Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/2


CHAPITRE II.


Miraval, gouverneur du conseil de Castille ; son caractère. — Caractère du grand inquisiteur. — Conseils. — Deux marquis de Campoflorido extrêmement différents à ne pas les confondre. — Archevêque de Tolède. — Constitution. — Inquisition. — Le nonce ni les évêques n’ont point l’Excellence. — Premier et unique exemple en faveur de l’archevêque de Tolède, de mon temps. — Conseillers et conseil d’État, nuls. — Ce qu’ils étoient. — Don Michel et don Domingo Guerra ; leur fortune et leur caractère. — Fortune et caractère du marquis de Grimaldo et de sa femme. — Riperda. — Fortune et caractère du marquis de Castellar et de sa femme. — Jalousie du P. Daubenton [à l’égard] du P. d’Aubrusselle ; caractère de ce dernier. — Jésuites tous puissants, mais tous ignorants en Espagne, et pourquoi. — Fortune et caractère du chevalier Bourck. — Caractère et fortune du nonce Aldobrandin en Espagne. — Caractère et fortune du colonel Stanhope, ambassadeur d’Angleterre en Espagne. — Bragadino, ambassadeur de Venise en Espagne. — Ambassadeur de Hollande. — Ambassadeurs de Malte traités en sujets en Espagne. — Guzman, envoyé de Portugal. — Caractère de Maulevrier. — Duc d’Ormond ; son caractère, sa situation en Espagne. — Marquis de Rivas, jadis Ubilla ; sa triste situation en Espagne ; je le visite.


Venons maintenant aux conseils que je trouvai, et que je laissai dans un grand délabrement, pour ce qui regardoit les conseils particuliers.

Le marquis de Miraval étoit gouverneur du conseil de Castille. C’étoit un homme de médiocre naissance, qui avoit été ambassadeur d’Espagne en Hollande, et qui en fut rappelé pour occuper cette grande place dont il n’étoit pas incapable. Il étoit doux, poli, accessible, équitable. Son esprit toutefois n’étoit pas transcendant, et son inclination étoit autrichienne. La cabale italienne, à laquelle il étoit étroitement lié, l’avoit porté par la reine à cette grande place. C’étoit un grand homme, fort bien fait, qui avoit l’attention polie de n’aller presque jamais en carrosse que ses rideaux à demi tirés pour ne faire arrêter personne.

Don François Camargo, ancien évêque de Pampelune, étoit inquisiteur général ou grand inquisiteur. Je n’ai jamais vu homme si maigre ni de visage si affilé. Il ne manquoit point d’esprit ; il étoit doux et modeste. On eût beaucoup gagné que l’inquisition eût été comme lui.

Le comte de Campoflorido étoit président du conseil des finances, où il ne faisoit rien depuis longtemps ; une longue maladie le conduisit au tombeau, depuis mon arrivée en Espagne : l’ancien de ce conseil le gouverna pendant tout mon séjour, avec le trésorier général, desquels je n’entendis point parler.

La présidence du conseil des Indes et de celui de la marine vaquoit pendant que j’étois en Espagne ; les doyens obscurs de ces conseils les conduisoient. La présidence de celui des Indes fut donnée, après mon départ, au marquis de Valero, à son arrivée de la vice-royauté du Pérou, avec la grandesse et le titre de duc d’Arion.

Le marquis de Bedmar étoit président du conseil des ordres et du conseil de guerre. La première charge étoit sérieuse, donnoit quelque travail, du crédit et de la considération. L’autre étoit tombée à n’être plus qu’un nom.

À l’égard du conseil d’Italie et de celui des Pays-Bas, ils étoient tombés par le démembrement de ces pays de la domination d’Espagne, et passés sous celle de l’empereur.

J’ai oublié d’avertir qu’il ne faut pas confondre le Campoflorido, dont je viens de parler, avec le marquis de Campoflorido, capitaine général du royaume de Valence, lorsque j’étois en Espagne. Celui-ci étoit un fin et adroit Sicilien qui s’étoit acquis la protection de la reine par le mariage de son fils avec la fille aînée de dona Laura Piscatori, nourrice et assafeta de la reine qui, contre tous les usages d’Espagne, le maintint quinze ou seize ans dans la place de capitaine général du royaume de Valence qu’il gouverna, en effet, fort sagement. Il en sortit par être fait grand d’Espagne, et vint après ici ambassadeur d’Espagne, où chacun a pu juger de son esprit, et qu’il a été peut-être le seul bon ambassadeur qu’on ait vu ici envoyé par l’Espagne, depuis don Patricio Laullez.

Il y avoit déjà plus d’un règne que les archevêques de Tolède, chanceliers de Castille par leur siège, en avoient perdu toute fonction et toute mémoire, et qu’ils étoient réduits au pur ecclésiastique, sans plus avoir aucune autre prétention. Diego d’Astorga y Cespedes l’étoit pendant que j’étois en Espagne. Né en 1666, il fut inquisiteur de Murcie, évêque de Barcelone en décembre 1715, grand inquisiteur d’Espagne en 1720, et en mars suivant archevêque de Tolède, en quittant la place de grand inquisiteur, enfin cardinal par la nomination du roi d’Espagne en novembre 1727.

On a vu ici ce que j’ai dit de ce prélat et la confiance avec laquelle il me parla contre la constitution Unigenitus, le despotisme des papes et de l’inquisition en Espagne et dans tous les pays d’inquisition, qui ne laissoient aucune autorité ni liberté aux évêques, qu’il faisoit trembler, qui étoient réduits aux simples fonctions manuelles, et qui, bien loin d’oser juger de la foi, n’auroient pas même hasardé de recevoir la constitution Unigenitus sans risquer d’être envoyés par l’inquisition pieds et poings liés, à Rome, pour avoir osé se croire en droit de pouvoir donner une approbation à ce qui émanoit de Rome, qu’ils sont obligés de recevoir à genoux, les yeux fermés, sans s’informer de ce que c’est, si dans cette conjoncture le pape ne leur avoit pas permis et ordonné de la recevoir ; combien il déplora avec moi l’anéantissement de l’épiscopat en Espagne et autres pays d’inquisition, où ce tribunal d’une part, celui du nonce de l’autre, avoient entièrement dépouillé les évêques, qui n’étoient plus les ordinaires de leurs diocèses, mais de simples grands vicaires, sacrés pour le caractère épiscopal et donner la confirmation et l’ordination et rien de plus, destitués même des pouvoirs que les évêques des autres pays donnent à leurs grands vicaires ; enfin combien il me remontra l’importance extrême que nos évêques ne tombassent pas dans cet anéantissement, sous lequel ceux d’Espagne et de tous les pays d’inquisition gémissoient, et combien les nôtres se devoient souvenir de ce que c’est que d’être évêque, soutenir les droits divins de l’épiscopat et résister avec toute la sagacité et la fermeté possible aux ruses et aux violences de Rome, dont le but continuel est d’anéantir partout l’épiscopat pour rendre les papes évêques seuls et uniques et ordinaires immédiats de tous les diocèses, pour être les seuls maîtres dans l’Église ; et par là de revenir à la domination temporelle qu’ils ont si longtemps essayé d’exercer partout, et de ne pouvoir enfin y être contredits par personne de leur communion.

Ce [que ce] prélat, éclairé et si judicieux, en vénération à toute l’Espagne par sa modestie, sa frugalité, ses mœurs, ses aumônes, sa vie retirée et studieuse, sa douceur et son éloignement de toute ambition, tel que les dignités le vinrent toutes chercher, sans en avoir jamais brigué aucune, ce que ce prélat, dis-je, crut m’apprendre sur l’esclavage et le néant de l’épiscopat dans les pays d’inquisition, et qui met en si grande évidence le cas qu’on doit faire de l’acceptation faite de la constitution par tous les évêques et les docteurs de ces pays, que nos boute-feu d’ici ont tant sollicitée et tant fait retentir pour faire accroire de force et de ruse que l’Église avoit parlé, etc., cela même on l’a vu dans ce qui a été donné ici de M. Torcy ; par les dures réprimandes, et ce qu’il arriva à Aldovrandi, nonce en Espagne, pour avoir fait accepter la constitution par des évêques, licence prise par eux, qui fut trouvée si mauvaise à Rome, quoique à la sollicitation d’Aldovrandi, que ce nonce en fut perdu, et eut toutes les peines qu’on a vu à s’en relever, et que le pape, pour couvrir cet étrange excès des évêques d’Espagne, leur commanda à tous de recevoir sa constitution Unigenitus, afin qu’il ne fût pas dit qu’ils eussent osé le faire sans ses ordres précis ; et en même temps les évêques, qui l’avoient acceptée à la réquisition du nonce, furent fort blâmés et menacés de Rome, comme ceux qui n’avoient osé déférer là-dessus aux instances du nonce furent loués et approuvés.

