Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/6


CHAPITRE VI.


Départ de l’escadre anglaise pour la Méditerranée. — Fourberie de Stanhope à Monteléon. — Propos d’Albéroni. — Maladie et guérison du roi d’Espagne. — Vanteries d’Albéroni. — Secret du dessein de son expédition. — Défiance du roi de Sicile de ceux même qu’il emploie au dehors. — Leurs différents avis. — Ministres d’Espagne au dehors déclarent que le roi d’Espagne n’acceptera point le traité. — Détail des forces d’Espagne fait en Angleterre avec menaces. — Albéroni déclame contre le roi d’Angleterre et contre le régent. — Albéroni se loue de Nancré ; lui impose silence sur le traité ; peint bien l’abbé Dubois ; menace ; donne aux Espagnols des louanges artificieuses. — Il a un fort entretien avec le colonel Stanhope, qui avertit tous les consuls anglois de retirer les effets de leurs négociants. — Inquiétude des ministres de Sicile à Madrid. — Fourberie insigne d’Albéroni. — Forte et menaçante déclaration de l’Espagne aux Hollandois. — Avis contradictoire d’Aldovrandi au pape sur Albéroni. — Plaintes du pape contre l’Espagne qui rompt avec lui, sur le refus des bulles de Séville pour Albéroni. — Conduite de Giudice à l’occasion de la rupture de l’Espagne, avec Rome. — Il ôte enfin les armes d’Espagne de dessus sa porte ; craint les Impériaux et meurt d’envie de s’attacher à eux ; avertit et blâme la conduite de Cellamare à leur égard. — Le pape menacé par l’ambassadeur de l’empereur. — Malice d’Acquaviva contre les Giudice. — Dangereuses pratiques de Cellamare en France. — Secret et précautions. — Ses espérances. — Embarras domestiques du régent, considérés différemment par les ministres étrangers à Paris. — Koenigseck, ambassadeur de l’empereur à Paris, gémit de la cour de Vienne et de ses ministres. — Garnisons. — Conduite insolente de Stairs.


Enfin le moment du départ de l’escadre anglaise destinée pour la Méditerranée arriva. Comme elle étoit prête à mettre à la voile, Stanhope dit à Monteléon que l’amiral Bing, qui la commandoit, avoit ordre d’user d’une bonne correspondance avec l’Espagne. Monteléon demanda si le cas fatal aux deux rois et aux deux nations arriveroit, et si l’Angleterre s’opposeroit aux desseins du roi d’Espagne. Stanhope répondit, en termes généraux, qu’il espéroit que cette occasion ne se présenteroit pas ; que le roi d’Angleterre et son ministère avoient toujours devant les yeux combien il leur importoit de maintenir l’amitié et la bonne correspondance avec l’Espagne, aussi bien que les inconvénients et le préjudice d’une rupture ; que le temps et les effets dissiperoient, les mauvaises impressions et l’opinion sinistre qu’on avoit à Madrid de leurs intentions. En effet, cette opinion ne pouvoit être plus mauvaise. Le roi d’Espagne étoit non seulement persuadé de la partialité du roi d’Angleterre pour l’empereur, mais de plus Sa Majesté Catholique déploroit le malheur général de l’Europe et l’esclavage dont plusieurs nations étoient menacées, si les projets que la France et l’Angleterre soutenoient avec tant d’efforts réussissoient en faveur de la maison d’Autriche.

Albéroni, pour lors arbitre absolu des sentiments et des décisions de son maître, protestoit que jamais ce prince ne subiroit la dure loi que ceux qui se disoient ses meilleurs amis vouloient lui imposer ; que s’il cédoit, ce ne seroit que lorsqu’il y seroit forcé par la nécessité et qu’il ne seroit plus maître d’agir contre ses propres intérêts ; qu’il adoroit les jugements impénétrables de Dieu, et qu’il prévoyoit que quelque jour les mêmes puissances, qui travailloient à augmenter celle d’un prince dont elles devoient redouter les desseins ambitieux, regretteroient amèrement les secours qu’elles lui donnoient avec tant de zèle pour s’élever à leur préjudice. Le cardinal prétendoit que Nancré même, venu à la cour d’Espagne comme ministre confident du régent, étoit honteux de sa commission ; que, ne pouvant répondre aux justes plaintes que le roi d’Espagne faisoit de la conduite et des démarches de ce prince, il se contentoit de lever les épaules et de dire qu’il étoit trop engagé pour reculer, et d’avouer en même temps qu’il avoit bien prévu que son voyage en Espagne auroit un triste succès.

