Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/20


CHAPITRE XX.


Abbé Dubois obtient l’archevêché de Cambrai. — L’abbé Dubois refusé d’un dimissoire par le cardinal de Noailles, en obtient un de Besons, archevêque de Rouen, et va dans un village de son diocèse, près de Pontoise, recevoir tous les ordres à la fois de Tressan, évêque de Nantes ; se compare là-dessus à saint Ambroise. — Mot du duc Mazarin. — Singulière anecdote sur le pouvoir de l’abbé Dubois sur M. le duc d’Orléans, à l’occasion du sacre de cet abbé. — Sacre de l’abbé Dubois par le cardinal de Rohan. — Les Anglois opposés au roi Georges, ou jacobites, chassés de France à son de trompe. — Politique terrible de la cour de Rome sur le cardinalat. — Mort de Mme de Lislebonne. — Douze mille livres de pension, qu’elle avoit, [sont] données à Mme de Remiremont, sa fille. — Mort et successeur du grand maître de Malte. — Mort et caractère du P. Cloche, général de l’ordre de Saint-Dominique. — Mort de Fourille ; sa pension donnée à sa veuve. — Mort et caractère de Mme de La Hoguette. — Mort de Mortagne, chevalier d’honneur de Madame. — Mort de Mme la Duchesse, brusquement enterrée. — Visites et manteaux chez M. le Duc. — Testament, etc.


Cambrai vaquoit, comme on l’a vu naguère, par la mort à Rome du cardinal de La Trémoille, c’est-à-dire le plus riche archevêché et un des plus grands postes de l’Église. L’abbé Dubois n’étoit que tonsuré ; cent cinquante mille livres de rente le tentèrent, et peut-être bien autant ce degré pour s’élever moins difficilement au cardinalat. Quelque impudent qu’il fût, quel que fût l’empire qu’il avoit pris sur son maître, il se trouva fort embarrassé et masqua son effronterie de ruse, il dit à M. le duc d’Orléans qu’il avoit fait un plaisant rêve, et lui conta qu’il avoit rêvé qu’il étoit archevêque de Cambrai. Le régent qui sentit où cela alloit fit la pirouette et ne répondit rien. Dubois, de plus en plus embarrassé, bégaya et paraphrasa son rêve ; puis, se rassurant d’effort, demanda brusquement pourquoi il ne l’obtiendroit pas, Son Altesse Royale de sa seule volonté pouvant ainsi faire sa fortune. M. le duc d’Orléans fut indigné, même effrayé, quelque peu scrupuleux qu’il fût au choix des évêques, et d’un ton de mépris, lui répondit : « Qui ! toi, archevêque de Cambrai ! » en lui faisant sentir sa bassesse et plus encore le débordement et le scandale de sa vie. Dubois s’étoit trop avancé pour demeurer en si beau chemin ; lui cita des exemples. Malheureusement il n’y en avoit que trop, et en bassesse et en étranges mœurs, grâce comme on l’a vu ailleurs à Godet, évêque de Chartres, avec ses séminaristes de néant et ignorants dont il remplit les évêchés, au P. Tellier et à la constitution, pour bassesse, ignorance, et mauvaises mœurs tout à la fois, et à ceux qui l’ont suivi.

M. le duc d’Orléans, moins touché de raisons si mauvaises qu’embarrassé de résister à l’ardeur de la poursuite d’un homme qu’il n’avoit plus accoutumé d’oser contredire sur rien, chercha à se tirer d’affaire, et lui dit : « Mais tu es un sacre, et qui est l’autre sacre qui voudra te sacrer ? — Ah ! s’il ne tient qu’à cela, reprit vivement l’abbé, l’affaire est faite ; je sais bien qui me sacrera, il n’est pas loin d’ici. — Et qui diable est celui-là, répondit le régent, qui osera te sacrer ? — Voulez-vous le savoir ? répliqua l’abbé ; et ne tient-il qu’à cela encore une fois ? — Eh bien ! qui ? dit le régent. — Votre premier aumônier, reprit Dubois, qui est là dehors ; il ne demandera pas mieux ; je m’en vais le lui dire ; » embrasse les jambes de M. le duc d’Orléans, qui demeure court et pris sans avoir la force du refus, sort, tire l’évêque de Nantes à part, lui dit qu’il a Cambrai, le prie de le sacrer, qui le lui promet à l’instant ; rentre, caracole, dit à M. le duc d’Orléans qu’il vient de parler à son premier aumônier, qui lui a promis de le sacrer, remercie, loue, admire, scelle de plus en plus son affaire, en la comptant faite et en persuadant le régent qui n’osa jamais dire que non c’est de la sorte que Dubois se fit archevêque de Cambrai.

L’extrême scandale de cette nomination fit un étrange bruit. Tout impudent que fût Dubois, il en fut extrêmement embarrassé, et M. le duc d’Orléans si honteux qu’on remarqua bientôt qu’on lui faisoit peine de lui en parler. Question fut bientôt de prendre les ordres. Dubois se flatta que, dans la posture où il se trouvoit et le besoin que le cardinal [de Noailles] avoit et auroit continuellement de lui dans la situation si, pénible où l’affaire de la constitution, menée comme elle l’étoit, le mettoit, lui feroit faire envers lui toutes les avances, avec d’autant plus d’empressement que le cardinal avoit lieu d’être fort mal content de lui et de toute la protection qu’il donnoit à ses ennemis, qu’il ménageoit de loin pour son cardinalat ; et que le cardinal, dans l’espérance de se le ramener, au moins de l’adoucir, s’en feroit un mérite auprès de M. le duc d’Orléans et de lui, et envers le public d’un si bon procédé à l’égard d’un homme qui l’avoit si peu mérité de lui. Il se trompa ; la chair et le sang n’eurent jamais de part à la conduite du cardinal de Noailles. Les vices d’esprit et de cœur et les mœurs si publiques de l’abbé Dubois lui étoient connus. Il eut horreur de contribuer en rien à le faire entrer dans les ordres sacrés. Il sentit toute la pesanteur du nouveau poids dont son refus l’alloit charger de la part d’un homme devenu tout-puissant sur son maître, qui sentiroit dans toute étendue l’insigne affront qu’il recevroit, et quelles en seroient les suites pour le reste de leur vie. Rien ne l’arrêta, il refusa le dimissoire [1] pour les ordres avec un air de douleur et de modestie, sans que rien le pût ébranler, et garda là-dessus un parfoit silence, content d’avoir rempli son devoir, et y voulant mettre tout ce que ce même devoir y pouvoit accorder à la charité, à la simplicité, à la modestie. On peut juger des fureurs où cet affront fit entrer Dubois, qui de sa vie ne le pardonna au cardinal de Noailles, lequel en fut universellement applaudi, et d’autant plus loué et admiré qu’il ne le voulut point être. Il fallut donc se tourner ailleurs.

