Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/14


CHAPITRE XIV.


Mississipi tourne les têtes. — Law se veut pousser, et pour cela se faire catholique. — L’abbé Tencin l’instruit et reçoit sans bruit son abjuration. — Digression sur cet abbé et sa sœur la religieuse. — Caractère de celle-ci. — Elle devient maîtresse de l’abbé Dubois. — Caractère de l’abbé Tencin. — Il va à Rome pour le chapeau de l’abbé Dubois ; est admonesté en plein parlement en partant. — Law achète l’hôtel Mazarin et y établit sa banque. — Mort de Conflans ; du célèbre P. Quesnel ; de Blécourt dont Louville obtient le gouvernement de Navarreins. — Mort de la princesse de Guéméné. — Retour du maréchal de Berwick. — Porteurs de lettres en Espagne arrêtés. — Vaisseaux espagnols aux côtes de Bretagne. — Bretons en fuite ; d’autres arrêtés. — Profusions du régent. — Prince d’Auvergne épouse une aventurière anglaise. — Law se fait garder chez lui. — Caractère et fortune de Nangis et de Pezé, qui obtient le régiment du roi d’infanterie, et Nangis force grâces. — Ma situation avec Fleury, évêque de Fréjus, avant et depuis qu’il fut précepteur. — Caractère de Mme de Lévi. — Je propose à M. de Fréjus une manière singulière, aisée, agréable et utile d’instruction pour le roi, et je reconnois tôt qu’il ne lui en veut donner aucune. — Je m’engage à faire Fréjus cardinal. — Grâces pécuniaires au duc de Brancas. — Six mille livres de pension à Béthune, chef d’escadre. — Torcy obtient l’abbaye de Maubuisson pour sa soeur. — Madame de Bourbon, depuis abbesse de Saint-Antoine ; quelle. — Mort et état de l’abbé Morel.


La banque de Law et son Mississipi étoient lors au plus haut point. La confiance y étoit entière. On se précipitoit à changer terres et maisons en papier, et ce papier faisoit que les moindres choses étoient devenues hors de prix. Toutes les têtes étoient tournées. Les étrangers envioient notre bonheur, et n’oublioient rien pour y avoir part. Les Anglois même, si habiles et si consommés en banques, en compagnies, en commerce, s’y laissèrent prendre, et s’en repentirent bien depuis. Law, quoique froid et sage, sentit broncher sa modestie. Il se lassa d’être subalterne. Il visa au grand parmi cette splendeur, et plus que lui, l’abbé Dubois pour lui, et M. le duc d’Orléans ; néanmoins il n’y avoit aucun moyen pour cela qu’on n’eût rangé deux obstacles la qualité d’étranger et celle d’hérétique, et la première ne pouvoit se changer par la naturalisation sans une abjuration préalable. Pour cela il fallut un convertisseur qui n’y prît pas garde de si près, et duquel on fût bien assuré avant de s’y commettre. L’abbé Dubois l’avoit tout trouvé, pour ainsi dire, dans sa poche. C’étoit l’abbé Tencin que le diable a poussé depuis à une si étonnante fortune (tant il est vrai qu’il sort quelquefois de ses règles ordinaires pour bien récompenser les siens, et par ces exemples éclatants en éblouir d’autres et se les acquérir), que je ne puis me refuser de m’y étendre.

Cet abbé Tencin étoit prêtre et gueux, arrière-petit-fils d’un orfèvre, fils et frère de présidents au parlement de Grenoble. Guérin étoit son nom et Tencin celui d’une petite terre qui servoit à toute la famille. Il avoit deux sœurs l’une qui a passé sa vie à Paris dans les meilleures compagnies, femme d’un Ferriol assez ignoré, frère de Ferriol qui a été ambassadeur à Constantinople, qui n’a point été marié ; l’autre sœur religieuse professe pendant bien des années dans les Augustines de Montfleury aux environs de Grenoble, toutes deux belles et fort aimables ; Mme Ferriol avec plus de douceur et de galanterie, l’autre avec infiniment plus d’esprit, d’intrigue et de débauche. Elle attira bientôt la meilleure compagnie de Grenoble à son couvent, dont la facilité de l’entrée et de la conduite ne put jamais être réprimée par tous les soins du cardinal Le Camus. Rien n’y contribuoit davantage que l’agrément et la commodité de trouver au bout de la plus belle promenade d’autour de Grenoble un lieu de soi-même charmant, où toutes les meilleures familles de la ville avoient des religieuses. Tant de commodités, dont Mme Tencin abusa largement, ne firent que lui appesantir le peu de chaînes qu’elle portoit. On la venoit trouver avec tout le succès qu’on eût pu désirer ailleurs. Mais un habit de religieuse, une ombre de régularité quoique peu contrainte, une clôture bien qu’accessible à toutes les visites des deux sexes, mais d’où elle ne pouvoit sortir que de temps en temps, étoit une gêne insupportable à qui vouloit nager en grande eau, et qui se sentoit des talents pour faire un personnage par l’intrigue. Quelques raisons pressantes de dérober la suite de ses plaisirs à une communauté qui ne peut s’empêcher de se montrer scandalisée des éclats du désordre et d’agir en conséquence, hâtèrent la Tencin de sortir de son couvent sous quelque prétexte, avec ferme résolution de n’y plus retourner.

