Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/2


CHAPITRE II.


Conduite des bâtards. — O et Hautefort détournent le comte de Toulouse de suivre la fortune de son frère. — Caractère et propos d’Hautefort à son maître. — Conversation entre Valincourt et moi sur le comte de Toulouse et les bâtards. — Il revient aussi me faire les remercîments du comte de Toulouse et m’assurer qu’il s’en tiendra à sa conservation. — Le comte de Toulouse voit le régent, vient au conseil. — Le duc et la duchesse du Maine se retirent à Sceaux. — Le comte de Toulouse et Mme Sforze blâment fortement et souvent Mme la duchesse d’Orléans de ne me point voir. — Elle est outrée qu’il n’ait pas suivi le duc du Maine, qui est fort mal traité par sa femme. — Séditieux et clandestin usage de feuilles volantes en registres secrets du parlement. — Le premier président mandé et cruellement traité par la duchesse du Maine. — Blamont, président aux enquêtes, et deux conseillers enlevés et conduits en diverses îles du royaume. — Mouvements inutiles du parlement. — Effet de ce lit de justice au dehors et au dedans du royaume Raisons qui me détournèrent de penser alors à l’affaire du bonnet. — M. le Duc en possession de la surintendance de l’éducation du roi. — Sage avis de Mme d’Aligre. — Mauvaise sécurité du régent. — Création personnelle d’un second lieutenant général des galères en faveur du chevalier de Rancé. — Folie du duc de Mortemart, qui envoie au régent la démission de sa charge pour la seconde fois. — Je la fais déchirer avec peine, et j’obtiens après la survivance de sa charge pour son fils. — Ma dédaigneuse franchise avec le duc de Mortemart. — Survivances des gouvernements du duc de Charost à son fils ; de grand maître de la garde-robe ; des gouvernements de Normandie et de Limousin, aux fils des ducs de La Rochefoucauld, de Luxembourg et de Berwick, et du pays de Foix au fils de Ségur, qui épouse une bâtarde, non reconnue, de M. le duc d’Orléans. — La Fare, lieutenant général de Languedoc, et l’abbé de Vauréal maître de l’oratoire. — Gouvernement de Douai à d’Estaing. — Mme la duchesse d’Orléans, qui s’étoit tenue enfermée depuis le lit de justice, revoit le monde et joue.


Le duc du Maine et le comte de Toulouse, au sortir du cabinet du conseil, descendirent dans l’appartement du duc du Maine, où ils s’enfermèrent avec leurs plus confidents. Ils les surent si bien choisir, que nul n’a su ce qu’il s’y passa. On peut, je crois, sans jugement téméraire, imaginer qu’il s’y proposa bien des choses que la sagesse du comte de Toulouse empêcha moins que le peu d’ordre et de préparation de la cabale, et la prompte venue du parlement en trouble, qui ne donna pas loisir d’y faire des pratiques. Le cardinal de Polignac y fut toujours avec eux et leurs principaux amis en très petit nombre. Je n’ai jamais compris comment ils ne tentèrent pas de se trouver au lit de justice, pour y parler et y faire tous leurs efforts. La faiblesse qu’ils connoissoient si bien dans le régent, surtout en face, les y devoit convier puissamment ; mais la peur extrême, qui fut visible dans le duc du Maine, ne lui permit pas sans doute d’y penser, encore moins de se hasarder à rien. Il avoit vu le régent si libre dans sa taille, qu’il ne douta jamais qu’il ne fût bien préparé à tout ; et moins un grand coup, et si secrètement préparé étoit de son génie, plus il redouta tout ce qu’il en ignoroit. Quoi qu’il en soit, le comte de Toulouse n’en sortit pour aller chez lui qu’après cinq heures du soir, où il fit contenance de vouloir s’en aller à la suite de son frère. Ils n’avoient rien su de précis qu’après le lit de justice, et ils avoient eu trois heures à raisonner ensemble depuis.

