Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/4


CHAPITRE IV.


Conversation entre M. le duc d’Orléans [et moi], sur ses subsides secrets contre l’Espagne, qui la voulut avoir enfermé seul avec moi dans sa petite loge à l’Opéra. — Conversation forte entre M. le duc d’Orléans et moi, dans son cabinet, tête à tête, sur la rupture avec l’Espagne. — Faiblesse étrange du régent, qui rompt avec l’Espagne, contre sa persuasion et sa résolution. — Launay gouverneur de la Bastille. — Projet d’Albéroni et travail de Cellamare contre le régent. — Précautions de Cellamare pour pouvoir parler clairement à Madrid, et prendre les dernières mesures. — Je suis mal instruit de la grande affaire dont je vais parler. — Cause étrange de cette ignorance. — Les dépêches de Cellamare, envoyées avec tant de précautions, arrêtées à Poitiers et apportées à l’abbé Dubois, qui, dans cette affaire surtout, en fait un pernicieux usage ; et le secret de tout enfoui. — Résultat bien reconnu des ténèbres de cette affaire. — Instruments de la conjuration pitoyables. — Cellamare arrêté ; sa conduite. — J’apprends de M. le duc d’Orléans ce qui vient d’être raconté de Cellamare, du duc et de la duchesse du Maine, et du projet vaguement. — Conseil de régence sur l’arrêt de l’ambassadeur d’Espagne, où deux de ses lettres au cardinal Albéroni sont lues. — Pompadour et Saint-Geniez mis à la Bastille. — Députation du parlement au régent, inutile, en faveur du président de Blamont. — Abbé Brigault à la Bastille. — D’Aydie et Magny en fuite. — La charge du dernier donnée à vendre à son père. — Tous les ministres étrangers, au Palais-Royal, sans aucune plainte. — On leur donne à tous des copies des deux lettres de Cellamare à Albéroni, qui avoient été lues au conseil de régence.


J’étois inquiet de voir que tout se préparoit à rompre avec l’Espagne. L’intérêt de l’abbé Dubois y étoit tout entier ; on a vu, dans ce que j’ai donné de M. de Torcy, quelle fut sa conduite en Angleterre. Il n’avoit osé y conduire son maître que par degrés, et ce fut à ce premier degré, dont je prévis l’entraînement et les suites, que je crus devoir m’opposer à temps. Il n’étoit alors question que de subsides de la France à l’Angleterre, se déclarant contre l’Espagne, conjointement avec l’empereur, et ces subsides devoient être secrets. Après avoir effleuré cette matière avec M. le duc d’Orléans, nous convînmes, lui et moi, de la traiter à fond. Il en usa pour cette affaire comme il avoit fait pour celle des appels, et me traîna, malgré tout ce que je lui pus représenter, dans sa petite loge de l’Opéra. Il en ferma la porte après avoir défendu qu’on y frappât, et là, tête à tête, nous ne songeâmes à rien moins qu’à l’opéra. Je lui représentai le danger d’élever l’empereur, à l’abaissement duquel et de sa maison la France avoit sans cesse travaillé depuis les grands coups que le cardinal de Richelieu lui avoit su porter, toutes les fois que l’État n’avoit pas été trahi par l’intérêt et l’autorité des reines mères italiennes ou espagnoles ; de l’empereur qui, de plus, ne pardonneroit jamais à la France d’avoir enlevé l’Espagne et les Indes à sa maison et à lui-même, de l’empereur enfin qui avoit mis la France à deux doigts de sa perte, et qui, lorsque la reine Anne la sauva, fit l’impossible contre elle, et fut le dernier de tous les alliés à signer la paix ; que l’agrandissement de l’Angleterre et du roi Georges n’étoit pas moins redoutable, qui, sous les trompeuses apparences d’une feinte amitié, étoient nos plus anciens et plus naturels ennemis, que l’épreuve de cette vérité étoit de tous les siècles, si on en excepte des instants comme entre Henri IV et Élisabeth, et les moments d’autorité de Charles II et du changement du conseil de la reine Anne ; que leur double intérêt revenoit au même : celui du roi Georges, de tout faire pour l’empereur, par la raison de ses États d’Allemagne, et par l’investiture de Brême et de Verden, après laquelle il soupiroit depuis si longtemps, et que l’empereur lui faisoit attendre pour le tenir en ses mains et s’en servir sûrement dans toutes ses vues ; de la nation, qui n’avoit d’objet que le commerce, que de ruiner celui d’Espagne et le nôtre en même temps, peu inquiets de celui du Portugal où ils étoient les maîtres, de celui de Hollande qu’ils avoient à demi ruiné et dont ils dominoient la république, et que nous avions grand intérêt de ne pas laisser achever de ruiner, parce qu’il ne pouvoit nous être contraire au point où il se trouvoit réduit. J’ajoutai l’intérêt commun de toute l’Europe, de brouiller sans cesse et irrémédiablement, si elle le pouvoit, les deux branches de la maison de France ; dont la jalousie étoit telle, depuis que la couronne d’Espagne y étoit entrée, qu’il n’étoit efforts qu’elle n’eût faits pour l’en arracher, et depuis ne l’avoir pu par les armes, pour brouiller les deux couronnes et y semer sans cesse la zizanie depuis la mort du roi ; que cet objet étoit si grand pour l’empereur et pour l’Angleterre, qu’il ne falloit pas croire que nulle difficulté pût les rebuter, et d’autre part aussi tellement visible que tous leurs artifices ne pouvoient qu’être grossiers ; que l’intérêt si grand, si évident, si naturel de notre union avec l’Espagne, nous étoit appris par leur acharnement à tout tenter pour la rompre, quand nous ne sentirions pas jusqu’à quel point il étoit capital à la France d’entretenir une union indissoluble avec l’Espagne, d’avoir mêmes amis et mêmes ennemis, et, comme je le lui avois si souvent représenté dans son cabinet et en plein conseil, d’imiter l’union des deux branches de la maison d’Autriche, qui avoit mis le sceau à sa grandeur, et dont l’identité continuelle tant que celle d’Espagne avoit duré l’avoit conservée.

