Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/16


CHAPITRE XVI.


M. le duc d’Orléans, fort irrité de la promotion de l’archevêque de Reims, me mande, me l’apprend et dispute cette affaire avec Le Blanc et moi, où La Vrillière, gendre du frère de l’archevêque, survient. — Velleron dépêché à l’archevêque avec défense de porter aucune marque de cardinal et de sortir de son diocèse. — Ridicule aventure et dépit de Languet, évêque de Soissons. — Son état, son ambition, ses écrits, sa conduite. — Conduite de l’archevêque de Reims. — Il obéit aux ordres que Velleron lui porte. — Quel étoit Velleron. — Ma conduite avec le régent sur l’archevêque de Reims. — Rare et insigne friponnerie des abbés Dubois et de La Fare-Lopis à l’égard l’un de l’autre. — L’archevêque de Reims clandestinement à Paris. — Mystère très singulier de ce retour. — Faiblesse et ambition de l’archevêque de Reims. — Son premier succès et ma duperie. — Manége de Dubois à l’égard de l’archevêque de Reims, dont je suis encore parfaitement la dupe. — Comment Mailly, archevêque de Reims, obtint enfin de recevoir des mains du roi sa calotte rouge, où je le conduisis.


M. le duc d’Orléans m’envoya chercher un peu après midi ; il n’y avoit pas une heure qu’il avoit reçu la nouvelle de la promotion ; l’abbé Dubois qui la lui avoit portée n’étoit déjà plus avec lui. C’étoit le dimanche 10 décembre ; je le trouvai seul avec Le Blanc ; La Vrillière y vint une demi-heure après. M. le duc d’Orléans étoit fort en colère ; il m’apprit la promotion, et tout de suite qu’il dépêchoit à Reims, où étoit l’archevêque, le chevalier de Velleron, enseigne des gardes du corps, avec un ordre du roi de l’empêcher de sortir de Reims, de l’y faire retourner s’il le rencontroit en chemin, de lui défendre de porter la calotte rouge ni aucune marque ni titre de cardinal, et de la lui ôter de dessus la tête en cas qu’il l’y eût mise. Je sentis tout le crime d’une ambition désordonnée, qui m’étoit connue depuis si longtemps. Je sentis aussi toute la faiblesse du régent après le premier feu passé, qui le portoit lors aux extrémités, et tous les embarras à l’égard d’une dignité que les couronnes ont mise en possession paisible de toute indépendance, de toute infidélité et de toute vraie impunité. Je sentis encore que la chose étoit à ce point qu’il falloit perdre cet homme, qui étoit mon parent, et, tel qu’il fût, mon ami depuis si longtemps, ou le laisser en possession de son larcin. Je me conduisis donc en conséquence ; je montrai autant de colère que M. le duc d’Orléans, je ne le contredis en rien, je discutai avec lui tous les plus violents partis sans en exclure ni en inclure pas un. Je donnai à sa colère tout le jeu et tout l’essor qu’elle voulut prendre, et j’applaudis à tout. J’aurois tout gâté à faire autrement ; il n’étoit pas temps de chercher à diminuer ce feu, je l’aurois embrasé davantage, et j’aurois ôté la force à ce que je me proposois bien de lui représenter peu après. Ces délibérations d’extrémités fort en l’air et peu digérées durèrent jusqu’à près de trois heures. Je ne voulus rien abréger pour laisser évaporer tout le feu, et parus être aussi fâché que lui. Je l’étois en effet, parce que rien n’est plus préjudiciable à l’État ni plus directement opposé au droit des rois sur leurs sujets qu’une telle porte ouverte à l’ambition des ecclésiastiques, qui, au mépris du souverain, de son autorité, de ses intérêts, se livrent à une puissance étrangère, souvent ennemie, pour en obtenir une dignité amphibie qui les élève à un rang monstrueux, les met à la tête du clergé, les soustroit à tout châtiment et à toute poursuite, quelque félonie qu’ils puissent commettre, leur donne un crédit, une considération, une autorité infinie, avec le droit certain d’avoir pour deux et trois cent mille livres de rente en bénéfices, et d’obtenir tout ce qui leur convient à leur famille, sans rendre le plus léger service à l’État ni à l’Église, séduit une infinité d’autres par l’espérance, et rend le pape plus maître du clergé que le roi ; mais Mailly, de plus ou de moins, n’augmentoit guère cette plaie ; il étoit mon parent et mon ami ; je ne voulois pas laisser casser la corde sur lui ; et d’ailleurs je connoissois trop le régent pour le sentir capable de lui tenir la même rigueur qu’en pareil et même moindre cas le roi tint au cardinal Le Camus. À la fin le régent se souvint que nous n’avions pas dîné, et nous congédia.

