Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/9


CHAPITRE IX.


Albéroni confie à Cellamare les folles propositions du roi de Sicile au roi d’Espagne, qui n’en veut plus ouïr parler. — Duplicité du roi de Sicile. — Ragotzi peu considéré en Turquie. — Chimère d’Albéroni. — Il renie Cammock au colonel Stanhope. — Albéroni dément le colonel Stanhope sur la Sardaigne. — Éclat entre Rome et Madrid. — Raisons contradictoires. — Vigueur du conseil d’Espagne. — Sagesse et précautions d’Aldovrandi. — Ses représentations au pape. — Sordide intérêt du cardinal Albane. — Timidité naturelle du pape. — Partage de la peau du lion, avant qu’il soit tué. — Le secret de l’entreprise demeuré secret jusqu’à la prise de Palerme. — Déclaration menaçante de l’amiral Bing à Cadix, sur laquelle Monteléon a ordre de déclarer l’artificieuse rupture en Angleterre et la révocation des grâces du commerce. — Sentiments d’Albéroni à l’égard de Monteléon et de Beretti. — Albéroni, dégoûté des espérances du nord, s’applique de plus en plus à troubler l’intérieur de la France ; ne peut se tenir de montrer sa passion d’y faire régner le roi d’Espagne, le cas arrivant. — Aventuriers étrangers dont il se défie. — Rupture éclatante entre le pape et le roi d’Espagne. — Raisonnements.


Enfin, Albéroni s’ouvrit à cet ambassadeur, et lui confiant les propositions que le roi de Sicile avoit faites au roi d’Espagne, il étendit la confiance jusqu’à lui apprendre que Sa Majesté Catholique ne vouloit plus en entendre parler. Ces propositions étoient, que le roi d’Espagne attaqueroit le royaume de Naples, feroit en même temps passer dix mille hommes en Lombardie pour y agir sous les ordres du roi de Sicile. Il demandoit que dans les places qui seroient prises, et dans le royaume de Naples, et dans l’État de Milan, les garnisons fussent composées moitié de troupes espagnoles, moitié de troupes savoyardes sous le commandement d’un officier savoyard à qui la garde de la place seroit confiée ; qu’après la conquête du royaume de Naples, le roi d’Espagne fit passer vingt mille hommes en Lombardie, que Sa Majesté Catholique payeroit ; que, pour suppléer à l’artillerie et, aux munitions, qu’elle ne pouvoit envoyer dans le Milanois, elle payeroit les sommes d’argent, dont on conviendroit pour en tenir lieu. Le roi de Sicile exigeoit de plus un million d’avance pour faire marcher son armée, et par mois soixante mille écus de subsides tant que la guerre dureroit. Il vouloit commander également toutes les troupes, celles de l’Espagne aussi absolument que les siennes, disposer pleinement des quartiers d’hiver. Il consentoit à partager les contributions qui se lèveroient sur le pays ennemi, et se contentant de la moitié, il laissoit l’autre à l’Espagne. Des conditions si dures, dictées en maître, irritèrent le roi d’Espagne et son premier ministre, d’autant plus qu’ils savoient que, pendant que le roi de Sicile les faisoit à Madrid, il travailloit à Vienne, et, pressoit vivement la conclusion d’une ligue avec l’empereur. Les Anglois même en avertirent Albéroni, et le ministre de Sicile à Madrid, ne pouvant nier une négociation entamée à Vienne, se défendit en assurant qu’elle ne rouloit que sur les propositions de mariage d’une archiduchesse avec le prince de Piémont ; que d’ailleurs il n’étoit nullement question de la Sicile, comme de fausses nouvelles le supposoient. Ainsi l’Espagne, mécontente du roi de Sicile, entreprenoit, sans alliés, de chasser les Allemands de l’Italie. Le roi d’Espagne ne pouvoit même se flatter de l’espérance d’aucune diversion favorable au succès de ses desseins. Albéroni étoit désabusé des projets et des entreprises du czar et du roi de Suède. Il en avoit reconnu la chimère aussi bien que celle qu’il s’étoit faite de susciter à l’empereur de dangereux ennemis par le moyen et par le crédit du prince Ragotzi à la Porte ; car, au lieu de la considération que Ragotzi s’étoit vanté qu’il trouveroit auprès des Turcs, il avoit été obligé de dire, pour se relever auprès du Grand Seigneur et de ses ministres, que le roi d’Espagne lui proposoit de quitter la Turquie, et de venir prendre le commandement des troupes espagnoles que Sa Majesté Catholique vouloit lui confier. Pour autoriser la supposition, il avoit fait croire qu’un nommé Boischimène, envoyé véritablement auprès de lui par Albéroni, étoit venu exprès lui faire cette proposition. Il avoit affecté de persuader à la Porte qu’il entretenoit une correspondance avec la cour de Madrid, assez vive pour y dépêcher des courriers ; et pour y réussir, il avoit nouvellement profité, de la bonne volonté ou plutôt de l’empressement et de l’impatience qu’un officier françois eut de sortir pour jamais de Constantinople, où il s’étoit rendu avec un égal empressement, attiré et persuadé par l’espérance qu’il s’étoit formée de s’élever à une haute fortune par la protection de Ragotzi. Cet officier, nommé Montgaillard, lui offrit de porter en Espagne les lettres qu’il voudroit écrire au cardinal Albéroni. L’offre acceptée, l’officier partit bien résolu de ne rentrer jamais dans un tel labyrinthe, et, pour n’y plus retomber, il se mit au service du roi d’Espagne, et prit de l’emploi dans un régiment d’infanterie wallonne.