Je lui fis remarquer avec détail que l’empereur et l’Angleterre ne pouvoient être que de faux amis, et encore de moments, parce que ces deux puissances avoient et auroient toujours des intérêts directement contraires à ceux de la France, au lieu qu’outre le même sang et la proximité, nul intérêt essentiel ne pouvoit jamais aliéner la France de l’Espagne, depuis qu’elle n’obéissoit plus à un roi de la maison d’Autriche, ni l’Espagne de la France. Je lui touchai après son intérêt personnel, de ne se pas mettre au hasard de rompre avec l’Espagne, après tout ce qui s’étoit passé vers la fin du feu roi sur son compte avec l’Espagne. Ensuite je lui fis sentir la grossièreté du piége qu’on lui tendoit ; que des subsides secrets étoient un engagement qui l’entraîneroit à la rupture, qu’on n’osoit lui proposer d’abord, et où on l’amèneroit par degrés ; qu’il étoit honteux et très nuisible à la France, de payer les ennemis de l’Espagne pour lui faire la guerre, et plus honteux à lui personnellement, après ce qui s’étoit passé de personnel, qu’à tout autre qui auroit le timon de l’État ; que l’intérêt, le but, les vues de l’entraîner à la rupture étoient trop grands et trop évidents pour qu’il dût espérer que l’empereur et l’Angleterre ne trahissent pas le prétendu secret des subsides qu’il donneroit, et qu’il devoit compter qu’eux-mêmes auroient grand soin de faire revenir à l’Espagne qu’il leur en fournissoit ; que dès lors il devoit s’attendre aux plus vifs reproches, aux emportements de la reine, à tout le venin d’Albéroni, dont l’abbé Dubois sauroit bien profiter pour l’aigrir, pour emporter ainsi ce qu’il n’ose proposer encore ; qu’alors, Son Altesse Royale donneroit beau jeu aux brouillons qui ne cherchoient qu’à ranimer les haines amorties de l’Espagne contre sa personne pour s’en avantager à l’abri de la naissance et de la puissance du roi d’Espagne, et faire payer bien cher la complaisance pour l’abbé Dubois, qui, n’osant aller directement où il aspire, ne songeoit, pour y parvenir, qu’à servir si utilement nos ennemis naturels contre des amis que tout nous doit faire à jamais considérer comme des frères, et j’ajoutai avec feu : « Qu’il obtienne donc la pourpre par le crédit de l’empereur qui peut maintenant tout à Rome, et par celui du roi Georges, qui peut infiniment sur l’empereur ! »

M. le duc d’Orléans, qui jusque-là m’avoit écouté attentivement et tranquillement, excepté quelques applaudissements sur ne pas rompre avec l’Espagne, s’écria que voilà comme j’étois, suivant toujours mes idées aussi loin qu’elles pouvoient aller ; que Dubois étoit un plaisant petit drôle pour imaginer de se faire cardinal ; qu’il n’étoit pas assez fou pour que cette chimère lui entrât dans la tête, ni lui, si elle y entroit jamais, pour le souffrir ; que pour son intérêt personnel, il ne risqueroit rien, parce qu’il ne s’agissoit que de subsides secrets qui seroient toujours ignorés de l’Espagne, et qu’à l’égard de celui de l’État, il se garderoit bien de lâcher aux Anglois ni à l’empereur la courroie assez longue pour que la puissance de l’empereur pût s’augmenter, ni le commerce des Anglois s’accroître. Je ne me payai point de ces raisons ; j’assurai le régent qu’en de telles liaisons on étoit toujours mené plus loin qu’on ne pensoit et qu’on ne vouloit, et pour le secret de ses subsides, je lui maintins que l’intérêt de ces deux puissances étoit si capital de le brouiller avec l’Espagne, qu’elles se garderoient bien de ne le pas publier comme le moyen le plus court et le plus certain d’arriver à leur but principal, qui étoit de le forcer à la rupture ouverte, et par là même à une liaison avec elles de nécessité et de dépendance.

Tout cela agité, approfondi, discuté et disputé entre nous deux, tant que l’opéra dura sans le voir ni l’entendre, nous laissa chacun dans sa persuasion. M. le duc d’Orléans, qu’il demeureroit très sûrement maître de son secret et de son aiguière, et que, par cette complaisance, il s’assureroit d’autant plus d’être le modérateur de l’Europe ; moi, au contraire, que le secret et l’aiguière lui échapperoient l’un et l’autre, et bientôt, et qu’il se trouveroit dans un embarquement dont il auroit tout lieu et tout le temps de se bien repentir. En effet, de là à la rupture, il s’écoula peu de mois. Il arriva, comme je l’avois prévu, que l’Espagne fut promptement informée de l’engagement que le régent avoit pris avec l’empereur et l’Angleterre, et qu’elle redoubla tout aussitôt ses soins à donner à M. le duc d’Orléans tant d’affaires domestiques, qu’il ne fut plus à craindre pour celles du dehors, dont on verra bientôt les effets, mais qui heureusement ne firent que montrer l’étendue des projets et de ses ressorts.

La rupture s’approchoit par les ruses de l’abbé Dubois, qui n’en laissoit voir à personne que ce qu’il ne pouvoit empêcher, par l’extérieur de mesures qui ne se qualifioient que de simples précautions ; et il avoit fermé la bouche là-dessus à M. le duc d’Orléans, jusque avec le très petit nombre de ceux avec qui il s’ouvroit le plus sur différentes affaires ; car nul n’eut jamais sa confiance sur toutes que l’abbé Dubois, depuis qu’il s’y fut tout à fait abandonné.

Dubois ne put pourtant si bien faire que le secret m’en fût gardé jusqu’au bout. Une après-dînée que j’allai au Palais-Royal pour mon travail ordinaire, tête à tête, comme j’avois accoutumé un jour au moins de chaque semaine, et que je commençois à en mettre les papiers sur le bureau de M. le duc d’Orléans, il me dit qu’avant de commencer, il avoit chose bien plus importante à me dire, sur laquelle il vouloit raisonner à fond avec moi ; et, tout de suite, m’expliqua la situation en laquelle il se trouvoit avec l’empereur, l’Angleterre et l’Espagne, et combien il étoit vivement pressé de se déclarer ouvertement et par les armes contre la dernière.

Après avoir bien écouté tout son récit, je le fis souvenir de ce que je lui avois dit et prédit à l’Opéra, quand, tête à tête, nous y agitâmes, dans sa petite Loge, l’affaire des subsides secrets, et je lui rappelai fort en détail tout ce que je lui avois allégué alors contre la rupture avec l’Espagne dont il avoit été si bien convaincu, qu’il n’avoit persisté à donner les subsides contre mon avis que dans la prétendue certitude du secret et de nul danger d’engagement plus fort, ni que les choses pussent aller trop loin de la part de l’empereur et de l’Angleterre contre l’Espagne, choses que je lui avois toujours fortement contestées. La rupture à laquelle il étoit violemment poussé par l’abbé Dubois fut longuement et fortement discutée.