La différence mise entre les deux frères combla la douleur de l’aîné et le dépit de sa femme, et les remua plus que tout le reste à persuader au comte de Toulouse de suivre leur fortune. Il témoigna chez lui son penchant à le faire ; mais d’O, qui avoit conservé sur son esprit comme dans sa maison une espèce de majordomat d’ancien gouverneur, l’en détourna. Ce n’étoit pas qu’il ne fût fort attaché au duc du Maine ; mais il l’étoit plus encore à son intérêt, qui n’étoit pas d’anéantir son maître et de le confiner à la campagne. On sut après que la franchise avec laquelle le chevalier d’Hautefort lui avoit parlé acheva de lui faire prendre le bon parti. Le chevalier d’Hautefort étoit son écuyer et lieutenant général de mer, frère du premier écuyer de Mme la duchesse de Berry, de Surville, qui avoit eu le régiment du roi, si connu par ses disgrâces, et d’Hautefort, lieutenant général, mort depuis chevalier de l’ordre, fort fâché avec raison de n’être pas maréchal de France. Hautefort, [écuyer] du comte de Toulouse, étoit un rustre qui, sans aucune vertu ni philosophie, s’étoit persuadé d’affecter l’une et l’autre pour se faire admirer aux sots, et sa place auprès du comte de Toulouse l’avoit fait arriver à bon marché dans la marine. Il lui dit nettement qu’il étoit la dupe de gens qui ne l’avoient jamais aimé, qui avoient toujours tout fait sans lui, qui s’étoient mis eux et leurs enfants sur sa tête, et dont les entreprises folles les avoient conduits au point où ils se trouvoient ; que, quelque douloureuse que lui fût une chute, elle lui valoit une distinction inouïe et la plus flatteuse ; que c’étoit à lui à peser s’il vouloit abandonner et perdre cette même distinction et toutes les fonctions de ses charges, pour suivre une folle et un homme qui en eux-mêmes s’en moqueroient de lui, et s’enterrer tout vif dans Rambouillet avant quarante ans, où, après les premiers jours d’admiration des sots, chacun le laisseroit là et trouveroit son choix ridicule, dont il auroit tout le temps de s’ennuyer et de se repentir. Que pour lui, il lui disoit librement qu’ayant tant fait que d’être à lui, il avoit compté être avec un prince du sang, vrai ou d’apparence, non à un particulier, et être avec un amiral auprès de qui il mèneroit dans son métier une vie agréable et considérée ; qu’il seroit ravi sur ce pied-là de demeurer toute sa vie avec lui, mais que, pour s’enfouir tout vivant dans Rambouillet, il le prioit de n’y pas compter ; que tout ce qu’il y avoit de bon chez lui pensoit de même, et prendroit son parti les uns après les autres ; que pour lui, il aimoit mieux le lui dire tout d’un coup.

On assure que rien ne donna tant à penser au comte de Toulouse que cette déclaration si prompte. Il se considéra tout seul à Rambouillet hors d’état et de volonté de rien entreprendre, en risque d’être dégradé comme son frère, pour son refus d’accepter le bénéfice de la déclaration en sa faveur ; tiraillé entre la reconnoissance qu’elle méritoit, même aux yeux du monde et la dépendance de la fortune et des caprices d’une folle qu’il abhorroit, et d’un frère qu’il n’aimoit ni n’estimoit. Les suites le firent trembler, et il prit son parti de conserver son rang et son état ordinaire. Lui et son frère allèrent le soir au Palais-Royal voir Mme la duchesse d’Orléans, comme je l’ai dit, tandis que Mme du Maine et ses enfants se retirèrent à l’hôtel de Toulouse, où ils les trouvèrent au retour. On peut juger de la soirée ; le maréchal de Villeroy, M. de Fréjus et très peu d’autres les y virent. Le lendemain, samedi, Mme la duchesse d’Orléans y alla ; nouvelles douleurs, Mme du Maine au lit, immobile comme une statue.

Ce même samedi, lendemain du lit de justice, j’envoyai prier Valincourt de venir chez moi. Il y vint. Je lui parlai franchement sur le choix que le comte de Toulouse avoit à faire. Je ne lui dissimulai point ce que j’avois voulu parer, et que n’ayant pu sauver l’éducation, ce que j’avois obtenu sur le rang ; que c’étoit moi qui avois imaginé, proposé, et fait agréer la déclaration en faveur du comte de Toulouse. Je le fis souvenir que je ne m’étois jamais caché sur le rang des bâtards, et je le priai de parler si fortement à son maître, qu’il ne se perdît pas pour son frère. Valincourt convint que j’avois raison, et me pria qu’il pût dire au comte de Toulouse l’obligation qu’il m’avoit. C’étoit bien mon dessein ; surtout je le pressai de faire que, dès le lendemain dimanche, le comte de Toulouse se trouvât au conseil de régence, et qu’il se défit de ses hôtes au plus tôt. Valincourt en étoit déjà ennuyé : il revint peu après me faire les remercîments du comte de Toulouse, et me dire que, malgré sa douleur et toutes les persécutions de famille, il demeureroit et se trouveroit le lendemain au conseil. Cela me rafraîchit fort le sang, car j’en prévoyois l’affaiblissement et la chute même du parti du duc et de la duchesse du Maine, et la division prochaine des deux frères. Il me laissa entendre que le séjour de M. et de Mme du Maine à l’hôtel de Toulouse pesoit à tous, et que le lendemain matin, dimanche, ils s’en iraient à Sceaux, où il trouvoit indécent qu’ils ne fussent pas encore ; je priai Valincourt de savoir du comte de Toulouse s’il vouloit compliment ou silence de ma part et de celle de M. le Duc qui en étoit en peine, qui mouroit d’envie de lui marquer son amitié personnelle, et qui s’étoit adressé à moi pour savoir comment il en devoit user à son égard. Valincourt me dit qu’il croyoit que le silence conviendroit mieux d’abord, mais qu’il le demanderoit franchement de ma part et de celle de M. le Duc, à M. le comte de Toulouse, et qu’il me le feroit savoir. En effet, il m’écrivit dans le soir même que M. le comte de Toulouse sentoit moins sa distinction que le malheur de son frère auquel même elle le rendoit plus sensible, et qu’il désiroit que M. le Duc et moi ne lui dissions rien. Je le fis savoir à M. Duc, et je rendis compte à M. le duc d’Orléans de ce que j’avois fait avec Valincourt, qui fut très aise du parti que prenoit le comte de Toulouse, lequel alla voir le régent, le samedi au soir. Cela se passa courtement, mais bien entre eux, à ce que me dit M. le duc d’Orléans.