Besons, frère du maréchal, tous deux si attachés et si bien traités et récompensés de M. le duc d’Orléans, tous deux sous leur air rustre, lourd et grossier, si bons courtisans, avoit été transféré de l’archevêché de Bordeaux à celui de Rouen, et Pontoise est de ce dernier diocèse, qui touche ainsi celui de Paris, et s’approche de cette ville à peu de lieues en deçà de Pontoise même. L’abbé Dubois vouloit gagner le temps et s’éviter la honte d’un voyage marqué. Les Besons lui parurent devoir être de meilleure composition que le cardinal de Noailles ; ils en furent en effet. L’archevêque de Rouen donna le dimissoire. Dubois, sous prétexte des affaires dont il étoit chargé, obtint un bref pour recevoir à la fois tous les ordres, et se dispensa lui-même de toute retraite pour s’y préparer. Il alla donc un matin à quatre ou cinq lieues de Paris, où dans une église paroissiale du diocèse de Rouen, du grand vicariat de Pontoise, Tressan, évêque de Nantes, premier aumônier de M. le duc d’Orléans, donna dans la même messe basse, qu’il célébra extra tempora, le sous-diaconat, le diaconat et la prêtrise à l’abbé Dubois, et en fut après récompensé de l’archevêché de Rouen et des économats [2] à la mort de Besons qui avoit l’un et l’autre, et qui ne le fit pas longtemps attendre. On cria fort contre les deux prélats, et l’archevêque, qui étoit estimé et considéré avec raison, y eut à perdre. Pour l’autre, il n’y fit que gagner.

Le même jour que l’abbé Dubois prit ainsi tous les ordres à la fois, il y eut conseil de régence l’après-dînée au vieux Louvre, parce que toutes les rougeoles qui couroient, même dans le Palais-Royal, empêchoient qu’il se tînt à l’ordinaire aux Tuileries. On fut surpris d’un conseil de régence sans l’abbé Dubois, qui y rapportoit ce qu’il lui plaisoit des affaires étrangères, mais on le fut bien davantage de l’y voir arriver. Il n’avoit pas perdu de temps en actions de grâces de tout ce qu’il venoit de recevoir. Ce fut un nouveau scandale qui réveilla et qui aggrava le premier. Il venoit, à ce que dit plaisamment le duc Mazarin, de faire sa première communion. Tout le monde étoit déjà arrivé dans le cabinet du conseil, et M. le duc d’Orléans aussi, et on y étoit debout et épars. J’étois dans un coin du bas bout, qui causois avec M. le prince de Conti, le maréchal de Tallard et un autre qui m’échappe, lorsque je vis entrer l’abbé Dubois en habit court, avec son maintien ordinaire. Nous ne l’attendions point en tel jour, ce qui fit que naturellement nous nous écriâmes. Cela lui fit tourner la tête, et voyant M. le prince de Conti venir à lui, qui de son côté, avec ce ricanement de M. son père, mais qui, assurément étoit bien éloigné d’en avoir les grâces, et au contraire étoit cynique, s’avança deux pas à lui, lui parla de tous les ordres si brusquement reçus le matin même tous à la fois, de sa prompte arrivée au conseil si peu de moments après cette cérémonie, quoique faite au loin de Paris, de son sacre qui alloit suivre de si près, de sa surprise et de celle de tout le monde, et tout de suite lui fit un pathos avec tout l’esprit et la malignité possible qui tenoit d’un assez plaisant sermon, et qui auroit plus que démonté tout autre. Dubois, qui n’avoit pas eu l’instant de placer une seule parole, le laissa dire, puis répondit froidement que, s’il étoit un peu plus instruit de l’antiquité, il trouveroit ce qui l’étonnoit fort peu étrange, puisque lui abbé ne faisoit que suivre l’exemple de saint Ambroise, dont il se mit à raconter l’ordination qu’il étala. Je n’en entendis pas le récit, car dans le moment que j’ouïs saint Ambroise, je m’enfuis brusquement à l’autre bout du cabinet, de l’horreur de la comparaison et de la peur de ne pouvoir m’empêcher de lui dire d’achever, car je sentois que cela me prenoit à la gorge, et de dire combien peu saint Ambroise se pouvoit défier d’être ainsi saisi et ordonné, quelle résistance il y fit, et avec combien d’éloignement et de frayeur, enfin toute la violence qui lui fut unanimement faite. Cette impie citation de saint Ambroise courut bientôt le monde avec l’effet qu’on peut penser. La nomination et cette ordination se firent dans la fin de février.

J’achèverai tout de suite ce qui regarde cette matière pour ne la pas séparer, et n’avoir pas à y revenir. On y trouvera une anecdote curieuse sur l’autorité de l’abbé Dubois, sur son maître et sur la frayeur et le danger de lui déplaire. Il eut ses bulles au commencement de mai, et fut sacré le dimanche 9 juin. Tout Paris et toute la cour y fut conviée. Je ne le fus point ; j’étois lors mal avec lui, parce que je ne le ménageois guère avec M. le duc d’Orléans, sur ses vues du cardinalat et sur son abandon dans les affaires à ce qui convenoit aux Anglois et à l’empereur, par lesquels il comptoit d’arriver à la pourpre romaine. Comme il redoutoit ma liberté, ma franchise, ma façon de parler à M. le duc d’Orléans qui lui faisoit de fréquentes impressions, quoique je m’en donnasse assez rarement la peine, et qu’il avoit celle de les effacer, il revenoit à moi de temps en temps, me ménageoit, me courtisoit, toujours pourtant détournant tant qu’il pouvoit la confiance de M. le duc d’Orléans en moi, qu’il resserroit sans cesse, mais qu’il ne pouvoit arrêter totalement ni même longtemps, quoique, comme je l’ai dit, je me retirasse beaucoup par le dégoût de tout ce que je voyois. Ainsi nous étions bien en apparence quelquefois, et souvent mal.