Le Blanc, que M. le duc d’Orléans employoit pour le moins [autant] en espionnages et en choses secrètes qu’à son fait de secrétaire d’État de la guerre, étoit fort souvent au Palais-Royal. Il avoit accoutumé sa femme à faire mettre à table la compagnie chez lui sans lui, quand il n’étoit pas rentré à deux heures, et comme il en étoit près de trois quand il arriva ce jour-là, il trouva le dîner avancé, et la compagnie en peine de ce qui pouvoit l’avoir tant retardé. Le hasard le fit placer à table vis-à-vis Languet, évêque de Soissons. Le Blanc fit ses excuses, et dit qu’il ne cacheroit point ce qui l’avoit retenu si tard au Palais-Royal, parce que la chose alloit être publique : chacun dressa les oreilles et demanda de quoi il s’agissoit. Le Blanc répondit que c’étoit de la promotion que le pape venoit de faire. À ce mot, Languet se met presque en pied et s’écrie les yeux allumés : « Et qui, et qui ? » Le Blanc nomme les nouveaux cardinaux ; Mailly fut nommé le second, comme il l’étoit dans la liste. À ce nom, Languet tombe sur sa chaise, la tête sur son assiette, se la prend à deux mains, et s’écrie tout haut : « Ah ! il m’a pris mon chapeau. » Un éclat de rire de la compagnie, mal étouffé et surpris, après quelques moments de silence, réveilla le désintéressé prélat. Il demeura déconcerté, laissa raisonner sur la promotion, balbutia tard, courtement, rarement, tortilla quelques bouchées lentement, et de loin à loin, pour faire quelque chose, devint le spectacle de la compagnie, et la quitta lorsqu’on fut hors de table tout le plus tôt qu’il put. Cette aventure fut bientôt publique, et me fut contée le lendemain par le chevalier de Tourouvre, qui vint dîner chez moi, et qui s’étoit trouvé la veille à table chez Le Blanc, à côté de Languet. Qui eût dit du plat abbé Languet, bourgeois de Dijon, languissant dans les antichambres de Versailles, où je l’ai vu cent fois entrant chez le maître ou la maîtresse de l’appartement, et le retrouvant en sortant sur le même coffre de l’antichambre ; qui croyoit, avec raison, avoir fait fortune par une place pécuniaire d’aumônier de Mme la duchesse de Bourgogne, et une de grand vicaire d’Autun ; qui croiroit, dis-je, que, non content d’être arrivé à se voir évêque, et évêque de Soissons, il ne se seroit pas trouvé au comble, et eût osé lever les yeux jusqu’à la pourpre et en approcher en effet de fort près ? Saint-Sulpice d’abord, dont l’illustre curé étoit son frère, bien différent de lui, et la constitution après qui le fit évêque, en se livrant corps et âme au P. Tellier, lui tournèrent la tète d’ambition. Peu de gens osèrent se déshonorer au commencement de cette affaire par un abandon à découvert. Il fut des premiers, et bientôt après il se signala par ces fameux avertissements ou tocsins, qui firent tant de bruit et de scandale, dont il se donna constamment pour l’auteur tout aussitôt qu’ils parurent sous son nom.

Mailly, archevêque de Reims, me vint conter, mourant de rire, que Tourneli, docteur de Sorbonne, qui les avoit faits, mais qui, pour leur donner du poids, les vouloit donner sous le nom d’un évêque, étoit allé les lui porter, et le prier, jusqu’à l’importunité, de les adopter et d’y laisser mettre son nom pour les publier comme son ouvrage ; qu’il ne voulut tâter ni de l’ouvrage, ni du mensonge, ni de se revêtir du travail d’autrui, et que sa surprise avoit été sans égale, lorsque peu après il les voyoit imprimés sous le nom de Languet, évêque de Soissons, qui s’en déclaroit publiquement l’auteur. Tant que Tourneli vécut, ce prélat s’illustra de sa plume parmi les siens ; mais quand la mort la lui eut enlevée, le tuf parut à plein dans les compositions de Languet. Il étoit très vrai qu’il briguoit sourdement la pourpre ; mais on ne laissa pas à la fin de le savoir, et on l’en crut même fort proche. Rome, suivant sa politique, l’entretenoit d’espérances, sans la vouloir prostituer à un sujet aussi infime, et duquel, à beaucoup moins, elle étoit bien sûre de tirer toutes les folies et toutes les fureurs qu’elle voudroit ; aussi ne s’y est-elle pas trompée, et la suite en a donné la pleine démonstration même fort au delà des intentions de Rome. En effet, il se trouvera bien peu d’auteurs et encore moins d’évêques aussi hardis à citer faux, à tronquer les passages, à en tirer le contraire précis de ce qu’on y lit lorsqu’on y joint ce qui précède et ce qui suit, à présenter effrontément des sophismes avec une fécondité surprenante, à offrir en thèse la proposition réfutée ; à supposer des faits et des mensonges clairs avec la dernière audace, à remettre en principe certain le faux dont il a été convaincu. C’est trop en dire pour n’en pas citer au moins un [exemple] d’une si grande foule.