Le régent ne trouva point de réponse valable à mes raisons ; mais il étoit embarrassé de l’empereur, enchanté par l’Angleterre, plus que tout entraîné par sa faiblesse pour l’abbé Dubois, qui comptoit la fortune après laquelle il soupiroit avec de si vifs élans indissolublement attachée à la rupture. Voyant donc le régent convaincu, mais pourtant point persuadé, et gémissant intérieurement des chaînes dans lesquelles il se sentoit entravé, j’imaginai tout à coup de les lui faire rompre par quelque chose d’extraordinaire. Je lui dis donc avec feu que je le suppliois de vouloir bien ne se pas effaroucher d’une supposition impossible, de m’écouter tout du long et de suivre mon raisonnement : « S’il vous étoit aussi évident, lui dis-je, qu’il y eût quelque part à portée de vous un devin ou un prophète qui sût clairement l’avenir, et qui fût en pouvoir et en volonté de répondre à vos consultations, comme il est évident que cela n’est pas, n’est-il pas vrai qu’il y auroit de la folie d’entreprendre une guerre sans avoir su de lui auparavant quel en seroit le succès ? Si ce prophète ne vous annonçoit que places et batailles perdues, n’est-il pas vrai encore que vous n’entreprendriez pas cette guerre, et que rien ne vous y pourroit entraîner ? Et moi je vous dis que sur celle dont il s’agit votre résolution devroit être aussi fermement la même, si cet homme merveilleux ne vous promettoit que victoires et que succès, et en voici mes raisons : dans l’un et dans l’autre cas, vous affaiblissez l’État, vous en agrandissez d’autant les ennemis naturels par qui vous vous laissez entraîner à la guerre ; vous tentez toute une nation, accoutumée depuis qu’elle existe dans le pays où elle est, à l’aînesse dans la maison de ses rois ; vous hasardez un pouvoir précaire et vous donnez lieu de publier que vous ne l’employez que pour votre intérêt personnel, et pour acheter aux dépens de l’État, de son plus naturel intérêt et de tout le sang et les trésors répandus depuis la mort du feu roi d’Espagne, pour acheter, dis-je, un appui étranger contre les droits de Philippe V sur la France, dont par là vous avouez toute la force et toute votre crainte. Et au cas d’heureux succès, que ces mêmes puissances vous forcent à pousser plus loin que vous ne voudrez, où en seriez-vous si le roi d’Espagne, à bout de moyens, et de dépit, vous laissoit faire, entroit en France désarmé, publioit qu’il vient se livrer à ces mêmes François qui l’ont mis et qui l’ont maintenu sur le trône, qui sont les sujets de ses pères et de son propre neveu paternel ; qu’il ne vient que pour le secourir et en prendre la régence que sa naissance lui donne, sitôt que son absence ne l’en exclut plus, et l’arracher lui, sa nation et son héritage à un gouvernement tel qu’il lui plaira de le représenter ? Je ne sais, ajoutai-je, quelle en pourroit être la révolution ; mais je vous confesse, monsieur, à vous tout seul, que pour moi, qui n’ai jamais été connu du roi d’Espagne que pour avoir joué aux barres avec lui et à des jeux de cet âge, qui n’en ai pas ouï parler depuis qu’il est en Espagne, ni lui beaucoup moins de moi, et qui n’y connois qui que ce soit ; moi, qui suis à vous dès l’enfance, et qui savez à quel point j’y suis ; qui ai tout à attendre de vous, et quoi que ce soit de nul autre, je vous confesse, dis-je, que, si les choses venoient à ce point, je prendrois congé de vous avec larmes, j’irais trouver le roi d’Espagne, je le tiendrois pour le vrai régent et le dépositaire légitime de l’autorité et de la puissance du roi mineur ; que si moi, tel que je suis pour vous, pense et sens de la sorte, qu’espéreriez-vous de tous les autres vrais François ? »

La sincérité, la vérité, la force de ce discours accabla le régent, et le tint assez longtemps en silence, la tête et le visage entre ses deux mains, les coudes sur son bureau, comme il se mettoit toujours quand il étoit fort en peine ; puis il avoua sans détour que j’avois raison, et que je lui rendois un grand service de lui parler de la sorte.

Là-dessus, M. le Duc entra. Le régent le mena d’abord dans la galerie, et je demeurai dans le grand salon à me promener, où, assis et le bureau entre deux, la conversation s’étoit passée. La visite de M. le Duc fut très courte, et M. le duc d’Orléans et moi nous remîmes aussitôt à son bureau. J’y voulus déployer les papiers que j’y avois mis, mais il ne me le permit pas, et me dit qu’il falloit continuer notre raisonnement qui rouloit sur des choses bien plus importantes. Il se leva, et nous nous promenâmes dans le salon et dans la galerie.

Je lui dis que je n’avois point de nouveau raisonnement à faire, que je lui avois tout dit, que redire ne seroit que répéter et rebattre, mais que je croyois aussi en avoir assez dit pour avoir dû le persuader et l’empêcher de tomber dans le précipice par les pièges de l’ambition de l’abbé Dubois, qui, de l’un à l’autre, l’engageoit où il ne devoit jamais se laisser aller. Le régent me protesta qu’il le feroit mettre dans un cachot, s’il osoit jamais faire un pas vers la pourpre, et convint avec moi de ne point rompre avec l’Espagne. Je tâchai de l’y affermir de plus en plus ; puis je lui dis : « Vous voilà donc bien persuadé et bien convaincu, mais je ne serai pas sorti d’ici que l’abbé Dubois vous reprendra et vous retournera, verra que c’est depuis que je vous ai entretenu que vous ne voulez plus vous déclarer contre l’Espagne, fera si bien qu’il vous changera et vous tiendra de si près qu’il viendra à bout de ce qu’il s’est mis dans la tête, et vous fera déclarer contre l’Espagne. » Le régent m’assura que sa résolution de n’en rien faire étoit si bien prise, que rien ne la lui feroit changer, et toutefois au bout de huit jours, la guerre à l’Espagne fut déclarée.

Pendant ces huit jours, je fis ce que je n’ai jamais fait pendant toute la régence : j’allai trois ou quatre fois chez M. le duc d’Orléans, et, ce qui ne m’est jamais arrivé qu’alors, jamais je ne le pus voir. L’inquiétude de la guerre, qui m’y avoit conduit, augmenta par cette clôture, où je vis bien que Dubois le tenoit enfermé pour moi. Je lui écrivis pour demander à le voir : point de réponse ; je récrivis de nouveau : il me fit dire verbalement que, dès qu’il me pourroit voir, il me le manderoit. Alors je jugeai la chose désespérée, et je ne me trompai pas.

