lui tenoient un grand livre ouvert devant lui. Le bon prélat n’y savoit lire ; il s’efforçoit, lisoit tout haut et de travers. Les aumôniers le reprenoient, il se fâchoit et les grondoit, recommençoit, étoit repris de nouveau, et se courrouçoit de plus en plus, jusqu’à se tourner à eux et à leur secouer le surplis. Je riais tant que je pouvois, car il ne s’apercevoit de rien, tant il étoit occupé et empêtré de sa leçon. Les mariages en Espagne se font l’après-dînée, et commencent à la porte de l’église comme les baptêmes. Le roi, la reine, le prince et la princesse y arrivèrent avec toute la cour, et [le roi] fut annoncé tout haut. « Qu’ils attendent, s’écria le cardinal en colère, je ne suis pas prêt. » Ils s’arrêtèrent, en effet, et le cardinal continua sa leçon, plus rouge que sa calotte et toujours furibond. Enfin il s’en alla à la porte où cela dura assez longtemps. La curiosité m’auroit fait suivre, sans la raison de conserver mon poste. J’y perdis du divertissement, car je vis arriver le roi et la reine à leur prie-Dieu riant et se parlant, et toute la cour riant aussi. Le nonce arrivant à moi me marqua sa surprise par gestes, et répétant : « Signor, signor ! » et moi, qui avois résolu de n’y rien comprendre, je lui montrai le cardinal en riant, et lui reprochai de ne l’avoir pas mieux instruit pour l’honneur du sacré collège. Le nonce entendoit bien le françois et l’écorchoit fort mal. Cette plaisanterie et l’air ingénu dont je la faisois, sans faire semblant des démonstrations du nonce, fit si heureusement diversion qu’il ne fut plus question d’autre chose, d’autant plus que le cardinal y donna lieu de plus en plus en continuant la cérémonie, pendant laquelle il ne savoit ni où il en étoit, ni ce qu’il faisoit, repris et montré à tous moments par ses aumôniers, et lui bouffant contre eux, en sorte que le roi ni la reine ne purent se contenir, ni personne de ce qui en fut témoin. Je ne voyois que le dos du prince et de la princesse à genoux, sur chacun un carreau, entre le prie-Dieu et l’autel, et le cardinal en face qui faisoit des grimaces du dernier embarras. Heureusement je n’eus là affaire qu’au nonce, le majordome-major du roi s’étant placé à côté de son fils, capitaine des gardes en quartier, au bord de la queue du tapis du prie-Dieu. Les grands étoient en foule autour, et tout ce qu’il y avoit de gens considérables, et le reste remplissoit toute la chapelle à ne se pouvoir remuer.

Parmi ce divertissement que ce pauvre cardinal donnoit à tout ce qui le voyoit, je remarquai un contentement extrême dans le roi et la reine de voir accomplir ce mariage. La cérémonie finie, qui ne fut pas bien longue, pendant laquelle personne ne se mit à genoux que le roi et la reine, et où il le fallut, les deux mariés, Leurs Majestés Catholiques se levèrent et se retirèrent vers le coin gauche du bas de leur drap de pied, et se parlèrent bas peut-être l’espace d’un bon credo, après quoi la reine demeura où elle étoit, et le roi vint à moi qui étois à la place où j’avois toujours été pendant la cérémonie. Le roi arrivé à moi me fit l’honneur de me dire : « Monsieur, je suis si content de vous en toutes manières ; et de celle en particulier dont vous vous êtes acquitté de votre ambassade auprès de moi, que je veux vous donner des marques de ma satisfaction, de mon estime et de mon amitié. Je vous fais grand d’Espagne de la première classe, vous et en même temps celui de vos deux fils que vous voudrez choisir pour être grand d’Espagne et en jouir en même temps que vous ; et je fais votre fils acné chevalier de la Toison d’or. » Aussitôt je lui embrassai les genoux, et je tâchai de lui témoigner ma reconnoissance et mon désir extrême de me rendre digne des grâces qu’il daignoit répandre sur moi, par mon attachement, mes très humbles services et mon plus profond respect. Puis je lui baisai la main, et me tournai pour faire appeler mes enfants, qui furent quelques moments à être avertis et à venir jusqu’à moi, [moments] que j’employai en remerciements redoublés. Dès qu’ils approchèrent, j’appelai le cadet, et lui dis d’embrasser les genoux du roi qui nous combloit de grâces, et qui le faisoit grand d’Espagne avec moi. Il baisa la main du roi, en se relevant, qui lui dit qu’il étoit fort aise de ce qu’il venoit de faire. Je lui présentai après l’aîné pour le remercier de la Toison, et qui se baissa fort bas seulement et lui baisa la main. Dès que cela fut fait, le roi alla vers la reine, où je le suivis avec mes enfants. Je me baissai fort bas devant la reine ; je lui fis mon remerciement particulier, puis lui présentai mes enfants, le cadet le premier, l’acné après. La reine nous reçut avec beaucoup de bonté et nous dit mille choses obligeantes, puis se mit en marche avec le roi, suivis du prince qui donnoit la main la princesse, que nous saluâmes en passant, et [ils] retournèrent dans leur appartement. Je voulus les suivre, mais je fus comme enlevé par la foule qui s’empressa autour de moi à me faire des compliments. J’eus grande attention à répondre à chacun le plus convenablement, et à tous le plus poliment qu’il me fut possible ; et quoique je ne m’attendisse à rien moins, qu’à recevoir ces grâces dans ce moment, et que je n’eusse qu’une certitude vague par. Grimaldo, et de lui-même et indéfinie pour le temps, il me parut depuis que toute cette nombreuse cour fut contente de moi.