Transféré à l’archevêché de Sens par des voies peu correctes, il y trouva des suffragants d’un autre aloi que lui. Caylus, évêque d’Auxerre, dont la vie si épiscopale, et les savants écrits et la conduite sur l’affaire de la constitution, ont si avantageusement réparé une légère et courte complaisance pour la cour et pour Mme de Maintenon qui l’avoit placé, et qui lui ont fait un si grand nom, étoit depuis longtemps exilé de son diocèse et en butte à tous les opprobres des jésuites et des tenants de la constitution. Cet état le fit choisir entre les autres suffragants de Sens par l’intègre métropolitain, pour hasarder un éclat dont il ne présumoit pas que l’opprimé prélat osât former la moindre plainte. Languet publia donc un mandement plein de charité et de zèle, par lequel supposant qu’il avoit reçu des plaintes et des requêtes de tous les curés et chanoines du diocèse d’Auxerre, contre la doctrine de leur évêque, et pour lui demander protection contre la violence qu’il faisoit à leur foi et à leur obéissance à celle de l’Église, il avoit résisté longtemps pour donner lieu par sa patience à la résipiscence de son suffragant ; mais qu’enfin, ne pouvant plus être sourd à tant d’instances et de cris redoublés de tous les pasteurs et chanoines du diocèse d’Auxerre, il étoit forcé de rompre le silence pour aller à leur secours, etc. Qui est l’homme assez hardi pour oser douter de la vérité d’un fait de cette nature si nettement et si expressément exposé par un mandement imprimé et répandu partout, dont ce fait si bien énoncé est l’unique matière ? Toutefois une si raisonnable confiance ne dura pas longtemps. Trois semaines après que ce mandement fut répandu, il en parut un de l’évêque d’Auxerre, par lequel il témoigne à ses diocésains l’extrême surprise où il est du roman dont son métropolitain abuse le public, sous la forme d’un mandement, et joint, pour en démontrer la calomnie et l’imposture, une lettre à lui évêque d’Auxerre, écrite et signée par tous les curés et chanoines de son diocèse, à l’exception de quatre, par laquelle ils se plaignent amèrement de la fiction de Languet, protestent que pas un d’eux ne lui a fait de plainte ni adressé de requête, déclarent à leur évêque qu’ils ont la même foi que lui, et qu’ils ont toujours adhéré, adhèrent et adhéreront toujours à ses sentiments qu’il a si doctement et si clairement manifestés par ses instructions pastorales, mandements et autres ouvrages consentent et demandent que cette présente lettre soit rendue publique, comme contenant la plus pure vérité et leurs véritables sentiments. Cette lettre, imprimée à la suite du mandement de l’évêque d’Auxerre, fit le bruit qui se peut imaginer, avec une surprise inexprimable.

L’archevêque de Sens, confondu et hors d’état de la moindre réplique, se tut à la vérité et se tint quelque temps en silence et assez retiré, mais bientôt il reprit vigueur avec son impudence accoutumée, sans toutefois oser remettre sur le tapis rien qui pût avoir trait, au démenti si public qui l’avoit déshonoré si à plein. Cette prudence ne lui étoit pas ordinaire : convaincu cent fois de passages tronqués, de citations fausses et frauduleuses, et de tout ce qui en est dit plus haut, il avoit très ordinairement osé, après quelque intervalle, remettre en preuves décisives ce sur quoi il avoit été convaincu de faux, avec un front d’airain qui ne cherchoit qu’à surprendre et qui ne rougissoit jamais. Mais c’est assez s’arrêter sur un prélat qui, tout vil qu’il est en tout genre, doit pourtant être montré tel qu’il est par les personnages qu’il a faits et qu’il n’a cessé, quoique vainement, de vouloir faire ; car sa misérable Marie Alacoque, faite par un jésuite, et si longtemps depuis imprimée sous son nom, n’a jamais été adoptée par Languet comme son ouvrage, que pour revenir à la pourpre par des détours qu’il a crus sûrs et qui le paraissoient, mais qui sont tout à fait hors et au delà des matières de ces Mémoires qu’il faut maintenant reprendre.