Le lendemain dimanche, M. et Mme du Maine s’en allèrent à Sceaux. Après leur départ, le comte de Toulouse tint le conseil de marine à l’ordinaire, et vint l’après-dînée au conseil de régence avec un air froid, sérieux et concentré. Il y eut des gens surpris et fâchés de l’y voir. Peu s’approchèrent de lui, et peu après son arrivée, on se mit en place. Dès que je fus assis, je lui dis à l’oreille qu’il étoit servi comme il l’avoit désiré, que je ne lui dirois qu’un seul mot dont je ne pouvois me passer : que c’étoit, ce jour-là, la première fois que je m’asseyois au-dessous de lui avec plaisir. Son remercîment tint de sa nature ; il fut très froid ; je ne lui parlai plus de tout le conseil. Ce froid dura quelque temps. Je pense aussi qu’il y crut de la bienséance, et je ne me pressai pas de le réchauffer, mais peu à peu nous revînmes ensemble en notre premier état. Je sus même, par la duchesse Sforze, qu’il blâmoit fort Mme la duchesse d’Orléans de ne me point voir, jusqu’à l’en avoir bien fait pleurer, par tout ce que lui et Mme Sforze lui avoient souvent dit là-dessus. Mme la duchesse d’Orléans étoit outrée de ce qu’il étoit demeuré, et n’avoit rien oublié pour l’engager à suivre le sort de son frère et servir la passion du duc du Maine et la rage de la duchesse du Maine. Plusieurs se firent écrire à l’hôtel de Toulouse. M. le comte de Toulouse, comme je l’ai dit, ne voulut recevoir de compliment de personne, ni M. et Mme du plaine. J’étois quitte du mien par Valincourt, et à l’égard du duc et de la duchesse du Maine, je ne crus pas devoir leur donner aucun signe de vie. Je sus depuis qu’ils se prirent fort à moi de ce qui leur étoit arrivé, quoique fort sobres en discours. Je me contentai à leur égard d’avoir préféré le bien de l’État à tout le reste, et satisfoit de moi-même sur ce point principal, je jouis dans toute son étendue du plaisir de notre triomphe, sans me lâcher aussi en propos, et laissai M. du Maine en proie à ses perfidies, et Mme du Maine à ses folies, tantôt immobile de douleur, tantôt hurlante de rage, et son pauvre mari pleurant journellement comme un veau des reproches sanglants et des injures étranges qu’il avoit sans cesse à essuyer de ses emportements contre lui.

Le parlement, retourné à pied des Tuileries au palais, avec aussi peu de satisfaction, par les rues, qu’il en avoit eu en venant, y respira de la frayeur et de la honte qu’il avoit essuyées, et tâcha de s’en venger clandestinement, en faisant écrire sur une feuille volante de registres secrets et fugitifs, qu’il n’avoit ni pu ni dû opiner au lit de justice, et sa protestation contre tout ce qui s’y étoit fait. Mme du Maine avoit envoyé chercher le premier président, sitôt qu’il fut rentré chez lui où on l’attendoit de sa part. Il n’osa désobéir, et s’y en alla. Il fut reçu avec un torrent d’injures et de reproches, et traité comme le dernier valet qu’on eût surpris en friponnerie ; il n’eut jamais le temps de s’excuser ni de répondre. Elle se prit à lui de n’avoir pas tout empêché et arrêté, et l’accabla de mépris et de duretés les plus cruelles, en sorte qu’après une heure de ce torrent d’horreurs, qu’il lui fallut essuyer, il s’en revint chez lui avec ce surcroît de rage. Nous le sûmes dès le lendemain ; on peut juger si je le plaignis, et dans la vérité il leur étoit trop indignement et abandonnément vendu pour être plaint de personne. Un moins malhonnête homme que lui en seroit crevé.

Le lendemain du lit de justice, lundi 29 août, vingt-sept mousquetaires, commandés par leurs officiers, et partagés en trois détachements, avec un maître des requêtes à chacun, allèrent, avant quatre heures du matin, enlever de leur lit et de leurs maisons, Blamont, président aux enquêtes, et les conseillers Saint-Martin et Feydeau de Calendes. Leur frayeur fut mortelle, mais leur résistance nulle. Ils furent mis chacun dans un carrosse, qu’on tenoit tous prêts, et séparément conduits, le premier aux îles d’Hyères, le second à Belle-Ile, le troisième dans l’île d’Oléron, sans parler à personne sur la route ni dans le lieu de la prison, et mortellement effrayés de se voir le Mississipi pour leur plus prochaine terre. On ne trouva rien qui valût chez les deux conseillers, mais infiniment chez Blamont, tant à Paris qu’en sa maison de campagne, où un autre maître des requêtes s’étoit transporté en même temps, en sorte qu’il y eut de quoi admirer l’imprudence ou la sécurité d’un homme qui sembloit chercher ce qui lui arriva par ses menées et par l’éclat de sa conduite, et n’avoir pas eu plus de soin à mettre ses papiers à couvert.