L’abbé Tencin et elle ne furent jamais qu’un cœur et qu’une âme par la conformité des leurs, si tant est que cela se puisse dire en avoir. Il fut son confident toute sa vie ; elle de lui. Il sut la servir si bien par son esprit et ses intrigues qu’il la soutint bien des années au milieu de la vie, du monde, des plaisirs et des désordres, dont il prenoit bien sa part, dans la province, et jusqu’au milieu de Paris, sans avoir changé d’état ; elle fit même beaucoup de bruit par son esprit et par ses aventures sous le nom de la religieuse Tencin. Le frère et la sœur, qui vécurent toujours ensemble, eurent l’art que personne ne l’entreprît sur cette vie vagabonde et débauchée d’une religieuse professe, qui en avoit même quitté l’habit de sa seule autorité. On feroit un livre de ce couple honnête, qui ne laissèrent pas de se faire des amis par leur agrément extérieur et par les artifices de leur esprit. Vers la fin de la vie du roi ils trouvèrent enfin moyen d’obtenir de Rome un changement d’état, et de religieuse la faire chanoinesse, je ne sais d’où et où elle n’alla jamais. Cette solution demeura imperceptible en nom, en habit, en conduite, et ne fit ni bruit ni changement. C’est l’état où elle se trouva à la mort du roi. Bientôt après elle devint maîtresse de l’abbé Dubois, et ne tarda guère à devenir sa confidente, puis la directrice de la plupart de ses desseins et de ses secrets. Cela demeura assez longtemps caché, et tant que la fortune de l’abbé Dubois eut besoin de quelques mesures ; mais depuis qu’il fut archevêque, encore plus lorsqu’il fut cardinal, elle devint maîtresse publique, dominant chez lui à découvert, et tenant une cour chez elle, comme étant le véritable canal des grâces et de la fortune. Ce fut donc elle qui commença celle de son frère bien-aimé ; elle le fit connoître à son amant secret, qui ne tarda pas à le goûter comme un homme si fait exprès pour le seconder en toutes choses, et lui être singulièrement utile.

L’abbé Tencin avoit un esprit entreprenant et hardi qui le fit prendre pour un esprit vaste et mâle. Sa patience étoit celle de plusieurs vies et toujours agissante vers le but qu’il se proposoit, sans s’en détourner jamais, et surtout incapable d’être rebutée par aucune difficulté ; un esprit si fertile en ressorts et en ressources qu’il en acquit faussement la réputation d’une grande capacité ; infiniment souple, fin, discret, doux ou âpre selon le besoin, capable sans effort de toutes sortes de formes, maître signalé en artifices, retenu par rien, contempteur souverain de tout honneur et de toute religion, en gardant soigneusement les dehors de l’un et de l’autre ; fier et abject selon les gens et les conjonctures, et toujours avec esprit et discernement ; jamais d’humeur, jamais de goût qui le détournât le moins du monde, mais d’une ambition démesurée ; surtout altéré d’or, non par avarice ni par désir de dépenser et de paroître, mais comme voie de parvenir à tout dans le sentiment de son néant. Il joignoit quelque légère écorce de savoir à la politesse, et aux agréments de la conversation des manières et du commerce, une singulière accortise et un grand art de cacher ce qu’il ne vouloit pas être aperçu, et à distinguer avec jugement entre la diversité des moyens et des routes. Ce ne fut donc pas merveilles si, produit et secondé par une sœur maîtresse du ministre effectivement déjà dominant, il fut admis par ce ministre avec lequel il avoit de si naturels rapports, et en même temps si essentiels. Tel fut l’apôtre d’un prosélyte tel que Law que lui administra l’abbé Dubois. Leur connoissance étoit déjà bien faite. La sœur, dont le crédit n’étoit pas ignoré de Law dès le commencement de l’amour de l’abbé Dubois pour elle, n’avoit pas négligé de se l’acquérir. Elle n’étoit plus débauchée que par intérêt et par ambition avec un reste d’habitude. Elle avoit trop d’esprit pour ne pas sentir qu’à son âge et à son état, une ambition personnelle ne pouvoit la mener bien loin. Son ambition étoit donc toute tournée sur ce cher frère, et suivant son principe, elle le fit gorger par Law, et le gorgé sut de bonne heure mettre son papier en or. Ils en étoient là quand il fut question de ramener au giron de l’Église un protestant ou anglican ; car lui-même ne savoit guère ce qu’il était. On peut juger que l’œuvre ne fut pas difficile, mais ils eurent le sens de la faire et de la consommer en secret, de sorte que ce fut quelque temps un problème, et qu’ils sauvèrent par ce moyen les bienséances du temps de l’instruction et de la persuasion, et une partie du scandale et du ridicule d’une telle conversion opérée par un tel convertisseur.