J’affectai fort de témoigner aux grands d’Espagne que j’avois toute ma vie eu une si haute idée de leur dignité, qu’encore que j’eusse l’honneur d’être revêtu de la première du royaume de France, je me trouvois fort honoré de l’être de la leur. Je n’en dissimulai pas ma joie, ni combien j’étois sensible au bonheur de mon second fils, pour lequel je leur demandai leurs bontés. Je n’oubliai pas aussi de témoigner aux chevaliers de la Toison combien j’étois touché de l’honneur que mon fils aîné recevoit, et moi avec lui de sa promotion à ce noble et grand ordre, et je tâchai de n’oublier rien de tout ce qui pouvoit le plus leur marquer l’estime que je faisois des Espagnols, et des dignités et des honneurs de l’Espagne, et répondre le mieux à l’empressement, pour ne pas dire à l’accablement de leurs compliments à tous, ainsi que ma reconnoissance pour les bontés et les grâces que je recevois de Leurs Majestés Catholiques. Mes enfants que la foule qui fondoit sans cesse sur nous sépara bientôt de moi, firent de leur mieux de leur côté ; et cela dura plus d’une heure dans sa force, et longtemps après de ceux de moindre qualité qui n’avoient pu nous approcher plus tôt ; et je tâchai, suivant leurs degrés, de ne pas moins bien [les] recevoir et [leur] répondre que j’avois fait aux autres. Je ne me contentai pas d’avoir vu Grimaldo dans cette foule. Dès que je fus un peu débarrassé, je remontai chez lui et lui fis les remerciements que je lui devois avec grande effusion de cœur. J’étois, en effet, au comble de ma joie de me voir arrivé au seul but qui m’avoit fait désirer l’ambassade en Espagne, et je le lui devois presque entièrement.

Revenons maintenant un moment sur nos pas pour reprendre de suite ce que j’ai omis, pour ne le pas interrompre. La modestie et la gravité des Espagnols ne leur permet pas de voir coucher des mariés : le souper de noce fini, il se fait un peu de conversation, assez courte, et chacun se retire chez soi, même les plus proches parents, hommes et femmes de tout âge, après quoi les mariés se déshabillent chacun en son particulier, et se couchent sans témoins que le peu de gens nécessaires à les servir, tout comme s’ils étoient mariés depuis longtemps. Je n’ignorois pas cette coutume et je n’avois reçu aucun ordre là-dessus. Néanmoins, prévenu des nôtres, je ne pouvois regarder comme bien solide un mariage qui ne seroit point suivi de consommation au moins présumée.