Le roi d’Espagne, dénué d’alliés, persista cependant dans la résolution qu’il avoit fortement prise d’essayer une campagne, déclarant que, quelque succès qu’eussent ses armes, il seroit également porté à recevoir des propositions de paix lorsqu’elles seroient honorables pour lui, et telles que le demandoit la sûreté de l’Europe, dont il vouloit maintenir le repos et la liberté. C’est ce qu’Albéroni répondit aux instances du colonel Stanhope, l’assurant en même temps que le plan proposé à Sa Majesté Catholique par la France et par l’Angleterre, pour, un traité, étoit si contraire à son idée, que jamais elle n’accepteroit un tel projet. Malgré tant de fermeté le colonel ne laissoit pas de remarquer que le cardinal sachant la flotte Anglaise à la voile parloit avec plus de modération et de retenue sur l’article des Anglois négociants en Espagne. « Leur sort, disoit-il, dépendra des ordres que l’amiral Bing a reçus du roi d’Angleterre. » Ce ministre étoit persuadé qu’ils étoient bornés à traverser le passage et le débarquement des troupes espagnoles en Italie. L’un et l’autre étant exécutés suivant son calcul, il supposoit que l’Angleterre croiroit, en envoyant sa flotte, avoir satisfoit aux engagements qu’elle avoit pris avec l’empereur sans être obligée de les étendre plus loin, et de faire de gaieté de cœur la guerre à l’Espagne. Il vouloit ménager la cour d’Angleterre et la nation Anglaise ; il conservoit l’espérance d’y réussir, dans le temps même qu’il voyoit les forces navales de cette couronne couvrir les mers pour soutenir les intérêts de l’empereur, et lui porter de puissants secours contre les entreprises du roi d’Espagne. Un officier de marine Anglois s’étoit donné à Sa Majesté Catholique. Son nom étoit Camock, et le projet dont il avoit flatté le cardinal étoit de corrompre environ quarante officiers de la flotte Anglaise, de les faire passer au service d’Espagne, quelques-uns même avec les vaisseaux qu’ils commandoient. Stanhope se plaignit qu’une telle proposition eût été acceptée dans un temps de paix et d’union entre les couronnes d’Espagne et d’Angleterre. Albéroni répondit à ces plaintes en niant qu’elles fussent légitimes ; il traita Camock de visionnaire, dit que son projet étoit celui d’un fou et d’un enragé ; que le roi d’Espagne avoit actuellement à son service plus d’officiers de marine qu’il ne pouvoit en employer. Il assura que jamais il n’avoit eu de correspondance avec ce Camock ; qu’il ne le connoissoit pas, quoique véritablement il eût reçu de Paris plusieurs lettres en sa faveur, et que Cellamare le lui eût recommandé particulièrement. Il n’avoit point encore le projet du roi d’Espagne, et le mois de juillet s’avançoit sans que le colonel Stanhope sût autrement que par les conjectures et par les raisonnements vagues du public quelle étoit la destination de l’escadre espagnole. On jugeoit qu’elle aborderoit aux côtes de Naples ou de Sicile, et on jugeoit par les conférences fréquentes que le ministre de, Sicile avoit avec le cardinal, apparences d’autant plus capables de tromper, qu’il étoit vraisemblable que le roi d’Espagne, voulant porter la guerre en Italie, auroit apparemment pris ses liaisons, et concerté ses projets avec le seul prince de qui l’union, la conduite et les forces pouvoient assurer le succès de l’entreprise, et rendre inutile l’opposition des Allemands. C’étoit pour le cardinal un sujet de triomphe, non seulement de cacher ses desseins, mais de tromper par de fausses avances ceux même qu’il désiroit le plus de ménager. Le colonel Stanhope l’avoit éprouvé, et pour lors il avoit eu besoin de tout le crédit du comte de Stanhope son cousin pour se justifier auprès du roi d’Angleterre d’avoir écrit trop légèrement que le roi d’Espagne accepteroit le traité si la Sardaigne lui étoit laissée. Il citoit Nancré comme témoin de l’aveu que le cardinal leur en avoit fait. Nancré, de son côté, convenoit qu’ils avoient souvent, Stanhope et lui, rebattu cet article avec Albéroni, que jamais ce ministre n’avoit rien dit qui pût tendre à désavouer la proposition qu’il en avoit précédemment approuvée ; mais Albéroni nia le fait absolument : sa confiance étoit dans les événements qu’il se flattoit d’avoir préparés avec tant de prudence, qu’il seroit difficile que le succès ne répondît pas à son attente, et comme la décision en étoit imminente, il comptoit d’être incessamment débarrassé des instances importunes du roi d’Angleterre, des ménagements qu’il se croyoit obligé de garder avec ce prince aussi bien que délivré de toute crainte des menaces du pape. Il espéroit enfin de se venger, avant qu’il fût peu, du refus absolu de sa translation à Séville, et de venger le roi son maître des ordres rigides que Sa Sainteté venoit d’envoyer à son nonce à Madrid.