Quelque habile à se couvrir que fût l’abbé Tencin, ses débauches et ses diverses aventures l’avoient déshonoré dans le bas étage, parmi lequel il avoit vécu. Sa réputation d’ailleurs avoit beaucoup souffert de celle de sa sœur et de son identité avec elle. Il n’avoit pu dérober toutes leurs aventures au public, il en avoit eu d’autres pour des marchés de bénéfices qui avoient transpiré. On savoit aussi, quoique en gros, qu’il avoit tiré immensément de Law. Enfin il lui avoit été impossible de cacher jusqu’alors ses pernicieux talents à tout le monde. Il y passoit aussi pour un scélérat très dangereux que son esprit ployant et ses grâces rendoient agréable dans un certain commerce général, où il étoit souffert par ceux qui le connoissoient, et désiré par ceux qui, n’étant pas instruits, se prenoient aisément par des dehors flatteurs. Choisi par l’abbé Dubois pour succéder à Lafitau, et aller à Rome presser sa pourpre encore fort secrète, il dédaigna d’accommoder un procès qui lui étoit intenté en simonie par l’abbé de Vessière, et de plus en friponnerie pour avoir dérobé une partie du marché qu’il avoit fait d’un prieuré. Dans la faveur où il se trouvoit, et à la veille d’aller à Rome par ordre apparent du régent, mais en effet par celui de l’abbé Dubois déjà devenu redoutable, il ne put soupçonner que sa partie osât le pousser, aussi peu que le parlement imaginât de le condamner dans la brillante position où il était. Ce brillant même l’aveugla, et n’effraya point sa partie, qui poussa le procès à la grand’chambre. Tencin le soutint ; il fit du bruit, le bruit se répandit et devint un objet de curiosité. La cause étoit à l’audience du matin à la grand’chambre. Plusieurs personnes voulurent se divertir de ce qui se passeroit à ce jugement dont le jour fut su. M. le prince de Conti, dont la malice ne dédaignoit aucune occasion de se signaler, y entraîna quelques pairs qui prirent leurs places en séance avec lui et d’autres gens de qualité qui remplirent les lanternes et le banc des gens du roi, lesquels étoient présents en leurs places. Aubry, avocat, qui plaidoit contre l’abbé Tencin, poussa le sien et l’engagea peu à peu en des assertions assez fortes. Le premier, qui avoit son dessein, faiblit, l’autre reprit des forces, sur quoi le premier avocat l’engagea doucement à des négatives. Le premier répliqua qu’elles étoient sèches et ne prouvoient rien, destituées de preuves, à moins que Tencin là présent ne les attestât par serment. Cette dispute, qui donnoit gain de cause à l’abbé en faisant serment, lui parut une ouverture à saisir pour le gain certain de sa cause. Il se leva, demanda la permission de parler et l’obtint. Il parla donc et très bien, s’écria à l’injure et à la calomnie, protesta qu’il n’avoit jamais traité du prieuré dont il s’agissoit, négative qui emportoit la friponnerie dont il étoit accusé, puisqu’elle ne pouvoit porter que sur un marché qu’il protestoit être faux, et déclara enfin qu’il étoit prêt de lever la main s’il plaisoit à la cour, et de l’affirmer tel, et qu’il n’en avoit jamais fait aucun. C’étoit où l’attendoit sa partie et le piège qu’elle lui avoit tendu. L’avocat qui en avoit eu l’adresse le provoqua au serment sur l’offre qu’il en faisoit lui-même ; il la réitéra, et dit qu’il n’attendoit pour le faire que la permission de la cour. « Ce n’est pas la peine, dit alors ce même avocat, puisque vous y êtes résolu, et que vous l’offrez de si bonne grâce. Voilà, ajouta-t-il, en secouant sa manche, qui cachoit sa main et un papier qu’elle tenoit, voilà une pièce entièrement décisive, dont je demande à la cour de faire la lecture ; » et tout de suite il la fit. C’étoit le marché original du prieuré, signé de l’abbé Tencin, qui prouvoit la simonie et la friponnerie à n’avoir pas un mot à répliquer. La pièce passa aussitôt entre les mains des juges, qui furent indignés de la scélératesse et de la hardiesse de Tencin. L’auditoire en frémit, qui, excité par M. le prince de Conti, fit une risée et une huée à plusieurs reprises. Tencin, confondu, perdit toute contenance, fit le plongeon, et tenta de s’évader ; mais sa partie, qui s’étoit flattée de l’enferrer comme elle fit, s’étoit à tout événement pourvu de trois ou quatre gaillards, qui, sans faire semblant de rien, s’étoient mis à portée de l’abbé, et l’empêchèrent de sortir de sa place. Cependant Mesmes, premier président, alla aux opinions, qui ne durèrent qu’un instant, et où M. le prince de Conti ni les pairs qu’il avoit menés ne furent point, parce qu’ils n’avoient pas assisté aux plaidoiries précédentes. Le premier président remis en place prononça un arrêt sanglant contre Tencin avec dépens et amende, qui est une flétrissure, puis fit avancer Tencin, et l’admonesta cruellement sans épargner les termes les plus fâcheux, et de la voix la plus intelligible. Il la finit par le condamner à une aumône, qui est une peine infamante. Alors les huées recommencèrent ; et, comme il n’y avoit plus rien à ajouter, l’abbé Tencin ne trouva plus d’obstacle pour se couler honteusement dans la presse et se dérober aux regards des honnêtes gens et aux insultes de la canaille. Ce jugement se répandit à l’instant par tout Paris avec l’éclat et le scandale qui en étoit inséparable.

Tout autre que l’abbé Dubois auroit changé d’agent pour Rome, mais celui-ci se trouvoit tellement à son point et dans ses mœurs, et ses talents lui semblèrent si difficiles à rassembler dans un autre, qu’il le fit partir dès le lendemain pour le faire disparaître, et par là faire cesser plus tôt ce que sa présence eût renouvelé. Dubois eut raison sans doute. Ce n’étoit ni du mérite ni de la vertu qu’il attendoit le cardinalat. Son négociateur étoit supérieur à tout autre pour faire valoir utilement l’or, l’intrigue et les divers ressorts où l’abbé Dubois avoit établi toutes ses espérances. Les manèges de son agent à Rome se trouveront en leur lieu. Law fut fort touché d’une aventure si infâme et si publique arrivée à son convertisseur, qui ne fit pas honneur à sa conversion, qui avoit déjà bien fait parler le monde. Il acheta un million l’hôtel Mazarin [1] pour y mettre sa banque qui avoit été jusqu’alors dans la maison qu’il louoit pour cela du premier président, et dont il n’avoit pas besoin par sa place qui donne un magnifique logement au palais aux premiers présidents du parlement. Law acheta en même temps cinq cent cinquante mille livres la maison du comte de Tessé. Conflans, homme de beaucoup d’esprit et de savoir, mourut assez jeune. Il exerçoit une des deux charges de premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans pour le fils encore enfant d’Armentières son frère qui l’avoit, et cet enfant après sa mort. Le chevalier de Conflans, troisième frère, en eut l’exercice, très savant aussi, avec beaucoup d’esprit.