Cet archevêque de Tolède est le premier et l’unique prélat à qui l’Excellence ait été accordée, pour lui et pour les archevêques ses successeurs. Aucun autre n’a ce traitement, non pas même le nonce du pape, quoique si puissant en Espagne, et le premier de tous les ambassadeurs, qui l’ont tous. Les nonces, comme tous les autres archevêques et évêques d’Espagne, se contentent de la Seigneurie illustrissime, et ne prétendent point l’Excellence, même depuis que l’archevêque de Tolède l’a obtenue, fort peu avant que j’arrivasse en Espagne. C’est aussi la seule distinction qu’il ait par-dessus les autres archevêques et évêques.

Le duc d’Arcos, le duc de Veragua, le marquis de Bedmar, le comte d’Aguilar, le prince de Santo-Buono, le duc de Giovenazzo, tous grands d’Espagne, don Michel Guerra, le marquis Grimaldo, secrétaire d’État.

On l’a déjà dit, les conseillers d’État sont, ou plutôt étoient en Espagne ce que nous appelons ici ministres d’État. Aussi était-ce le dernier et le suprême but de la fortune et de la faveur. Mais depuis que la princesse des Ursins eut fait quitter prise aux cardinaux Portocarrero et d’Estrées, et à tous ceux qui avoient eu part au testament de Charles II, qui avoient mis Philippe V sur le trône, renfermé le roi d’Espagne avec la reine et elle, et changé toute la forme de la cour et du gouvernement, les fonctions de conseillers d’État tombèrent tellement en désuétude qu’il ne leur en demeura que le titre vain et oisif, sans rang ni fonctions quelconques, et sans autre distinction que de pouvoir aller en chaise à porteurs dans les rues de Madrid, avec un carrosse à leur suite, et l’Excellence. Aussi fut-ce uniquement pour donner l’Excellence à Grimaldo qu’il reçut le titre de conseiller d’État pendant que j’étois à Madrid. Je [la] lui donnois souvent avant qu’il l’eût par cette voie. Cela le flattoit, parce qu’il étoit glorieux et qu’il étoit peiné de travailler continuellement avec des ambassadeurs et avec des grands et d’autres qu’il falloit bien qu’il traitât d’Excellence, et dont il ne recevoit que la Seigneurie. Il m’en reprenoit quelquefois en souriant ; je répondois que je ne me corrigerois point, parce que je ne pouvois me mettre dans la tête qu’il ne l’eût pas. Nous reviendrons à lui tout à l’heure. Je passe les grands, parce que j’en ai parlé sous leurs titres.

Don Michel Guerra étoit une manière de demi-ecclésiastique sans ordres, mais qui avoit des bénéfices, qui étoit vieux et qui n’avoit jamais été marié. C’étoit une des meilleures têtes d’Espagne, pour ne pas dire la meilleure de tout ce que j’y ai connu ; instruit, laborieux, parlant bien et assez franchement. Aussi, quoique tout à fait hors de toutes places, était-il fort aimé et considéré. Il étoit chancelier de Milan, et à Milan lors de l’avènement de Philippe à la couronne d’Espagne ; il se conduisit bien dans cette conjoncture. Sa place étoit également importante et considérable, et faisoit compter les gouverneurs généraux du Milanois avec elle. Il y étoit fort estimé et fort autorisé. Peu après l’avènement de Philippe V à la couronne, il quitta Milan, passa quelque temps à Paris, fut traité avec beaucoup de distinction par le roi et les ministres, et fort accueilli des seigneurs principaux. C’étoit un homme fort rompu au grand monde et aux affaires, qui ne se trouva ni ébloui ni embarrassé parmi ce monde nouveau pour lui. Il repassa d’ici en Espagne, après avoir vu le roi en particulier, et conféré avec quelques-uns de nos ministres, dont il remporta l’estime et de toute la cour. Il eut son tour à être gouverneur du conseil de Castille, mais il ne l’accepta qu’à condition de n’être pas tenu d’en garder le rang, s’il venoit à quitter cette grande place, parce que, disoit-il, il ne prétendoit pas mourir d’ennui pour y avoir passé. En effet, il ne la conserva pas longtemps. Ce n’étoit pas un homme à ployer bassement ; et quand il l’eut quittée, il reprit, en effet, son genre de vie accoutumé, sans aucun rang et libre dans sa taille, fort visité et considéré, assez souvent même consulté. Je le voyois assez souvent chez lui et chez moi. Quoiqu’il n’aimât pas les François, il s’entretenoit fort familièrement avec moi, et, outre que sa conversation étoit gaie et agréable, j’y trouvois toujours de quoi profiter et m’instruire.

Il avoit dans une forte santé une incommodité étrange sa tête se tournoit convulsivement du côté gauche. Dans l’ordinaire cela étoit léger, mais presque continuel, par petites saccades. Il étoit déjà dans cet état quand il passa à Paris, retournant de Milan en Espagne. Depuis, cela avoit augmenté, et la violence en étoit quelquefois si grande que son menton dépassoit son épaule, pour quelques instants, plusieurs fois de suite. Je l’ai vu chez lui, le coude sur sa table ; tenant sa tête avec la main pour la contenir, d’autres fois au lit pour la contenir davantage. Il m’en parloit librement, et cela n’empêchoit point la conversation. Il avoit fait inutilement plusieurs remèdes en Italie et en Espagne, et avoit consulté son mal ici. Il n’avoit trouvé de soulagement considérable et long que par les bains de Barège, et il étoit sur le point d’y retourner quand je partis d’Espagne.

On admiroit à Madrid comment je l’avois pu si bien apprivoiser avec moi ; avec tout son agrément et son usage du grand monde, il avoit du rustre naturellement, et les grands emplois par lesquels il avoit passé ne l’en avoient pas corrigé. Ainsi ses propos avoient souvent une nuance brusque, sans que lui-même le voulût, ni s’en aperçût par l’habitude. Je sentis bien qu’il ne faisoit pas grand cas du gouvernement d’Espagne, ni beaucoup plus de celui du cardinal Dubois. Ce n’étoit pas matières même à effleurer pesamment de part ni d’autre, mais qui ne laissoient pas de se laisser entendre. Il étoit frère du confesseur de la reine ; ils logeoient ensemble ; il le méprisoit parfaitement. Don Michel étoit grand, gros, noir, de fort bonne mine et la physionomie de beaucoup d’esprit.

Le marquis de Grimaldo, secrétaire d’État des affaires étrangères, étoit le seul véritable ministre. Je l’ai fait connoître plus haut par sa figure singulière et par son caractère. C’étoit un homme de si peu, et qui avoit si peu de fortune, que le duc de Berwick m’a conté que la première fois qu’il fut envoyé en Espagne ; il lui fut présenté pour être son secrétaire pour l’espagnol ; qu’il ne le prit point, parce qu’il ne savoit pas un mot de françois, et qu’ensuite il entra sous-commis dans les bureaux d’Orry. Des hasards d’expéditions le firent connoître et goûter à Orry ; il en fit son secrétaire particulier, et il y plut à Orry de plus en plus. Il lui donna sa confiance sur bien des choses, le fit connoître à Mme des Ursins et à la reine ; il se servit peu à peu de lui pour l’envoyer porter au roi des papiers, et en recevoir des ordres sur des affaires, quand ses occupations lui faisoient ménager son temps. Ces messages se multiplièrent ; il avoit la princesse des Ursins et la reine pour lui ; il fut donc tout à fait au gré du roi, tellement qu’Orry, à qui son travail avec le roi n’étoit qu’importun, parce qu’un avec Mme des Ursins, par conséquent maître de l’État, il n’avoit pas besoin de particuliers avec le roi pour soutenir sa puissance et son autorité particulière, se déchargea de plus en plus de tout le travail que Grimaldo pouvoit faire pour lui avec le roi, et des suites de ce travail, comme ordres, arrangements, etc., dont Grimaldo faisoit le détail, et lui en, rendoit un compte sommaire, ce qui le tira bientôt de la classe des premiers commis, et en fit une manière de petit sous-ministre de confiance. Le roi s’y accoutuma si bien que la chute d’Orry, celle de Mme des Ursins, l’ascendant que prit la nouvelle reine sur son esprit, presque aussitôt qu’elle fut arrivée, ne purent changer le goût que le roi avoit pris pour lui, ni sa confiance. Albéroni et la reine le chassèrent pourtant de toute affaire et de toute entrée au palais, mais ils ne purent venir à bout de l’exiler de Madrid.