Cette capture, qui auroit pu se faire avec moins d’appareil, ne fut pas plutôt sue au palais, que les chambres s’assemblèrent et résolurent une députation aux femmes des exilés pour leur témoigner la part que la compagnie prenoit en leur détention, et une autre la plus nombreuse qu’il se pourroit au roi et au régent, pour s’en plaindre. Ils furent donc dès le dimanche matin au Palais-Royal, et l’après-dînée aux Tuileries. Leur harangue, prononcée par le premier président, fut pressante, mais en termes très mesurés et très respectueux. La réponse à toutes les deux fut à peu près de même, grave et vague. Le lundi et le mardi le palais fut fermé, et un avocat, ayant plaidé à la cour des aides, pensa, être chassé de sa compagnie, qui avoit résolu de cesser ses fonctions ; cependant cette grande résolution, qui alloit à suspendre tout cours de justice, qui tendoit à soulever le monde et à essayer un second tome du fameux Broussel, de la dernière minorité, ne put se soutenir. Dès le mercredi le parlement reprit de lui-même ses ordinaires fonctions ; mais il ordonna aux gens du roi de se trouver tous les matins au Palais-Royal, pour insister sur le rappel de leurs membres. Ce manége, aussi ridicule qu’infructueux, dura jusqu’au 7 septembre. Comme les extrémités sont du goût des François, il se débita que, la cessation de l’exercice de la justice n’ayant pas réussi, le parlement entreprendroit de ne se point séparer aux vacances, et de continuer à s’assembler après la Notre-Dame de septembre. Néanmoins il n’osa l’attenter. Il laissa seulement commission au président qui devoit tenir la chambre des vacations d’aller souvent solliciter auprès du régent le retour de leurs membres. Ce président vit bien, par l’éloignement des lieux, où on sut enfin qu’ils étoient arrivés et détenus sans parler à personne, qu’ils n’étoient pas pour en sortir sitôt, vit le régent deux ou trois fois, et lui épargna ensuite une importunité inutile.

Ainsi finit cette grande affaire, et si importante que le repos de l’État en dépendoit, par le consolidement de l’autorité royale entre les mains du régent, en empêchant un partage qui ne lui eût bientôt laissé qu’une représentation vaine et vide, et qui eût attiré toutes sortes de confusions, affaire compliquée dont le succès fut également dû à la diligence et au profond secret, au peu d’arrangement de la cabale qui se formoit, et à la faiblesse de ses principales têtes.

L’honneur que cette exécution fit au régent dans les pays étrangers est incroyable. On commença à s’y rassurer de la crainte de ne pouvoir traiter solidement avec un prince qui, sembloit se laisser arracher son pouvoir par des légistes : c’est ainsi que le roi de Sicile s’en expliqua en propres ternes à Turin, et que les autres puissances ne s’en laissèrent pas moins clairement entendre.

La consternation du parlement ne fit pas un moindre effet dans le royaume. Les autres parlements, qui tous avoient été sondés, et dont quelques-uns n’avoient pas voulu se joindre à celui de Paris, s’affermirent dans l’obéissance, et les provinces séduites par des pratiques et depuis par l’exemple de l’indépendance, n’osèrent plus montrer d’audace. La Bretagne, dont les états assemblés et le parlement se tournoient ouvertement à la révolte, commença par ce coup à rentrer peu à peu dans l’obéissance, et, s’il y eut nombre de particuliers entraînés depuis par de folles espérances qui se précipitèrent dans la rébellion, le nombre en fut si médiocre, l’espèce si méprisable, les moyens si nuls, et la terreur et les cris si pitoyables dès qu’ils se virent découverts, qu’il n’y eut qu’a les châtier par les voies ordinaires de la justice, sans aucune sorte d’inconvénient ni de suites à en craindre. Voilà comme la fermeté est le salut des États, et comme une débonnaireté et une facilité qui dégénère en faiblesse, opère le mépris et les attentats, précipite tout en dangers et en ruine, et ne se peut relever que par des coups de force où le bonheur ne préside guère moins que la conduite. J’avois tout appréhendé d’un coup double frappé à la fois sur le parlement et sur le duc du Maine, et en effet tout en étoit à craindre. Le besoin que, dans cette extrémité d’affaires, le régent eut de l’union avec M. le Duc ; l’opiniâtreté de M. le Duc à ne plus laisser échapper la surintendance de l’éducation du roi et qui sentit ses forces en cette occasion après tant de fois que M. le duc d’Orléans lui avoit donné et manqué de paroles les plus positives là-dessus ; ces intérêts divers, mais alors réunis de ces deux princes, chacun pour son but, l’emportèrent sur les plus sages considérations. Le favorable succès me combla de joie, et le délicieux fruit du rang que j’en recueillis me fut d’autant plus précieux que ce grand objet ne me séduisit ni l’esprit ni le cœur, et que je le pus goûter avec toute la paix qu’une conscience pure répand dans l’âme d’un homme de bien qui a sincèrement préféré l’État à soi-même.