Le fameux P. Quesnel mourut à Amsterdam où la persécution l’avoit fait retirer. Si la violence lui avoit refusé d’être écouté sur son livre si singulièrement condamné par la constitution Unigenitus, et refusé plusieurs fois malgré toutes ses instances, ses lettres au pape et toute la soumission la plus entière, chose qu’on ne refuse pas aux hérétiques ni aux hérésiarques qu’on presse même de s’expliquer, il eut au moins la consolation d’avoir vécu et de mourir en bon catholique, et de faire en mourant une profession de foi qui fut aussitôt rendue publique, et qui se trouva tellement orthodoxe qu’on ne put jamais y toucher. Ce savant homme et si éclairé s’est acquis une si grande réputation partout, que je ne m’y étendrai pas davantage. Il avoit plus de quatre-vingts ans et travailloit toujours dans la solitude, la prière et la pénitence.

Blécourt mourut fort vieux. C’étoit un ancien officier fort attaché au maréchal d’Harcourt qui l’avoit mené avec lui en Espagne. Il y fut chargé des affaires du roi pendant les absences d’Harcourt, et il étoit seul à Madrid à la mort de Charles II, comme on l’a vu ici en son temps. Le gouvernement des Navarreins qu’il avoit fut donné à Louville.

La princesse de Guéméné qui étoit Vaucelas, mourut en même temps encore assez jeune.

Le maréchal de Berwick, qui avoit fini sa campagne par la prise d’Urgel et de Rose, arriva. On arrêta des gens au pied des Pyrénées, qui cherchoient à se couler en Espagne par des chemins détournés. On les trouva chargés de beaucoup de lettres : c’est tout ce qu’on en a su. La politique de l’abbé Dubois, qui a été expliquée en son lieu, sur le duc et la duchesse du Maine, fit un secret et des lettres et de qui elles étoient. Cela fut étouffé sous un air de mépris. Je ne pris pas la peine d’en parler à M. le duc d’Orléans. Je crois que je le soulageai, car il ne m’en parla qu’en ce sens et en passant.

Il résolut pourtant et travailla bientôt après à une grande augmentation de troupes, dont il ne fut pas longtemps à reconnoître qu’il n’avoit pas besoin. Il avoit paru sur les côtes de Bretagne quelques vaisseaux espagnols. Le maréchal de Montesquiou fit marcher des troupes pour leur empêcher le débarquement. Sur quoi, après diverses tentatives, ils se retirèrent. C’étoient des vaisseaux de guerre qu’on sut chargés de troupes de débarquement et de beaucoup d’armes. Noyan, gentilhomme de Bretagne qui avoit été exilé et rappelé, et qui étoit à Paris, fut mis à la Bastille. Peu de jours après les femmes de Bonamour et de Landivy, dont les maris étoient en fuite, furent arrêtées en Bretagne. Pontcallet s’en sauva en même temps. On courut inutilement après lui.

M. le duc d’Orléans ne se laissoit point de profusions ni de faire des ingrats. Il donna plus de quatre cent mille livres à la maréchale de Rochefort, dame d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans ; cent mille livres à Blansac, son gendre ; autant à la comtesse de Tonnerre sa petite-fille ; trois cent mille livres à La Châtre ; autant au duc de Tresmes ; deux cent mille livres à Rouillé du Coudray, conseiller d’État, qui avoit été l’âme des finances sous le duc de Noailles ; cent cinquante mille livres au chevalier de Marcieu ; enfin à tant d’autres que j’oublie ou que j’ignore que cela ne peut se nombrer ; sans ce que ses maîtresses et ses roués lui en arrachoient, et de plus, lui en prenoient les soirs dans ses poches, car tous ces présents étoient en billets qui valoient tout courant leur montant en or, mais qu’on lui préféroit.

Cette soif de l’or fit faire un singulier mariage au prince d’Auvergne, nom que le chevalier de Bouillon avoit pris depuis quelque temps. Une Mme Trent, Anglaise, qui se disoit demoiselle, et prétendoit être à Paris à cause de la religion, s’étoit fourrée par là chez Mme d’Aligre, de laquelle j’ai parlé plus d’une fois. Elle retira chez elle cette fille d’abord par charité, et la garda longtemps, charmée de son ramage. Elle ne tarda pas à se faire connoître par ses intrigues et par son esprit souple, liant, entreprenant, hardi, qui surtout vouloit faire fortune. Elle attrapa lestement force Mississipi de Law, qu’elle sut faire très bien valoir. Ce grand bien donna dans l’œil au prince d’Auvergne, qui avoit tout fricassé. Il cherchoit à se marier sans pouvoir trouver à qui ; le décri profond et public où ses débauches l’avoient fait tomber, et d’autres aventures fort étranges, ni sa gueuserie n’épouvantèrent point l’aventurière anglaise. Le mariage se fit au grand déplaisir des Bouillon. Elle mena toujours depuis son mari par le nez, et acquit avec lui des richesses immenses par ce même Mississipi. Il est pourtant mort avec peu de bien, parce qu’il avoit été soulagé de presque tout son portefeuille que sa femme avoit eu l’adresse de lui faire prêter, et qu’elle a été fort accusée d’avoir mis de côté. Quoi qu’il en soit, il a été perdu pour le mari et pour les siens, sans moyens contre la femme qui en demeura brouillée avec tous les Bouillon et qui n’a point eu d’enfants qui aient vécu. Elle chercha, avant et depuis la mort de son mari, à faire un personnage, mais la défiance la fit rejeter partout. Elle se retrancha donc sur la dévotion, la philosophie, la chimie qui la tua à la fin, au bel esprit surtout, dans un très petit cercle de ce qu’elle put à faute de mieux. Avec tout ce florissant Mississipi, il y eut des avis qu’on vouloit tuer Law, sur quoi on mit seize Suisses du régiment des gardes chez lui, et huit chez son frère qui étoit depuis quelque temps à Paris.