Cette cour, ou pour mieux dire la reine et le premier ministre, avoient eu de grands sujets d’alarme causés par une maladie opiniâtre du foi d’Espagne, dont les médecins auguroient mal et ne pouvoient le guérir. Sa santé se rétablit enfin d’elle-même sans remèdes, et la fièvre le quitta après beaucoup d’accès et différentes rechutes. On ne manqua pas de publier avec soin sa guérison ; et Albéroni réitéra, surtout en Italie, les descriptions magnifiques qu’il avoit déjà faites de l’état de la flotte espagnole, de celui de l’armement destiné à faire une descente, des provisions de vivres, d’artillerie, et généralement de toutes les précautions qu’il avoit prises pour assurer le dessein dont il gardoit encore le secret. Enfin il vouloit que le monde vît que l’Espagne n’étoit plus un cadavre, et que l’administration d’un ministre habile, pendant un an et demi, avoit mis ce royaume en état d’armer et habiller soixante-cinq mille hommes effectifs, et de former une marine, de construire actuellement douze navires chacun de quatre-vingts pièces de canon, de fondre cent cinquante pièces d’artillerie, et de bâtir à Barcelone une des plus belles citadelles de l’Europe. Il envisageoit comme un moyen de fournir à tant de dépenses le retour prochain de quatorze vaisseaux envoyés en Amérique pour le compte seul du roi d’Espagne, et ce qui marquoit à quel point la puissance de ce prince imposoit au dehors étoit l’empressement que le duc de Savoie témoignoit de s’unir à Sa Majesté Catholique, offrant d’envoyer exprès à Madrid un ministre muni de pouvoirs pour traiter. Il auroit été le quatrième de ceux que ce prince avoit à la cour d’Espagne. L’abbé del Maro, son ambassadeur, quoique rappelé, n’en étoit pas encore parti. Il y avoit envoyé quelque temps auparavant Lascaris comme ministre de confiance, dont il n’avoit cependant que l’apparence. Un nommé Corderi, secrétaire d’ambassade, paraissoit être plus du goût du roi son maître ; toutefois il n’avoit pas encore son secret. Aucun de ces ministres et agents du roi de Sicile n’avoit pu pénétrer quel étoit le véritable objet de l’armement d’Espagne. Del Maro, mécontent de cette cour, assuroit depuis longtemps que l’entreprise regardoit la Sicile ; Lascaris, espérant encore de réussir où l’ambassadeur avoit échoué, assuroit son maître que c’étoit Naples. Il élevoit le bon état et la puissance de l’Espagne, et par ses relations il insinuoit à son maître que le meilleur parti qu’il eût à prendre étoit de traiter avec cette couronne. Corderi, souhaitant de prolonger son emploi, écrivoit douteusement. Il représentoit le roi d’Espagne comme encore indéterminé dans ses résolutions ; il répandoit des doutes sur l’état de la négociation de Nancré ; et n’étant pas informé de ce qu’il s’y passoit, il croyoit utile à ses vues particulières de laisser entrevoir à son maître qu’Albéroni et Nancré étoient entre eux plus d’accord que le public n’avoit lieu de le croire ; il étoit d’ailleurs l’espion de Lascaris. Moyennant les différentes affections de ces trois ministres, le roi de Sicile étoit très mal informé d’un projet dont la connoissance étoit si importante à ses intérêts.