En vertu de ces ordres, dont Rome menaçoit depuis longtemps la cour d’Espagne, le nonce Aldovrandi fit fermer, le 15 juin, le tribunal de la nonciature. Il avertit les évêques du royaume par des écrits, portant le nom de monitoires, que le pape suspendoit toutes les grâces qu’il avoit accordées au roi d’Espagne. La cause de cette suspension étoit l’usage que Sa Majesté Catholique avoit fait des sommes qu’elle en retiroit, très différent de l’exposé qu’elle avoit fait en obtenant ces grâces et très opposé aux intentions de Sa Sainteté. Car elle prétendoit qu’en permettant au clergé d’Espagne d’aider de ses revenus le roi catholique, c’étoit afin de le mettre en état d’armer l’escadre qu’il avoit promis d’envoyer dans les mers du Levant pour la joindre à la flotte vénitienne, et faire ensemble la guerre contre les Turcs : au lieu que, sous le faux prétexte du secours promis, l’Espagne avoit effectivement armé et fait partir sa flotte pour porter la guerre en Italie. Albéroni prétendoit que le roi son maître ne méritoit en aucune manière les reproches que le pape lui faisoit. « Ils sont injustes, disoit-il, puisque Sa Majesté Catholique soutient actuellement contre les Maures d’Afrique les sièges de Ceuta et de Melilla ; qu’en défendant ces deux places comme les dehors de l’Espagne, elle préserve le royaume de l’irruption des infidèles, que de plus une de ses escadres est en course contre les corsaires d’Alger. » Ces raisons dites, Albéroni jugea qu’il falloit employer d’autres moyens pour soutenir l’honneur du roi son ’maître, et maintenir en Espagne son autorité contre les entreprises de la cour de Rome ; elle ne pouvoit être mieux défendue que par le premier tribunal du royaume. Ainsi le premier ministre fit décider par le conseil de Castille que le nonce, en fermant la nonciature en conséquence des ordres du pape, s’étoit dépouillé lui-même de son caractère ; qu’après cette abdication, il ne devoit plus être souffert en Espagne ; que tolérer plus longtemps son séjour, ce seroit offenser Sa Majesté et causer un notable préjudice à son service. Le même conseil décréta que tous monitoires répandus en Espagne par le nonce seroient incessamment retirés des mains de ceux qui les avoient reçus, et que la prétendue suspension des grâces accordées par le saint-siège à Sa Majesté Catholique seroit déclarée insuffisante. Tout commerce entre Rome et l’Espagne étant ainsi rompu, on résolut de former une junte, de la composer de conseillers du conseil de Castille et de canonistes, et de les charger d’examiner l’origine de plusieurs introductions et pratiques prétendues abusives et aussi avantageuses à la cour de Rome que contraires au bien du royaume d’Espagne. Leurs Majestés Catholiques voulurent elles-mêmes parler en secret à quelques ministres, en sorte qu’il parut que cette affaire très sérieuse, et dont les suites deviendroient considérables, étoit leur propre affaire, non, celle du cardinal Albéroni ; et, soit qu’il voulût alarmer le pape par des avis secrets, soit qu’il écrivît naturellement la vérité telle qu’il croyoit la voir, il confia au duc de Parme que le feu étoit allumé de manière que sans la main de Dieu on ne verroit pas sitôt la fin de l’incendie.