Le jour que la nouvelle éclata, il me manda qu’il me verroit quand je voudrois. J’allai au Palais-Royal, je trouvai un homme embarrassé, la tête basse, qui de honte n’osoit me regarder. Mon abord fut froid, aussi le silence dura assez longtemps. Il le rompit enfin d’une voix basse par un « Que dirons-nous ? — Rien du tout, lui répondis-je, parce qu’aux choses faites il n’y a plus à parler, il n’y a qu’à souhaiter que vous vous en trouviez bien. Du reste, je vous supplie de croire que, pour quelque intérêt particulier ou personnel que ce pût être, je ne vous aurois pas pourchassé comme j’ai fait inutilement depuis huit jours. Vous savez que mon goût ni ma coutume n’est pas de vouloir forcer les portes ; mais j’ai cru que mon attachement pour vous et mon devoir à l’égard du bien de l’État me devoient faire sortir de mon naturel et de toutes bornes. Vous n’avez pas jugé à propos de me voir, je m’en lave les mains ; parlons maintenant d’autre chose ; » et tout de suite je tire des papiers de mes poches et je les étends sur son bureau. Il en fit le tour pour s’y aller asseoir sans dire une parole, et tant que je fus avec lui je ne vis qu’embarras, souplesses et caresses ; de mon côté, je ne montrai point d’humeur. Il fallut après du temps, pour en parler à la régence et pour dresser et lui montrer la déclaration de guerre, ce qui se fit en même temps. J’y reviendrai ensuite, parce que j’ai prévenu le temps de ma conversation du Palais-Royal, comme j’ai retardé celle de l’Opéra, parce que j’ai voulu les mettre tout de suite toutes les deux, quoique séparées d’un long intervalle pour mettre tout à la fois sous les yeux ce qui se passa entre M. le duc d’Orléans et moi sur la guerre d’Espagne. Retournons maintenant un peu sur nos pas.

Le colonel Stanhope, depuis longtemps envoyé d’Angleterre en Espagne, arriva à Paris, retournant en Angleterre.

Barnaville, qui, de lieutenant de roi de Vincennes, avec la charge de confiance des prisonniers, avoit passé au gouvernement de la Bastille, venoit de mourir. Launay, qui en étoit lieutenant de roi, eut ce gouvernement, et ce fut un très bon choix. J’en parle ici, parce qu’il y fut mis dans un temps important et critique.

Cellamare, ambassadeur d’Espagne, de beaucoup de sens et d’esprit, s’employoit depuis longtemps à préparer bien des brouilleries, comme on le voit par ce que j’ai donné des extraits des lettres de la poste faits par M. de Torcy. On y voit combien le cardinal Albéroni avoit cette affaire dans la tête, et avec quel empressement Cellamare y répondoit pour lui plaire. Le projet n’étoit pas de moins que de révolter tout le royaume contre le gouvernement de M. le duc d’Orléans, et, sans avoir vu clair à ce qu’ils comptoient faire de sa personne, ils vouloient mettre le roi d’Espagne à la tête des affaires de France, avec un conseil et des ministres nommés par lui et un lieutenant sous lui de la régence qui auroit été le véritable régent, et qui n’étoit autre que le duc du Maine. Ils comptoient sur les parlements, à l’exemple de celui de Paris ; sur les chefs et les principaux moteurs de la constitution, sur la Bretagne entière, sur toute l’ancienne cour accoutumée au joug des bâtards et de Mme de Maintenon, et depuis longtemps ils ne cessoient d’attacher tous ceux qu’ils pouvoient à l’Espagne par toutes sortes de prestiges, de promesses et d’espérances. On verra que leurs mesures répondirent mal à l’importance de ce projet. Il est vrai qu’ils ne purent pas attendre sa maturité. La rupture de la France avec l’Espagne étoit imminente, il en falloit arrêter les suites au plus tôt et différer la révolte tout le moins qu’il leur seroit possible. Ils furent découverts comme ils prenoient leurs dernières mesures ; mais le régent et l’État y furent étrangement trahis, et M. le duc d’Orléans y montra une incroyable faiblesse.

Les choses étant à ce point du côté de l’Espagne et de ceux qui s’étoient dévoués à leur vengeance ou à leurs propres espérances, il fallut parler clair à Madrid sur l’état des choses et sur les noms. Cellamare, trop sage pour confier à pas un de ses gens un paquet de cette conséquence, voulut que le courrier fût choisi à Madrid, et que ce fût quelqu’un au-dessus d’un courrier, qui eût en même temps dans sa personne et dans sa qualité de quoi ôter toute défiance. Pour mieux cacher un secret si important, ils choisirent à Madrid un jeune ecclésiastique qui s’appeloit ou se fit appeler l’abbé Portocarrero, à qui ils donnèrent pour adjoint le fils de Monteléon. Rien de mieux imaginé que deux jeunes gens que le hasard sembloit faire rencontrer à Paris, l’un venant de Madrid, l’autre de la Haye, et se joindre après pour retourner de compagnie en Espagne. Le nom de Portocarrero imprimoit et, depuis le fameux cardinal Portocarrero, portoit avec soi sa faveur de la France. L’autre étoit le fils de l’ambassadeur d’Espagne, depuis longtemps en Angleterre, qui avoit été assez longtemps en France et y avoit laissé des amis considérables. Il étoit déclaré de tout temps pour la France, et pour que l’Espagne ne s’en séparât jamais ; on le savoit ; l’abbé Dubois en avoit été souvent témoin à Londres, et que cet attachement lui avoit mal réussi auprès d’Albéroni. On a vu, par ces extraits de lettres de la poste de M. de Torcy, que Monteléon fut là-dessus inébranlable. Monteléon, sorti d’Angleterre par la rupture et les actions de la flotte anglaise contre l’Espagne dans la Méditerranée, étoit allé à la Haye attendre ce que sa cour voudroit faire de lui, et il paraissoit qu’il envoyoit son fils en Espagne pour cette affaire particulière. Deux jeunes gens de noms agréables à la France et qui sembloient si bien se rencontrer de pur hasard à Paris, l’un venant de Madrid, l’autre de la Haye, et qu’il étoit si naturel qu’ils s’en retournassent ensemble, avoient tout ce qu’il falloit pour ôter tout soupçon qu’ils pussent être chargés d’aucun paquet de conséquence par l’ambassadeur, qui avoit ses propres courriers et le renvoi de ceux qu’il recevoit d’Espagne. On peut juger aussi que ces jeunes gens eux-mêmes ignoroient parfaitement ce dont ils étoient chargés, et il étoit tout simple que, s’en allant en Espagne, l’ambassadeur les chargeât de quelque paquet par occasion.

Ils partirent donc, munis de passeports du roi, à cause de la conjoncture de rupture prochaine, les premiers jours de décembre, avec un banquier espagnol établi en Angleterre, qui y venoit de faire une fort grande banqueroute, et que les Anglois avoient obtenu du régent de pouvoir faire arrêter partout où ils pourvoient en France. On me trouvera bien mal instruit dans tout le cours de cette grande affaire, mais je ne puis ni ne veux dire que ce que j’en ai su, et du reste je donnerai mes conjectures [1]. L’abbé Dubois, de plus en plus maître de M. le duc d’Orléans, le vouloit être du secret de tout, pour n’avoir ni contradicteur ni même de compagnon, et M. le duc d’Orléans lui fut fidèle en obéissance. Lui-même, comme on le verra, n’en sut que ce qu’il plut ou ce qu’il convint à l’abbé Dubois.