Dans le moment que La Vrillière sut la commission résolue pour le chevalier de Velleron, dont j’ai parlé ci-dessus, il dépêcha un courrier à Reims pour en avertir l’archevêque, et qu’il se perdroit sans ressource si cet officier le trouvoit avec la calotte rouge, qu’il avoit ordre en ce cas de lui ôter de gré ou de force, l’exhorta à obéir aux ordres qu’il lui portoit, et lui manda qu’il n’y avoit que ce moyen de calmer l’orage et de parvenir ensuite par degrés au consentement de son cardinalat. La Vrillière étoit gendre du feu comte de Mailly, frère de l’archevêque, qui me conta l’après-dînée du même jour la précaution qu’il avoit prise, et raisonna avec moi des mesures de conduite auprès du régent et à l’égard de la tête opiniâtre et enivrée de la pourpre, qu’il falloit tâcher d’empêcher de se jeter dans des précipices. L’avis réussit et arriva à temps ; l’archevêque avoit déjà fait quelque chose de bien et quelque chose de mal. Il avoit reçu la calotte par le courrier du pape, au lieu de l’envoyer tout de suite au régent. Mais il n’avoit voulu recevoir à Reims aucun compliment de personne, il avoit fermé sa porte et il étoit parti pour Paris. Velleron le trouva en deçà de Soissons, sans calotte rouge ni aucune marque de cardinal. Velleron, content de n’avoir point à le faire dépouiller, se contenta de lui déclarer la défense dont il étoit chargé en lui montrant ses ordres. Ils disputèrent un peu de temps dans le chemin tous deux pied à terre, l’archevêque voulant continuer sa route pour remettre lui-même sa calotte au régent, Velleron insistant sur l’ordre de retourner à Reims et d’y demeurer jusqu’à nouvel ordre. Enfin il l’emporta et il fit retourner l’archevêque à Soissons, où il l’accompagna et où ils couchèrent. L’archevêque écrivit de là au régent, pour lui rendre compte de sa conduite et de son obéissance, et l’assurer qu’il s’en retourneroit à Reims, où il attendroit ses ordres. Velleron le crut de bonne foi. C’étoit un cadet de Provence, d’une médiocre naissance, fils pourtant d’une sœur du feu cardinal de Janson. Il avoit du monde, de la politesse, de la figure, de l’honneur et de la valeur, mais rien du tout au delà ; les dames le portèrent, il fit fortune et il est mort ambassadeur en Angleterre, chevalier de l’ordre, sous le nom de comte de Cambis. Il partit donc de Soissons pour Paris en même temps que l’archevêque pour Reims, quoiqu’il eût ordre de rester auprès de lui. L’archevêque, qui avoit son dessein, sut s’en défaire. Il fut tancé d’être revenu, mais on ne le renvoya ni lui ni aucun autre à Reims. Ils avoient séjourné un jour à Soissons, qui s’étoit passé en disputes et en représentations qui avoient enfin abouti à ce qui vient d’être expliqué, tellement que Velleron arriva le 14 décembre, le cinquième jour après que le régent eut su la promotion.

Je n’avois pas perdu ce temps-là. J’avois vu souvent M. le duc d’Orléans, et agité avec lui plus à tête reposée, la diversité des extrémités où on pouvoit se porter et les inconvénients de chacune, et comme j’étois fort incertain de ce qui arriveroit du voyage de Velleron, je me contentai de me servir de tous les embarras résultants des partis extrêmes, pour laisser le régent dans celui du choix sans lui montrer aucune affection pour l’archevêque, pour profiter avec plus de force de ce que ce prélat pouvoit faire de satisfaisant et de la faiblesse du régent à prendre sérieusement, beaucoup plus à soutenir un parti extrême de longue haleine. Le succès du voyage de Velleron me mit en état d’entamer un autre langage. Je fis valoir le respect de l’archevêque, même avant d’avoir reçu ni pu recevoir aucun ordre qui lui avoit fait refuser de recevoir aucun compliment à Reims, et de n’avoir pris aucune marque de cardinal, ainsi que Velleron l’avoit trouvé avec sa calotte noire et son habit ordinaire. Je convins de la sottise d’avoir reçu la calotte rouge du courrier du pape au lieu de l’avoir envoyée tout de suite ; mais je tâchai de la couvrir de la joie, de la surprise, de la pensée qu’il étoit peut-être plus respectueux de l’apporter lui-même, puisqu’il ne l’avoit pas mise sur sa tête, ainsi que je le supposois, puisqu’il en avoit refusé les compliments, fermé sa porte à tout le monde, et que Velleron l’avoit rencontré en chemin sans en être paré. Enfin je fis valoir son obéissance d’être retourné à Reims.

Quelque furieux que fût l’abbé Dubois de la promotion de deux François, dont l’une étoit inattendue, qui pourroit porter un grand préjudice à un troisième, qui étoit lui-même, sans oser encore le dire tout haut, et qui, dans cette fougue, animoit tant qu’il pouvoit M. le duc d’Orléans, et par lui-même même et par ses émissaires, je m’aperçus incontinent du bon effet de la conduite de l’archevêque qui ouvroit une porte à M. le duc d’Orléans pour sortir de cette affaire sans violence ; mais non seulement l’archevêque avoit contre lui Dubois, les envieux de sa pourpre, ceux qui raisonnoient bien sur la manière dont il l’obtenoit, et tous ceux qui étoient opposés à la constitution, mais les plus ardents de ceux qui la favorisoient, les uns dans le dépit de se voir gagnés de la main, et reculés avec peu d’espérance, les autres piqués de voir leur égal, leur compersonnier [1] dans le maniement de cette affaire, en devenir un des chefs, et les laisser si loin derrière ; les chefs même de se trouver un égal qui voudroit partager leur autorité en partageant leur rang et leurs distinctions, avec qui ce même rang les forceroit de compter, avec des égards qu’il sauroit bien se faire rendre ; qu’ils seroient contraints de ménager même du côté de Rome, et qui ne se détacheroit pas facilement de ses idées particulières de se faire un parti dans le leur, et qui chercheroit sans cesse à pointer et à primer, ce que la naissance ni le siège du cardinal de Bissy ne lui avoient pas permis de tenter à l’égard du cardinal de Rohan. Tant d’obstacles ne me rebutèrent point. Tous ceux-là avoient à combattre une chose faite, l’engagement solennel de la cour de Rome, la faiblesse du régent qui étoit la meilleure pièce en faveur de l’archevêque ; je m’en servis utilement pour lui faire sentir que Rome ne reculeroit pas, et qu’à chose faite, et qui malheureusement n’étoit pas sans exemple, il étoit de la prudence de se prendre à tout ce qui pouvoit sauver l’honneur et les apparences, et d’éviter une longue suite des plus épineux embarras dont on ne pouvoit prévoir ni le terme, ni la fin, ni tout ce qu’ils en pouvoient faire naître de plus fâcheux encore. Ces représentations étoient tellement conformes au naturel de M. le duc d’Orléans qu’elles firent plus de progrès et plus prompts que je ne l’avois espéré.