J’ai différé à ce temps, où Pezé [2] eut enfin le régiment du roi infanterie, à parler plus à fond de lui et de Nangis qui le lui vendit, parce que tous deux ont fait en leur temps une fortune singulière. Celui-ci, porté haut sur les ailes de l’amour et de l’intrigue, déchut toujours ; celui-là avec peu de secours, mais par de grands talents, monta toujours, et par eux touchoit à la plus haute et à la plus flatteuse fortune, lorsque, arrêté au milieu de sa course, il mourut au lit d’honneur environné de gloire et d’honneurs qui, lui promettant les plus élevés et les plus distingués, lui laissèrent en même temps voir la vanité des fortunes et le néant de ce monde.

Nangis, avec une aimable figure dans sa jeunesse, le jargon du monde et des femmes, une famille qui faisoit elle-même le grand monde, une valeur brillante et les propos d’officier niais sans esprit et sans talent pour la guerre, une ambition de toutes les sortes et de cette espèce de gloire sotte et envieuse qui se perd en bassesses pour arriver, a longtemps fait une figure flatteuse et singulière par l’élévation de ses heureuses galanteries et par le grand vol des femmes, du courtisan, de l’officier. Ce groupe tout ensemble forma un nuage qui le porta longtemps avec éclat, mais qui, dissipé par l’âge et par les changements, laissa voir à plein le tuf et le squelette. Il avoit le régiment d’infanterie du roi, qui sous le feu roi étoit un emploi de grande faveur, et qui sembloit devoir mener à la fortune par les distinctions et l’affection particulière qu’il donnoit à ce régiment par-dessus tout autre, et par les privances attachées à l’état du colonel qui travailloit directement avec le roi sur tous les détails de ce corps, sur lequel nul inspecteur ni le secrétaire d’État de la guerre n’avoient rien à voir. Après la mort du roi, l’âge de son successeur et l’incertitude éloignée du goût et du soin qu’il prendroit de ce régiment dégoûtèrent Nangis. On a vu ici en son temps qu’il le voulut vendre au duc de Richelieu, puis à Pezé, et de quelle façon capricieuse et pire il cessa de le vouloir vendre. Il ne lui avoit rien coûté, non plus qu’à ses prédécesseurs, et le vendre étoit une grâce que M. le duc d’Orléans auroit bien pu, pour ne pas dire dû, se passer de lui faire. On a vu aussi en son lieu comment et pourquoi j’y étois fort entré pour Pezé, auquel il faut venir maintenant, aux dépens peut-être de quelque répétition, pour mettre mieux le tout ensemble.

Pezé étoit du pays du Maine, bien gentilhomme mais tout simple, parent éloigné du maréchal de Tessé par la généalogie et tout au plus près par la galanterie : il avoit une mère que le maréchal avoit trouvée aimable. Pezé étoit un cadet ; il en prit soin et le mit de fort bonne heure page de Mme la duchesse de Bourgogne dont il étoit premier écuyer. Courtalvert, frère aîné de Pezé, avoit du bien, mais pour soi seul, et plantoit ses choux chez lui. Leur grand-père avoit épousé la fille aînée d’Artus de Saint-Gelais, seigneur de Lansac et d’une fille du maréchal de Souvré dont la famille s’étoit crue heureuse de se défaire honnêtement de la sorte par la disgrâce de son corps, et le mari qui la prit s’estima très honoré de faire cette alliance à quelque prix que ce fût. L’autre fille de M. et de Mme de Lansac épousa Louis de Prie, seigneur de Toucy, et de ce mariage vint Mme de Bullion, grand-mère de Fervaques, chevalier de l’ordre en 1724, et la maréchale de La Mothe, laquelle étoit ainsi cousine germaine du père de Pezé, et lui, par conséquent, issu de germain des duchesses d’Aumont, mère du duc d’Humières, de Ventadour et de La Ferté, toutes trois filles de la maréchale de La Mothe. Cette alliance si proche le tira du régiment des gardes où il étoit entré en sortant de page, et le fit gentilhomme de la manche du roi. C’étoit un jeune homme de figure commune avec beaucoup d’esprit et de physionomie, plein de manèges, d’adresses, de finesse, de ressources dans l’esprit, liant et agréable, le ton du grand monde et de la bonne compagnie où il étoit agréable et bien reçu, et d’une ambition qui lui fit trouver toutes sortes de talents pour arriver à la plus haute fortune. Il fit si bien qu’il persuada au monde que le roi l’avoit pris en amitié, que cette raison le fit compter, lui acquit des amis considérables à qui il ne manqua jamais en aucun temps, et lui fraya le chemin à tout. Je crois avoir reçu la dernière lettre qu’il ait jamais écrite ; il m’a vu toujours très soigneusement et m’a toujours parlé de tout à cœur ouvert. On a vu en son temps que le duc d’Humières fit que je lui fis obtenir le gouvernement de la Muette dès que le roi eut cette maison, puis le régiment du roi quand Nangis eut la permission de le vendre, et Pezé ne l’oublia jamais. Enfin Nangis, lassé de ne point vendre, chercha à profiter du désir de Pezé et de l’incroyable facilité de M. le duc d’Orléans, à laquelle je n’eus point de part, mais bien à l’agrément d’acheter exclusif de tout autre. Pezé donna donc cent vingt mille livres desquelles Nangis donna soixante-cinq mille livres à Saint-Abre, qui, moyennant cette somme, lui céda le gouvernement de Salces, en Languedoc, qu’il avoit. Il étoit de dix mille livres d’appointements, il fut mis à seize mille livres en même temps pour Nangis qui, outre sa pension de six mille livres comme colonel du régiment du roi qui lui fut conservée, en eut une autre pour son frère le chevalier de Nangis, de quatre mille livres, qui étoit capitaine de vaisseau. Saint-Abre eut par le marché une pension du roi de cinq mille livres, dont deux mille livres furent assurées à une de ses filles après lui. Ainsi Nangis tira plus de quinze mille livres de rente de ce qui ne lui avoit jamais rien coûté et qu’il désiroit de vendre, et avec cela fut assez sot pour m’en bouder toute sa vie, et fit le mécontent. Aussi lui et Pezé n’ont jamais été bien ensemble.