Ce sacre devoit être magnifique, et M. le duc d’Orléans y devoit assister. J’en dirai quelques mots dans la suite. Plus la nomination et l’ordination de l’abbé Dubois avoit fait de bruit, de scandale et d’horreur, plus les préparatifs superbes de son sacre les augmentoient, et plus l’indignation en éclatoit contre M. le duc d’Orléans. Je fus donc le trouver la veille de cet étrange sacre, et d’abordée je lui dis ce qui m’amenoit. Je le fis souvenir que je ne lui avois jamais parlé de la nomination de l’abbé Dubois à Cambrai, parce qu’il savoit bien que je ne lui parlois jamais des choses faites ; que je ne lui en parlerois pas encore, si je n’avois appris qu’il devoit aller le lendemain à son sacre ; que je me tairois avec lui de la façon dont il se faisoit, telle qu’il ne pourroit mieux, si l’usage étoit encore de faire des princes du sang évêques, et qu’il fût question de son second fils, parce que je regardois cela comme chose déjà faite, mais que mon attachement pour lui ne me permettoit pas de lui cacher l’épouvantable effet que faisoit universellement une nomination de tous points si scandaleuse, une ordination si sacrilège, des préparatifs de sacre si inouïs pour un homme de l’extraction, de l’état, des mœurs et de la vie de l’abbé Dubois, non pour lui reprocher ce qui n’étoit plus réparable, mais pour qu’il sût à quel point en étoit la générale indignation contre lui, et que de là il conclût ce que ce seroit pour lui d’y mettre le comble en allant lui-même à ce sacre ; je le conjurai de sentir quel seroit ce contraste avec l’usage, non seulement des fils de France, mais des princes du sang, de n’aller jamais à aucun sacre, parce que je n’appelois pas y aller la curiosité d’en voir un une fois en leur vie, que les rois et les personnes royales avoient eue quelquefois ; j’ajoutai qu’à l’opinion que sa vie et ses discours ne donnoient que trop continuellement de son défaut de toute religion, on ne manqueroit pas de dire, de croire et de répandre qu’il alloit à ce sacre pour se moquer de Dieu et insulter son Église ; que l’effet de cela étoit horrible et toujours fort à craindre, et qu’on y ajouteroit avec raison que l’orgueil de l’abbé Dubois abusoit de lui en tout, et que ce trait public de dépendance, par une démarche si étrangement nouvelle et déplacée, lui attireroit une haine, un mépris, une honte dont les suites étoient à redouter ; que je ne lui en parlois qu’en serviteur entièrement désintéressé ; que son absence ou sa présence à ce sacre ne changeroit rien à la fortune de l’abbé Dubois, qui ne seroit ni plus ni moins archevêque de Cambrai, et n’obscurciroit en rien la splendeur préparée pour ce sacre, telle qu’elle ne pourroit être plus grande, si on avoit un fils de France à sacrer ; qu’en vérité c’en étoit bien assez pour un Dubois, sans prostituer son maître aux yeux de toute la France, et bientôt après de toute l’Europe, par la bassesse inouïe d’une démarche, où on verroit bien que l’extrême pouvoir de Dubois sur lui l’auroit entraîné de force. Je finis par le conjurer de n’y point aller, et par lui dire qu’il savoit en quels termes actuels l’abbé Dubois et moi étions ensemble ; que j’étois le seul homme de marque qu’il n’eût point convié ; que nonobstant tout cela, s’il me vouloit promettre et rie tenir sa parole de n’aller point à ce sacre, je lui donnois la mienne d’y aller, moi, et d’y demeurer tout du long, quelque horreur que j’en eusse et quelque blessé que je fusse de ce que cela feroit sûrement débiter que ce trait de courtisan étoit pour me raccommoder avec lui, moi si éloigné d’une pareille misère et qui osai me vanter, puisqu’il le falloit aujourd’hui, d’avoir jusqu’à ce moment conservé chèrement toute ma vie mon pucelage entier sur les bassesses.

Ce propos, vivement prononcé et encore plus librement et plus énergiquement étendu, fut écouté d’un bout à l’autre. Je fus surpris qu’il me dit que j’avois raison, que je lui ouvrois les yeux, plus encore qu’il m’embrassa, me dit que je lui parlois en véritable ami, et qu’il me donnoit sa parole et me la tiendroit de n’y point aller. Nous nous séparâmes là-dessus, moi le confirmant encore, lui promettant de nouveau que j’irais, et lui me remerciant de cet effort. Il n’eut nulle impatience, nulle envie que je m’en allasse, car je le connoissois bien, et je l’examinois jusqu’au fond de l’âme, et ce fut moi qui le quittai, bien content de l’avoir détourné d’une si honteuse démarche et si extraordinaire. Qui n’eût dit qu’il ne m’eût tenu parole ? car on va voir qu’il le vouloit ; mais voici ce qui arriva.

Quoique je me crusse bien assuré là-dessus, néanmoins la facilité et l’extrême faiblesse du prince, et l’empire sur lui et l’orgueil de l’abbé Dubois, m’engagèrent à prendre le plus sûr avant d’aller au sacre. J’envoyai aux nouvelles le lendemain matin au Palais-Royal, et cependant je fis tenir mon carrosse tout prêt pour tenir ma parole. Mais je fus bien confus, quelque accoutumé que je fusse aux misères de M. le duc d’Orléans, quand celui que j’avois envoyé voir ce qui se passoit revint et me rapporta qu’il venoit de voir M. le duc d’Orléans monter dans son carrosse et environné de toute la pompe des rares jours de cérémonie, partir pour aller au sacre. Je fis ôter mes chevaux, et m’enfonçai dans mon cabinet.