On étoit convenu, à cause de l’âge et de la délicatesse du prince des Asturies, qu’il n’habiteroit avec la princesse que lorsque Leurs Majestés Catholiques le jugeroient à propos, et on comptoit que ce ne seroit d’un an, tout au moins. Je témoignai ma peine là-dessus au marquis de Grimaldo, à Lerma ; je n’y gagnai rien ; il étoit Espagnol, et il ne fit que tâcher de me rassurer sur une chose où il ne voyoit pas qu’il se pût rien changer. Outre que je n’eus que quelques moments avec lui, je crus ne devoir pas insister, et lui laisser, au contraire, croire que je me tenois pour battu, de peur que s’il apercevoit plus d’opiniâtreté, et que j’en voulusse parler au roi et à la reine, il ne me gagnât de la main à l’instant, et, les prévint à maintenir la coutume établie, et qui, jusqu’alors, n’avoit jamais été enfreinte ; mais résolu à part moi de n’en pas demeurer là, puisque, au pis aller, je ne réussirois pas, et ma tentative demeureroit ignorée. Ainsi dans l’audience que j’eus à Lerma, et que j’ai racontée après avoir fini ce qui regardoit la Toison de l’empereur et le duc de Lorraine, je me mis à parler du mariage, et de l’un à l’autre, de la consommation, en approuvant fort le délai que demandoit l’âge et la délicatesse du prince. De là je vins à la joie que recevroit M. le duc d’Orléans d’en apprendre la célébration ; et je me mis à les flatter sur l’extrême honneur qu’il recevroit de ce grand mariage, de sa sensibilité là-dessus, et plus, s’il se pouvoit encore, d’un gage si précieux et si certain du véritable retour de l’honneur des bonnes grâces de Leurs Majestés Catholiques, que j’étois témoin qu’il avoit toujours si passionnément désiré. Je fis là une pause pour voir l’effet de ce discours ; et comme il me parut répondre au dessein qui me l’avoit fait tenir, je m’enhardis à ajouter que plus cet honneur étoit grand et si justement cher à M. le duc d’Orléans, plus il étoit envié de toute l’Europe et des François mal intentionnés pour le régent, et plus la solidité du mariage lui étoit importante : que je n’ignorois pas les usages sages et modestes de l’Espagne, mais que je n’en étois pas moins persuadé qu’ils se pouvoient enfreindre en faveur d’un objet aussi grand que l’étoit le dernier degré de solidité dans un cas aussi singulier, et que je regarderois comme le comble des grâces de Leurs Majestés pour M. le duc d’Orléans, et de la certitude de ce retour si précieux, si cher et si passionné pour lui, de l’honneur de leur amitié, en même temps la marque la plus éclatante de l’intime et indissoluble union des deux branches royales, et des deux couronnes à la face de toute l’Europe, si Leurs Majestés vouloient permettre qu’il en fût usé dans ce mariage, comme Sa Majesté avoit été elle-même témoin qu’il en avoit été usé au mariage de Mgr le duc de Bourgogne, qui ne fut que si longtemps après avec Mme la duchesse de Bourgogne.

Le roi et la reine me laissèrent tout dire sans m’interrompre. Je le pris à bon augure. Ils se regardèrent, puis le roi lui dit : « Qu’en dites-vous ? — Mais vous-même, monsieur, » répondit-elle. Là-dessus, je repris la parole, et leur dis que je ne voulois point les tromper ; que je leur avouois que je n’avoir aucun ordre là-dessus ; que cette matière n’avoit été traitée avec moi, ni de bouche avant mon départ, ni par écrit dans mes instructions, ni depuis mon départ de Paris dans aucune dépêche ; que ce que je prenois la liberté de leur représenter là-dessus, venoit uniquement de moi et de mes réflexions et qu’en cela je croyois ne parler pas moins avec l’attachement d’un vrai serviteur des deux couronnes, en vrai François, en bon Espagnol, qu’en serviteur de M. le duc d’Orléans, par l’effet qui en résulteroit dans les deux monarchies et dans toute l’Europe ; qu’on y désespéreroit alors de pouvoir opérer des conjonctures qui pussent faire regarder de bon œil ce mariage comme possible à séparer, et par conséquent à travailler profondément et à tout ce qui pourroit y conduire ; enfin que toute l’Europe conjurée pour rompre l’union des deux couronnes, dont la durée intime opéreroit nécessairement toute la grandeur et la puissance, telle que la même union des deux branches de la maison d’Autriche l’a opérée en sa faveur, abandonneroit enfin le dessein d’y attenter de nouveau, le regardant comme impossible, après avoir vu l’Espagne si attachée à ses usages, y contrevenir pour la première fois, uniquement pour donner à ce mariage le dernier degré d’indissolubilité, selon l’opinion de toutes les nations, encore que, selon la sienne, il ne lui en manquât aucune sans cette formalité.

Ces raisons emportèrent Leurs Majestés Catholiques ; elles se regardèrent encore, se dirent quelques mots bas, puis le roi me dit : « Mais si nous consentions à ce que vous proposez, comment entendriez-vous faire ? » Je répondis que rien n’étoit plus aisé et plus simple ; que Sa Majesté en avoit vu le modèle au mariage de Mgr le duc de Bourgogne ; mais qu’il étoit inutile de laisser entrevoir la résolution qui en seroit prise avant le temps de l’exécution, pour éviter les discours de gens ennemis de toute nouveauté, et qui n’en verroient pas d’abord les raisons si solides et si importantes ; que supposé que Leurs Majestés voulussent bien embrasser un parti qui paraissoit si nécessaire, il suffiroit d’en faire doucement répandre la résolution dans le grand bal qui devoit précéder le coucher, où le spectacle d’un lieu si public arrêteroit les raisonnements, et où la chose seroit sue à temps de retenir les spectateurs après le bal, par le désir de faire leur cour, et par la curiosité d’être témoins de chose pour eux si nouvelle ; que pour l’exécution, Leurs Majestés seules, avec le pur nécessaire, assisteroient au déshabiller, les verroient mettre au lit, feroient placer aux deux côtés du chevet le duc de Popoli près du prince, la duchesse de Monteillano près de la princesse, et tous les rideaux entièrement ouverts des trois côtés du lit ; feroient ouvrir les deux battants de la porte, et entrer toute la cour, et la foule s’approcher du lit, laisser bien remplir la chambre de tout ce qu’elle pourroit contenir ; avoir la patience d’un quart d’heure pour satisfaire pleinement la vue de chacun ; puis faire fermer les rideaux en présence de la foule et la congédier, pendant quoi le duc de Popoli et la duchesse de Monteillano auroient soin de se glisser sous les rideaux, et de ne pas perdre un instant le prince et la princesse de vue, et la foule sortie des antichambres jusqu’au dernier, faire lever le prince et [le] conduire dans son appartement.