Les choses en étoient là quand le mercredi matin du 20 décembre, La Vrillière me vint dire que l’archevêque de Reims étoit arrivé la veille fort tard à Paris. Ce voyage sans aucun concert avec nous, et fait à l’insu de tout ce qui lui appartenoit, nous parut une équipée qui romproit toutes nos mesures et rejetteroit M. le duc d’Orléans dans sa première colère, pour être venu du lieu de son exil sans sa permission. Nous nous trompions tous : l’abbé de La Fare-Lopis, son grand vicaire et son homme à tout faire, étoit un fripon du premier ordre, plein d’esprit et de ressources, qui jusqu’alors s’étoit présenté à tout vainement, parce qu’il s’étoit tellement décrié par son abandon au P. Tellier et aux jésuites, que jusqu’aux chefs de la constitution en avoient en même temps peur et mépris, et l’avoient écarté de tout. La promotion admise de Mailly lui parut une planche après le naufrage, si elle pouvoit l’être par son industrie. Il s’étoit affronté là-dessus à l’abbé Dubois avec toute la hardiesse et la délicatesse possible, et avoit eu l’art d’en essuyer les plus énormes pouilles en face, sans se fâcher qu’à propos et par mesure. Il eut celui de lui faire revenir qu’il se méprenoit beaucoup sur ses vues du côté de Rome, de s’élever si fortement contre ce qu’elle venoit de faire en faveur de Mailly, au lieu de s’y faire un mérite de l’y servir, de l’aider à la tirer de l’embarras de l’engagement si public où elle venoit de se jeter, et à Mailly de s’acquérir sur lui le service de lui faciliter le prompt consentement du régent, au lieu d’irriter ce prélat par ses fougues, duquel il voyoit avec évidence quel étoit son crédit et sa considération à Rome qui hasardoit sciemment tout pour lui, et qui pouvoit lui nuire ou le servir si puissamment pour son chapeau. Ce funeste chapeau étoit la boussole de Dubois, et plus funestement encore Dubois étoit devenu la boussole du régent. Réflexion faite, le chapeau séducteur, quoique encore vu de si loin, changea subitement Dubois. Il manda l’abbé de La Fare, lui fit cent amitiés, et à force de prolonger des verbiages, chercha à le faire parler pour profiter du ton qu’il prendroit.