Quelques agents de Rome à Madrid, ou séduits par le cardinal, ou formant leur jugement sur les discours qu’ils entendoient, pensoient aussi que les engagements que le roi d’Espagne prenoit pourroient faire une plaie considérable à l’Église ; ils condamnoient la précipitation du pape, très opposée à la patience, si convenable au père commun, et très dangereuse pour le saint-siège et pour l’Espagne, qu’elle exposoit également, au lieu que Sa Sainteté temporisant, comme elle le pouvoit aisément et comme elle le devoit, jusqu’à la fin de la campagne, auroit pris sûrement les résolutions qu’elle auroit jugé à propos de prendre selon sa prudence et selon les événements. Ils l’accusoient d’avoir trop écouté et suivi les mouvements de sa vengeance contre le cardinal Acquaviva, car le pape se plaignoit amèrement de lui, persuadé qu’il lui avoit manqué de parole, et sur ce fondement Sa Sainteté avoit déclaré qu’elle ne traiteroit jamais avec lui d’aucune affaire.

Aldovrandi, homme sage, et nonce aimant la paix, assez expérimenté pour prévoir qu’une division entre les cours de Rome et de Madrid seroit encore plus fatale à sa fortune particulière qu’elle ne la seroit aux affaires publiques, voulut ménager les choses, de manière qu’en obéissant fidèlement à son maître, il prévînt, s’il étoit possible, l’éclat d’une rupture entre le pape et le roi d’Espagne. Deux grands princes se réconcilient, mais le ministre de la rupture demeure souvent sacrifié. Aldovrandi ferma donc la nonciature suivant ses ordres, et envoya les lettres monitoires dont on a parlé pour avertir tous les évêques d’Espagne de la suspension des grâces accordées au roi d’Espagne par le pape. Le nonce observa d’employer différentes mains pour écrire les inscriptions de ces lettres, persuadé que toutes, et certainement celles des ministres étrangers, étoient ouvertes à Madrid, et que le passage libre n’étoit accordé qu’à celles qui n’intéressoient pas la cour ; il fit porter à Cadix, par un homme sûr, celles qui étoient adressées aux évêques des Indes. Ces précautions prises, après avoir obéi à son maître, il lui représenta vivement les inconvénients d’une rupture et l’embarras où Sa Sainteté se jetoit par les engagements qu’elle venoit de prendre. Elle vouloit se venger du roi d’Espagne et de son ministre, non de la nation espagnole dont le saint-père n’avoit point à se plaindre, et, par l’événement, la vengeance tomboit uniquement sur les Espagnols. Les revenus de la Crusade et des autres grâces de Rome étoient affermés ; le roi d’Espagne en étoit payé d’avance, et les fermiers attendoient, sans beaucoup d’inquiétude, que la querelle, qui ne pouvoit durer longtemps, finît. Mais un grand nombre de particuliers avoient payé pour jouir des grâces du saint-siège ; par exemple, pour obtenir pendant le cours d’une année les dispenses accordées par la bulle de la croisade, l’argent étoit donné, les dispenses et autres grâces étoient révoquées. Le nonce appuya beaucoup à Rome sur les plaintes que cette révocation subite et inopinée lui avoit attirées ; il différa, d’ailleurs, le plus qu’il lui fut possible son départ de Madrid, et, soit vérité, soit artifice employé à bonne intention, il excusa ce retardement sur ce que le roi d’Espagne lui avoit fait proposer d’attendre encore et d’examiner s’il ne seroit pas possible de trouver quelque expédient pour conduire les affaires à la paix. Un tel délai parut au nonce moins dangereux et moins contraire aux intentions du pape que ne le seroit un départ trop précipité, capable de fermer la porté à tout accommodement ; mais s’il jugeoit sainement des intentions de Sa Sainteté, il y a lieu de croire qu’il n’étoit pas assez bien informé de tous les ressorts que les Allemands faisoient agir auprès d’elle pour l’intimider au point de la forcer à rompre totalement avec l’Espagne.