Le surlendemain j’appris par un coucheur favori de Mme de Parabère, qui étoit lors la régnante, mais qui n’étoit pas fidèle, qu’étant couchée la nuit qui précéda le sacre avec M. le duc d’Orléans, au Palais-Royal, entre deux draps, ce qui n’arrivoit guère ainsi dans la chambre et le lit de M. le duc d’Orléans, mais presque toujours chez elle, il s’étoit avisé de lui parler de moi avec éloge, que je ne rapporterai pas, et avec sentiment sur mon amitié pour lui, et que, plein de ce que je lui venois de représenter, il n’irait point au sacre, dont il me savoit le meilleur gré du monde. La Parabère me loua, convint que j’avois raison, mais sa conclusion fut qu’il irait. M. le duc d’Orléans, surpris, lui dit qu’elle étoit donc folle. « Folle, soit, répondit-elle, mais vous irez. — Et moi, reprit-il, je vous dis que je n’irai pas. — Si, vous dis-je, dit-elle, et vous irez. — Mais, reprit-il, cela est admirable, tu dis que M. de Saint-Simon a raison, et au bout, pourquoi donc irais-je ? — Parce que je le veux, dit-elle. — En voici d’une autre, répliqua-t-il, et pourquoi veux-tu que j’y aille, quelle folie est cela ? — Pourquoi, dit-elle, parce que. — Oh ! parce que, répondit-il, parce que, ce n’est pas là parler ; dis donc pourquoi si tu peux. » Après quelque dispute : « Voulez-vous donc absolument le savoir ? c’est que vous n’ignorez pas que l’abbé Dubois et moi avons eu, il n’y a pas quatre jours, maille à partir ensemble, et qui n’est pas encore bien finie. C’est un diable qui furette tout ; il saura que nous avons couché ici cette nuit ensemble. Si demain vous n’allez pas à son sacre, il ne manquera pas de croire que c’est moi qui vous en ai empêché ; rien ne le lui pourra ôter de la tête, il ne me le pardonnera pas ; il me fera cent tracasseries et cent noirceurs auprès de vous, et finira promptement par nous brouiller ; or, c’est ce que je ne veux pas, et c’est pour cela que je veux que vous alliez à son sacre, quoique M. de Saint-Simon ait raison. » Là-dessus, débat assez foible, puis résolution et promesse d’aller au sacre, qui fut bien fidèlement exécutée.

La nuit suivante la Parabère coucha chez elle avec son greluchon [3], à qui elle raconta cette histoire tant elle la trouvoit plaisante. Par cette même raison le greluchon la rendit à Biron, qui le soir même me la conta. Je déplorai avec lui les chaînes du régent, à qui je n’ai jamais parlé depuis de ce sacre, ni lui à moi ; mais il fut après bien honteux et bien embarrassé avec moi. Je n’ai point su s’il poussa la faiblesse jusqu’à conter à l’abbé Dubois ce que je lui avois dit pour l’empêcher d’aller à son sacre, ou s’il en fut informé par la Parabère, pour se faire un mérite auprès de lui d’avoir fait changer M. le duc d’Orléans là-dessus et faire montre de son crédit. Mais il en fut très parfaitement informé et ne me l’a jamais pardonné, et j’ai su depuis par Belle-Ile qu’il avoit dit à M. Le Blanc et à lui que, de toutes les contradictions que je lui avois fait essuyer, même du danger pressant où je l’avois mis quelquefois, rien ne l’avoit si profondément touché et blessé, et jusqu’au fond de l’âme, que d’avoir voulu empêcher M. le duc d’Orléans d’assister à son sacre, duquel il est maintenant temps de parler.

Tout y parut également superbe et choisi pour faire éclater la faveur démesurée d’un ministre éperdu d’orgueil et d’ambition sans bornes, la servitude la plus publique et la plus démesurée où il avoit réduit son maître, et l’audace effrénée de s’en parer en la manifestant aux yeux de toute la France avec le plus grand éclat, et de là ceux de toute l’Europe, à qui il vouloit apprendre de la manière la plus éclatante que lui étoit entièrement le maître de la France, soit pour le dedans, soit pour le dehors, sous un nom qui n’étoit qu’une vaine écorce, et qu’à lui seul il falloit s’adresser pour quelque grâce et pour quelque affaire que ce fût, comme à l’unique dispensateur et au seul véritable arbitre de toutes choses en France.

Le Val-de-Grâce fut choisi pour y faire le sacre comme étant un monastère royal, le plus magnifique de Paris et l’église la plus singulière. Le cardinal de Rohan, ravi de faire contre en tout au cardinal de Noailles et de profiter du refus qu’il avoit fait à l’abbé Dubois de lui permettre d’être ordonné dans son diocèse, saisit un si précieux moment de faire bien sa cour au régent et de s’attacher son ministre, en s’empressant pour faire la cérémonie. En effet un cardinal de sa naissance, évêque de Strasbourg, et brillant de toutes sortes d’avantages, étoit un consécrateur fort au-dessus de tous ceux que l’abbé Dubois auroit pu désirer. Il n’y a guère en fait d’honneur que la première démarche de chère ; Rohan avoit franchi le saut quand, à la persuasion intéressée du maréchal de Tallard, comme on l’a vu ici en son lieu, il subit la loi que lui fit le P. Tellier, pour le faire grand aumônier, et se livra, contre le cardinal de Noailles, ses propres lumières et la vérité à lui parfaitement connue et reconnue, à toutes les scélératesses et à toutes les violences dont ce terrible jésuite le rendit son ministre, et que l’intérêt et l’orgueil d’être chef de parti et de n’en abandonner pas l’honneur et le profit au cardinal de Bissy, lui fit continuer depuis en premier. Avec le revêtement constant d’un tel personnage, il ne falloit pas s’attendre qu’aucune considération de honte ni d’infamie retînt le cardinal de Rohan d’une si étrange prostitution, moins encore que sa conscience l’arrêtoit un moment sur le sacrilège dont il alloit se rendre le ministre. L’abbé Dubois fut donc comblé de l’honneur qu’il lui voulut bien faire ; M. le duc d’Orléans témoigna au cardinal toute la part qu’il y prenoit, et Rohan, charmé des espérances qu’il conçut de ce grand trait de politique, plus sensibles pour sa maison que pour sa cause, laquelle ne fut jamais que pour servir aux avantages de l’autre, se rit de tous les discours, du bruit de l’improbation générale et nullement retenue que cette fonction excita, et qu’il ne regarda que comme des raisons de plus et des fondements d’augmentation à ses espérances pour tout ce qu’il pouvoit désirer d’un homme tout-puissant, pour l’amour duquel il [se] livroit à tant d’opprobres.