Pour achever un morceau si curieux de l’histoire de cette régence, il faut dire pourquoi je ne crus pas à propos de profiter de cette occasion pour le bonnet. Je crus qu’il ne falloit pas surcharger la faiblesse du régent de tant de choses à la fois et ne pas embarrasser l’affaire si principale de la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, dont il falloit presque abandonner l’espérance, si nous ne l’obtenions pas à l’occasion du changement de main de l’éducation ; ne l’embarrasser pas, dis-je, d’une autre affaire si inférieure à celle-là. Je pensai que le bonnet étoit une affaire si ridicule en soi du côté des bonnets, et si entamée, qu’il étoit impossible, que, près ou loin, une chose si juste nous fût refusée, et qu’il étoit même peu décent pour nous de ne l’obtenir que comme une vengeance du régent dont nous profiterions. Je craignis que le parlement, outré de l’affront qu’il alloit recevoir, uni avec le duc du Maine enragé de sa chute, et que l’éclat commun resserroit de plus en plus, se portât à des extrémités dont le monde ne manqueroit pas de nous charger, si notre intérêt devenoit une des amertumes de cette compagnie. Je sentis toute la différence pour la solidité d’un avantage tel que la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, qui auroit M. le Duc pour garant qui, au lieu d’avoir le parlement pour partie, étoit au contraire conforme à ses usages et à ses règles, d’avec un avantage qui, portant directement sur les présidents à mortier, et par leur intrigue sur le parlement, à qui ils le feroient accroire, n’auroit de garantie que la durée de la colère et de la fermeté d’un régent qui ne connoissoit ni l’une ni l’autre, surtout pour les intérêts d’autrui, et qui, suivant son goût, entendroit si volontiers aux prétendus mezzo-termine, rapatriages, conciliations, qui lui pouvoient être opposés dans la suite, par lesquels le régent et le parlement seroient peut-être ravis de sortir d’affaire l’un d’avec l’autre à nos dépens. Ces considérations me firent estimer que l’affaire du bonnet n’étoit pas de saison, et qu’il falloit quelquefois savoir demeurer en souffrance. Je pensai enfin, mais sans être déterminé par cette raison surabondante et assez peu apparente, que le parlement, touché de cette modération de notre part, sentiroit peut-être enfin l’excès, la nouveauté, l’injustice si évidente de l’usurpation de ses présidents à cet égard, et qui n’intéressoit le corps du parlement en nulle sorte, l’engageroit à y prendre peu de part si cette affaire venoit à être jugée, comme celle de la préopinion sur les présidents et le premier président le fut en notre faveur en 1664, peut-être même à se porter à nous faire justice comme le parti le plus honorable sur un point si criant, et ôter le mur de séparation et de division d’entre les pairs et le parlement par l’inconvénient duquel cette compagnie n’avoit cessé d’être continuellement flétrie, au lieu du lustre peut-être excessif, où son union avec les pairs l’avoit élevée et établie avant ces usurpations.

Dès le lendemain du lit de justice, M. le Duc prit possession de la surintendance de l’éducation du roi et en fit les fonctions. Il s’établit peu de jours après dans l’appartement que le duc du Maine occupoit aux Tuileries. L’après-dînée du jour du lit de justice le maréchal de Villeroy, accompagné de M. de Fréjus et de toute l’éducation, alla piaffant, quoique enrageant, à l’hôtel de Condé, où les souples respects d’une part, et les faux compliments de l’autre, donnèrent une autre sorte de spectacle. Dès le lendemain, le roi s’alla promener au Cours où M. le Duc l’accompagna, au lieu du duc du Maine, et entra publiquement en fonction.

Mme d’Alègre ne tarda pas à me venir voir. Elle m’avoua enfin, parmi toutes ses enveloppes ordinaires, ses phrases suspendues et souvent coupées sans les achever, que ses avis si souvent réitérés et si fort hiéroglyphiques, n’avoient tendu qu’à m’avertir, et le régent par moi, de la dangereuse cabale qui se brassoit de longue main, qui se fortifioit tous les jours, et qu’il étoit grand temps d’abattre par le grand coup qui venoit d’être frappé ; en même temps elle m’avertit, pour le bien inculquer au régent, de ne se pas trop reposer sur une exécution si importante ; qu’elle connoissoit les allures des gens à qui elle avoit affaire ; que, quelque étourdis qu’ils fussent d’un coup auquel ils ne s’attendoient pas de la conduite et de la faiblesse du régent, ils n’en seroient que plus enragés et plus unis ; que ce coup même leur apprenoit à changer leur sécurité, leur lenteur, leur négligence en mesures plus justes, plus serrées, plus fortes, pour atteindre au grand but qu’ils s’étoient proposé, de profiter de plus en plus des dispositions de l’Espagne, irritée au dernier point du dernier traité avec l’empereur et les puissances maritimes, et du dépit général qui s’en répandoit par toute la France. Je ne manquai pas d’en rendre un compte exact à M. le duc d’Orléans, et d’y ajouter mes réflexions. Je trouvai un homme si à son aise d’être au lendemain de cette grande crise, si étouffé encore d’un tour de force aussi contraire à son naturel, qu’il s’y étoit replongé tout à fait comme un homme qui s’étend dans son lit en arrivant d’une grande course, et qui ne veut pas ouïr parler d’autre chose que de repos. Il me chargea de bien remercier Mme d’Alègre et m’assura en même temps qu’après une telle touche il n’avoit rien à craindre de personne, sans que je le pusse jamais tirer pour lors d’un si dangereux préjugé. Je fis à Mme d’Alègre plus de compliments que je n’en étois chargé, et je ne craignis pas d’outrepasser ma commission, en la priant fort de la part du régent d’avoir les yeux bien ouverts, et de m’avertir de tout ce qu’elle pourroit soupçonner ou découvrir. J’y joignis les louanges et les flatteries qui pouvoient le plus l’y engager, et notre commerce demeura enseveli dans le même secret dans lequel il l’avoit toujours profondément été.