Le pape avoit résisté aux menaces de Gallas, ambassadeur de l’empereur ; Sa Sainteté ne put résister à celles de son neveu, le cardinal Albane, plus foudroyantes que celles du ministre allemand. Ce cardinal ne cessoit, depuis longtemps, de dire au saint-père que la cour de Vienne avoit des sujets très légitimes de se plaindre de la conduite ou partiale ou tout au moins molle que Sa Sainteté tenoit à l’égard du roi d’Espagne. Il avoit promis d’envoyer ses vaisseaux dans la mer du Levant ; il avoit manqué de parole, et Sa Sainteté, insensible à un tel affront, n’avoit rien fait encore ni contre ce prince ni contre son ministre. Albane représentoit à son oncle ce qu’il devoit craindre d’un gouvernement tel que celui de Vienne, justement irrité, qui donnoit des marques terribles de son ressentiment et de sa vengeance, quand même les prétextes de se plaindre lui manquoient. Un tel solliciteur servoit mieux l’empereur que ses ministres, et les biens que ce prince lui faisoit dans le royaume de Naples l’assuroient de sa fidélité. Le roi d’Espagne ne pouvoit pas et peut-être n’auroit pas voulu lui accorder des bienfaits supérieurs à ceux qu’il recevoit de Vienne ; c’étoit l’unique moyen de le faire changer de parti. L’amitié ni la haine ne le conduisoient pas ; l’intérêt présent le déterminoit, et d’un moment à l’autre il embrassoit, suivant ce qu’il croyoit lui convenir davantage, des sentiments contraires à ceux qu’il avoit suivis précédemment. Son intérêt, ses espérances pour sa famille, l’attachoient à l’empereur. Aucune autre puissance ne combattant ces motifs par d’autres plus forts et de même nature, le cardinal Albane travailloit avec succès pour le parti qu’il avoit embrassé ; il réussissoit moins par la confiance que le pape avoit en lui, que parce que le caractère d’esprit de Sa Sainteté étoit timide, et qu’il étoit facile de l’obliger par la crainte à faire les choses même qui paraissoient le plus opposées à sa manière de penser. Ce moyen, employé à propos, força Sa Sainteté de rompre avec l’Espagne, et cependant elle écrivit au roi catholique une lettre où, mêlant les plaintes aux menaces, laissant entrevoir des sujets d’espérance, évitant de s’engager, il paraissoit qu’elle craignoit les suites de la démarche qu’on lui faisoit faire, et que, si elle eût, suivi son génie, elle auroit simplement taché de gagner du temps pour voir quels seroient les événements de la campagne et se déterminer en faveur du plus heureux.

Il y avoit alors lieu de douter de quel côté la fortune se déclareroit. L’Italie étoit persuadée que le roi d’Espagne étoit secrètement d’accord avec le roi de Sicile, parce qu’il n’étoit pas vraisemblable que le roi d’Espagne entreprît, seul et sans alliés ; une guerre difficile, et que les Allemands, maîtres de Naples et de Milan, les soutiendroient aisément avec les forces qu’ils avoient dans ces deux États. On croyoit à Rome que la ligue étoit signée ; le nonce l’avoit écrit de Madrid au pape. Les partisans de la couronne d’Espagne commençoient à donner des conseils sur la conduite qu’elle devoit tenir pour se réconcilier avec les Italiens, et regagner leur affection qu’elle avoit perdue en faisant précédemment la guerre conjointement avec la France. Deux moyens selon eux suffisoient pour y parvenir. Le premier étoit de délivrer le pape des vexations qu’il essuyoit de la part des Allemands, l’une au sujet de Comachio que l’empereur avoit usurpé sur l’Église, et qu’il retendit, injustement ; l’autre en faveur du duc de Modène que les Impériaux protégeoient aux dépens de la ville et du territoire de Bologne, à l’occasion des eaux dont le Bolonois couroit risque d’être inondé. Les amis de l’Espagne comptoient qu’il lui seroit facile de faire restituer au saint-siège la ville et les dépendances de Comachio, encore plus aisé de ranger à son devoir un petit prince tel que le duc de Modène ; qu’un tel service rendu à l’Église, dans le temps même que le pape en usait si mal à l’égard de Sa Majesté Catholique, feroit d’autant plus éclater sa piété ; qu’il augmenteroit les soupçons que les Allemands avoient déjà des intentions de Sa Sainteté, au point qu’elle n’auroit plus d’autre parti à prendre que de se jeter entre les bras d’un prince qui se déclaroit son protecteur, lorsqu’il avoit le plus de sujet de se plaindre de la partialité qu’elle témoignoit pour ses ennemis.