La Fare plus fin que lui encore parce que, sans fougue et maître de lui-même, rien ne le détournoit des moyens de son but, se mit à rire, et lui dit qu’il n’avoit jamais été un moment la dupe des emportements qu’il lui avoit témoignés ; qu’il avoit senti tout d’abord que ces mêmes emportements étoient le ton et le langage indispensable d’un ministre en tel cas ; qu’il n’en avoit donc rien du tout sur le cœur, ni pour soi ni pour Mailly, et tout de suite ajouta qu’il avoit encore soupçonné que ce grand appareil d’éclat, qui étoit bon pour le monde, pouvoit n’être pas inutile au désir qu’il ne croyoit pas impossible qu’eut Dubois de servir Mailly auprès du régent par des réflexions qu’il lui feroit naître, et d’autant moins suspectes que la colère de lui Dubois n’avoit pas été moindre, et avoit encore paru avec beaucoup moins de mesures que celle du régent. À cette ouverture, Dubois, transporté de croire avoir trompé qui le trompoit en effet, embrasse l’abbé de La Fare, avoue qu’il l’a deviné, s’écrie qu’un génie supérieur tel que le sien mériteroit le ministère, l’accable de louanges et de protestations pour Mailly, et, plein de ses désirs qu’il ne peut cacher, lui montre à découvert tout ce qu’il attend à Rome de la reconnoissance de Mailly, et le plus profond secret en l’une et l’autre cour. La Fare, ravi de tenir l’abbé Dubois pris dans le filet qu’il lui avoit tendu, lui promet tout, exagère le crédit de Mailly à Rome, ce que Dubois peut tirer de sa reconnoissance, mais en même temps demande tout. Bref ils ne se quittèrent point sans paroles réciproques, dont le gage fut de la part de La Fare des propos en l’air qui ne coûtoient rien, tandis que Dubois lui dit de mander à Mailly de venir secrètement sans en avertir aucun des siens, de se tenir caché dans sa maison sans y voir que trois ou quatre personnes au plus de ses plus proches ou de ses plus intimes, et qu’il se chargeoit lui Dubois de le renvoyer bientôt à peu près content, et en chemin de l’être dans peu tout à fait, parce que cette affaire ne se pouvoit conduire à bien que par degrés. Ce mystère demeura religieusement renfermé entre l’abbé Dubois, l’abbé de La Fare et Mailly, archevêque de Reims, qui laissa pleinement croire à La Vrillière, à moi, qui le vîmes tous les jours, et au peu de ce qui le vit, qu’il étoit venu à l’aventure et au hasard de tout ce qui pourroit en arriver. Cependant, quoique venu de la sorte, nous ne crûmes pas prudent, quelque caché qu’il se tînt chez lui, de laisser apprendre à M. le duc d’Orléans son arrivée par d’autres qui la pourroient découvrir, et qui en la lui disant n’iraient pas à la parade de la colère qui en seroit l’effet. Mailly qui avoit ses raisons qu’il ne nous disoit pas, approuva fort que nous révélassions son arrivée. La Vrillière n’osa s’en charger, le paquet en tomba sur moi. Mailly étoit en calotte noire ; mais il avoit la rouge dans sa poche ; il l’en tiroit de fois à autre devant moi, la considéroit, avec ravissement, par-ci, par-là la baisoit, puis me disoit les yeux enflammés qu’il [ne] se la laisseroit pas du moins arracher de ses mains ; en vérité je crois qu’il couchoit avec elle, comme font les enfants avec une poupée qu’on vient de leur donner. Je parlai donc dès le lendemain à M. le duc d’Orléans, de l’arrivée subite et clandestine de l’archevêque.

Ma surprise fut grande de le voir sourire et me dire d’un air affable : « Il a bien envie de porter sa calotte. » Je cherchai à lui faire un mérite de ce qu’il ne l’avoit que dans sa poche, et nulle autre marque de cardinal ; puis voyant le régent en si belle humeur, j’en profitai pour m’étendre sur le respect, l’obéissance, l’attachement de l’archevêque, dont il pouvoit profiter en le traitant avec bonté, pour éviter des embarras infinis avec Rome sur sa promotion ; pour y faire sûrement passer et valoir tout ce qu’il voudroit sans la connoissance des cardinaux de Rohan et de Bissy, lequel l’avoit si traîtreusement trompé, comme lui-même l’avoit vu, le lui avoit reproché, et me l’avoit dit, par ses lettres prises au courrier de Rome, toutes contraires, et avec fureur, à celles qu’il lui avoit donné sa parole formelle d’écrire. Enfin je flattai le régent par son goût d’opposer, dans le même parti, des chefs les uns aux autres. À mesure que je sentois que mes raisons prenoient, je m’applaudissois de mon bien-dire, tandis que mes discours n’avoient pas la moindre part à leur succès. J’ignorois pleinement l’abbé Dubois gagné et auteur du voyage, qu’il avoit tout aplani en telle sorte que le régent n’attendoit que la première confidence de l’arrivée de l’archevêque et l’accompagnement de quelques propos là-dessus, pour en venir à la composition résolue entre l’abbé Dubois et lui. Ce fut donc sans peine, et avec grand étonnement, que je crus obtenir que M. le duc d’Orléans verroit l’archevêque, recevroit ses respects, ses pardons, ses excuses, lui prescriroit ses volontés et les conditions sous lesquelles, après un délai raisonnable, il lui permettroit d’être cardinal. Celle que M. le duc d’Orléans mit pour lors fut que je lui amènerois le lendemain, entre six et sept heures du soir, l’archevêque par les derrières, que je serois seul en tiers, et que l’archevêque viendroit et s’en retourneroit seul avec moi dans mon carrosse, et sans flambeaux.