Grimaldo, pendant la durée de son petit ministère, s’en étoit servi pour se lier avec La Roche, avec les valets intérieurs et pour gagner les bonnes grâces du duc del Arco et du marquis de Santa-Cruz, amis intimes l’un de l’autre, l’un favori du roi, l’autre de la reine, et par leur faveur et leurs charges dans l’intérieur du palais. Il s’étoit fait aussi des amis considérables au dehors du palais, bien voulu en général et mal voulu de personne que d’Albéroni et de ses esclaves. Plus ce premier ministre se faisoit craindre et haïr, plus on souhaitoit sa chute, plus on plaignoit le malheur de Grimaldo, plus on s’intéressoit à lui. L’Arco n’avoit jamais ployé sous Albéroni d’une seule ligne ; Albéroni n’avoit pu le gagner, et n’avoit osé l’attaquer. Santa-Cruz, plus en mesure avec lui par rapport à la reine, ne l’en aimoit pas mieux. Il étoit comme et pourquoi je l’ai dit ailleurs, ami intime du duc de Liria, auquel Grimaldo s’étoit attaché dans ses petits commencements, parce qu’il avoit cultivé la protection du duc de Berwick, dont il avoit pensé être secrétaire, et Liria et Grimaldo furent toujours depuis dans la même liaison dans laquelle Sartine se glissa. Santa-Cruz et l’Arco faisoient ainsi passer bien des avis de l’intérieur à Grimaldo par Liria, quelquefois l’Arco par le même ou par Sartine, et peu à peu il arriva bien des fois que sous quelque prétexte de quitter la reine quelques moments, ou pendant sa confession, ou entre le déshabillé du roi et son coucher où il n’y avoit jamais que Santa-Cruz, et l’Arco et deux valets françois intérieurs, le roi faisoit entrer Grimaldo par les derrières, conduit par La Roche, et l’entretenoit d’affaires et de bien d’autres choses. La difficulté de le voir en augmenta le désir, le goût, la confiance, tellement que la chute d’Albéroni fit le rappel subit de Grimaldo au palais et aux affaires.

Il fut fait secrétaire d’État avec le département des affaires étrangères, et bientôt après sans être chargé des autres départements des secrétaires d’État, il travailla seul sur tous avec le roi, à leur exclusion. Le roi, toujours peiné de multiplier les visages dans son intérieur, accoutuma bientôt les autres secrétaires d’État et ceux qui en vacance de président ou de gouverneur des conseils des Indes, des finances, etc. [en faisoient les fonctions], d’envoyer à Grimaldo ce qu’ils auroient porté eux-mêmes au travail avec le roi, en sorte que Grimaldo lui rendoit compte tout seul de ces différentes affaires de tous les départements, recevoit ses ordres, et les envoyoit avec les papiers à ceux de qui il les avoit reçus. On voit par cette mécanique qu’elle rendoit Grimaldo maître, ou peu s’en falloit, de toutes les affaires, et les autres secrétaires d’État, ou conducteurs à temps des conseils, impuissants, sans le concours de Grimaldo, par conséquent ne voyant jamais le roi, et dès là, fort subalternes. De là vint que pas un d’eux ne suivit plus le roi en ses voyages, qui dans Madrid ne les voyant jamais où ils étoient tous, et ne travaillant sur les affaires de tous les départements qu’avec le seul Grimaldo, les accoutuma bientôt à demeurer à Madrid et à envoyer chaque jour, s’il en étoit besoin, ou plusieurs fois la semaine à Grimaldo dans le lieu où le roi étoit, tout ce qui avoit à passer sous ses yeux, et à recevoir par Grimaldo la réponse et les ordres du roi sur chaque affaire de chaque département.

Quoique Grimaldo fût glorieux, et qu’une situation si brillante lui fît élever ses vues bien haut pour ennoblir et élever sa fortune, il eut grand soin de conserver ses anciens amis, de s’en faire de nouveaux, d’avoir un accès doux et facile pour tout le monde, d’expédier de façon que rien ne demeurât en arrière par sa négligence, de tenir ses commis en règle et assidus au travail, de ne les laisser maîtres de rien, et en les traitant tous fort bien, d’empêcher qu’aucun prît ascendant sur lui. Par cette conduite, il fit que tout le monde étoit content de lui, et que, dans l’impossibilité d’espérer que le roi sortît jamais de la prison où Mme des Ursins l’avoit accoutumé, et qu’Albéroni avoit soigneusement entretenue, et à laquelle ce prince s’étoit si fortement accoutumé, il n’y avoit personne de la cour ni d’ailleurs qui n’aimât mieux Grimaldo pour geôlier, et avoir affaire à lui qu’à tout autre.

À l’égard de ceux dont il portoit le travail au roi, à leur exclusion, il adoucissoit cette peine par les manières les plus polies et les plus considérées. Il ne se mêloit immédiatement d’aucun de leurs départements, c’est-à-dire qu’il n’écoutoit point ceux qui y avoit des affaires : c’étoit à eux à s’en démêler avec les ministres naturels du département dont étoient leurs affaires ; et lui, il n’en entendoit parler que par l’envoi que lui faisoient ces ministres des papiers qu’ils auroient portés devant le roi, et du compte qu’ils lui en [eussent] rendu, s’ils eussent travaillé avec Sa Majesté. Quelquefois alors Grimaldo écoutoit ceux que ses affaires regardoient ; je dis quelquefois, selon que l’importance de l’affaire le demandoit, ou que la considération des personnes l’exigeoit, car d’ordinaire il s’en tenoit à ce que les ministres lui envoyoient, formoit son avis là-dessus, en conformité du leur ou non, mais rapportant toujours au roi leur avis et sur quoi ils le fondoient, accompagnoit le renvoi qu’il faisoit des papiers et de la décision du roi, avec célérité et politesse. Bien étoit vrai qu’il prenoit plus de connoissances de certaines affaires, mais ce n’étoit qu’avec beaucoup de choix pour suffire à son propre travail, et ne se pas noyer dans celui des autres. Malgré ces attentions, il étoit impossible que les autres secrétaires d’État, etc., ne sentissent le poids de ce joug qui les séparoit du roi comme de simples commis, et qui leur donnoit un censeur tête à tête avec le roi, en lui rapportant toutes leurs affaires. J’expliquerai plus bas cette façon de travailler, et la jalousie qui en résulta, mais qui fut impuissante jusque longtemps après mon retour, et qui n’en mit pas les autres ministres plus à portée du roi, trop accoutumé de si longue main à ne travailler qu’avec un seul, toujours le même. Je me contente de rapporter ce que j’ai vu, sans louer ni blâmer ici cette manière de gouverner une si vaste monarchie.