Selon ces mêmes conseils, rien n’étoit plus facile que de s’emparer de l’État de Modène, de forcer le duc à restituer l’usurpation qu’il avoit faite de la Mirandole ; et comme le prince qu’il avoit privé de ce petit État étoit alors grand écuyer du roi d’Espagne, on supposoit que le duc de Modène, privé de son pays, irait à son tour à Vienne briguer la charge de grand écuyer de l’empereur. On intéressoit dans ces projets la reine d’Espagne, et pour la flatter, on vouloit aussi que le duc de Modène rendît au duc de Parme quelque usurpation faite sur le Parmesan. Les restitutions ne coûtoient rien à ceux qui les conseilloient ; ainsi rien ne les empêchoit de les étendre encore en faveur du duc de Guastalla, et de forcer l’empereur à lui rendre Mantoue comme le patrimoine de la maison Gonzague, usurpé et retenu très injustement par les Allemands. Le roi d’Espagne devenu le protecteur non seulement des princes d’Italie, mais le réparateur des pertes et des injustices qu’ils avoient souffertes, les engageroit aisément dans son alliance, et le même intérêt les uniroit pour fermer à jamais aux Allemands les portes de l’Italie. Pour achever sans inquiétude de telles entreprises proposées somme un moyen sûr d’établir solidement la paix et l’équilibre du monde, on demandoit seulement que, pendant que les troupes d’Espagne s’ouvriroient un chemin en Lombardie, le roi d’Espagne fit croiser quelques vaisseaux de sa flotte dans les mers de Naples, afin d’empêcher le transport des secours que les Impériaux ne manqueroient pas d’en tirer pour la défense du Milanois, si le passage demeuroit libre. On se promettoit, de plus, que la ville de Naples, bientôt affamée, seroit obligée de se rendre à son souverain légitime sans être attaquée. Enfin ceux qui désiroient de voir le roi d’Espagne engagé à faire la guerre en Italie, soit par zèle pour le bien public, soit par des raisons d’intérêt particulier, lui représentoient et l’assuroient que les Allemands étoient consternés, qu’ils ne doutoient pas que l’orage ne tombât sur l’État de Milan ; mais ne sachant pas certainement où ils auroient à se défendre, que leurs commandants n’avoient d’autres ordres que de se tenir sur leurs gardes, et lorsque l’entreprise seroit déterminée, de secourir l’État que les Espagnols attaqueroient.

L’opinion publique étoit que l’armée d’Espagne devoit attaquer cet État. Un des ministres de Savoie à Madrid assura son maître que, malgré le secret exact et rigoureux qu’on observoit encore sur la destination de l’armée d’Espagne, il savoit qu’elle débarqueroit à Saint-Pierre-d’Arena et à Final. Albéroni lui avoit cependant confié que depuis qu’il étoit appelé au ministère, il avoit écrit et chiffré de sa main tout ce qui concernoit les négociations et les affaires secrètes. Le cardinal ne fut pas trahi, en cette occasion. C’étoit le 11 juillet que le ministre du roi de Sicile avertit son maître que le débarquement se feroit à Saint-Pierre-d’Arena, et le 16 du même mois on sut à Turin par un courrier dépêché de Rome, que les Espagnols descendus en Sicile avoient pris la ville de Palerme.