Le roi et la reine approuvèrent tout ce plan, et après quelque peu de conversation et de raisonnements là-dessus, me promirent de le faire exécuter de la sorte, et je leur en fis tous mes très humbles remerciements. J’eus tout lieu de juger que mes raisons les avoient frappés, par la facilité avec laquelle ils s’y rendirent, et que la chose même, toute nouvelle et singulière qu’elle fût en Espagne, ne leur déplaisoit pas, parce que ce fut après tous ces propos, et m’avoir promis l’exécution, que Leurs Majestés se mirent sur le cardinal Borgia, sur Rome, et qu’elles finirent par me raconter cette ridicule histoire du cardinal de Rohan, qui les divertit tant et moi aussi, que j’ai déjà rapportée. Je sortis donc de l’audience fort content, et m’en retournai dîner à mon quartier sans retourner chez Grimaldo que j’avois vu auparavant, et qui m’auroit pu faire des difficultés que je voulois d’autant plus éviter que je savois qu’il ne verroit le roi ni la reine de toute cette journée, parce qu’ils alloient à la messe quand je sortis d’auprès de Leurs Majestés, dîner tout de suite et monter en carrosse pour suivre, comme je l’ai dit, le duc del Arco à Cogollos, d’où ils ne pouvoient revenir que fort tard, comme ils firent.

Le lendemain après le mariage, et que je fus un peu libre de foule et de compliments, je montai avec mes enfants chez Grimaldo. À moitié du degré, je fus atteint par un des trois domestiques intérieurs françois, qui me cherchoit et qui me dit que le roi lui avoit ordonné de me dire qu’il y auroit au bal une embrasure de fenêtre où je trouverois un tabouret pour le nonce, un pour moi, un autre pour Maulevrier, et un quatrième que Sa Majesté avoit expressément commandé pour mon fils aîné qui relevoit d’une seconde maladie qu’il avoit eue dans mon quartier pendant ma petite vérole. Je fus fort touché d’une attention du roi si pleine de bonté ; mais j’en sentis en même temps toute la distinction de mon fils, ni duc, ni grand, assis où nul duc, ni grand ne s’assied point, que les trois par charges, que j’ai expliqués ailleurs, et traité comme les ambassadeurs. Je compris à l’instant combien cet honneur singulier pourroit faire de peine aux grands et blesser même les Espagnols. Je répondis donc avec tous les respects et les remerciements possibles, que je suppliois le roi de me permettre de renvoyer mon fils aîné avant le bal, parce que sa santé étoit encore si foible qu’il avoit besoin de ce repos, après la fatigue de toute cette journée, et j’évitai de la sorte -un honneur qui auroit pu `donner lieu à du mécontentement. J’achevai ensuite de monter l’escalier et d’aller chez le marquis de Grimaldo.

Mes remerciements faits, je renvoyai mes enfants, puis je dis à Grimaldo que n’ayant pas eu le temps de le voir depuis mon audience de la veille, je venois l’informer de ce qui s’y étoit passé, quoiqu’il le sût sans doute, si l’embarras de ces journées si remplies lui avoit laissé le loisir de voir Leurs Majestés. Je lui déduisis ce qui avoit regardé l’empereur, la Toison et le duc de Lorraine ; puis j’ajoutai que mes réflexions sur l’importance du coucher public m’affectant toujours, nonobstant ce qu’il m’avoit répondu là-dessus, je n’avois pu me tenir d’en parler au roi et à la reine, et je lui dis toutes les mêmes choses que je leur avois représentées. Soit que ce ministre fit semblant d’ignorer ce qu’il savoit, soit qu’en effet l’embarras de ces journées si pleines eût empêché son travail avec Leurs Majestés, je vis se peindre une curiosité extrême dans ses yeux et dans sa physionomie ; et [lui] m’interrompre plusieurs fois pour m’en demander le succès. Avant que de le satisfaire, je voulus lui déduire toutes mes raisons pour tâcher de le persuader au moins sur une chose accordée, et je finis par lui dire qu’elle l’étoit, et lui témoigner combien M. le duc d’Orléans y seroit sensible, et à quel point j’étois moi-même touché de la complaisance de Leurs Majestés. Grimaldo, en habile homme, peut-être y entra-t-il aussi de l’amitié pour moi, prit la chose de fort bonne grâce. Il me dit que ce qui abondoit ne nuisoit point ; mais que la cour seroit bien surprise. Je l’avertis que cela ne se sauroit qu’au bal, et après un peu d’entretien, je le quittai. Je voulois éviter l’improbation des Espagnols, et je crus ne pouvoir mieux m’y prendre qu’en mettant de mon côté le marquis de Villena, Espagnol au dernier point, et qui, par son âge, sa charge de majordome-major, et plus encore par sa considération personnelle et le respect universel qu’on lui portoit, arrêteroit tout par son approbation, si je pouvois la tirer de lui.