Je crus avoir remporté une incroyable victoire, et j’admirois avec quelle facilité La Vrillière, à qui je la contai, n’en pouvoit revenir, et trouvoit mon crédit suprême. Mailly joua en apparence le même personnage que La Vrillière faisoit tout de bon, et il est vrai que je m’en applaudissois, quoique j’y sentisse toute la faiblesse de M. le duc d’Orléans, mais sans me douter le moins du monde de l’influence de l’abbé Dubois. Je menai donc l’archevêque au régent avec le mystère qui m’avoit été prescrit. Tous deux d’abord parurent embarrassés l’un de l’autre. Je me mis de la conversation en chancelier de l’archevêque. Ils se remirent et parlèrent convenablement tous deux. J’avois fort fait le bec à l’archevêque, dont je craignois la hauteur et l’indiscrète vivacité autre panneau où je tombai encore. Il avoit pris sa leçon de Dubois même par l’abbé de La Fare que je ne vis ni n’aperçus jamais dans toute cette affaire, que longtemps après cette présentation. Les propos finis, M. le duc d’Orléans déclara à l’archevêque les conditions auxquelles il voulut qu’il se soumît pour arriver au consentement du roi d’accepter publiquement la pourpre : n’en porter ni la qualité, ni calotte, ni aucune marque sur soi, à ses armes, ni dans ses titres, jusqu’à ce qu’il eût reçu la calotte des mains du roi, retourner aussitôt à Reims, et ne point sortir de son diocèse sans être mandé ; de n’écrire à personne en France que dans son style ordinaire, et ne signer que l’archevêque duc de Reims. Néanmoins permis à lui d’écrire aux étrangers hors du royaume en cardinal, et de signer ces lettres-là : le cardinal de Mailly. C’étoit là un si grand pas que j’en demeurai étourdi. Je me jetai dans les remercîments, et je ne sortois point d’étonnement d’en trouver si peu dans l’archevêque. Je l’attribuai à sa vanité, et n’imaginai jamais qu’il eût en entrant la plus légère idée de ce qui se passeroit, tandis qu’intérieurement il se moquoit de ma simplicité, et sûrement M. le duc d’Orléans beaucoup davantage ; et je ne sus avoir été joué de la sorte que des années après que le roi eut donné la calotte au cardinal de Mailly.

Achevons tout de suite ce qui regarde ce cardinal presque éclos jusqu’à ce qu’il le soit tout à fait, pour n’avoir pas à revenir à une matière et à un personnage qui n’a guère d’autre part en celles de ces Mémoires que sa promotion. Dubois, résolu de profiter de sa situation, le laissa languir cinq mois dans son diocèse dans cet état amphibie, en attendant une occasion utile de l’en tirer et le préparer cependant par l’ennui et l’impatience, à se rendre flexible à tout ce qu’il pourroit en exiger. De temps en temps je pressois le régent de finir sa peine ; il me répondoit qu’à la façon dont l’archevêque s’étoit fait cardinal, il n’avoit pas à se plaindre d’un délai et d’un séjour dans son diocèse, qui le laissoit cardinal au dehors du royaume, et qui lui répondoit enfin d’obtenir sûrement sa calotte des mains du roi. Je sentois cette vérité peut-être plus encore que ne faisoit celui qui me la disoit. Je laissois un intervalle, puis je demandois quand cet état finiroit ; à la fin j’obtins, à ce que je crus, le retour de l’archevêque et qu’en arrivant, la calotte lui seroit donnée, et je me remerciois de ce que mon éloquence et ma persévérance avoit enfin réussi. La Vrillière ne se laissoit point de me remercier, et toute la famille et les amis ; autre duperie et tout aussi lourde que la première. Je n’eus pas plus de part à la conclusion que je n’en avois eue à l’ébauche, et le rare est que sur toutes les deux La Vrillière soit mort dans l’erreur et qu’il y a fort peu de gens qui n’y soient encore. Voici donc ce qui mit enfin publiquement la calotte rouge sur la tête du cardinal.

J’ai fait mention plus haut, par anticipation, du corps de doctrine du cardinal de Noailles, approuvé par les cardinaux de Rohan et de Bissy, et par une assemblée d’évêques, tenue par eux à Paris. Sur quoi je dois avouer que j’ai confondu une autre affaire de même genre, sur laquelle le cardinal de Bissy écrivit à Rome avec fureur, tout le contraire de ce qu’il avoit formellement promis à M. le duc d’Orléans, duquel la défiance fit arrêter le courrier un peu en deçà de Lyon, et prendre les lettres de Bissy que M. le duc d’Orléans montra à ce cardinal, avec les reproches que méritoit sa perfidie. Ce corps de doctrine ainsi approuvé, et que la même perfidie redoublée des cardinaux de Rohan et de Bissy fit aussi échouer, il fut question de le faire approuver par tous les autres évêques absents, avant de l’envoyer à Rome. Pour y parvenir, on choisit plusieurs du second ordre bien dévoués à la constitution et à faire fortune par elle, qu’on endoctrina et qu’on chargea de porter ce corps de doctrine chacun à un nombre d’évêques qu’on leur assigna. L’abbé de La Fare-Lopis n’avoit garde de n’être pas du nombre de ces courriers, et il étoit naturel qu’étant grand vicaire et l’homme de confiance de l’archevêque de Reims, il eût la commission de lui porter le corps de doctrine à signer. On craignoit qu’il ne se rendît plus difficile qu’aucun, par sa haine personnelle contre le cardinal de Noailles et par ses ménagements pour Rome dans la conjoncture où il se trouvoit, à laquelle on n’avoit point encore fait part d’un ouvrage qui touchoit ses prétentions de si près. L’abbé de La Fare, à qui le voyage de Reims fut destiné, saisit en habile compagnon la difficulté qu’on craignoit, la grossit tant qu’il put, effraya l’abbé Dubois de l’effet du refus du prélat, de la vigueur et du peu de ménagement de l’archevêque, assis sur un siège tel que celui de Reims, que le pape venoit de faire cardinal et qui étoit sans doute de fort mauvaise humeur du hoquet qu’on faisoit durer si longtemps, à lui en laisser prendre les marques, la qualité et le rang.