À l’égard des deux évêques assistants, Nantes y avoit un tel droit par l’ordination qu’il avoit osé donner à l’abbé Dubois, qu’il n’y avoit pas moyen de lui préférer personne. Pour l’autre assistant, Dubois crut en devoir chercher un dont la vie et la conduite pût être en contre-poids. Il voulut Massillon, célèbre prêtre de l’Oratoire, que sa vertu, son savoir, ses grands talents pour la chaire, avoient fait évêque de Clermont, parce qu’il en passoit quelquefois, quoique rarement, quelque bon parmi le grand nombre des autres qu’on faisoit évêques. Massillon au pied du mur, étourdi, sans ressources étrangères, sentit l’indignité de ce qui lui étoit proposé, balbutia, n’osa refuser. Mais qu’eût pu faire un homme aussi mince, selon le siècle, vis-à-vis d’un régent, de son ministre et du cardinal de Rohan ? Il fut blâmé néanmoins et beaucoup dans le monde, surtout des gens de bien de tout parti, car en ce point l’excès du scandale les avoit réunis. Les plus raisonnables, qui ne laissèrent pas de se trouver en nombre, se contentèrent de le plaindre, et on convint enfin assez généralement d’une sorte d’impossibilité de s’en dispenser et de refuser.

L’église fut superbement parée, toute la France invitée ; personne n’osa hasarder de ne s’y pas montrer, et tout ce qui le put pendant toute la cérémonie. Il y eut des tribunes à jalousies préparées pour les ambassadeurs et autres ministres protestants. Il y en eut une autre plus magnifique pour M. le duc d’Orléans et M. le duc de Chartres qu’il y mena. Il y en eut pour les dames, et comme M. le duc d’Orléans entra par le monastère, et que sa tribune se trouva au dedans, il fut ouvert à tous venants, tellement que le dehors et le dedans fut rempli de rafraîchissements de toutes les sortes et d’officiers qui les faisoient et distribuoient avec profusion. Ce désordre continua tout le reste du jour par le grand nombre de tables qui furent servies dehors et dedans pour tout le subalterne de la fête et pour tout ce qui s’y voulut fourrer. Les premiers gentilshommes de la chambre de M. le duc d’Orléans et ses premiers officiers firent les honneurs de la cérémonie, placèrent les gens distingués, les reçurent, les conduisirent, et d’autres de ses officiers prirent les mêmes soins à l’égard des gens moins considérables, tandis que tout le guet et toute la police étoit occupée à faire aborder, ranger, sortir les carrosses sans nombre avec tout l’ordre et la commodité possible. Pendant le sacre qui fut peu décent de la part du consacré et des spectateurs, surtout en sortant de la cérémonie, M. le duc d’Orléans témoigna sa satisfaction à ce qu’il trouva sous sa main de gens considérables de la peine qu’ils avoient prise, et s’en alla dîner à Asnières avec Mme de Parabère, bien contente de l’avoir fait aller au sacre qu’il vit, et à ce qu’on lui imposa [4] peut-être trop véritablement, qu’il vit, dis-je, peu décemment depuis le commencement jusqu’à la fin. Tous les prélats, les abbés distingués, et quantité de laïques considérables furent invités pendant la cérémonie par les premiers officiers de M. le duc d’Orléans à dîner au Palais-Royal. Les mêmes firent les honneurs du festin qui fut servi avec la plus splendide abondance et délicatesse, et apprêté et servi par les officiers de M. le duc d’Orléans et à ses dépens. Il eut deux tables de trente couverts chacune dans une grande pièce du grand appartement, qui furent remplies de ce qu’il y avoit de plus considérable à Paris, et plusieurs autres tables également bien servies en d’autres pièces voisines pour des gens moins distingués. M. le duc d’Orléans donna au nouvel archevêque un diamant de grand prix pour lui servir d’anneau. Toute cette journée fut livrée à cette sorte de triomphe qui n’attira pas l’approbation des hommes ni la bénédiction de Dieu. Je n’en vis pas la moindre chose, et jamais M. le duc d’Orléans et moi ne nous en sommes parlé.