Soit que l’arrivée de l’abbé Portocarrero, et le peu de jours qu’il demeura à Paris fût suspect à l’abbé Dubois et à ses émissaires, soit qu’il eût corrompu quelqu’un de principal auprès de l’ambassadeur d’Espagne, par qui il fut averti que ces jeunes gens étoient chargés d’un paquet important, soit qu’il n’y eût pas d’autre mystère que la mauvaise compagnie du banqueroutier parti avec eux, et l’attention de l’abbé Dubois à obliger les Anglois en le faisant arrêter, et qu’il eût ordonné de les arrêter tous trois, et d’enlever tous leurs papiers, de peur que le banqueroutier ne leur eût donné les siens pour ne les pas perdre s’il venoit à être pris ; quoi qu’il en soit, l’abbé Dubois fit courre après eux, et ils furent arrêtés à Poitiers, tous leurs papiers enlevés et apportés à l’abbé Dubois par le courrier qui, aussitôt après leur capture, fut dépêché de Poitiers pour lui en apporter la nouvelle. Les hasards font souvent de grandes choses. Le courrier de Poitiers entra chez l’abbé Dubois comme M. le duc d’Orléans entroit à l’Opéra. Dubois parcourut les papiers [2], et dit la nouvelle de la capture à M. le duc d’Orléans comme il sortoit de sa loge. Ce prince, qui avoit accoutumé de s’enfermer alors tout de suite avec ses roués, en usa de même ce jour-là, sous prétexte que l’abbé Dubois n’avoit pas eu le temps d’examiner les papiers, avec une incurie à laquelle tout cédoit. Les premières heures de ses matinées étoient peu libres. Sa tête, offusquée encore des fumées du vin et de la digestion des viandes du souper, n’étoit pas en état de comprendre, et les secrétaires d’État m’ont souvent dit que c’étoit un temps où il ne tenoit qu’à eux de lui faire signer tout ce qu’ils auroient voulu. Ce temps fut pris par l’abbé Dubois pour lui rendre compte des papiers arrivés de Poitiers, tel qu’il jugea à propos. Il n’en dit et n’en montra que ce qu’il voulut, et ne se dessaisit jamais d’aucun entre les mains du régent, aussi peu de pas un autre. La confiance aveugle, et la négligence abandonnée de ce prince en cette occasion fut incompréhensible ; et ce qui l’est encore plus, c’est que l’une et l’autre régna dans toute la suite de cette affaire et dans toutes ses parties, et rendit l’abbé Dubois le maître unique des preuves, des soupçons, de la conviction, de l’absolution, de la punition.

Il n’admit dans cette affaire que le garde des sceaux et Le Blanc, parce qu’il ne put s’en passer, mais sans leur dire qu’autant et si peu qu’il lui convenoit. Le premier étoit dans son intimité et dans son entière et absolue dépendance ; le second n’étoit que dans la même dépendance, et se flattoit mal à propos de l’intimité ; tous deux, dans la stupeur de sa conduite dans cette affaire, et dans la frayeur de lui faire la moindre question et d’outrepasser ses ordres d’une ligne. C’étoit de sa seule volonté que leurs places dépendoient ; il le leur faisoit sentir tous les jours. Ils comptoient donc le maître pour rien et le valet pour tout. Leurs démarches, leurs interrogatoires, les comptes qu’ils rendirent au régent dans tout le cours de cette affaire, ce qu’ils poussèrent, ce qu’ils firent semblant de pousser, ce qu’ils laissèrent échapper ou tomber, ce qu’ils favorisèrent, ce qu’ils dirent au régent et ce qu’ils lui turent, en un mot toute leur conduite, leurs démarches, jusqu’à leurs paroles, et tout cela jusque dans le dernier détail et dans la précision la plus exacte, fut à chaque pas réglé par Dubois. Cet abbé fut le seul, l’unique, le suprême conducteur et modérateur, avec un empire et une jalousie que rien ne troubla, et qui ne trouva que soumission aveugle la plus exacte dans la frayeur et le tremblement de ces deux hommes, qui reçurent dans cette servile disposition les ordres qu’ils en attendoient à chaque instant, et jusque pour chaque minutie, uniquement occupés d’une obéissance littérale et aveugle, à laquelle ce maître terrible ne leur laissa pas ignorer que leur fortune étoit singulièrement attachée. Ainsi la connoissance entière et effective de cette profonde affaire et de toutes ses différentes parties demeura uniquement à l’abbé Dubois tout seul, qui ne s’y servit aussi que de ces deux seuls hommes, auxquels il ne communiqua que par mesure et que ce qu’il lui convint de leur communiquer. Il ne traita pas M. le duc d’Orléans avec plus de confiance, à qui le garde des sceaux et Le Blanc n’osèrent jamais rien rendre que les leçons précises, et bien exactement, qu’ils recevoient pour cela de l’abbé Dubois, et au temps, au ton et à la mesure qu’il leur prescrivoit à chaque fois. Par cette conduite, je ne puis assez le répéter, Dubois demeura seul instruit et maître absolu du fond de tout le secret de l’affaire, du degré et du sort des coupables, d’en augmenter et d’en diminuer le nombre et le poids à sa volonté, sans crainte de pouvoir être démenti, ni même contredit, ni traversé en la moindre chose. On arrêtoit les gens et on les relâchoit sur les ordres du roi donnés par le régent, dont l’abbé Dubois disposoit seul et absolument, sans que jamais il y ait eu de démarches ni de procédures juridiques, parce qu’elles n’auroient pas pu être également dans sa main.

Le garde des sceaux, qui avoit le plus de part en la confiance de l’abbé Dubois et qui en a toujours espéré et été ménagé pendant sa disgrâce, est mort avant lui dans ces dispositions et a emporté avec lui ce qu’il savoit de ce secret. Le Blanc, déjà poussé et chassé par Dubois avant sa mort, et tombé au bord de l’abîme, dont il essuya depuis toutes les horreurs, avoit beaucoup moins su de tout cela que le garde des sceaux, qui étoit le seul dont Dubois pût prendre quelque conseil dans la nécessité ; et Le Blanc, de retour enfin au monde et à la fortune sur une terre nouvelle et sous d’autres cieux, s’est bien gardé de dire [rien] de ce qu’il pouvoit savoir d’une affaire dont les principaux et les plus grands coupables étoient, non seulement sortis de prison et de toute inquiétude dès avant sa plus profonde chute, mais rétablis en leur premier état, grandeur et splendeur, ainsi que tous les autres accusés et soupçonnés.