Grimaldo étoit chancelier de l’ordre de la Toison d’or, sans en porter sur soi ni à ses armes aucune marque. Il avoit bien envie d’en devenir chevalier, et il y parvint enfin à la longue. Par lui-même, j’ai eu lieu de croire qu’il eût été plus modeste, mais il avoit une femme qui pouvoit beaucoup sur lui, qui avoit de l’esprit, des vues du monde, qui crevoit d’orgueil et d’ambition, qui ne prétendoit à rien moins qu’à voir son mari grand d’Espagne, qui ne cessoit de le presser d’user de sa faveur. Il en avoit un fils et une fille fort gentils : c’étoient des enfants de huit ou dix ans qui paraissoient fort bien élevés. Son frère, l’abbé Grimaldo, fort uni avec eux, l’étoit parfaitement d’ambition avec sa belle-soeur, et [ils] le poussoient de toutes leurs forces. Mais outre que cette femme étoit ambitieuse pour son mari, elle étoit haute et altière avec le monde, et se faisoit haïr par ses airs et ses manières, et ce fut en effet cela qui le perdit à la fin. L’abbé Grimaldo imitoit un peu sa belle-soeur dans ce dangereux défaut. Il étoit craint et considéré, mais point du tout aimé, même de la plupart des amis de son frère.

J’étois instruit de ces détails, mais des plus intérieurs par le duc de Liria, et surtout par Sartine véritablement intéressé et attaché à Grimaldo, et par le chevalier Bourck, dont je parlerai dans la suite. Je voyois assez souvent Mme Grimaldo chez elle et son beau-frère, et il est vrai qu’à travers la politesse et la bonne réception, l’orgueil de cette femme transpiroit et révoltoit, non pas moi, qui aimois son mari, et qui n’en faisois que rire en moi-même, ou en dire tout au plus quelque petit mot, et encore rare et mesuré, à Sartine, ou au duc de Liria. Je pense que ce fut elle qui se servit de Sartine et de Bourck pour me pressentir sur la grandesse. Je raconte ceci de suite, quoique après le retour de Lerma à Madrid, et pour sonder si je voudrois y servir Grimaldo. Rappelé à sa charge de secrétaire d’État, au moment de la chute d’Albéroni, il avoit été témoin de bien près de la rapidité de la fortune de Riperda devenu comme en un clin d’œil premier ministre aussi absolu que le fut jamais son prédécesseur Albéroni, et en même temps grand d’Espagne, dans le premier engouement de ce beau traité de Vienne [1] qu’il y avoit conclu : fruit amer du renvoi de l’infante en Espagne.

Riperda ; gentilhomme hollandois, et ambassadeur de Hollande en Espagne, à qui il s’étoit attaché depuis son rappel et dont il a été tant parlé ici, d’après Torcy, étoit étranger à l’Espagne, devenu une espèce d’aventurier. Grimaldo qui, en jouant sur le mot et de sa terminaison en o ou en i, avoit franchement arboré les armes pleines de Grimaldi, se prétendoit être de cette maison, depuis qu’il étoit secrétaire d’État, par conséquent de bien meilleure maison que Riperda. Il n’y avoit aucun Grimaldi en Espagne pour lui contester cette prétention. Le règne de Riperda avoit été court, et sa chute bien méritée, mais affreuse. Sa gestion, à la suite de celle d’Albéroni, avoit dégoûté le roi et la reine des premiers ministres, sans les détacher de ne travailler qu’avec un seul ministre, et ce seul ministre fut encore Grimaldo. Il succéda donc à Riperda, non au titre ni au pouvoir, mais au moins à l’accès unique, et à rapporter seul au roi les affaires de tous les départements, comme il avoit fait auparavant. C’en étoit bien assez pour mettre la grandesse dans la tête de sa femme et de son frère, et pour le tenter lui-même, quoique plus sage et plus clairvoyant qu’eux.

Pour revenir sur mes pas à mon temps, le servir dans cette ambition, n’avoit rien de contraire au service ni à l’intérêt de la France : c’étoit, au contraire, lui attacher de plus en plus l’unique ministre qui approchât du roi et de la reine d’Espagne, et qui avoit toujours bien mérité de la France. Ces raisons et mon inclination m’y portoient par tout ce que je devois, comme on verra bientôt, à l’amitié de Grimaldo ; mais je sentois aussi combien je devois éviter de me mêler des choses purement intérieures de la cour d’Espagne, et quoique pour l’importance et la conduite des affaires, les ministères et les dignités n’aient rien de commun, et soient choses entièrement séparées, je m’étois fait là-dessus à moi-même une leçon générale, quand je refusai au P. Daubenton d’entrer dans ses vues et dans ce que le roi d’Espagne voudroit faire par mon ministère pour faire rendre aux jésuites le confessionnal du roi. Il étoit néanmoins plus que délicat d’éconduire Sartine et Bourck sur une proposition que je sentois bien qu’ils ne me faisoient pas d’eux-mêmes. Je pris donc le parti de leur montrer que je la goûtois, que je me prêterois avec empressement à procurer cette élévation à Grimaldo ; mais tant pour lui-même que pour moi, il s’y falloit garder de faux pas, et que c’étoit à lui à me conduire dans un terrain qu’il connoissoit si bien, et dont l’écorce m’étoit à peine connue. Par cette réponse qui me vint sur-le-champ dans l’esprit, j’espérai des mesures de Grimaldo, de sa crainte de se perdre en voulant voler trop haut, de son embarras à se servir d’un étranger qui, quelque bien qu’il fût et qu’il parût auprès de Leurs Majestés Catholiques, ne les voyoit pourtant jamais seul que par audiences, dont les occasions désormais ne pouvoient être fréquentes, tiendroient Grimaldo en des délais continuels qui me feroient gagner le temps de mon départ, et ne me concilieroient pas moins sa reconnoissance de mes offres et de ma bonne volonté. En effet, tout cela arriva comme je l’avoir prévu.

Le marquis de Castellar, secrétaire d’État de la guerre, étoit un grand homme fort bien fait, avec un œil pourtant un peu en campagne, et jeune. Il étoit frère de Patino, qui étoit alors intendant de marine à Cadix, qui ne vint point à Madrid de mon temps, et qui longtemps après devint premier ministre avec plus de pouvoir qu’aucun autre, qui l’eût été, qui se fit, à la fin, grand d’Espagne, et qui mourut dans toute cette autorité. Il a été parlé de lui ici plus d’une fois. Ils étoient Espagnols d’assez bon lieu, établis à Milan depuis quelques générations, et revenus enfin en Espagne. Patino avoit été jésuite. Lui et son frère se haïssaient parfaitement, et se sont haïs toute leur vie.

Castellar aimoit fort son plaisir, paraissoit très rarement à la cour, étoit autant qu’il pouvoit dans le monde, fort paresseux avec de l’esprit, de la capacité, une grande facilité de travail, qui expédioit en deux heures avec justesse plus qu’un autre en sept ou huit heures. Il portoit avec la dernière impatience d’envoyer ses papiers à Grimaldo, et de n’en recevoir que par lui les réponses et les ordres du roi. Toutefois il fit tant qu’il parvint pendant que j’étois à Madrid, à travailler avec le roi deux fois assez près à près, et cela fit nouvelle et mouvement dans la cour. Grimaldo ne s’en émut pas, et il eut raison. Castellar ne put se contenir de témoigner au roi que tout se perdoit par cette façon de faire passer toutes leurs affaires par Grimaldo, et de ne travailler qu’avec lui. Cette représentation peut-être trop forte, et qui put aussi être un peu aigre, déplut au roi, qui depuis ne voulut plus travailler avec lui, et il en arriva autant à celui qui étoit par interim en premier aux finances, qu’au premier travail de Castellar avec le roi, il y avoit poullié. Ainsi Grimaldo, sans se remuer le moins du monde, continua tranquillement à faire seul avec le roi la besogne de tous.

Ce mauvais succès de Castellar acheva de le piquer. Sa femme n’étoit pas moins haute que celle de Grimaldo, et personnellement [elles] ne se pouvoient souffrir l’une l’autre. Le feu s’alluma donc tout à fait entre elles et entre leurs maris. Castellar se lâcha indiscrètement sur Grimaldo, qu’il força, malgré lui, à se fâcher. Cela fit du bruit et des partis, mais celui de Castellar n’étoit rien en comparaison de celui de Grimaldo, qui avoit pour lui la faveur et la confiance privative de toutes les affaires.