Nangis, à force de restes mourants de sa figure passée, devint pour rien chevalier d’honneur de la reine à son mariage, sans cesser de servir, fut chevalier de l’ordre, et quoique sans considération, et ayant paru un très ignorant officier général, son ancienneté parmi les autres pouliée par sa charge, le fit enfin maréchal de France, pour ne point servir et achever sa vie sans considération et comme dans la solitude au milieu de la cour, s’ennuyant et ennuyant les autres, et ne paraissant guère que pour les fonctions journalières de sa charge. Pezé, au contraire, passé en Italie avec le régiment du roi, y montra tant de talents naturels pour la guerre qu’il y saisit d’abord toute la confiance des généraux des armées, et devint en très peu de temps l’âme des projets et des exécutions. Il força par sa valeur et par ses lumières l’envie à lui rendre justice. Il mourut des blessures qu’il avoit reçues à la bataille de Guastalla, avec l’ordre du Saint-Esprit qui lui fut envoyé en récompense de tout ce qu’il avoit fait en Italie, et il alloit rapidement au commandement en chef des armées comme généralement reconnu le plus capable, à quoi il s’étoit élevé en fort peu de temps.

Pezé me fait souvenir, et on verra bientôt pourquoi, que j’ai dépassé le temps où je devois rapporter la situation où Fleury, évêque de Fréjus, et moi, étions ensemble. Ses allures, ses sociétés et les miennes du vivant du feu roi, furent toujours différentes. Quoique nous eussions des amis communs, il n’y avoit nul commerce entre nous, mais sans aucun éloignement de part et d’autre, et politesse quand nous nous rencontrions. À la fin de son dernier voyage à la cour, vers la fin de la vie du feu roi, je le rencontrai assez souvent chez Mme de Saint-Géran ; il brassoit alors bien sourdement la place de précepteur ; il sentit apparemment que je pourrois quelque chose dans la régence que tout le monde voyoit s’approcher de plus en plus par l’état où le roi paraissoit. Le prélat me parut me rechercher, mais avec adresse, et je répondis avec civilité, mais sans passer les termes de conversations et de plaisanteries générales et indifférentes et sans nous chercher. Revenu démis de son évêché et précepteur, nous nous trouvâmes occupés tous deux à des choses différentes. Vincennes fit encore une séparation de lieu, et il se passa encore quelques mois après l’arrivée du roi à Paris sans que nous nous approchassions l’un de l’autre que par des civilités générales et passagères, quand rarement nous nous rencontrions. J’eus lieu de croire que cela ne satisfit pas M. de Fréjus.

On a vu ici toute la part qu’eut Mme de Lévi à le faire précepteur. C’étoit une femme de beaucoup d’esprit, vive à l’excès, toujours passionnée, et ne voyant ni gens ni choses qu’à travers la passion, qui en bien ou en mal la possédoit sur les choses et sur les personnes ; elle s’étoit donc coiffée de M. de Fréjus, en vérité jusqu’à la folie, en vérité aussi en tout bien et honneur ; car cette femme, avec tous ses transports d’affection ou du contraire, étoit foncièrement pétrie d’honneur, de vertu, de religion et de toute bienséance. Elle étoit fille du feu duc de Chevreuse, par conséquent intimement mon amie, et de tout temps dans la plus étroite liaison avec Mme de Saint-Simon. Causant un soir avec elle, elle se mit sur le propos de M. de Fréjus, et me reprocha que je ne l’aimois point. Je lui en témoignai ma surprise, parce qu’en effet je n’avois nulle raison de l’aimer, ni de ne l’aimer pas. Le hasard ne me l’avoit point fait rencontrer chez elle dans les derniers temps du feu roi, où leur amitié se lia, et elle étoit presque la seule personne fort de mes amies qui fut la sienne, et depuis la régence, lui et moi occupés de choses toutes différentes, n’avions point eu d’occasions de nous voir. Cela ne la satisfit pas ; elle revint d’autres fois à la charge. Je jugeai donc que c’étoit de concert avec M. de Fréjus, qui de loin vouloit ranger tous obstacles. Je répondis toujours honnêtement pour lui, parce que je n’avois nulle raison de répondre autrement, tellement qu’enfin il m’attaqua de politesse, puis de courte conversation chez le roi, et peu de jours après vint chez moi à l’heure du dîner m’en demander. De là, il vint assez souvent chez moi, souvent aussi dîner, et je l’allai voir quelquefois les soirs. Il étoit, comme on l’a dit ailleurs, de bonne conversation et de bonne compagnie, et il avoit passé sa vie dans le monde le plus choisi. À force de nous voir, les raisonnements sur bien des choses entrèrent dans nos conversations.