Dans le même temps que Dubois fut nommé à l’archevêché de Cambrai, on publia à son de trompe une ordonnance pour faire sortir en huit jours de toutes les terres de l’obéissance du roi tous les étrangers rebelles, qui, en conséquence, furent recherchés et punis avec la dernière rigueur. Ces étrangers rebelles n’étoient autres que des Anglois, et ce fut un des effets du voyage à Paris du comte Stanhope ; ce ne fut que l’exécution jusqu’alors tacitement suspendue d’une clause infâme du traité fait par Dubois avec l’Angleterre qui y gagnoit tout, et la France rien, rien que la plus dangereuse ignominie. Les François, depuis la révocation de l’édit de Nantes réfugiés en Angleterre, ne pouvoient donner la plus légère inquiétude en France, où personne n’avoit droit à la couronne que celui qui la portoit, et sa maison d’aîné mâle en aîné, et le réciproque stipulé par ce même traité ne pouvoit avoir d’application aux François, dont pas un n’étoit rebelle, ni opposé à la maison régnante. Ce réciproque n’étoit donc qu’un voile, ou plutôt une toile d’araignée pour faire passer, non l’intérêt des Anglois, mais celui du roi d’Angleterre et de ses ministres qui craignoient jusqu’à l’ombre du véritable et légitime roi, bien que confiné à Rome, et des Anglois de son parti, ou qui par mécontentement favorisoient ce parti sans se soucier du parti même. La cour sentoit que quelque éloignement qu’eût toute la nation anglaise de revoir sur le trône le fils d’un roi catholique qu’elle avoit chassé, d’un roi qui avoit attaqué tous leurs privilèges, un roi élevé en France qui avoit pris les leçons du roi son père, qui y avoit été nourri au milieu de l’exercice le plus constant et le moins contredit du pouvoir plus qu’absolu, la nation toutefois ne désiroit pas l’extinction de sa famille, sentoit la justice de son droit, vouloit y trouver un appui, et de quoi montrer sans cesse à la maison d’Hanovre que son élévation sur le trône n’étoit que l’ouvrage de sa volonté qui également la pouvoit chasser, et bien plus justement qu’elle n’avoit ôté la couronne aux Stuarts, et tenir ainsi en bride perpétuelle le roi Georges, sa famille et ses ministres. La position de la France à l’égard de l’Angleterre les inquiétoit sans cesse sur les jacobites qui s’y étoffent réfugiés par la facilité de leurs commerces et de leurs intelligences en Angleterre, et par la facilité d’y passer promptement.

Quelque honteuses preuves qu’eût le gouvernement d’Angleterre de l’abandon de celui de France à ses volontés, depuis que Dubois en étoit devenu l’arbitre unique, ces habiles ministres sentoient combien cette conduite étoit personnelle ; qu’elle ne tenoit qu’au désir de la pourpre que Dubois espéroit du crédit du roi Georges auprès de l’empereur qui, en effet, pouvoit tout à Rome ; que cette conduite étoit essentiellement contraire à l’intérêt de la France et singulièrement odieuse à toute la nation française, grands et petits ; conséquemment qu’elle pouvoit facilement changer, et qu’il étoit de l’intérêt le plus pressant de la maison d’Hanovre et de ses ministres de profiter de leur situation présente avec la France pour la mettre à jamais, autant qu’il étoit possible, hors de moyens de troubler l’Angleterre, d’y favoriser utilement les jacobites, encore plus d’y faire des partis et quelque invasion en faveur des Stuarts. Pour arriver à ce point, il falloit deux choses, s’ôter toute inquiétude à l’égard de la France en la dépouillant de tous ceux qui leur en pouvoient donner, et ruiner en Angleterre tout crédit et toute confiance en la France, par la rendre conjointement avec eux la persécutrice publique et déclarée du ministère de la reine Anne, et de tout ce parti qui seul avoit sauvé la France des plus profonds malheurs par la paix particulière de Londres, la séparation de l’Angleterre d’avec ses alliés, enfin par la paix d’Utrecht, dont la reine Anne s’étoit rendue la dictatrice et la maîtresse, et qui avoit sauvé la France au moment qu’elle alloit être envahie, et la couronne d’Espagne à Philippe V, à l’instant qu’il l’alloit perdre sans la pouvoir sauver.

Le ministère du roi Georges avoit voulu faire sauter les têtes de ce ministère précédent, précisément pour avoir fait la paix de Londres et forcé les alliés aux conditions de celle d’Utrecht, et n’avoit cessé depuis de persécuter ce parti avec la dernière fureur. Mettre la France de moitié de cette persécution effective d’un parti à qui elle devoit si publiquement et si récemment son salut et la conservation de la couronne d’Espagne à Philippe, par complaisance pour le parti opposé, qui ne respira jamais que sa ruine radicale, et qui étoit parvenu à y toucher, c’étoit couvrir la France d’une infamie éternelle à tous égards, et la perdre tellement d’honneur, de réputation, de confiance en Angleterre, vis-à-vis le parti qu’elle contribuoit à y accabler en reconnoissance d’en avoir été sauvée elle-même, qu’une démarche si contraire à tout honneur, pudeur et intérêt, lui aliéneroit à jamais ce parti, qui l’avoit sauvée, avec plus de rage que n’en pouvoit avoir le parti régnant qui l’avoit voulu perdre, qui pour trouver la France si déplorablement complaisante, ne l’en haïssait pas moins, et qui par là trouvoit le moyen de la mettre hors d’état d’en recevoir aucune inquiétude, sans toutefois avoir acheté une démarche si destructive de tout intérêt et de tout honneur, par le plus léger service, par la plus légère apparence de refroidissement avec ses alliés que la France devoit toujours regarder comme véritables ennemis, par la plus petite justice à l’égard de l’Espagne, par la moindre reconnoissance de la servitude par laquelle nous avions pour leur complaire laissé volontairement et si préjudiciable ment éteindre et anéantir notre marine, en un mot, rien autre que d’avoir reconnu le pouvoir sans bornes de l’abbé Dubois sur son maître, et d’en savoir profiter pour en tirer tout, en lui faisant espérer le chapeau.

Je n’avois rien cédé de tout cela à M. le duc d’Orléans, dès le premier traité où cette infamie fut stipulée. On a vu en son lieu combien je m’y opposai dans son cabinet, et depuis au conseil de régence ; je n’oubliai aucune des raisons qu’on vient de voir, je les paraphrasai plus fortement encore. Le maréchal d’Huxelles, maréchal d’Estrées, plusieurs autres, qui n’osèrent traiter la matière qu’en tremblant, ne laissèrent pas de laisser voir ce qu’ils en pensoient ; Torcy même, dont ces deux paix de Londres et d’Utrecht étoient l’ouvrage, s’éleva plus que sa douceur et sa timidité naturelles ne le lui permettoient ; tout cela ne changea point l’article du traité, mais en suspendit l’effet. Le gouvernement d’Angleterre y consentit, peut-être tacitement informé de la révolte des esprits et du murmure général ; mais les temps étoient venus de ne plus rien ménager. L’affaire du parlement, puis la conspiration du duc du Maine découverte et finie, la paix d’Espagne faite, l’abbé Dubois plus maître que jamais, ses amis les Anglois le sommèrent de sa parole ; il fallut bien la tenir dans la vue plus prochaine de la pourpre ; la proscription effective fut accordée et publiée sans qu’il fût possible à personne de l’empêcher. Les cris publics et l’horreur qui en fut généralement marquée n’en causa aucun repentir ; ce ne fut qu’un sacrifice de plus que Dubois eut à présenter à la cour de Londres pour accélérer sa pourpre, qui ne fut pas plus goûté par tous les Anglois de tous partis, hors celui des ministres, qu’il le fut en France, et on peut ajouter dans tout le reste de l’Europe, qui nous en méprisa, tandis que tout le gros de l’Angleterre nous en détesta ouvertement, et que le parti de son ministère se moqua de notre misérable facilité.