Castellar me voyoit assez, sa conversation étoit fort agréable. On me voyoit bien avec lui et beaucoup mieux encore avec Grimaldo, et sur un pied d’amitié et de confiance. Leurs amis me pressèrent de travailler à les raccommoder, Sartine, Bourck, les ducs de Liria et de Veragua, le prince de Masseran et d’autres. C’étoit une bonne œuvre qui ne pouvoit qu’être bonne au service du roi et utile à tous les deux. J’aurois réussi, si je n’avois eu affaire qu’aux deux maris, mais les deux femmes qui vouloient se manger et périr ou culbuter le secrétaire d’État opposé, se mirent tellement à la traverse que je m’aperçus bientôt que je n’y gagnerois rien que de me mettre peut-être mal avec l’un ou l’autre, tellement que je me retirai doucement de cette entremise, sans y laisser rien du mien.

Quand ils se furent bien aboyés, ils se turent, mais ne se pardonnèrent pas. De ce moment Castellar, à qui sa place devenoit tous les jours plus insupportable, mais qui ne pouvoit la quitter pour demeurer rien, tourna toutes ses vues sur l’ambassade de France, et m’en parla plusieurs fois. Je lui représentai toujours que pour mon particulier, rien ne me pouvoit être plus agréable, mais qu’il prit garde à quitter le réel qu’il tenoit, et qui le pouvoit devenir davantage, et plus agréable par des choses que le temps amenoit, et qu’on ne pouvoit prévoir, ce que j’accompagnois de choses flatteuses sur son mérite, sa capacité, sa réputation, et en tout cela je lui disois vrai, et je l’entretins toujours de la sorte sans entrer en aucun engagement : c’est que je sentois combien cette ambassade seroit désagréable à Grimaldo, que par toute raison j’aimois mieux que l’autre, et que je voyois bien aussi que la correspondance étroite, si désirable entre les deux cours, courroit risque d’être mal servie entre un ambassadeur d’Espagne et le ministre unique d’Espagne, et spécialement des affaires étrangères, aussi ennemis l’un de l’autre -que l’étoient ces deux hommes.

Castellar enfin y réussit, mais longtemps après, et eut entre deux une attaque d’apoplexie qui, d’un homme gai, léger, de la conversation la plus fine, la plus leste, la plus aimable, mais aussi la plus solide et la plus suivie quand cela étoit à propos, en fit un homme triste, pesant jusqu’à en être lourd et massif, qui ne produisoit rien, qui ne suivoit pas, qui travailloit même pour comprendre. Je m’étois fait un grand plaisir de le revoir ici ambassadeur. À son premier aspect ma surprise fut grande, et mon étonnement encore plus dès la première conversation. C’étoit une apoplexie ambulante : aussi le tua-t-elle bientôt.

Il mourut à Paris, et laissa un fils à qui son oncle fit épouser l’héritière d’une grandesse. Il étoit fort jeune et fort fou, du temps que j’étois en Espagne. Il s’est depuis appliqué au service, il y a acquis de la réputation ; il s’est soutenu après la mort de son oncle ; dont il a eu aussi la grandesse. Il trouva le moyen de s’attirer la protection de la reine ; il eut des commandements en chef qui l’ont conduit à être capitaine général.

J’ai parlé de La Roche et du P. Daubenton assez pour n’avoir rien à y ajouter : seulement dirai-je que ce maître jésuite vieillissoit et qu’il commençoit à perdre la mémoire. Je m’en aperçus dans les conversations fréquentes que j’avois avec lui chez moi, ou au collège impérial où il étoit fort bien logé. Mais cette faiblesse de mémoire me fit découvrir plus d’une friponnerie de sa part, par lui-même, sur des affaires où d’abord il m’avoit promis merveilles, et dès le lendemain me venoit conter celles qu’il avoit opérées là-dessus avec le roi, puis quelques jours après me disoit tout le contraire, oubliant ce qu’il m’avoit raconté. C’est que ce qu’il m’avoit dit d’abord étoit une fable, et ce qu’il me rendoit après étoit ce qu’il avoit exécuté. Je n’en fus ni surpris ni n’en fis pas semblant. Je connoissois trop le personnage pour m’y fier en rien, mais je ne fus pas fâché de jouir du défaut de sa mémoire, et de m’amuser à lui en tendre des panneaux.

Mais ce qui m’importuna de lui à l’excès, fut sa jalousie du P. d’Aubrusselle, jésuite françois, demeurant aussi au collège impérial et précepteur des infants. C’étoit un homme d’esprit, de savoir, fort instruit des choses d’Espagne et de l’intérieur du palais, aimé et estimé généralement, et d’une conversation agréable, sage, discrète, mais toutefois instructive. Aubenton qui craignoit toujours pour sa place, et pour la confiance et l’autorité qu’elle lui donnoit, se sentoit vieux et connu. L’expérience qu’il avoit faite de pouvoir être congédié, le rendoit soupçonneux sur tous ceux qui lui pouvoient succéder. Il voyoit bien qu’Aubrusselle étoit le plus apparent et le plus naturel ; la bienveillance générale et la réputation qu’il avoit acquise en Espagne le blessoit ; tout lui étoit suspect de ce côté-là, à tel point qu’Aubrusselle m’en avertit, me pria d’éloigner mes visites, surtout de n’aller point chez lui les jours que j’irais voir Aubenton, et de ne trouver pas mauvais qu’il vint peu chez moi. Je m’informai d’ailleurs de cette jalousie, et par ce que j’en appris, je vis que le P. d’Aubrusselle ne m’en avoit pas tout dit. Il craignoit encore ses relations en France, et même à Rome, quelque vendu qu’il fût à cette dernière cour. En un mot, tout lui faisoit ombrage, et plus sa tête vieillissoit, moins il étoit capable de se contenir là-dessus, sans succomber à des échappées, quelque seconde nature qu’il se fût faite de la dissimulation la plus profonde et de la plus naturelle fausseté. Cela fit qu’Aubrusselle et moi eûmes moins de commerce ensemble que lui et moi n’eussions voulu.

Puisque je parle de jésuites, il faut achever ici ce qui les regarde. Je ne les trouvai pas en Espagne moins puissants qu’ils se le sont rendus partout ailleurs, pénétrant partout, imposant partout, et d’amour ou de crainte se mêlant de tout. Les dominicains autrefois si puissants en Espagne y étoient devenus de petits compagnons auprès d’eux, et dans l’inquisition même, où les jésuites s’étoient saisis de la pluralité des places, et des plus importantes. Mais quels pays que ceux d’inquisition ! Les jésuites savants partout et en tout genre de science, ce qui ne leur est pas même disputé par leurs ennemis, les jésuites, dis-je, sont ignorants en Espagne, mais d’une ignorance à surprendre. Ce sont les PP. Daubenton et d’Aubrusselle qui me l’ont dit, et plusieurs fois, qui ne pouvoient s’accoutumer en ce qu’ils en voyoient. C’est que l’inquisition furette tout, s’alarme de tout, sévit sur tout avec la dernière attention et cruauté. Elle éteint toute instruction, tout fruit d’étude, toute liberté d’esprit, la plus religieuse même et la plus mesurée. Elle veut régner et dominer sur les esprits, elle veut régner et dominer sans mesure, encore moins sans contradiction, et sans même de plaintes, elle veut une obéissance aveugle sans oser réfléchir ni raisonner sur rien, par conséquent elle abhorre toute lumière, toute science, tout usage de son esprit ; elle ne veut que l’ignorance, et l’ignorance la plus grossière. La stupidité dans les chrétiens est sa qualité favorite, et celle qu’elle s’applique le plus soigneusement d’établir partout, comme la plus sûre voie du salut, la plus essentielle, parce qu’elle est le fondement le plus solide de son règne et de la tranquillité de sa domination.