Environ le même temps, l’amiral Bing commandant la flotte anglaise, arriva à Cadix. Aussitôt il déclara de la part du roi d’Angleterre que ses ordres étoient d’insister auprès du roi d’Espagne, pour en obtenir une suspension d’armes, et cessation de toutes hostilités, comme un moyen nécessaire pour avancer la négociation de la paix ; que, si le débarquement des troupes espagnoles étoit déjà fait en tout ou en partie en Italie, il avoit ordre d’offrir le secours de la flotte qu’il commandoit pour les retirer en toute sûreté ; qu’il offroit aussi la continuation de la médiation du roi son maître, pour concilier le roi d’Espagne avec l’empereur ; que, si Sa majesté Catholique la refusant, attaquoit les États que l’empereur possédoit en Italie, ses ordres en ce cas l’obligeroient d’employer pour la défense de ces mêmes États et pour le maintien de la neutralité, les forces qu’il avoit sous son commandement. Bing prétendoit qu’une telle déclaration étoit fondée sur le traité signé à Utrecht, pour la neutralité de l’Italie, aussi bien que sur le traité de Londres signé le, 25 mai, entre l’empereur et le roi d’Angleterre. Les offres ni les menaces des Anglois n’ébranlèrent point le roi d’Espagne. Son ministre répondit que Bing pouvoit exécuter les ordres dont il étoit chargé, et regardant comme rupture la déclaration que cet amiral avoit faite, il écrivit à Monteléon qu’il étoit juste et raisonnable que tout engagement pris par le roi d’Espagne avec le roi d’Angleterre, fût rompu réciproquement ; que Sa Majesté Catholique cessoit donc d’accorder aux négociants Anglois les avantages qu’elle avoit prodigués si généreusement en faveur de cette nation ; que la conduite prescrite à l’amiral Bing étoit la seule cause d’un changement que le roi d’Espagne faisoit à regret, et qu’ayant suivi son inclination particulière en distinguant les Anglois des autres nations par les grâces singulières qu’il leur avoit faites, c’étoit aussi contre son gré qu’il en suspendoit les effets, même dans un temps où Sa Majesté Catholique vouloit, nonobstant les représentations du commerce de Cadix, accorder la permission que les ministres d’Angleterre avoient instamment sollicitée, pour le départ du vaisseau que la compagnie du Sud devoit envoyer aux Indes. Les Anglois en avoient obtenu la faculté parle traité de paix conclu à Utrecht entre l’Espagne et l’Angleterre. Le roi d’Espagne n’avoit pas jusqu’à cette année refusé l’exécution de cette condition. Il ne prétendoit pas la refuser encore, mais seulement en différer l’effet jusqu’à l’année suivante, et la raison du délai étoit que le voyage seroit inutile et infructueux, la contrebande ayant introduit en Amérique tant de marchandises d’Europe, que le commerce de Cadix jugeant de la perte qu’il y auroit pour les négociants d’envoyer aux Indes de nouvelles marchandises avant que les précédentes fussent vendues, avoit obtenu sur ses remontrances que le départ des galions, seroit différé jusqu’à l’année suivante. Le roi d’Espagne avoit par la même raison remis aussi à l’autre année le départ du vaisseau Anglois, et, pour dédommager les intéressés, il avoit résolu de leur permettre d’envoyer deux vaisseaux au lieu d’un seul. Enfin il étoit sur le point de porter l’indulgence plus loin, même au préjudice du commerce de Cadix, quand l’entrée de la flotté Anglaise changea ces dispositions.

Monteléon devoit expliquer bien clairement aux négociants de Londres, intéressés dans le commerce de la mer du Sud, les intentions favorables du roi d’Espagne, et la raison qui les rendoit inutiles. Il devoit même chercher dans leurs maisons ceux qui n’auroient pas la curiosité de lui demander la cause d’un tel changement, et les en instruire. Albéroni se promettoit de leur part quelque mouvement, si ce n’étoit un soulèvement général contre les ministres qui donnoient au roi d’Angleterre des conseils si pernicieux aux avantages du commerce de la nation : soit haine, soit défiance, il laissoit peu de liberté à Monteléon sur l’exécution des ordres qu’il lui prescrivoit. Les exhortations fréquentes de cet ambassadeur à la paix, ses représentations sur les maux que la guerre entraîneroit étoient mal interprétées. Albéroni les regardoit comme des preuves ou d’infidélité, ou tout au moins d’une fidélité très équivoque, et disoit que c’étoit mal connoître le roi d’Espagne que de croire amollir ses résolutions par la terreur des périls, dont on prétendoit en vain l’effrayer. Beretti, sans être estimé du cardinal, étoit bien plus de son goût. Il louoit le zèle extrême de cet ambassadeur pour le service du roi son maître, et lui accordoit de montrer au moins un bon cœur, persuadé cependant que si tes Hollandois résistoient jusqu’alors aux instances de la France et de l’Angleterre, on ne le devoit pas attribuer aux négociations de Beretti, non plus qu’au crédit de ses prétendus amis, mais seulement à la sagesse de la république, trop prudente pour souscrire à des engagements dangereux, surtout dans une conjoncture très critique.