Si la bonne foi d’Albéroni eût été moins suspecte, qui que ce soit n’auroit douté de la résolution ferme et constante, que le roi d’Espagne avoit prise, de rompre toute négociation et d’entrer incessamment en guerre ; car il n’y avoit pas d’occasion où le cardinal ne déclarât nettement les intentions de Sa Majesté Catholique sur ce sujet. Ses ministres au dehors avoient ordre d’en parler avec la même franchise. Monteléon, peut-être parce qu’il étoit plus suspect, reçut des ordres plus précis qu’aucun autre de déclarer que le roi son maître ne consentiroit jamais à l’indigne projet qu’on lui proposoit, son honneur exigeant qu’il pérît plutôt que de recevoir une loi dont sa dignité et l’intérêt de sa couronne souffriroient un égal préjudice, loi très fatale d’ailleurs au bien général de l’Europe. Monteléon devoit dire aussi que Sa Majesté Catholique attendoit de savoir quels ordres le roi d’Angleterre donneroit à l’escadre qu’il faisoit passer dans la Méditerranée, afin de régler de son côté les mesures, qu’elle auroit à prendre ; que, si elle, n’avoit pu gagner l’amitié du roi Georges, elle vouloit au moins gagner son estime. Pour appuyer une telle déclaration, Albéroni fit une nouvelle énumération des forces d’Espagne. Cette couronne, disoit-il, réveillée de sa léthargie, fait ce que nulle puissance n’a fait encore. Elle a plus de trois cent soixante voiles, trente-trois mille hommes effectifs de débarquement, cent pièces de canon de vingt-quatre, trente de campagne, quarante mortiers, trente mille bombes et grenades, le reste à proportion ; vingt mille quintaux de poudre, quatre-vingt mille outils à remuer la terre, dix-huit mille fusils de réserve, des vivres pour l’armée de terre et de mer jusqu’à la fin du mois d’octobre, toutes les troupes armées, montées et vêtues de neuf ; enfin deux millions de pièces de huit embarquées, c’est-à-dire, un million trois cent mille pièces en monnaie d’or et d’argent, le reste en lettres de change sur Gènes et sur Livourne. Outre ces troupes, il demeure quarante-deux mille hommes en Espagne. C’est en ces termes qu’Albéroni s’expliquoit à Monteléon au commencement de juin 1718, avouant cependant que les hommes ayant fait ce qu’ils pouvoient, le succès dépendoit de la bénédiction de Dieu ; mais ces dispositions suffisoient, disoit le cardinal, pour faire voir au roi d’Angleterre qu’il se trompoit s’il croyoit traiter un roi d’Espagne à l’allemande ; car enfin Sa Majesté Catholique se mettoit en état de faire de temps en temps de ces sortes de coups qui devroient donner à penser à quelqu’un, et si, plutôt que de porter ses forces en Italie, elle les eût fait passer en Écosse sous le commandement de ce galant homme pour lors relégué à Urbin et demandant secours à tout le monde, peut-être que le roi Georges eût fait ses réflexions avant que d’envoyer une escadre dans la Méditerranée ; mais il paraissoit que Dieu aveugloit ce seigneur, permettant qu’il travaille contre son propre bien, et comme conduit par un esprit d’erreur qui ne lui permettoit pas de se laisser persuader par les raisons les plus claires, les plus convaincantes et les plus conformes à ses véritables intérêts.