Je l’avois toujours singulièrement cultivé dans le peu de temps que j’avois eu à le pouvoir faire, et il y avoit continuellement répondu avec toute sorte d’attention, même d’amitié, jusqu’à m’être venu voir à Villahalmanzo, avant que j’eusse pu aller à Lerma. J’allai donc chez lui au sortir de chez Grimaldo, et lui dis que je venois lui faire une confidence, bien fâché que les occupations de ces deux journées ne m’eussent pas permis de le consulter auparavant, comme je le voulois. De là je lui expliquai toutes mes raisons pour le coucher public, et ma peine de ce qui y pouvoit blesser les Espagnols. Je m’étendis flatteusement sur ce dernier point, et j’ajoutai qu’après le combat qui s’étoit passé en moi-même entre cette considération et l’importance de donner le dernier degré de solidité au mariage, j’avois estimé que mon devoir et l’intérêt des deux couronnes devoit prévaloir. Il me laissa tout exposer, puis me répondit que ces raisons étoient, en effet, très fortes ; que les usages des différents pays n’étoient pas des lois qui ne dussent pas céder à des considérations aussi importantes ; que pour lui, il n’y voyoit aucun inconvénient, et qu’il ne croyoit pas, non plus, que personne y en pût trouver, quand les raisons d’innover, pour cette fois, seroient connues et pesées. Cette réponse, faite de bonne grâce par un seigneur d’un si grand poids, me mit fort à mon aise. Je le lui témoignai, et après lui avoir fait entendre la manière de l’exécution convenue par Leurs Majestés, je le suppliai de vouloir bien s’expliquer au sortir du bal, un peu publiquement, de la même manière qu’il venoit de le faire avec moi, pour disposer le gros du monde à penser de même et l’entraîner par l’autorité de son suffrage. Je le flattai là-dessus, comme il le méritoit. Il me promit très honnêtement de s’expliquer comme je le désirois. Il me tint exactement parole, et le succès en fut tel que personne n’osa se montrer scandalisé d’une nouveauté si grande et si peu attendue, qui alors, ni depuis, ne reçut aucun blâme de personne.

Content au dernier point de ces précautions, j’allai souper avec tous les François de marque chez le duc del Arco, qui nous avoit invités, où plusieurs des plus distingués de la cour se trouvèrent. Le souper fut à l’espagnole, mais une oille [1] excellente suppléa à d’autres mets auxquels nous étions peu accoutumés, avec d’excellent vin de la Manche. Le vin et l’huile que les seigneurs font faire chez eux, pour eux, sont admirables, et condamnent bien la paresse publique qui des thèmes crus en fait dont on ne peut pas seulement souffrir l’odeur. On y servit aussi de petits jambons vermeils, fort rares en Espagne même, qui ne se font que chez le duc d’Arcos [2] et deux autres seigneurs, de cochons renfermés dans des espèces de petits parcs, remplis de halliers où tout fourmille de vipères, dont ces cochons se nourrissent uniquement. Ces jambons ont un parfum admirable, et un goût si relevé et si vivifiant qu’on en est surpris, et qu’il est impossible de manger rien de si exquis. Le souper fut long, abondant, plein de joie et de politesse, bien et magnifiquement servi. En sortant de table nous passâmes tous dans les appartements du roi, où tout étoit déjà prêt pour le bal.