Soit que M. le régent en ait plus su qu’il n’a voulu le montrer, et que la crainte du nombre et du nom, des établissements et de la considération de ceux qui ont trempé dans cette affaire, lui ait fait prendre le parti qu’il y a pris : soit que sa négligence continuelle et son prodigieux asservissement sous le joug que l’abbé Dubois avoit su lui imposer, l’eût laissé, comme je l’ai cru, dans l’ignorance du vrai fond et des circonstances importantes de l’affaire et de la plupart des gens considérables qui y étoient entrés, ou pour ménager la faiblesse du prince qu’il connoissoit si parfaitement, ou pour se faire peu à peu, en temps et lieu, un mérite auprès de ceux dont il avoit tu les noms, ni moi ni personne n’avons rien pu tirer de M. le duc d’Orléans au delà du récit ténébreux que je vais faire. Mais toujours, d’une obscurité si étrangement profonde résulte bien certainement un complot de M. et de Mme du Maine, laquelle y travailla longtemps avant le dernier lit de justice et dès l’entrée de la régence par l’ameutement de la prétendue noblesse, du parlement, de la Bretagne, et tout ce qu’elle sut mettre en œuvre pour tenir ce qu’on a vu (t. XI, p. 421) qu’elle avoit déclaré si nettement aux ducs de La Force et d’Aumont lorsqu’ils furent forcés de la voir à Sceaux, sur l’affaire du bonnet : « Que quand on avoit une fois acquis, comme que ce fût, la qualité de prince du sang et l’habilité de succéder à la couronne, il falloit bouleverser l’État et mettre tout en feu plutôt que se les laisser arracher. »

Ces ameutements, en apparence contre les ducs, ou le gros des ameutés furent les premiers trompés, ne furent en effet pratiqués que pour se fortifier contre les princes du sang depuis que l’aigreur se fut mise entre eux par le procès de la succession de M. le Prince, et empêcher le régent de juger la demande formée contre eux par les princes du sang et d’en rayer la qualité avec le prétendu droit d’habilité factice de succéder à la couronne. Aussi réussirent-ils à lui faire une telle peur qu’il en éluda le jugement contre ses paroles souvent données, contre toute justice, raison et bienséance, et qu’il ne céda, après tant de délais, de subterfuges, de tours de souplesse, qu’aux cris et à une véritable obsession des princes du sang, qui se relevèrent à rie le pas laisser respirer. C’est ce qui parut mieux encore par la démarche beaucoup plus que hardie, à laquelle se porta le duc du Maine, d’invoquer avec éclat la majorité du roi et les états généraux comme seuls compétents d’un jugement de cette nature ; qui n’étoit pas moins faire qu’anéantir les lois autant qu’il étoit en lui, l’autorité du roi mineur et celle du régent du royaume, et en donner à tous les sujets le dangereux et très coupable exemple. Enfin ce qui se peut appeler le premier tocsin de l’éclat dont nous allons parler, fut la fameuse requête signée de cette prétendue noblesse, dont M. le duc d’Orléans avoit été si longtemps et si volontiers la dupe, ainsi qu’elle-même en gros, par rapport aux ducs, et présentée au parlement par six seigneurs, desquels six la plupart portoient sur le front l’attachement au duc du Maine ; tocsin, dis-je, de ce qui se tramoit, si le régent passoit outre au jugement par lequel le duc et la duchesse du Maine sentoient bien que la qualité de princes du sang et l’habilité donnée aux bâtards par le feu roi de succéder à la couronne ne pouvoit manquer d’être anéantie. Depuis le moment de l’arrêt qui prononça cet anéantissement, et son enregistrement, le Rubicon fut intérieurement passé, et tout montra sans cesse depuis qu’il ne s’agissoit plus que de mettre la main à l’œuvre. Et quelle étoit cette œuvre ? La vengeance contre les juges et les parties, c’est-à-dire contre tout le sang royal légitime qui étoit en France ; détruire le régent ; revêtir le roi d’Espagne et le duc du Maine, sous lui, de la régence ; abolir les renonciations ; réveiller les cendres du procès de la branche éteinte de Soissons contre l’état de celle de Condé, dont M. le Duc m’a souvent dit que Mme du Maine ne s’étoit point cachée, et dont j’ai très bien su d’ailleurs qu’elle avoit parlé plus d’une fois comme d’une pièce dont elle prétendoit bien s’aider, et qui, à son compte, ne laissoit devant son mari que les infants d’Espagne ; réussir à tout cela pour le soulèvement de la noblesse, des parlements, par les ressorts constitutionnaires ; introduire les forces d’Espagne, en soulevant tout le royaume, au moins par mer ; sûrs de la Bretagne par l’idée flatteuse d’états généraux, d’union des parlements, et des autres tribunaux par les cris excités contre l’administration des finances et contre les mœurs du régent, et en dernier lieu en tirant tous les avantages possibles de sa mésintelligence avec l’Espagne, et tout cela fortifié de plusieurs gens considérables, de l’affectation si follement et si publiquement marquée du maréchal de Villeroy par ses éclatantes précautions contre le poison, de tout craindre et sans cesse pour la vie du roi, par un premier président du parlement de Paris, tout à eux et parfaitement sans âme, et par l’affolement de sa compagnie, de se prétendre les tuteurs des rois, irritée contre le régent, et brûlante de domination et de vengeance, par la Bretagne, infatuée du rétablissement de ses anciens privilèges et de l’honneur de rendre la liberté à toute la France en recevant les troupes d’Espagne dans ses ports, et leur servant de places d’armes, d’entrepôt et de magasins ; mais les instruments à faire réussir de si beaux projets ne répondirent pas à leur importance ni à leur étendue. L’étonnement fut grand quand on vit des chefs d’entreprise si risibles, et les personnages du complot si dignes de mépris.

Le lendemain de l’arrivée du courrier de Poitiers à l’abbé Dubois, le prince de Cellamare, averti de son côté d’un événement fâcheux, mais qui se flattoit encore que la compagnie du banquier banqueroutier avoit pu être la cause de l’arrêt des deux jeunes voyageurs et de l’enlèvement de leurs papiers, cacha son inquiétude sous une apparence fort tranquille, et alla à une heure après-midi chez M. Le Blanc redemander un paquet de lettres qu’il leur avoit donné par l’occasion de leur retour en Espagne et munis de passeports du roi. Le Blanc, qui avoit sa leçon faite de plus d’une façon par l’abbé Dubois qu’il avoit vu le matin chez lui, et après de M. le duc d’Orléans, qu’ils avoient vu ensemble, sur la conduite à tenir dans les divers cas qui étoient possibles à l’égard de l’ambassadeur, lui répondit que le paquet avoit été vu, qu’il y avoit des choses importantes, et que, loin de lui être rendu, il avoit ordre de le remener lui-même en son hôtel avec M. l’abbé Dubois, qui, averti à l’instant de l’arrivée de Cellamare chez Le Blanc, y étoit promptement accouru. Ils le firent donc monter dans le carrosse de M. Le Blanc, et y entrèrent avec lui. L’ambassadeur, qui sentit bien qu’un pareil compliment ne se hasardoit pas sans s’être précautionné sur l’exécution, ne fit aucune difficulté, et ne perdit pas un moment de sang-froid et d’air de tranquillité, pendant les trois heures au moins qu’ils passèrent chez lui à fouiller tous ses bureaux et ses cassettes et séparer les papiers qu’ils voulurent, en homme qui ne craint rien et qui est assuré dans sa conduite. Il traita toujours M. Le Blanc fort civilement ; pour l’abbé Dubois, avec qui il sentit bien qu’il n’avoit rien à ménager, et que tout son complot étoit découvert, il affecta de le traiter avec le dernier mépris, jusque-là que, Le Blanc se mettant après une petite cassette : « Monsieur Le Blanc, monsieur Le Blanc, laissez cela, lui dit-il, cela n’est pas pour vous ; cela est bon pour l’abbé Dubois, » qui étoit là présent ; puis, en le regardant, il ajouta : « Il a été maquereau toute sa vie, ce ne sont là dedans que lettres de femmes. » L’abbé se mit à rire, n’osant pas se fâcher. Ce fut apparemment un bon mot que Cellamare voulut lâcher. Il étoit vieux déjà, il le paraissoit encore plus que son âge. Il avoit beaucoup d’esprit, de savoir et de capacité, et tout cela tourné au solide, nulle sorte de débauche, et toute sa galanterie n’étoit que pour le commerce du grand monde, pénétrer ce qu’il vouloit savoir, faire et entretenir des partisans au roi d’Espagne et semer sans imprudence le mécontentement du régent ; c’étoit donc là uniquement ce qui l’engageoit à se mêler avec choix dans les meilleures compagnies. Du reste, fort retiré chez lui à lire ou à travailler. Au moment de son arrivée chez lui avec ses deux acolytes, un détachement de mousquetaires s’empara des portes et de la maison.