Le chevalier Bourck étoit un gentilhomme Irlandois, qui avoit été quelque temps au cardinal de Bouillon, à Rome, et qui n’aimoit pas qu’on le sût, car il étoit pauvre, glorieux et important. Son maître qui ne pouvoit tenir dans sa peau, et qui toujours étoit plein d’un inonde de vues obliques et folles, lui reconnut de l’esprit et un esprit de manège et d’intrigue qui, en effet, étoffent le centre et la vie de Bourck, et l’employa à des messages et à de petites négociations dans Rome et au dehors. Il fut chargé d’une autre vers les princes d’Italie, que le cardinal de Bouillon avoit imaginée pour leur faire agréer une augmentation de cérémonial en faveur des cardinaux. Bourck, domestique pour son pain, parce qu’il n’en avoit pas, mais blessé de l’être, tira sur le temps, et sur la faiblesse de son maître, pour lui persuader qu’il réussiroit beaucoup mieux s’il étoit l’homme du sacré collège, dont le nom imposeroit bien plus aux princes avec qui il traiteroit, que s’il n’agissoit qu’au nom d’un cardinal particulier, quelque considérable qu’il fût. Bouillon, fanatique d’orgueil en tout genre, qui s’étoit mis en tête cette augmentation de cérémonial, et pour le succès duquel tout lui étoit bon, goûta la proposition, et obtint de la complaisance des cardinaux, de charger Bourck de cette négociation en leur nom, mais toutefois sans se commettre au cas qu’elle ne réussît pas.

Ce point gagné, Bourck [fut] admis chez les principaux cardinaux, pour recevoir leurs ordres, et voir avec eux les moyens d’agir en leur nom, mais d’une manière secrète, et qui ne les commît point s’il ne réussissoit pas. Comme presque tous se doutoient bien qu’il échoueroit, et ne s’étoient laissé aller que par la faiblesse pour l’impétuosité du cardinal de Bouillon qui, dans la plus haute faveur du roi, étoit chargé de ses affaires à Rome, et y faisoit un personnage principal, et le premier par la splendeur de sa magnificence, Bourck, dis-je, leur insinua que l’homme chargé par le sacré collège ne pouvoit avec décence, pour ce grand corps, être payé que par lui, et qu’il seroit trop indécent que ce même homme pût être reconnu par les princes avec qui il traiteroit pour être domestique d’un cardinal particulier. Avec cette adresse, il se tira de sa condition, sans perdre les bonnes grâces de son maître, et tira du sacré collège plus qu’il ne tiroit du cardinal de Bouillon.

Le voilà donc à Parme, à Modène sans éclat et sourdement ; la négociation traîna le plus longtemps qu’il put. Elle eût fini d’abord, car ces princes se moquèrent de ses propositions au premier mot qu’il leur en dit, mais Bourck vouloit se faire valoir et faire durer la commission. Elle échoua enfin, et il eut encore l’adresse de se faire donner une petite pension par le sacré collège, dont il a toujours joui, pour le récompenser tant de ses peines et, de ses dépenses prétendues, que pour le dédommager de ce qu’il perdoit à n’être plus au cardinal de Bouillon. Je n’entreprendrai pas de le suivre, il me mèneroit trop loin. Je me contenterai de dire qu’il fit plusieurs voyages par inquiétude d’esprit, et peut-être moins pour chercher fortune que chercher à se mêler : car se mêler, négocier, intriguer, étoit son élément et sa vie.

À la fin il se fixa en Espagne, où il fut assez bien voulu de la princesse des Ursins, dont il avoit fréquenté les antichambres à Rome, à la mode du pays. Elle lui confia même plusieurs choses, et le mit tout à fait bien auprès du roi et de la reine qui lui parloient souvent familièrement, en particulier, et lui, à l’en croire, leur donnoit souvent de fort bons conseils, et à Mme des Ursins, et leur parloit fort hardiment. Cette posture, et un naturel vif, entreprenant, haut, souvent même audacieux et très libre, soutenu d’esprit et de connoissances, le faisoit ménager, mais craindre par les ministres, et le mêla fort avec le monde et avec la cour où il s’étoit fait des amis. L’arrivée d’une nouvelle reine, et la chute subite de Mme des Ursins diminua fort ses accès et sa considération. Néanmoins il se soutint, et ne laissa pas d’être encore de quelque chose sous Albéroni. C’étoit un homme qui ne s’abandonnoit point, et qui savoit toujours s’introduire par quelque coin. Il avoit toujours ménagé Grimaldo, en sorte qu’après le ministère d’Albéroni, il espéra tout de la protection de Grimaldo. Mais Grimaldo, qui le connoissoit, le traita toujours avec une distinction qui l’empêcha de s’écarter de lui, mais qui le tint toujours en panne, parce qu’en effet ce ministre craignoit son caractère, et profita de l’éloignement que la reine avoit pris de lui pour l’empêcher de se rapprocher d’elle et du roi.

C’est dans cette situation que je le trouvai en arrivant à Madrid. On me l’avoit donné pour un homme fort attaché à la France, et dont je pourrois tirer beaucoup de lumières. J’en tirai en effet, mais souvent aussi bien des visions. Il étoit ami de plusieurs personnes distinguées, le pays et le jacobisme l’avoient lié avec le duc de Liria, Hyghens, le duc d’Ormond, et plusieurs autres. Il étoit aussi ami de Sartine, mais tous connoissoient bien son caractère. Il étoit en effet fort instruit d’événements intérieurs du palais fort curieux, et de beaucoup de choses et d’affaires où il étoit entré, et d’autres où il, s’étoit fourré. Il parloit bien, mais beaucoup, on pouvoit dire qu’il étoit malade de politique. Il y revenoit toujours de quelque extrémité opposée que se trouvât la conversation. Il possédoit seul, à son avis, tous les intérêts des différentes grandes et médiocres puissances de l’Europe, et il en accabloit sans cesse ceux qu’il fréquentoit, avec un ton d’autorité de ministre en place. Je ne laissai pas d’en tirer assez de bonnes choses, et de m’en amuser d’ailleurs. Je dois dire aussi que je n’en ai vu ni ouï dire rien de mauvais. Il n’étoit point intéressé d’argent, et a passé toujours pour honnête homme.

Désespéré de ne pouvoir rattraper d’accès auprès du roi et de la reine, il tourna ses pensées vers l’ambassade d’Espagne à Turin. De son premier état à y représenter le roi d’Espagne il y avoit un peu loin ; mais on n’épluche pas toujours ce que les ambassadeurs ont été, et je crois qu’il se seroit utilement acquitté de cette ambassade délicate. Il me pria fort de m’y employer. J’en parlai à Grimaldo, qui me répondit en ministre fort rompu au métier. Quoiqu’il n’oubliât rien pour me marquer son empressement à servir Bourck, et qu’il me pressât même de tâcher de pressentir le roi et la reine sur lui en général, sans néanmoins rien particulariser, je sentis bien qu’il n’avoit aucune envie d’employer Bourck, ni de le mettre en aucune passe. Son caractère ferme, impérieux, libre, arrêté à son sens, avoit fait peur à tous les ministres, à ceux même dans la confiance de qui il étoit entré, et qui tous le craignirent et jugèrent le devoir écarter de tout pour n’avoir point à compter avec lui. C’est aussi ce qui arriva en cette occasion. Je trouvai moyen de parler de Bourck dans une audience. Comme j`évitois de traiter toute affaire qui auroit pu me retenir en Espagne plus que je n’aurois voulu, ces audiences se tournoient bientôt en conversation. Je reconnus de l’éloignement dans le roi pour Bourck, et un air de secrète moquerie dans la reine. Il ne m’en fallut pas davantage pour m’arrêter sur un homme en faveur duquel rien ne m’engageoit à me prodiguer, et auquel je voyois tout contraire. Je rendis faiblement à Grimaldo ce qui s’étoit passé là-dessus, qui sourit et n’en parut ni fâché ni surpris. À Bourck, je ne lui dis que des choses générales, et je me gardai bien d’en reparler depuis.

Il se lassa enfin de vains projets et d’espérances aussi vaines. Il quitta l’Espagne peu après mon retour, et s’en vint à Paris où je le vis assez souvent, et où il ne put s’agripper à rien. Sept ou huit mois le lassèrent. Il s’en alla mourir à Rome entre le roi Jacques et la princesse des Ursins, dans un âge fort avancé, après y être demeuré quelques années à y tracasser comme il put. J’ai parlé ailleurs des malheurs singuliers de sa famille.