Toute la cour étoit en partie arrivée, le reste suivit incontinent. L’attente après fut courte. Leurs Majestés et Leurs Altesses parurent bientôt, et la reine ouvrit le bal avec le prince des Asturies. Ce bal fut disposé comme celui de Madrid, que j’ai décrit. Ainsi je me dispenserai de la répétition. Le nonce, Maulevrier et moi le vîmes de l’embrasure d’une fenêtre, de dessus nos tabourets. Mais je n’eus pas grand repos sur le mien, tant on me fit danser de menuets et de contredanses. J’avois un habit d’une extrême pesanteur, les mouvements continuels de cette journée et de la veille m’avoient extrêmement fatigué ; mais c’étoit la fête du mariage, je venois d’obtenir au delà de ce que j’avois pu y désirer ; par là, c’étoit aussi ma fête particulière, j’aurois eu mauvaise grâce de rien refuser. Ce bal fut fort gai sans déroger en rien à la majesté et à la dignité. Il dura jusque vers deux heures après minuit. Le nonce seul assis, avec Maulevrier et moi, car nul autre ambassadeur ne parut à Lerma ; le duc d’Abrantès, évêque de Cuença debout, ainsi qu’un autre évêque voisin ; deux évêques in partibus suffragants de Tolède ; et le grand inquisiteur, qui avoient assisté sans fonctions au mariage, furent au bal tout du long en rochet et camail, leur bonnet à la main. L’évêque diocésain de Burgos, exilé pour son attachement fort marqué à l’archiduc et à la maison d’Autriche, ne put s’y montrer, et le cardinal Borgia n’y put être par ses prétentions. On sut au bal qu’il y auroit coucher public. Il ne m’en parut que de la surprise, mais nul mécontentement. Personne ne s’en alla après le bal : on attendit pour voir ce coucher.

Au sortir du bal, tout le monde suivit le roi et la reine dans l’appartement de la princesse, et attendit dans les antichambres. Il n’entra dans la chambre que le service nécessaire. J’y fus appelé. La toilette fut courte ; Leurs Majestés et le prince extrêmement gais. Tout se passa comme j’ai expliqué qu’il avoit été résolu, et je regagnai Villahalmanzo, et mon lit dont j’avois un extrême besoin.

Ce ne fut pas pour y demeurer longtemps. Le lendemain, 21 janvier, il fallut me trouver de bonne heure à Lerma pour la cérémonie de la Vélation. C’est qu’en Espagne où on marie l’après-dînée ou le soir, la noce entend le lendemain la messe du mariage qui n’a pu se dire la veille, pendant laquelle se font les cérémonies extérieures, et où les mariés sont mis sous le poêle. J’allai, en arrivant, chez le marquis de Grimaldo, puis tout de suite prendre mon poste de la veille, où bientôt après toute la cour arriva.

Le prie-Dieu du roi et les carreaux en avant pour le prince et la princesse étoient disposés comme la veille, et le cardinal Borgia tout revêtu, étudiant encore sa leçon avec ses aumôniers, n’avoit plus que sa chasuble à prendre, ce qu’il fit, dès que le roi et la reine entrèrent, suivis du prince qui donnoit la main à la princesse. Le nonce, qui vint en même temps, me fit civilité, se mit auprès de moi, du côté de l’autel, comme la veille, et m’y parut tout accoutumé. Maulevrier, qui au mariage étoit un peu derrière moi, du côté d’en bas, ne parut point, et nous sûmes après, car il ne m’en avoit pas ouvert la bouche, qu’il étoit parti ce même matin de son quartier pour retourner à Madrid. Le cardinal dit la messe basse où il ne me parut guère plus habile qu’aux cérémonies, et se barbouilla fort encore en celles qui restoient à faire. La messe finie, j’accompagnai Leurs Majestés chez elles, qui s’amusèrent avec moi des embarras du cardinal. Et comme elles rentroient, je leur demandai la permission de prendre congé d’elles au sortir du dîner, parce qu’elles partoient le lendemain pour Madrid. J’oublie de marquer que le poêle fut tenu par deux aumôniers du roi qu’on appelle en Espagne sommeliers de courtine. Je crois que ce nom leur vient de ce que, jusqu’à Philippe V, tout l’enfoncement où on place le prie-Dieu du roi, lorsqu’il tient chapelle, et dont j’ai décrit la séance ailleurs, étoit tout enfermé de rideaux, qu’on appelle en espagnol cortinas, et que la fonction des aumôniers du roi étoit de relever un peu le rideau, lorsque cela étoit nécessaire, pour recevoir l’encens, baiser l’Évangile, etc.

J’allai avec nos François d’élite dîner chez le duc del Arco, en grande et illustre compagnie, où nous étions invités, et où le repas fut magnifique comme la veille. Je ne m’y oubliai pas encore à l’oille ni aux jambons de vipères. Les Espagnols étoient toujours ravis de voir un François s’accommoder du safran, surtout d’en trouver toujours chez moi en plusieurs mets, et de m’en voir manger avec plaisir. Pour dans le pain et dans la salière, où ils en mettent volontiers, je ne pus pousser jusque-là mon goût ni ma complaisance. Le dîner fut long et gai.