Quand tout fut visité, le scellé du roi et le cachet de l’ambassadeur furent mis sur tous les bureaux et les cassettes qui renfermoient des papiers [3]. L’abbé Dubois et Le Blanc s’en allèrent ensemble rendre compte au régent, et laissèrent auprès de l’ambassadeur les mousquetaires pour le garder lui et ses domestiques, et du Libois, un des gentilshommes ordinaires du roi, comme il se pratique toujours d’en laisser un auprès des ambassadeurs dans les fâcheuses occasions. Celui-ci avoit beaucoup d’esprit et d’entendement, et avoit presque toujours été choisi pour ces tristes commissions.

J’appris ce matin chez moi la capture de Poitiers, sans avoir rien su de ceux qui y furent arrêtés. Comme j’étois à table, il vint un garçon rouge me dire de la part de M. le duc d’Orléans de me trouver à quatre heures aux Tuileries pour le conseil de régence. Comme ce n’étoit pas jour d’en tenir, je lui demandai ce qu’il y avoit donc de nouveau. À son tour, il fut surpris de mon ignorance, et m’apprit que l’ambassadeur d’Espagne étoit arrêté. Dès que j’eus mangé un morceau, je quittai la compagnie, et m’en allai au Palais-Royal, où j’appris de M. le duc d’Orléans tout ce que je viens de raconter. Je lui parlai des papiers ; il me dit que l’abbé Dubois les avoit ; qu’il n’avoit pas eu le temps encore de les examiner, ni de lui en rendre compte ; qu’il alloit seulement montrer quelque chose au conseil de régence, qu’il avoit voulu instruire lui-même sur cet éclat. Ces propos et divers autres aussi vagues gagnèrent le temps, et je m’en allai l’attendre aux Tuileries. J’y trouvai de l’étonnement sur plusieurs visages, quelques petits pelotons de deux, de trois et de quatre ensemble ; en général, des gens frappés de l’éclat de l’arrêt d’un ambassadeur d’Espagne, et peu enclins à l’approuver.

M. le duc d’Orléans arriva peu après. Il avoit, mieux qu’homme que j’aie connu, le talent de la parole, et, sans avoir besoin d’aucune préparation, il disoit ce qu’il vouloit, ni plus ni moins ; les termes étoient justes et précis, une grâce naturelle les accompagnoit, avec l’air de ce qu’il étoit, toujours mêlé d’un air de politesse. Il ouvrit le conseil par un discours sur les personnes et les papiers arrêtés à Poitiers, qui avoient découvert une conspiration fort dangereuse contre l’État, prête à éclater, dont l’ambassadeur d’Espagne étoit le principal promoteur. Son Altesse Royale allégua les raisons pressantes qu’il avoit eues de s’assurer de la personne de cet ambassadeur, de faire visiter ses papiers, de le faire garder par du Libois et par les mousquetaires. Il s’étendit à montrer que la protection du droit des gens ne s’étendoit pas jusqu’aux conspirations ; que les ambassadeurs s’en rendoient indignes quand ils entroient, encore plus quand ils excitoient des complots contre l’État où ils résidoient. Il cita plusieurs exemples d’ambassadeurs arrêtés pour moins. Il expliqua les ordres qu’il avoit donnés pour informer de sa part tous les ministres étrangers qui étoient à Paris, de cette affaire, et il ordonna à l’abbé Dubois de rendre compte au conseil de ce qu’il avoit fait chez Cellamare, de quelle façon cela s’étoit passé avec cet ambassadeur, et de lire ensuite au conseil deux lettres de ce ministre au cardinal Albéroni, trouvées dans les papiers apportés de Poitiers.

L’abbé Dubois balbutia un récit court et mal en ordre de ce qu’il avoit fait chez l’ambassadeur, et s’étendit davantage sur l’importance de la découverte et sur celle de ce qu’on voyoit déjà de la conspiration. Les deux lettres qu’il lut ne laissèrent point douter que Cellamare ne fût à la tête de cette affaire, et qu’Albéroni n’y entrât aussi avant que lui. On fut aussi très scandalisé des expressions de ces lettres sur M. le duc d’Orléans, qui n’étoient ménagées ni en choses ni en termes.

Ce prince reprit la parole pour témoigner avec beaucoup de modération qu’il ne soupçonnoit point le roi ni la reine d’Espagne d’entrer dans une affaire de cette nature ; qu’il ne l’attribuoit qu’à la passion d’Albéroni et à celle de l’ambassadeur pour lui plaire, et qu’il en demanderoit justice à Leurs Majestés Catholiques. Il remontra ensuite l’importance de ne rien négliger pour l’entier éclaircissement d’une affaire si capitale au repos et à la tranquillité du royaume, et finit par dire que, jusqu’à ce qu’il en sût davantage, il ne vouloit nommer personne de ceux qui pouvoient y être entrés. Tout ce discours fut fort applaudi, et je crois qu’il s’en trouva dans la compagnie qui se sentirent bien à leur aise quand ils entendirent que le régent ne vouloit nommer ni laisser répandre de soupçons sur personne jusqu’à ce qu’il fût plus éclairci.

Néanmoins, dès le lendemain matin, samedi dix décembre, Pompadour fut arrêté à huit heures, comme il se levoit, et conduit à la Bastille. Mme de Pompadour et Mme de Courcillon, sa fille, et belle-fille de Dangeau, allèrent au Palais-Royal. M. le duc d’Orléans leur fit faire excuse de ce qu’il ne pouvoit leur parler par le maréchal de Villeroy, qui étoit avec lui, avec des compliments vagues qui ne signifioient rien.