Il faut dire aussi un mot des ministres étrangers qui étoient lors à Madrid. Le nonce Aldobrandin, jeune, grand, fort bien fait, montroit un prélat romain, c’est-à-dire un ecclésiastique qui ne l’est que pour la fortune, sans néanmoins rien d’indécent. Il étoit gai, vif, plaisant, ouvert, avec de l’esprit et beaucoup de monde, fort à travers du meilleur de Madrid et des dames, l’air galant, familier avec le roi et la reine, et n’aimant point du tout les François, mais m’accablant de recherches et de politesses. J’y répondois avec grande attention, sans aller une ligne au delà, et je le charmois sans le convertir en lui parlant souvent de ce que la France devoit à la mémoire de Clément VIII, et de la gloire et de la sagesse de son pontificat. Il fut cardinal au sortir de sa nonciature, un peu plus tôt qu’il n’auroit voulu, car elle lui valoit fort gros, et il étoit pauvre. Quoiqu’il eût l’air fort sain, il ne jouit pas longtemps de sa pourpre, et la France ni l’Espagne n’y perdirent rien.

Le colonel Stanhope étoit ambassadeur d’Angleterre. C’est le même qui y étoit depuis longtemps, en deux fois, et dont il a été tant parlé ici dans ce qui est donné de M. de Torcy. C’étoit parfaitement un Anglois. Savant et amoureux de ses livres et de l’étude des sciences abstraites, versé dans l’histoire, fort au fait des intérêts de sa nation et des détails de sa cour et du parlement d’Angleterre, parlant bien les langues, sérieux, parlant peu, sans cesse aux écoutes, instruit à fond de la cour du pays, du commerce, des intérêts généraux et particuliers de la nation chez qui il résidoit, avec cela peu répandu, aimant la solitude, naturellement triste, rêveur, réfléchissant, une maison honnête, une bonne table assez peu et assez mal fréquentée, poli mais froid, fermé et je ne sais quoi de repoussant, occupé à pomper et à parler sans rien dire, et ne laissant pas de trouver ses plaisirs au fond ténébreux de son appartement, mais secrètement autant qu’il étoit possible, et sans indécence, et ne sortant de chez lui que par raison et point du tout par goût.

J’avois des ordres très exprès et très réitérés de le voir souvent et avec confiance. J’en fis assez pour éviter tout reproche ; mais j’usai de sobriété avec un homme dont le goût particulier et de solitude m’en offroit le moyen, et pour la confiance je m’en tins à l’écorce. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, de conduite, de sens, mais tout en dedans, sans rien qui attirât à lui. D’ailleurs je ne fus jamais affolé de l’Angleterre ; j’en laissois l’enthousiasme au cardinal Dubois, qui le porta où il avoit prétendu et qui le maintint où il étoit arrivé.

Stanhope avoit ramassé je ne sais où un prêtre italien qu’on appeloit l’abbé Tito-Livio, qui se fourroit partout, ramassoit tout, intriguoit partout. C’étoit un drôle d’esprit, de savoir, de fort bonne compagnie, plaisant même avec sel et jugement, dangereux au dernier point. Il étoit reçu en beaucoup d’endroits où il amusoit, mais il étoit craint, et au fond méprisé comme un espion qu’il étoit, et fort débauché. Il tâcha fort de s’introduire chez moi, mais inutilement, sans toutefois rien qui pût être trouvé mauvais par Stanhope. Cet ambassadeur demeura encore longtemps en Espagne, figura depuis dans les charges et le ministère d’Angleterre, et finit par la vice-royauté d’Irlande.

Bragadino, d’une des premières maisons de Venise, et ce n’est pas peu dire, étoit ambassadeur de cette république. Lui et sa femme étoient de fort aimables gens et d’un fort bon commerce.

L’ambassadeur de Hollande mangeoit son pain et son fromage dans sa poche. C’étoit un homme qu’on ne voyoit et qu’on ne rencontroit jamais.

L’ambassadeur de Malte étoit un chevalier espagnol, qui, avec le caractère et les immunités d’ambassadeur, ne jouissoit d’aucun des honneurs de la cour qui y sont attachés, parce que Malte a été donnée à la Religion [2] comme un fief de Sicile dont les rois d’Espagne avoient toujours été en possession, quoique alors Philippe V n’y fût plus. J’ai vu cet ambassadeur avoir une audience en cérémonie, en présence de tous les grands avertis, et moi comme les autres, car les ambassadeurs ne se trouvent point à ces fonctions, le roi debout, sous son dais, couvert, les grands couverts, appuyés à la muraille, les gens de qualité vis-à-vis, découverts. L’ambassadeur de Malte ne se couvrit point, complimenta le roi d’Espagne, et lui présenta de fort beaux faucons de la part du grand maître et de la Religion. Comme c’étoit une espèce d’hommage, je m’informai si cet ambassadeur ne se couvroit point en arrivant en sa première audience de cérémonie. Il me fut répondu que non, et qu’elles se passoient toutes comme celle que je voyois, excepté les faucons. Ce qui me surprit le plus, c’est que les grands ne se découvrirent pas un seul moment, et il se retira comme il étoit entré, le roi et tous les grands présents et couverts.

Un Guzman étoit envoyé de Portugal qui voyoit fort le monde, vivoit fort noblement et se faisoit aimer et estimer. Il me donna un grand, magnifique et excellent repas la veille de mon départ, avec toute sorte d’aisance et de politesse.

Après avoir différé, et parlé de tous les ministres étrangers, il faut enfin venir à M. de Maulevrier. De ma vie je ne Pavais vu qu’à Madrid, ni n’avois eu occasion de rien direct ni indirect à son égard, ni avec personne qui lui touchât en rien. Le seul des siens que j’avois vu et connu étoit l’abbé de Maulevrier, son oncle, aumônier du feu roi, dont il a été parlé ici quelquefois, et avec lequel j’avois toujours été fort bien. J’ignore donc en quoi je pus déplaire à un homme entièrement inconnu, et qui sans mon consentement n’auroit pas eu l’honneur de recevoir le caractère d’ambassadeur du roi. Dès Paris, je savois qu’il avoit trouvé fort mauvais que je vinsse en Espagne, et comme je l’ai déjà dit, qu’on n’eût pas choisi le duc de Villeroy ou La Feuillade. Je résolus d’ignorer cette impertinence, et de vivre avec lui comme si j’eusse été content de lui. Je trouvai un homme fort respectueux, fort silencieux, fort réservé, et je m’aperçus bientôt qu’il n’y avoit rien dans cette épaisse bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des sottises. Je ne sais où l’abbé Dubois avoit pris un animal si mal peigné.

Il l’avoit fait accompagner par un marchand, devenu petit financier, qui s’appeloit Robin, et qui en portoit tout à fait la mine. C’étoit pour le diriger dans les affaires du commerce, mais il se trouva qu’il le dirigeoit dans toutes, et que sans Robin aucune n’eût marché. Aussi Robin, qui avoit de l’esprit et du sens, ayant envie d’être dépêché au roi pour lui porter son contrat de mariage, je n’osai priver Maulevrier de son mentor, quoiqu’ils m’en priassent tous deux. Je me contentai de mander le refus au cardinal Dubois sans m’expliquer de la raison. Le cardinal ne fut pas si réservé dans sa réponse à cet article. Il me remercia de l’avoir refusé, et ajouta plaisamment que Robin étoit l’Apollon sans lequel Maulevrier ne pouvoit faire des vers. Peu de jours après mon arrivée, je l’allai voir en cérémonie. Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, il voulut donner la main à mes enfants. Je m’en aperçus assez tôt pour l’empêcher.

Sa bêtise l’avoit mis à merveille avec Grimaldo, parce que sans autre façon, il lui montroit toutes les dépêches qu’il recevoit de la cour. Rien n’étoit plus commode au ministre d’Espagne. J’en avertis le cardinal Dubois, mais sans aucun commentaire, qui me manda qu’il n’étoit pas à le savoir, et que tout le remède qu’il y avoit trouvé, c’étoit d’être fort attentif à ne rien écrire à Maulevrier que Grimaldo ne pût voir.