La surprise de l’absence de Maulevrier fit à demi bas le tour de la table, et fut d’autant plus blâmée qu’il n’étoit pas aimé. Je fus sobre sur cet article, mais on n’en dit pas moins. Je ne lui avois point parlé de mes réflexions sur le coucher public. Je gardois avec lui l’extérieur le plus exact, mais j’avois lieu de me dispenser des consultations et des confidences. Je ne lui dis que vers le milieu du bal que toute la cour seroit admise à voir les deux époux au lit, mais crûment, comme une nouvelle, sans le plus léger détail. Il m’en parut étonné à l’excès, puis tout renfrogné me demanda comment une chose si étrange et si nouvelle en Espagne avoit pu être résolue. Je lui répondis simplement que Leurs Majestés l’avoient jugé à propos ainsi, et tout de suite je me mis à parler sur le bal et sur la danse. Du reste du bal et du soir, il ne me parla presque plus, et toujours d’un air chagrin. Ce n’en fut qu’une dose ajoutée de plus. Ma grandesse et l’éclat des compliments et de l’applaudissement public le hérissa tellement qu’il ne put se contenir, jusque-là que les courtisans se divertirent à lui en parler, quelques-uns même à lui en faire compliment comme d’une chose agréable à la France, pour l’embarrasser et s’en attirer des réponses sèches et brusques. Ils l’appeloient le chat fâché et se moquoient de lui ; à moi-même il ne put s’empêcher de m’en faire un compliment sur ce même ton, et fort court, que je pris pour bon, avec tous les remerciements possibles. Il n’eut pas même la patience de les écouter jusqu’au bout, et s’en alla d’un autre côté. À mes enfants à peine leur dit-il un mot brusque en passant. Le coucher public, qu’il n’apprit que comme je viens de le rapporter, le courrouça apparemment encore. Il s’en dépita par s’en aller le lendemain sans m’en dire un mot ni à personne, et manquer ainsi de propos délibéré une fonction où le caractère dont il étoit honoré l’obligeoit d’être présent.

Un autre homme parut aussi fort mécontent, et me surprit au dernier point. Ce fut La Fare, à qui le roi d’Espagne donna la Toison, en même temps qu’à mon fils aîné. Qui eût dit à son père que ce fils auroit la Toison, jamais il n’auroit pu le croire. Toutefois me voyant fait grand d’Espagne, et conjointement avec mon second fils, cet homme si fort du monde, doux, poli, gai, en reçut les compliments avec un sec, un court, un air, un ton qu’il ne pouvoit avoir emprunté que de Maulevrier. Il se méconnut assez pour m’en faire ses plaintes. Quel qu’en fût mon étonnement, je ne crus pas devoir le lui témoigner, mais le traiter en malade, avec complaisance ; ainsi [je] tâchois là, comme depuis à Madrid, de le porter à des manières qui ne dégoûtassent ni le roi ni sa cour, et qui ne lui fermassent pas les voies de ce qu’il désiroit, mais que je savois bien qu’il étoit hors de portée d’obtenir. Il se servit tant qu’il put, et très mal à propos, du nom du régent et du cardinal Dubois, auprès de Grimaldo, et même avec d’autres seigneurs, familiers chez moi, qui après, riaient et haussoient les épaules, et m’exhortoient de tâcher à le faire rentrer en lui-même.

Cette ambition lui tourna tellement la tête, qu’il se mit à hasarder des propos comme s’il étoit ambassadeur de M. le duc d’Orléans, et à le prétendre. En me pressant sur sa grandesse, il me lâcha quelques traits de cette prétention que je ne pus lui passer comme le reste. La grandesse étoit une chimère personnelle, mais l’appuyer de cette prétention d’ambassade portoit sur M. le duc d’Orléans. Je lui remontrai donc que quelque grand prince que fût M. le duc d’Orléans, par sa naissance et par sa régence, il ne laissoit pas d’être sujet du roi, dont la qualité ne comportoit pas d’envoyer en son nom des ambassadeurs, pas même des envoyés ayant le caractère et les honneurs qu’ont les envoyés des souverains ; qu’il n’avoit qu’à voir son instruction et son titre, où je m’assurois qu’il ne trouveroit rien qui pût favoriser cette idée ; que de plus connoissant M. le duc d’Orléans autant qu’il le connoissoit, et le cardinal Dubois aussi, il devoit craindre que cette prétention leur revint, qu’ils trouveroient sûrement extrêmement mauvaise, et qui donneroit lieu à ses ennemis d’en profiter dès à présent dans le public, et dans la suite auprès du roi, en accusant M. le duc d’Orléans de vouloir déjà trancher du souverain, dans l’impatience de le devenir en effet, par des malheurs qu’on ne pouvoit assez craindre ; ce qui donneroit un nouveau cours aux horreurs tant débitées et si souvent renouvelées. Mais les vérités les plus palpables ne trouvent point d’entrée dans un esprit prévenu et que l’ambition aveugle.