J’obtins en ce temps-ci deux grâces que je ne puis oublier, parce que je n’en ai point reçu qui m’aient fait tant ni de si sensible plaisir. On a pu voir, dans les commencements de ces Mémoires, que le saint et fameux abbé de la Trappe avoit été l’homme que j’avois le plus profondément admiré et respecté, et le plus tendrement et réciproquement aimé : il avoit laissé un frère que je n’avois jamais vu, et avec qui je n’avois jamais eu aucun commerce : il étoit de bien loin, et en tout genre, le plus ancien officier de toutes les galères ; il y avoit acquis de la réputation et l’affection du corps : il en étoit premier chef d’escadre, commandant du port de Marseille depuis bien des années, et à plus de quatre-vingt-quatre ou quatre-vingt-cinq ans il avoit toute sa tête et toute sa santé. La fantaisie le prit d’en profiter pour venir faire un tour à Paris, où il n’étoit jamais venu de ma connoissance. Ce fut M. de Troyes, dont il étoit cousin germain de son père, enfants des deux frères, qui m’apprit son arrivée. Il s’appeloit le chevalier de Rancé. Je me hâtai de l’aller voir et de le convier à dîner : il ressembloit tant à M. de la Trappe, que je dirai sans scandale que j’en devins amoureux, et qu’on riait de voir que je ne pouvois cesser de le regarder. Ses propos ne sentoient le vieillard que par leur sagesse, avec tout l’air et la politesse du monde. Tout à coup j’imaginai de faire pour lui la chose la plus singulière et la plus agréable : jamais il n’y eut qu’un seul lieutenant général des galères, charge qui se vend et qu’avoit le marquis de Roye. Je résolus de demander au régent d’en faire un second en la personne du chevalier de Rancé, à condition qu’après lui sa place ne seroit plus remplie, et que les choses à cet égard reviendroient sur le pied où elles étoient auparavant. J’en parlai à M. de Troyes, à l’insu duquel il n’auroit pas été honnête de m’employer. Il fut charmé de ma pensée, et me promit de m’y seconder. En même temps je le priai que le secret en demeurât entre nous deux pour ne pas donner une espérance vaine et un chagrin sûr s’il y avoit un refus que nous ne pussions vaincre : l’amitié, quand elle est forte, rend pathétique. Je représentai si bien à M. le duc d’Orléans les services, le mérite, la qualité de frère de M. de la Trappe, le grand âge du chevalier de Rancé, dont l’avancement extraordinaire ne pouvoit faire tort ni servir d’exemple à personne, qu’en présence de M. de Troyes, qui m’appuya légèrement, peut-être parce que je ne lui en laissai pas trop le loisir, j’emportai la création d’un second lieutenant général des galères, sans pouvoir être remplie après le chevalier de Rancé, et dix mille livres d’appointement en outre de ce qu’il en avoit. Je fus transporté de la plus vive joie qui, contre mon attente, s’augmenta encore par celle du chevalier de Rancé, dont la surprise fut incroyable. On peut juger que je pris soin que l’expédition fût bien libellée. Il passa deux mois à Paris, beaucoup moins que je n’aurois désiré, et il jouit encore de son nouvel état quelques années. Mais, comme les exemples sont dangereux en France, l’âge, l’ancienneté, les services, la naissance du chevalier de Roannois, premier chef d’escadre des galères, crièrent tant à la mort du chevalier de Rancé, qu’il parvint enfin à succéder à sa charge, qui, néanmoins, a fini avec lui. L’autre grâce, voici quelle elle fut.