J’ai expliqué ailleurs la conduite qu’il eut avec moi à la signature du contrat de mariage. Si je m’amusois à marquer toutes ses sottises, je serois bien long et bien ennuyeux. Malgré tout cela, je lui montrai toujours le même visage, et à son caractère les mômes égards. Il venoit presque tous les jours chez moi le plus librement du monde et très souvent dîner, fort souvent aussi au palais ensemble. Le monde qui avoit ou vu ou su ce qui s’étoit passé à la signature du contrat de mariage, et qui le haïssait et le méprisoit, admiroit ou mon tranquille mépris ou ma patience. Comme j’avois résolu de ne me point fâcher, et surtout de ne point divertir le monde à nos dépens, je tournois toujours ce qu’on me disoit de lui en plaisanterie, et disois qu’il étoit le meilleur homme du monde.

Sa grossièreté, son humeur et sa bêtise lui avoient acquis une haine peu commune et générale. Il me voyoit personne, et disoit franchement au palais, à tous ces seigneurs, qu’il aimoit mieux être tout seul que voir des Espagnols. Cette brutalité qu’ils m’ont tous rapportée, qu’il leur répétoit souvent, est inconcevable. Il blâmoit devant eux leurs mœurs, leurs coutumes, leurs manières, leur disoit qu’elles étoient ridicules, n’en approuvoit aucune, et même ce qu’il y avoit de plus beau, édifices, fêtes, etc., il le trouvoit vilain, et se plaisoit à le leur dire, jusque-là qu’il n’avoit pas honte de leur témoigner nettement et souvent qu’il ne pouvoit souffrir l’Espagne ni les Espagnols. La plupart des seigneurs lui tournoient le dos au palais : je l’y trouvois isolé, seul au milieu de la cour.

Quoique ces brutalités me revinssent de toutes parts, je les aurois crues exagérées, sans une des plus fortes dont je fus témoin et bien honteux. C’étoit à Lerma, la veille du mariage, et la première fois que je fis la révérence au roi et à la reine après ma petite vérole. J’attendois, pour avoir cet honneur, dans une petite pièce devant leur appartement intérieur avec Maulevrier et cinq ou six grands d’Espagne, avec lesquels je causois. Un homme étoit dans la même pièce, au haut d’une fort longue échelle, qui rattachoit une tapisserie. Tout d’un coup voilà Maulevrier qui se met à dire en faisant la grimace : « Voyez-vous cet animal là-haut, combien il est maladroit ; aussi est-ce un Espagnol. » Et tout de suite à dire des injures. Moi, bien étonné, à rompre les chiens, et ces seigneurs à me regarder. Pour tout cela, Maulevrier ne démordit point. « B…. d’Espagnol, dit-il, je voudrois te voir tomber de là-haut pour ta peine, et te rompre le cou ; tu le mériterois bien, j’en donnerois deux pistoles. » Véritablement je fus si effarouché, que je n’eus pas le mot à dire pour détourner ces beaux propos : « Eh le sot b….. d’Espagnol ! Eh le sot ! eh le maladroit ! mais voyez donc comme il est gauche. » J’écoutai tout comme ne sachant plus ce que j’entendois ni où j’étois. Ces seigneurs, à force d’excès, s’en mirent à rire et à me dire : « M. le marquis de Maulevrier nous loue toujours. J’eusse voulu être en mon village. Ce mot n’arrêta point Maulevrier ; il soutint son dire. Enfin je fus appelé pour entrer où étoient le roi et la reine. Je pense qu’après les avoir quittés, ces seigneurs ne tinrent pas longue compagnie à cet ambassadeur si bien appris ; outre qu’avec la haine, cette rusticité lui concilia le mépris, et sa vie mesquine en table nulle, et en équipages pauvres et courts, l’acheva. Il me donna pourtant une fois et même deux un assez grand et bon repas.

Il s’en falloit bien que je me crusse à portée de lui parler d’adoucir et de modérer ses manières. Quelque peu d’intérêt que je prisse en lui, je ne pouvois me détacher de celui de la nation et de ce déshonneur du choix d’un pareil ministre. Je n’en parlai point non plus à son conducteur Robin, que je jugeai bien qui sentoit les mêmes choses, et qu’il ne pouvoit retenir cette étrange humeur. J’ignore quel mérite il avoit à la guerre, ni comment il ensorcela M. le prince de Conti de se piquer d’honneur d’arracher pour lui un bâton de maréchal de France. Ce que je sais, c’est, que ce fut à l’étonnement général, pour n’en pas dire davantage.

Le duc d’Ormond étoit à Madrid sur un grand pied de considération de tout le monde et des ministres. Il en étoit fort visité et tenoit une table abondante et délicate, où il y avoit toujours quelques seigneurs et beaucoup d’officiers. Il tiroit gros du roi d’Espagne. Il alloit presque tous les jours au palais où il étoit fort accueilli, et je ne l’ai point vu à portée du roi et de la reine qu’ils ne lui parlassent, et quelquefois même en s’arrêtant à lui avec un air de considération et de bonté. Il portoit publiquement la Jarretière et le nom de duc d’Ormond. Il ne se trouvoit point où on se couvroit ; mais d’ailleurs il étoit traité en tout et partout comme les grands. Il étoit petit, gros, engoncé, et toutefois de la grâce à tout, et l’air d’un fort grand seigneur, avec beaucoup de politesse et de noblesse. Il étoit fort attaché à la religion anglicane, et refusa constamment les établissements solides qui lui furent souvent offerts en Espagne pour la quitter.

Ubilla, ou le marquis de Rivas, secrétaire de la dépêche universelle sous Charles II, qui eut tant de part à son testament qu’il écrivit sous ce prince, avoit eu le sort commun à tous ceux à qui Philippe V avoit obligation de sa couronne, que la princesse des Ursins fit chasser. Il languissoit depuis obscurément et avec peu de bien, dans le conseil de Castille, où on lui avoit donné une place, comme dans un vieux sérail ; et, avec les années et l’infortune, il vivoit fort seul, fort abandonné, se présentant rarement, toujours très inutilement, au palais où il étoit fort peu accueilli. Louville m’avoit conseillé à Paris de rendre une visite à cet illustre malheureux, comme chose fort convenable au service qu’il avoit rendu à la France. Je m’en souvins au retour de Lerma, et, quoique je n’eusse pas ouï parler de lui, je l’allai voir avec plus de suite que je n’avois coutume de mener dans mes visites. Jamais homme si surpris ni si aise, et je le fus beaucoup de lui avoir fait tant de plaisir. C’étoit un petit homme mince, et sur l’âge, dont la mine n’imposoit pas, mais plein d’esprit, de sens et de mémoire, et avec qui je me serois extrêmement plu et instruit, s’il avoit parlé moins difficilement François. Il se montra avec moi fort mesuré sur sa disgrâce, à laquelle pourtant on sentoit qu’il n’étoit pas accoutumé. Ce n’étoit pas comme nos ministres renvoyés, dont les restes enrichiroient plusieurs seigneurs et les logeroient magnifiquement à la ville et à la campagne. Celui-ci, qui avoit exercé plusieurs années une charge qui comprend les quatre charges de nos secrétaires d’État [3], étoit logé plus que médiocrement, presque sans meubles, et les plus simples, avec fort peu de valets. Il revint me voir et me fit présent d’un beau livre espagnol qu’il avoit composé des voyages et des campagnes de Philippe V. Cette visite me fit honneur à Madrid, et ne déplut pas aux ministres.


  1. Le traité, dont parle ici Saint-Simon et auquel on donna le nom de traité de Vienne, fut signé le 30 avril et le 2 mai 1725. La France et l’Angleterre, inquiètes du rapprochement de l’Autriche et de l’Espagne, opposèrent à cette alliance le traité de Hanovre (25 septembre 1725), qui réunissait l’Angleterre, la France et la Prusse.
  2. C’est-à-dire à l’ordre religieux de Malte.
  3. Les quatre secrétaires d’État de l’ancienne monarchie étaient ceux de la guerre, des affaires étrangères, de la marine et de la maison du roi. Ils se partageaient l’administration des provinces. Le ministère de l’intérieur n’a été établi qu’à l’époque de la révolution. Le chancelier avait la surveillance de l’administration de la justice, de l’imprimerie et de la librairie. Les finances dépendaient du contrôleur général, qui, depuis 1661, avait remplacé le surintendant des finances.