La Fare se mit à pester contre la faiblesse de M. le duc d’Orléans, qui ne se soucioit point de sa grandeur, et me voulut persuader que mon attachement pour lui y devoit suppléer en cette occasion. Je me tus, car que répondre à une pareille folie ? et ce silence lui persuada que je ne voulois pas qu’il fût ambassadeur ni grand d’Espagne comme je l’étois. Pour grand, j’en aurois été bien étonné. C’eût été donner à un gentilhomme chargé des remerciements de M. le duc d’Orléans ce qui se pouvoit donner de plus grand, et la même chose, pour ne parler ici que des caractères, qui étoit donnée à l’ambassadeur extraordinaire du roi venu pour faire la demande de l’infante et en signer le contrat de mariage. Mais quelque étrange que cela eût été, je me serois bien gardé de mettre le moindre obstacle à la fortune d’un gentilhomme, comme, par cette même raison, il n’avoit tenu qu’à moi d’empêcher Maulevrier d’être ambassadeur, et je n’avois pas voulu le faire, quoique je ne l’eusse jamais vu, et que je connusse la naissance des Andrault pour bien plus légère encore que celle de La Fare. Par cette même raison, j’aurois trouvé aussi fort bon que ce dernier fût ambassadeur de M. le duc d’Orléans, ou même en eût usurpé le traitement, si ce n’avoit pas été une folie, une chose impossible, et d’ailleurs une chimère que M. le duc d’Orléans auroit fort désapprouvée, et qui lui auroit été en effet très préjudiciable.

Je n’oubliai pas à représenter à La Fare que feu Monsieur, fils, frère, gendre, beau-père et beau-frère de rois, n’avoit jamais eu d’envoyés nulle part, tels qu’ont les souverains, mais dépêché seulement en Espagne, en Angleterre, etc., des personnes distinguées de sa cour pour faire ses compliments aux rois et aux princes, aux occasions qui s’en sont présentées, comme lui-même l’étoit actuellement par M. le duc d’Orléans, son fils. Mais nulle raison ne put prendre sur La Fare. Il se persuada que mon intérêt m’empêchoit de le servir et de le faire réussir, de manière qu’il me bouda longtemps, et me vit assez peu. Cette folie d’ambassade, jusqu’à des plaintes de n’avoir pas été reçu et de n’être pas traité avec les honneurs qui lui étoient dus, commençoient à être fort sues [3], dont Grimaldo ne me cacha pas qu’il étoit fort scandalisé ; j’en craignis donc le contre-coup en France, et de recevoir des reproches de mon silence et de ma tolérance là-dessus. Pour la tolérance, je n’avois rien à y faire ; mais pour le silence, je le rompis. J’en écrivis donc un petit mot au cardinal Dubois, mais court et fort en douceur. Il ne m’y répondit pas de même sur La Pare, et lui écrivit de façon qu’il n’osa plus parler de caractère. Je crois que cette lettre ne m’accommoda pas avec lui.

Cette conduite avec moi, à qui il avoit toute l’obligation de cet agréable voyage, et de la Toison qu’il lui valoit, m’engagea à en écrire à Belle-Ile, à la prière duquel j’avois demandé La Fare à M. le duc d’Orléans pour aller de sa part en Espagne. Je lui parlai au long de sa chimère d’ambassade, et ce que j’avois tu au cardinal Dubois de la grandesse qu’il vouloit ; enfin de sa conduite avec moi. Belle-Ile avoit trop d’esprit et de sens pour ne pas voir et sentir tout ce que c’étoit que ce procédé et ces chimères, et me le manda franchement, et qu’il en écrivoit de même à La Fare sur tout ce qui me regardoit. Ce ne fut pourtant que tout à la fin de mon séjour en Espagne que La Fare reprit peu à peu ses véritables errements avec moi, et depuis notre retour en France nous avons été amis. Il a bien su depuis pousser sa fortune, et par de bien des sortes de chemins, toutefois pourtant sans intéresser son honneur. Il est étonnant combien l’ambition ouvre l’esprit le plus médiocre, et combien il est des gens à qui tout réussit, dont on ne se douteroit jamais. J’ai voulu raconter toute cette aventure de suite. Retournons chez le duc del Arco d’où nous sommes partis.


  1. On appelle oille, une espèce de potage, où entrent des viandes et des légumes de diverses sortes. Ce mot vient de l’espagnol olla.
  2. Saint-Simon a écrit le duc d’Arcos ; mais il faut lire le duc del Arco.
  3. L’irrégularité de cette phrase s’explique, parce que Saint-Simon y fait accorder le verbe et le participe avec le mot plaines.