Un soir assez tard que j’étois chez lui, quelque temps après qu’il eut commencé ses fonctions de précepteur, on lui apporta un paquet. Comme il étoit tard, et lui en robe de chambre et en bonnet de nuit au coin de son feu, je voulus m’en aller pour lui laisser ouvrir le paquet. Il m’en empêcha, et me dit que ce n’étoit rien que les thèmes du roi qu’il faisoit faire aux jésuites qui les lui envoyoient. Il avoit raison de prendre ce secours ; car il ne savoit du tout rien que grand monde, ruelle et galanterie. Sur ce propos des thèmes du roi, je lui demandai, comme ne l’approuvant pas, s’il projetoit de lui mettre bien du latin dans la tête. Il me répondit que non, mais seulement pour qu’il en sût assez pour ne l’ignorer pas entièrement ; et nous convînmes aisément que l’histoire, surtout celle de France générale et particulière, étoit [ce] à quoi il le falloit appliquer le plus. Là-dessus il me vint une pensée que je lui dis tout de suite pour apprendre au roi mille choses particulières et très instructives pour lui dans tous les temps de sa vie, et en se divertissant, qui ne pouvoient guère lui être montrées autrement.

Je lui dis que Gaignières, savant et judicieux curieux, avoit passé sa vie en toutes sortes de recherches historiques, et qu’avec beaucoup de soins, de frais et de voyages qu’il avoit fait exprès, il avoit ramassé un très grand nombre de portraits, de ce qui en tout genre et en hommes et en femmes, avoit figuré en France, surtout à la cour, dans les affaires et dans les armées, depuis Louis XI ; et de même, mais en beaucoup moindre quantité dés pays étrangers, que j’avois souvent vus chez lui en partie, parce qu’il y en avoit tant qu’il n’avoit pas pu les placer, quoique dans une maison fort vaste où il logeoit seul vis-à-vis des Incurables ; que Gaignières en mourant avoit donné au roi tout ce curieux amas [3]. Le cabinet du roi aux Tuileries avoit une porte qui entroit dans une belle et fort longue galerie, mais toute nue. On avoit muré cette porte, on avoit fait quelques retranchements de simples planches dans cette galerie, et on y avoit mis les valets du maréchal de Villeroy. Je proposai donc à M. de Fréjus de leur faire louer des chambres dans le voisinage, à quoi mille francs auroient été bien loin, d’ouvrir la porte de communication du roi, et de tapisser toute cette galerie de ces portraits de Gaignières, qui pourrissoient peut-être dans quelque garde-meuble ; de dire aux précepteurs des petits garçons qui venoient faire leur cour au roi, de parcourir un peu ces personnages dans les histoires et les mémoires, et de dresser avec soin leurs pupilles à les connoître assez pour en pouvoir d’abord dire quelque chose, et ensuite avec plus de détail pour en causer les uns avec les autres, en suivant le roi dans cette galerie, en même temps que M. de Fréjus en entretiendroit le roi plus à fond ; que de cette manière il apprendroit un crayon de suite d’histoire, et mille anecdotes importantes à un roi qu’il ne pourroit tirer aisément d’ailleurs ; qu’il seroit frappé de la singularité des figures et des habillements qui l’aideroient à retenir les faits et les dates de ces personnages ; qu’il y seroit aiguisé par l’émulation des enfants de sa cour, les uns à l’égard des autres, et la sienne à lui-même, de savoir mieux et plus juste qu’eux ; que le christianisme ni la politique ne contraindroient en rien sur la naissance, la fortune, les actions, la conduite de gens, morts eux et tout ce qui a tenu à eux, et que par là, peu à peu le roi apprendroit les services et les desservices, les friponneries, les scélératesses, comment les fortunes se font et se ruinent, l’art et les détours pour arriver à ses fins, tromper, gouverner, museler les rois, se faire des partis et des créatures, écarter le mérite, l’esprit, la capacité, la vertu, en un mot les manéges des cours dont la vie de ces personnages fournissent des exemples de toute espèce, conduire cet amusement jusque vers Henri IV, alors piquer le roi d’honneur en lui faisant entendre que ce qui regarde les personnages au-dessous de cet âge ne doit plus être que pour lui, parce qu’il en existe encore des familles et des tenants, et tête à tête les lui dévoiler ; mais comme il s’en trouve quantité aussi de ceux-là dont il ne reste plus rien, les petits garçons y pourroient être admis comme aux précédents ; enfin, que cela mettroit historiquement dans la tête du roi mille choses importantes dont il ne sentiroit que les choses, sans s’apercevoir d’instruction, laquelle seroit peut-être une des plus importantes qu’il pût recevoir pour la suite de sa vie, dont la vue de ces portraits le feroit souvenir dans tous les temps, et lui acquerroit de plus une grande facilité pour une étude plus sérieuse, plus suivie, et plus liée de l’histoire, parce qu’il s’y trouveroit partout avec gens de sa connoissance depuis Louis XI, et cela sans le dégoût du cabinet et de l’étude, et en se promenant et s’amusant. M. de Fréjus me témoigna être charmé de cet avis, et le goûter extrêmement. Toutefois il n’en fit rien, et dès lors je compris ce qui arriveroit de l’éducation du roi, et je ne parlai plus à M. de Fréjus de portraits ni de galerie, où les valets du maréchal de Villeroy demeurèrent tranquillement.