Pompadour étoit un grand homme, triste et froid, qui avoit passé avec sa femme, fille du maréchal de Navailles, la plus grande partie de sa vie sans cour et sans servir, dans une grande obscurité à Paris, où il n’avoit pas laissé de se ruiner, et qui n’avoit reparu dans le monde que par le mariage de sa fille, qui étoit une beauté et fort jeune, avec Courcillon, qui y trouvoit une alliance qui l’honoroit fort, et des biens à venir, dont le père et la mère n’avoient pu dissiper les fonds. Par ce mariage, ils entrèrent à la cour. Dangeau donna à Pompadour sa place de menin de Monseigneur, qui ne lui servoit à rien, et Pompadour vécut à la cour sans être de rien et sans considération aucune. Il avoit de l’esprit et de la lecture ; mais il n’en sut jamais rien faire. Ses conseils et son crédit ne pouvoient fortifier un parti, et chacun rit et s’étonna qu’il fût entré dans celui-ci. Sa femme avoit le petit manége. À l’appui de Mme de Dangeau et de la décoration de la duchesse d’Elboeuf, sa sœur, elle fit une cour basse à Mme de Maintenon, et à Mme des Ursins quand elle fit ici ce voyage triomphant dont il a été parlé, et se fit ainsi gouvernante des enfants de lime la duchesse de Berry. Sa fonction ne fut que d’un moment, et la mort du roi la fit retomber et son mari dans le néant, dont le mariage de leur fille les avoit tirés.

Ce même samedi 10 décembre, Saint-Geniez fut aussi arrêté et conduit à la Bastille. Saint-Geniez étoit une espèce d’aventurier, bâtard de Saint-Geniez, mort en 1685, lieutenant général, gouverneur de Saint-Omer, et frère du maréchal de Navailles, mort en 1684. Il avoit eu deux fils d’A. Drouart, morte en 1671, qu’il fit légitimer, en 1678, par lettres patentes du roi enregistrées, et que par son testament il appelle ses enfants naturels et légitimés. Le cadet eut une abbaye ; je ne sais ce qu’il est devenu. Celui dont il s’agit ici servit toute sa vie avec beaucoup de valeur, et s’attacha fort au maréchal de Villeroy, qui lui fit donner un brevet de colonel de dragons en 1704. Il épousa, en 1695, une fille de Rolland, fermier général, manière d’aventurière aussi et grande danseuse. En 1717, il s’avisa de vouloir être légitime, et demanda, par un placet au roi et au régent, que les enregistrements de ses lettres de légitimation, obtenues par son père, fussent rayés. On se moqua de lui. C’étoit un bon garçon, sans cervelle, uniquement propre à un coup de main. Il n’eut que deux filles. Je ne sais ce que tout cela est devenu depuis la fin de l’affaire qui me fait parler de lui.

Le même jour, les députés du parlement vinrent au Palais-Royal demander la liberté du président Blamont. Le régent leur répondit qu’il avoit fait arrêter l’ambassadeur d’Espagne pour une conspiration, qu’il le renvoyoit à Madrid, et qu’il en demandoit justice au roi d’Espagne, qu’il vouloit être éclairci sur ceux qui y étoient entrés, et que, pour le présent, il ne pouvoit répondre à ce qu’ils demandoient. Le moment de cette députation fut trouvé mal choisi.

D’Aydie, veuf de la sœur de Rion, et de même nom que lui, et qui logeoit à Luxembourg, disparut. Un abbé Brigault, fort dans le bas étage, qui étoit en fuite, fut pris à Nemours et conduit à la Bastille. Magny, introducteur des ambassadeurs, prit aussi la fuite. Sa charge fut donnée à vendre à Foucault, son père, conseiller d’État, chef du conseil de Madame. On a vu ailleurs que ce Magny n’étoit qu’un misérable fou. Ces trois hommes n’étoient pas pour fortifier beaucoup un parti. À la naissance près d’Aydie, on ne comprenoit pas ce qu’un parti en pouvoit faire.

Le mardi 13 décembre, jour que tous les ministres étrangers alloient au Palais-Royal, et qui étoit le premier mardi d’après la détention de Cellamare, ils y furent tous, ambassadeurs et autres. Aucun ne fit de plaintes de ce qui étoit arrivé ; on leur donna à tous la copie des deux lettres qui avoient été lues au conseil. L’après-dînée, on fit monter l’ambassadeur d’Espagne dans un carrosse avec du Libois, un capitaine de cavalerie et un capitaine de dragons, choisis pour le conduire à Blois, et y rester auprès de lui jusqu’à ce qu’on eût nouvelle de l’arrivée du duc de Saint-Aignan en France. Quelques jours après, Sandraski, brigadier de cavalerie et colonel de hussards, Seret, autre colonel de hussards, et quelques autres moindres officiers, furent conduits à la Bastille.




  1. Comme Saint-Simon avoue qu’il n’a connu qu’imparfaitement les détails de cette affaire, il ne sera pas inutile de chercher à compléter son récit par le témoignage d’autres écrivains. Duclos, dans ses Mémoires secrets (année 1718), donne des renseignements précis sur la manière dont le complot fut découvert : « Il y avait alors à Paris une femme, nommée la Fillon, célèbre appareilleuse, par conséquent très connue de l’abbé Dubois. Elle paraissait même quelquefois aux audiences du régent, et n’y était pas plus mal reçue que d’autres. Un ton de plaisanterie couvrait toutes les indécences au Palais-Royal, et cela s’est conservé dans le grand monde. Un des secrétaires de Cellamare avait un rendez-vous avec une des filles de la Fillon, le jour que partait l’abbé Portocarrero. Il y vint fort tard et s’excusa sur ce qu’il avait été occupé à des expéditions de lettres, dont il fallait charger nos voyageurs. La Fillon laissa les amants ensemble, et alla sur-le-champ en rendre compte à l’abbé Dubois. Aussitôt on expédia un courrier muni des ordres nécessaires pour avoir main-forte. Il joignit les voyageurs à Poitiers, les fit arrêter ; tous leurs papiers furent saisis, et rapportés à Paris le jeudi 8 décembre. Ce courrier arriva chez l’abbé Dubois précisément à l’heure où le régent entrait à l’Opéra. » Le reste du récit n’est qu’un résumé des Mémoires de Saint-Simon. Voy. aussi Lemontey, Histoire de la régence, édit. de 1832, t. I, p. 216. D’après Lemontey, un copiste nommé Buvat, que les conspirateurs avaient employé, dénonça le complot à l’abbé Dubois.
  2. Lemontey (ibid., p. 219) donne l’indication des papiers qui avaient été saisis à Poitiers.
  3. Voy. dans l’ouvrage de Lemontey (ibid., p. 220-221) la liste des pièces qui furent saisies chez Cellamare ; elle a été dressée d’après les documents conservés aux archives des affaires étrangères.