Le roi d’Espagne, qui avoit tant fait et laissé faire de choses en son nom, et avec tant de persévérance pour élever Albéroni à la pourpre, en fit de plus étranges pour l’en faire priver. Il n’y eut point d’instances qu’il n’en fît faire au pape, qu’il ne lui en fît de sa main, et pour l’engager encore de l’enfermer au château Saint-Ange, s’il entroit dans l’État ecclésiastique. Peu content du succès de tant de démarches, et si empressées, il profita de la paix qu’il venoit de faire avec le roi et avec l’empereur, pour les presser de joindre leurs plus fortes démarches et leurs offices les plus vifs aux siens, auprès du pape, pour en obtenir cette privation du chapeau ; mais cela fut éludé à Rome, où on obtiendroit plutôt une douzaine de chapeaux à la fois, quelque chère et difficile que soit cette marchandise, car c’en est une en effet, que la privation d’un seul. Cette cour qui a élevé si haut cette dignité si vide de sa nature, et qui, à force de la revêtir et de la décorer des dépouilles des plus hautes dignités sacrées et profanes, sans être elle-même d’aucun de ces deux genres, est parvenue avec tout l’art de sa politique à en faire l’appui de sa grandeur, en fascinant le monde de chimères, qui à la fin sont devenues l’objet de l’ambition de toutes les nations, par les richesses, les honneurs, les rangs et le solide, dont elles se sont réalisées ; et de là, montant toujours, cette pourpre est arrivée à rendre inviolables les crimes les plus atroces, et les félonies les plus horribles de ceux qui en sont revêtus. C’est le point le plus cher et le plus appuyé des usurpations de leurs privilèges, parce que c’est lui qui est le plus important à l’orgueil et à l’intérêt de Rome qui se sert de l’espérance du chapeau pour dominer toutes les cours catholiques, qui, par ce chapeau, soustroit les sujets à leur roi, à tous juges pour quoi que ce puisse être, qui domine tous les clergés, qui est seule juge et la souveraine de ces chapeaux rouges, qui leur fait tout entreprendre et brasser impunément, et qui se trouve par là si intéressée à soutenir leur impunité, qu’elle ne peut se résoudre à y faire la moindre brèche en choses dont le fond ne l’intéresse point, comme les crimes qui lui sont étrangers, même ceux qui ont offensé les papes, comme Albéroni avoit fait avec si peu de ménagement, tant de fois, de peur que la privation du chapeau devint et pût passer en exemple, et privât les papes des pernicieux usages qu’ils ont si souvent faits des cardinaux, que la vue de pouvoir être dépouillés de la pourpre arrêteroit en beaucoup d’occasions.

Ce raisonnement est tellement celui de la cour de Rome, qu’on a vu des papes faire tuer, noyer, empoisonner des cardinaux, plutôt que leur ôter le chapeau. Les Caraffe, les Colonne et bien d’autres en sont des exemples dont l’histoire n’est point à contester ; on n’en voit point de privation du chapeau, car on ne peut pas compter pour telle les temps de schismes, et ce que les papes et les antipapes faisoient contre les cardinaux les uns des autres. Ainsi le roi d’Espagne, heurtant ainsi la partie la plus sensible et la plus essentielle de l’intérêt des papes et de la cour de Rome, se donna vainement en spectacle de lutte et d’impuissance, contre un homme de la lie du peuple, pour l’élévation duquel il avoit tout épuisé, et qu’il ne put détruire. Tout ce que ses instances purent obtenir, encore aidées de la haine personnelle du pape et de la cour de Rome contre Albéroni, fut de le réduire à errer, souvent inconnu, jusqu’à la mort du pape ; alors l’intérêt des cardinaux l’appela au conclave où il entra comme triomphant, et est depuis demeuré en splendeur, ou à Rome, ou dans les différentes légations qu’il a obtenues. Ces leçons sont grandes, elles sont fréquentes, elles sont bien importantes ; elles n’en demeureront pas moins inutiles par l’ambition des plus accrédités auprès des rois, et la faiblesse des rois à leur procurer cette pourpre si fatale aux États, aux rois et à l’Église.

Plusieurs personnes moururent à peu près en ce même temps : la comtesse de Lislebonne, qui avoit pris depuis plusieurs années le nom de princesse de Lislebonne, mourut à quatre-vingt-deux ans ; elle étoit bâtarde de Charles IV, duc de Lorraine, si connu par ses innombrables perfidies, et de la comtesse de Cantecroix, et veuve du frère cadet du duc d’Elboeuf. Il y a eu occasion de parler ici d’elle quelquefois, et de la faire assez connoître pour n’avoir plus besoin de s’y étendre ; avec beaucoup de vertu, de dignité, de toute bienséance, et non moins d’esprit et de manége, elle ne céda à aucun des Guise en cette ambition et cet esprit qui leur a été si terriblement propre, et eût été admise utilement pour eux aux plus profonds conseils de la Ligue. Aussi Mlle de Guise, le chevalier de Lorraine et elle n’avoient-ils été qu’un ; aussi donna-t-elle ce même esprit à Mme de Remiremont, sa fille aînée, et Mme d’Espinoy sa cadette y tourna, et y mit tout ce qu’elle en avoit. Cette perte fut infiniment sensible à ses deux filles, à Vaudemont, son frère de même amour, encore plus dangereusement Guisard, si faire se pouvoit. Aussi logeoient-ils tous ensemble à Paris, dans l’hôtel de Mayenne, ce temple de la Ligue, où ils ont conservé ce cabinet appelé de la Ligue, sans y avoir rien changé, par la vénération, pour ne pas dire le culte d’un lieu où s’étoient tenus les plus secrets et les plus intimes conseils de la Ligue, dont la vue continuelle entretenoit leurs regrets et en ranimoit l’esprit, ce que prouvent les faits divers qui ont été rapportés d’eux en tant d’endroits de ces Mémoires, et tout le tissu de leur conduite ; ainsi on ne leur prête rien. Mais comme toute impunité, et au contraire toute considération, étoit devenue de si longue main leur plus constant apanage, la pension de douze mille livres qu’avoit Mme de Lislebonne, fut donnée à Mme de Remiremont ;