Il témoignoit à Pezé beaucoup d’amitié. Pezé, qui me voyoit fort en liaison avec lui, me proposa de chercher à le faire cardinal ; si de lui-même, ou si le prélat lui en avoit laissé sentir quelque chose, je ne l’ai point démêlé. C’étoient deux hommes extrêmement propres à s’entendre et à se comprendre sans s’expliquer. Pezé vouloit que ce fût à l’insu de M. le duc d’Orléans ; car la chose ne pouvant s’acheminer promptement, l’abbé Dubois pouvoit croître en attendant, peut-être quelque autre qui auroit barré Fréjus. Réflexion faite, je crus pouvoir tâter le pavé, et me conduire suivant ce que je trouverois. On a vu ici en son lieu l’étroite liaison où j’avois été avec le nonce Gualterio. Depuis sa promotion au cardinalat et son départ tout de suite, nous étions en usage de nous écrire toutes les semaines, et assez souvent en chiffre. Je le dis à Pezé, et que je sonderois le gué par cette voie, non que le cardinal Gualterio fût en crédit à Rome bastant pour s’en servir ; mais il étoit fort au fait de tout, et propre à indiquer et à conduire. Cette menée dura plusieurs mois sans beaucoup de moyens ni d’apparence, jusqu’à ce que Pezé me pria de la part de Fréjus d’abandonner l’affaire qu’il avoit reconnue impossible à cacher au régent jusqu’au bout, et qui pourroit lui tourner à mal ; le rare est que jamais il ne m’en a parlé qu’une fois unique, qui fut pour me dire lui-même ce que Pezé m’avoit dit de sa part, et me remercier à merveilles sans jamais m’en avoir parlé ni devant ni après, ni moi à lui. Cela néanmoins serra la liaison de sorte qu’il me parloit de tout très librement, et qu’il a continué depuis jusqu’à sa mort la même ouverture sur les gens, les choses, les affaires à un point qui me surprenoit toujours, d’autant plus que ce n’étoit jamais que récits ou dissertations sans me demander mon avis sur rien ni encore moins d’envie de m’approcher ni des affaires ni de la cour, à quoi je lui donnois beau jeu par n’en avoir pas plus d’envie que lui. Ce court récit suffit maintenant. Il servira à éclaircir bien des choses qu’il n’est pas encore temps de raconter.

Le duc de Brancas eut une pension, de l’argent comptant, un logement à Luxembourg. Béthune, chef d’escadre, eut une pension de six mille livres, et Torcy obtint pour sa sœur l’abbesse de Panthemont, à Paris, celle de Maubuisson que Mme de Bourbon avoit refusée. Elle étoit fille aînée de M. le Duc et de Mme la Duchesse, fort contrefaite, fort méchante, avec de l’esprit. Elle étoit religieuse de Fontevrault, dont elle vouloit être coadjutrice. Mme de Mortemart, qui en étoit abbesse et qui la connoissoit bien, s’y opposa toujours. À la fin elle vint au Val-de-Grâce où elle désola le couvent, et fut enfin abbesse de Saint-Antoine. Elle en traita cruellement les religieuses, dissipa les biens, quoique avec une forte pension du roi, et en fit tant qu’à la prière de Mme la Duchesse, de M. le Duc son frère, de toute sa famille, le roi la fit enlever un matin par le duc de Noailles, capitaine des gardes du corps, et conduire en une petite abbaye, où elle est demeurée depuis honnêtement prisonnière.

L’abbé Morel mourut fort vieux. C’étoit un homme d’esprit et fort instruit que la débauche avoit lié avec Saint-Pouange en leur jeunesse, et toute leur vie le goût du plaisir. Saint-Pouange qui lui reconnut des talents le fit connoître à Louvois, qui en essaya pour négocier des affaires secrètes qu’il souffloit tant qu’il pouvoit au ministre des affaires étrangères. Il s’en trouva si bien qu’il en parla au roi, qui s’en servit souvent depuis la mort de Louvois, et lui parloit souvent aussi dans son cabinet, où il le faisoit venir par les derrières. Il disparaissoit quelquefois, et j’entendois dire qu’on l’avoit envoyé en commission secrète. Le roi et les ministres en furent toujours contents, et ses voyages furent toujours impénétrables. Il avoit pensions et abbayes, voyoit bonne compagnie, paraissoit quelquefois à la cour, et le roi en public lui parloit souvent et avec un air de bonté : en son genre c’étoit un personnage et un honnête homme aussi.




  1. Cet hôtel renferme maintenant la Bibliothèque impériale. La partie la plus ancienne avait été bâtie par Chevery ou Chevry, président à la chambre des Comptes. Jacques Tubeuf, président à la même chambre, fit bâtir une autre partie sur les desservis de l’architecte Le Muet. Mazarin acheta de Tubeuf ces maisons qui répondent aux bâtiments portant les numéros 14, 12 et 10 de la rue des Petits-Champs. Derrière ces maisons il y avait de vastes jardins. Mazarin agrandit considérablement l’hôtel Tubeuf ; il fit bâtir la grande galerie qui longe la rue de Richelieu et s’étend de la rue des Petits-Champs à l’arcade Colbert, ainsi que la galerie Mazarine, qui contient une des parties les plus précieuses des manuscrits de la Bibliothèque impériale. Voy. l’Histoire du Palais Mazarin, par M. le comte L. de La Borde.
  2. Ce nom s’écrit ordinairement Pezay.
  3. La Bibliothèque impériale possède encore aujourd’hui une partie des portraits et des manuscrits rassemblés par Gaignières. On y trouve beaucoup de renseignements curieux sur les anciennes institutions de la France.