La Fare n’oublia rien pour augmenter l’embarras de l’abbé Dubois, et le laissa quelques jours dans cette peine. Dubois le mandoit sans cesse pour chercher quelque expédient. Quand La Fare le jugea à son point, il lui dit qu’après bien des réflexions, il croyoit lui en pouvoir proposer un ; mais qu’il étoit unique, et à son avis causa sine qua non. Il verbiagea un peu avant de s’en ouvrir, pour exciter le désir de Dubois ; puis, l’ayant amené à ne rien refuser, il lui dit que, puisqu’il regardoit comme si essentiel d’amener l’archevêque à signer l’approbation d’un corps de doctrine fait par son ennemi et inconnu encore à Rome, il falloit flatter sa vanité dans la manière et à la fin le satisfaire ; que, pour cela, il falloit le distinguer des autres prélats, à qui on envoyoit des gens du second ordre, et lui députer à lui l’évêque de Soissons ; que cela étoit tout naturel, parce qu’il étoit son premier suffragant, ardent constitutionnaire, d’ailleurs son voisin, dont le voyage seroit imperceptible d’ailleurs, Soissons étant sur le chemin de Paris à Reims ; que cela auroit un tout autre poids auprès de l’archevêque, que non pas lui La Fare, son grand vicaire, quoique son ami ; mais que cela ne suffisoit pas encore ; qu’il falloit toucher l’archevêque par son intérêt le plus vif et le plus pressant, profiter de l’occasion de mettre fin à un état de souffrance qui ne pouvoit pas toujours durer ; que pour cela il falloit encore s’y prendre avec la délicatesse que demandoit la vanité ; qu’après avoir bien tout pesé et balancé, il croyoit qu’il falloit charger Languet de deux lettres de M. le duc d’Orléans pour l’archevêque : par l’une le presser de signer en termes qui flattassent son orgueil, y ajouter que ce n’étoit point comme condition que la signature lui étoit demandée, et que, signant ou refusant, il pouvoit venir, quand il voudroit, recevoir sa calotte des mains du roi ; par l’autre lettre lui mander qu’il falloit signer nettement et sur-le-champ ou compter qu’il demeureroit exilé et sans calotte pour toujours ; l’une pour lui faire un sauve-l’honneur qu’il pût montrer, et donner en même temps plus de poids ici et à Rome à sa signature ; l’autre pour lui parler François et lui serrer le bouton par son plus sensible et à découvert. L’abbé Dubois goûta l’expédient, le fit approuver par M. le duc d’Orléans, qui écrivit les deux lettres. Languet, évêque de Soissons, si outré que l’archevêque lui eût pris son chapeau, eut le goupillon de le lui aller assurer ; il porta les deux lettres à l’archevêque, qui empocha l’une et se para de l’autre. Il signa tout de suite, et se hâta d’accourir jouir en plein de son cardinalat.

Toute difficulté étant ainsi levée, je menai le cardinal, mais encore en calotte noire, à M. le duc d’Orléans. L’accueil fut très gracieux ; le régent lui dit qu’il prendroit le lendemain les ordres du roi pour le jour et l’heure de lui donner la calotte. Je ne vis jamais homme si transporté de joie de se voir enfin au bout de ses longs et persévérants travaux. Ce fut donc le surlendemain que j’allai prendre l’archevêque chez lui sur les dix heures du matin ; je le menai dans mon carrosse aux Tuileries. Comme il étoit archevêque de Reims, cardinal ou non, je n’avois point d’embarras avec lui : nous fûmes aussitôt introduits dans le cabinet du roi, qui y étoit seul avec M. le duc d’Orléans, le maréchal de Villeroy, M. de Fréjus et deux ou trois autres. M, le duc d’Orléans le présenta au roi, ne le nommant qu’archevêque, mais ajoutant ce qui l’amenoit avec quelques propos obligeants. Aussitôt l’archevêque qui avoit à la main sa calotte rouge, la présenta au roi, ôta la noire qu’il avoit sur la tête, se baissa tout le plus bas qu’il lui fut possible, et reçut sur sa tête la rouge des mains du roi, après quoi il lui fit une profonde révérence, et quelques mots de remercîment. Alors M. le duc d’Orléans l’appela M. le cardinal, lui fit son compliment, et ce qui étoit dans la chambre. Tout cela fut extrêmement court : nous fîmes tous deux la révérence, et nous nous en allâmes. Le cardinal se contint tant qu’il put ; mais il ne touchoit pas à terre. Je le remenai chez lui au bout du Pont-Royal. Ainsi finit cette longue et mystérieuse affaire.




  1. Saint-Simon a déjà employé le mot compersonnier dans le sens d’associé.