Le grand maître de Malte, Perellos y Roccafull, Espagnol de beaucoup de mérite, qui eut le frère du cardinal Zandodari pour successeur ;

Le père Cloche, depuis quarante ans général de l’ordre de Saint-Dominique, avec la plus grande réputation et la considération à Rome la plus distinguée et la plus soutenue, et beaucoup d’autorité dans toutes les affaires ; aimé, respecté, estimé et consulté par tous les papes et les cardinaux. Il auroit été cent fois cardinal, s’il n’avoit pas été François et très bon François ; il avoit été confesseur de mon père jusqu’à son départ pour l’Italie ;

Fourille, aveugle, qui avoit beaucoup d’esprit et fort orné, et longtemps capitaine aux gardes, estimé et fort dans la bonne compagnie. Sa pension fut donnée à sa veuve, qui demeuroit pauvre avec des enfants, à l’un desquels on a vu ici que j’avois fait donner une abbaye sans les connoître ;

Mme de La Hoguette, veuve d’un lieutenant général sous-lieutenant des mousquetaires, mort aux précédentes guerres du feu roi en Italie, qui étoit un fort galant homme et très estimé. Cette femme étoit fort riche, avare, dévote pharisaïque, toute merveilleuse, du plus prude maintien, et qui sentoit la profession de ce métier de fort loin avec de l’esprit et de la vertu, si elle eût bien voulu n’imposer pas tant au monde ; elle étoit très peu de chose, et toutefois merveilleusement glorieuse. Son mari étoit neveu de La Hoguette, archevêque de Sens, si estimé et si considéré sans le rechercher, et qui refusa l’ordre du Saint-Esprit avec une humilité si modeste, comme on l’a vu en son lieu ici. La fille unique de Mme de La Hoguette, qui avoit épousé Nangis, fut sa seule héritière, et avec beaucoup de patience et de vertu n’en fut pas plus heureuse ;

Mortagne, officier général, qui s’étoit fait estimer dans la gendarmerie et dans le monde. Il en a été parlé sur ses deux mariages, l’un et l’autre assez singuliers. Il s’étoit fait chevalier d’honneur de Madame. C’étoit un fort honnête homme, mais de fort obscure naissance. Son père étoit un riche maître de forges devers Liée, qui laissa à son fils un nom qui n’étoit pas à lui. Il laissa une fille unique et une veuve assez digne du duc de Montbazon, mort enfermé à Liège, père de son père, dont la plupart de la postérité s’est sentie peu ou beaucoup.

Mme la Duchesse, sœur de M. le prince de Conti et de Mlle de La Roche-sur-Yon, mourut le 21 mars à Paris, dans l’hôtel de Condé, après une fort longue maladie, à trente et un ans, au bout de sept ans de mariage, dont il a été parlé ici en son temps, pendant lequel elle ne s’étoit pas contrainte : elle fut plainte sans être regrettée. Les princes du sang rebutés de leurs tentatives inutiles de faire garder le corps de ces princesses, l’usage de brusquer l’enterrement, pris depuis ce peu de succès, fut continué en cette occasion. Le surlendemain de sa mort, sans qu’il y eût eu aucune cérémonie à l’hôtel de Condé que le pur nécessaire, elle fut portée aux Carmélites de la rue Saint-Jacques où elle fut enterrée. Le convoi fut très magnifique. Mlle de Clermont accompagna le corps avec la duchesse de Sully et de Tallard, que M. le Duc et Mme sa mère en avoient priées. Quelques jours après, M. le Duc reçut les visites de tout le monde, avec la précaution ordinaire d’un magasin de manteaux dans son antichambre, et l’indécence ordinaire et affectée contre cette nouvelle pratique, qui a été marquée ici à son commencement. Mme la Duchesse, qui ne laissa point d’enfants, fit un testament et Mme de La Roche-surYon sa légatrice universelle. Il y avoit beaucoup à rendre et force pierreries, parce que feu M. le prince de Conti avoit fort avantagé cette princesse qui étoit sa fille aînée. Mlle de La Roche-sur-Yon ne se trouva pas la plus forte. M. le Duc s’en tira lestement, mais peu d’années avant sa mort il pensa sérieusement, et fit pleine justice à Mlle de La Roche-sur-Yon qui n’avoit osé le plaider, et qui ne pensoit plus depuis longtemps à cette affaire. Le deuil du roi ne fut que de cinq jours pour Mme la Duchesse.




  1. On appelait dimissoire la lettre par laquelle un évêque permettait qu’un de ses diocésains fût promu aux ordres ou à l’épiscopat par un autre évêque.
  2. Les personnes chargées des économats avaient l’administration des revenus d’un évêché, d’une abbaye et en un mot de tous les bénéfices pendant la vacance. Le roi nommait à ces économats.
  3. Mot familier et libre, dit l’ancien Dictionnaire de l’Académie. Ildésigne l’amant aimé et favorisé secrètement par une femme qui se fait payer par d’autres amants.
  4. Le verbe imposer est ici pris dans le sens d’imputer.