On a pu voir (t VII, p. 63), l’étrange trait du duc de Mortemart à mon égard, à l’occasion de la mort de Mme de Soubise, ce qui fut sur le point d’en arriver, et que M. de Beauvilliers lui ordonna de sortir de chez lui dès que j’y entrerois, et de n’y jamais entrer tant que j’y serois : ce qui a duré presque jusqu’à la fin de sa vie, c’est-à-dire plusieurs années, qu’il me demanda de souffrir son gendre chez lui. On a pu voir (t. IX, p. 56), l’autre trait qu’il me fit dans le salon de Marly, sur notre requête contre d’Antin. Je ne le voyois donc en aucune occasion, quoique ami intime de toute sa famille, même de sa mère. Il s’étoit déjà pris une fois de bec avec le maréchal de Villeroy sur les fonctions de leurs charges. On a vu (t. XV, p. 133), que le service en manqua plusieurs jours, et qu’il voulut donner la démission de sa charge. Cette disparate avoit éloigné de lui M. le duc d’Orléans. Un peu après l’affaire du chevalier de Rancé, il s’éleva une autre dispute entre le duc de Mortemart et le maréchal de Villeroy, où le premier poussa les choses d’autant plus loin qu’il avoit plus de tort, et le maréchal demeura d’autant plus sage qu’il se sentoit toute la raison de son côté. L’affaire portée au régent, il décida en faveur du maréchal, et blâma d’autant plus l’autre, qu’il l’avoit indisposé par sa première dispute, par sa première démission et par d’autres disputes moins importantes, mais fréquentes, pour des vétilles, avec les uns et les autres. Mortemart, piqué d’avoir succombé après l’éclat qu’il avoit fait, peut-être autant d’avoir été tancé plus que M. le régent n’avoit accoutumé de faire, n’en fit pas à deux fois et lui envoya la démission de sa charge de premier gentilhomme de la chambre, avec une lettre fort peu ménagée.

Heureusement c’étoit un jour que je travaillois avec M. le duc d’Orléans, et que j’arrivai comme il venoit de la lire. Je trouvai ce prince en furie, qui d’abordée me conta la chose, et conclut que, pour cette fois, Mortemart seroit pris au mot, et lui délivré de toutes ses impertinences ; tout de suite, en me regardant, il me fit entendre que j’étois venu tout à propos. L’horreur que je sentis de la dépouille de M. de Beauvilliers, et de m’en revêtir aux dépens de ses petits-fils, m’inspira la plus nerveuse éloquence. Je représentai au régent que ce n’étoit pas M. de Mortemart qu’il devoit regarder, mais la mémoire de M. de Beauvilliers, et les obligations étroites, importantes, continuelles, qu’il lui avoit à l’égard de Mgr le duc de Bourgogne, lorsqu’il alloit tout gouverner, puis à la mort de ce prince, et précédemment encore lors du mariage de Mme la duchesse de Berry. Je m’espaçai sur ces matières avec la dernière force, et je finis par lui dire qu’il étoit fait et payé, tout régent qu’il étoit, pour souffrir toutes les sottises et tous les égarements du gendre de M. de Beauvilliers. Il disputa, me fit sentir encore que l’occasion étoit belle et unique. Mon indignation redoubla, dont la fin fut que la démission fut sur-le-champ mise en pièces.

Au sortir du Palais-Royal, j’allai dire à la duchesse de Mortemart la folie que son fils venoit de faire, la peine que j’avois eue à l’en sauver, et le soin extrême qu’elle devoit d’en empêcher une troisième récidive, qui sûrement seroit plus forte que moi, ou se brusqueroit à mon insu, puisque c’étoit le plus grand hasard du monde que celle-ci fût arrivée le même jour et si peu de temps avant que je vinsse travailler avec M. le duc d’Orléans. Le duc de Mortemart, revenu de sa fougue par l’avoir satisfaite, sentit tout le péril où elle l’avoit jeté, et se trouva heureux de n’avoir pas perdu sa charge. Je fus très surpris, trois jours après, de le voir entrer dans ma chambre, où il me fit de grands remercîments. Je lui répondis froidement qu’il ne m’en devoit aucun, parce que je n’avois rien fait pour lui, mais tout par mon tendre, fidèle et reconnoissant souvenir de M. le duc de Beauvilliers, dont la famille me seroit toujours infiniment chère, et pour conserver sa charge à ses petits-fils, et je l’exhortai en peu de mots à ne se plus jouer à mettre la patience de M. le duc d’Orléans à de pareilles épreuves. On peut juger que la franchise d’une si sèche réponse abrégea la visite, qui finit froidement, mais poliment, sans que depuis j’aie ouï parler de lui. Le lendemain matin, sa femme, qu’il tenoit étrangement captive, dont la vertu, la piété, l’esprit et la conduite méritoient un tout autre mari, vint chez moi me remercier avec la plus grande effusion de cœur. Je l’assurai que j’étois tellement payé d’avance par tout ce que j’avois reçu de son père, que je ne méritois nul remercîment, mais d’être félicité d’avoir eu occasion de témoigner à sa mémoire le plus tendre et le plus vif attachement, et de la tirer elle-même de la peine de voir passer sa charge en d’autres mains. Je n’ajouterai point ce qu’elle me dit sur l’occasion si aisée de la prendre pour moi, ni ce que ses tantes m’en témoignèrent, car sa belle-mère étoit sa tante aussi. Nous nous embrassâmes de bon cœur, qui fut la fin de la visite et la dernière fois que je la vis ; elle mourut bientôt après, sans que son mari sentit une si grande perte.