L’inaction des Provinces-Unies étoit tout ce qu’Albéroni désiroit de leur part. Il avoit espéré davantage des princes du nord, mais il commençoit à se détromper des différentes idées qu’il avoit formées sur les secours et sur les diversions du czar, du roi de Prusse et du roi de Suède ; car il avoit porté ses vues sur les uns et sur les autres, et désabusé de ces projets, il avouoit qu’il n’entendoit plus parler de ces princes qu’avec dégoût. Il se flattoit de réussir plus heureusement en attaquant la France par elle-même ; il entretenoit dans le royaume des intelligences secrètes qu’il croyoit capables d’allumer le flambeau de la guerre civile, et connoissant peu le crédit des conspirateurs, il attendoit les nouvelles du progrès de leurs complots avec la même impatience que si leurs trames eussent dû faire triompher le roi d’Espagne de tous ses ennemis. Cellamare avoit ordre de dépêcher des courriers pour instruire le roi son maître de tout ce qui regarderoit cette affaire capitale. La conjoncture paraissoit favorable aux désirs de ceux qui souhaitoient de voir régner la division en France ; ils comptoient beaucoup sur le mécontentement du parlement de Paris, sur les vues qu’on lui attribuoit de profiter d’un temps de faiblesse du gouvernement pour étendre l’autorité de cette compagnie. Ses entreprises, quand même elles ne réussiroient pas, seroient toujours autant de piqûres à l’autorité de la régence, et les corps dont le crédit [était] établi par une longue suite de temps, étoient, suivant l’opinion d’Albéroni, un puissant correctif au gouvernement despotique. Le temps lui paraissoit un grand modérateur dans toutes les affaires, et savoir le gagner étoit un grand art. Un aventurier qui se faisoit nommer le comte Marini, vint le trouver, envoyé, disoit-il, par un autre aventurier danois qu’on nommoit, le comte Schleiber, trop connu pour son honneur sous le règne du feu roi, Marini proposa, de concert avec son ami, une ligue entre le roi d’Espagne et le roi de Prusse.

Albéroni, en garde contre l’industrie de ces sortes de gens, avertit Cellamare que Marini partoit pour Paris, et le pria d’éclaircir ce que c’étoit que cet aventurier et quelle foi on pouvoit donner à ses paroles. Il est naturel à celui qui fait un grand usage d’espions de croire qu’on lui rend la pareille, et que plusieurs inconnus qui lui offrent ses services n’ont pour objet que de pénétrer ses secrets et d’en informer ceux qui les emploient. Les principales vues d’Albéroni étoient sur la succession du roi d’Espagne à la couronne de France ; et quoiqu’il fût de la prudence de cacher ces vues avec beaucoup de soin, il ne put s’empêcher de dire un jour à un des ministres du roi de Sicile que, si le cas arrivoit, le parti du roi d’Espagne en France seroit plus fort que celui du régent.

La rupture entre les cours de Rome et de Madrid acheva d’éclater par l’ordre que le nonce reçut de la part du roi d’Espagne, au commencement de juillet, de sortir des États de Sa Majesté Catholique ; et comme le motif de cet ordre étoit principalement le refus des bulles de l’archevêché de Séville pour le cardinal Albéroni, cette cause parut si légère que bien des gens crurent la chose concertée entre les deux cours uniquement pour cacher à l’empereur leur intelligence secrète. Mais ces politiques, comme il arrive souvent, se trompoient dans leurs raisonnements, et la rupture étoit sérieuse ; le sort du pape étoit de passer le cours de son pontificat brouillé avec les premières puissances catholiques, la France, etc.