J’achèverai tout de suite, pour n’avoir plus à y revenir. La sombre folie du duc de Mortemart m’inquiétoit toujours pour sa charge. On ne pouvoit se flatter qu’elle ne lui causât encore des querelles aussi mal fondées que les dernières ; qu’elles ne lui tournassent la tête comme elles avoient déjà fait, et que M. le duc d’Orléans, excédé de lui, ne pût être arrêté, pour s’en défaire, à la difficulté que j’y avois éprouvée. Cela me revint si souvent dans l’esprit, qu’au bout de deux mois je pris ma résolution, sans en parler à personne, de demander à M. le duc d’Orléans la survivance de sa charge pour son fils qui n’avoit pas sept ans. Par là je ne craignois plus les frasques du père. Il ne pouvoit plus la vendre, et s’il s’avisoit encore une fois de se piquer et d’envoyer sa démission, il n’y avoit plus à courir après, son fils devenoit le titulaire. Je pris donc cette résolution, et je l’exécutai si bien que j’emportai la survivance. Comblé de joie d’avoir mis en sûreté le petit-fils du duc de Beauvilliers pour sa charge, j’allai, au sortir du Palais-Royal, l’apprendre aux duchesses de Beauvilliers, de Mortemart et de Chevreuse, chacune chez elle, dont la surprise, la joie et les expressions ne se peuvent rendre. Je dis aux deux premières qu’il étoit très essentiel de bien constater la chose par leur remercîment public. Dès le lendemain, quoiqu’elles n’allassent plus en aucun lieu, depuis bien des années, au delà de leur famille et d’un très petit nombre d’amis particuliers, je les accompagnai au Palais-Royal. J’avertis M. le duc d’Orléans, dans son cabinet, qu’elles l’attendoient pour lui faire leur remercîment. Il vint aussitôt les trouver ; il se passa le mieux du monde, et la survivance fut expédiée le lendemain. Ce remerciement la rendit publique. Rien au monde ne m’a jamais tant fait de plaisir, et toute cette famille n’a jamais oublié ce service.

Cette survivance en occasionna d’autres, que je mets tout de suite comme elles furent données aussi. Le duc de Charost, mon ami, comme on l’a vu, depuis bien des années, me pria de demander la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps pour son fils ; je lui dis que ce n’étoit pas celle-là qu’il devoit désirer pour lors, mais celle de ses gouvernements de Calais et de Dourlens, et de sa seule lieutenance générale de Picardie, qui est une grâce de quatre-vingt mille livres de rente, et des emplois dont l’importance attireroit après très facilement celle de sa charge. Il me crut, et je l’obtins deux jours après. Là-dessus le duc de La Rochefoucauld eut celle de grand maître de la garde-robe, pour son fils ; le duc de Luxembourg, celle de gouverneur de Normandie pour le sien ; et le duc de Berwick, arrivé de son commandement de Guyenne depuis deux jours, celle de son gouvernement de Limousin pour son fils. La Fare acheta une lieutenance générale de Languedoc du comte du Roure, qui obtint son gouvernement du Pont-Saint-Esprit pour son fils en s’en démettant, et l’abbé de Vauréal eut permission d’acheter de l’évêque de Saint-Omer la charge de maître de l’oratoire, qui n’a point de fonctions, mais les entrées de la chambre, et cinq ou six mille livres d’appointements.

Je ne ferois pas mention de cette dernière bagatelle, sans la singulière et fort étrange fortune que ce Vauréal a faite depuis. C’est un grand drôle, d’esprit et d’intrigue, d’effronterie sans pareil, grand et fort bien fait, et qui en soit user avec peu de contrainte, riche et de la lie du peuple, qui, à la faveur du petit collet, voulut s’accrocher à la cour ; son nom est Guérapin, et son état premier franc galopin. Ségur, maître de la garde-robe de M. le duc d’Orléans, et qui depuis a bien poussé sa fortune, épousa la bâtarde non reconnue de M. le duc d’Orléans et de la comédienne Desmares ; ce prince lui donna de l’argent, et la survivance du gouvernement du pays de Foix qu’avoit son père qui étoit lieutenant général et grand’croix de Saint-Louis. Il avoit acheté ce gouvernement du maréchal de Tallard à qui le feu roi l’avoit donné à vendre. Il avoit perdu une jambe à la guerre, et étoit encore, à près de quatre-vingts ans, beau et bien fait. C’est ce mousquetaire qui jouoit si bien du luth dont on a vu en son lieu l’aventure avec l’abbesse de La Joie, sœur du duc de Beauvilliers. Ces différentes grâces arrivées, lors de la survivance du duc de Mortemart, m’ont emporté trop loin. Rétrogradons maintenant deux bons mois ; on y verra des choses plus importantes.

Il y faut pourtant ajouter le gouvernement de Douai au marquis d’Estaing, lieutenant général qui avoit servi en Italie et en Espagne sous M. le duc d’Orléans, et qu’il aimoit et estimoit fort avec raison, qui vaquoit par la mort du vieux Pomereu, lieutenant général, ancien capitaine aux gardes, frère du feu conseiller d’État, et au conseil royal des finances. Dernière bagatelle : Mme la duchesse d’Orléans qui s’étoit tenue sous clef depuis le lit de justice, s’en ennuya enfin, et rouvrit ses portes et son jeu à l’ordinaire. Retournons maintenant sur nos pas.