Albéroni ne traitoit pas le régent plus favorablement que le roi d’Angleterre : tous deux selon lui ne pensoient qu’à leurs intérêts particuliers, et tous deux prenoient, disoit-il, de fausses routes pour arriver à leur but. L’un, selon lui, sacrifioit à cet objet la nation Anglaise, et, l’autre la française. Enfin, sortant des bornes du simple raisonnement, il se porta jusqu’à dire à Nancré, de la part du roi d’Espagne, de cesser absolument de parler du projet à Sa Majesté Catholique, pour ne pas obliger sa patience royale à sortir des règles usitées à l’égard des ministres étrangers. Cette espèce de menace ne regardoit pas personnellement Nancré, car Albéroni déclara souvent qu’il avoit lieu d’être content de sa conduite ; qu’elle ne pouvoit être plus sage ni plus mesurée, ayant une mauvaise cause à défendre. Il ajoutoit à cet éloge un parallèle peu obligeant pour l’abbé Dubois, qu’il traitoit de nouveau ministre, d’artisan de chimères, agent des passions d’autrui (point du tout, mais des siennes), d’homme qui avoit mis tout son génie à vendre et à débiter ses artifices par cabale et par mille menteries (c’étoit bien là le vrai portrait de tous les deux), mais dont l’orviétan trouvoit peu de débit, parce que tout homme d’honneur étoit persuadé que ses manèges n’aboutiroient qu’à décréditer son maître et à l’engager dans le précipice. La conséquence et la conclusion de tous ces discours étoient que ceux qui se donnoient pour amis du roi d’Espagne avoient enfui poussé son flegme au point de jouer à jeu découvert, et de prendre en main toutes les armes qu’il croiroit utiles à la défense de son honneur et de la monarchie ; qu’il seroit vaillamment secondé par la nation espagnole généralement occupée du désir de contribuer de son sang, de son bien, enfin de tout ce qu’elle possédoit, pour servir le roi son maître, qu’elle étoit transportée de joie de voir une narine et tant de forces, que Sa Majesté Catholique avoit mises sur pied ; que les Espagnols disoient unanimement : si l’on avoit tant fait en peu de temps, que pourroit-on faire à l’avenir ? que le moindre d’entre eux se croyoit conquérant de nouveaux mondes ; que l’Espagne enfin étoit en pleine mer, et qu’il falloit ou périr ou parvenir au port. Albéroni s’expliqua dans le même sens et dans les mêmes termes à peu près avec le colonel Stanhope.

Cet envoyé avoit reçu de Londres l’ordre de représenter les raisons qui empêchoient le roi d’Angleterre d’acquiescer à la proposition que le roi d’Espagne avoit faite, de garder la Sardaigne en souscrivant au projet du traité. Stanhope crut adoucir ce refus en l’ornant de toutes les expositions que le roi son maître lui avoit prescrites, pour persuader le cardinal que ce prince étoit plus touché que personne de l’honneur et des intérêts de Sa Majesté Catholique, et que c’étoit même en cette considération qu’il croyoit important de ne rien innover au projet de traité, parce qu’il falloit éviter de fournir à l’empereur le moindre prétexte de changer de sentiment, au moment qu’il dépendoit de lui de faire la paix avec les Turcs. Albéroni ne parut point touché de ces marques de considération., que Stanhope lui vouloit faire valoir. Il répondit qu’il regardoit toujours le plan comme désavantageux, déshonorant pour l’Espagne, et comme dressé avec beaucoup de partialité en faveur de l’empereur ; que, si le roi d’Angleterre et le régent étoient résolus à refuser tout changement, le roi d’Espagne l’étoit aussi de rejeter tout l’ouvrage, et que, par cette raison, il étoit inutile de traiter davantage ; qu’il attaqueroit l’empereur avec toute la vigueur possible, quand même toute l’Europe le menaceroit de lui déclarer la guerre, qu’il en attendoit l’effet avant que de changer de résolution ; que, si les événements lui étoient contraires, il se retireroit auprès de sa cheminée, et tâcheroit de s’y défendre, n’étant pas assez don Quichotte pour attaquer tout le genre humain ; mais aussi qu’il auroit l’avantage de connoître ses ennemis, et que peut-être il trouveroit le temps et l’occasion de faire sentir sa vengeance ; qu’il préféroit donc un parti honorable à celui de se soumettre à des conditions infâmes. Cette déclaration fut soutenue d’une description pompeuse des forces d’Espagne. Si le pouvoir de cette couronne étoit demeuré comme éclipsé pendant plusieurs siècles, la faute ; dit Albéroni, devoit en être imputée, à ceux qui, se trouvant à la tête des affaires, les avoient follement et pitoyablement administrées. Mais au moment présent les finances du roi d’Espagne étoient dans un état florissant. Ce prince ne devoit rien, son bonheur ayant été de manquer de crédit pour emprunter dans les conjonctures fatales où il auroit regardé comme un bien les moyens de se ruiner. Il pouvoit donc, disoit le cardinal, soutenir désormais la guerre sans le secours de personne, et déjà les fonds étoient réglés pour les dépenses d’une seconde campagne.

L’ostentation d’un pouvoir, dont il étoit permis aux étrangers de douter, auroit peut-être fait peu d’impression sur les Anglois. Comme il falloit les toucher par quelque intérêt plus sensible et plus pressant pour la nation, Albéroni déclara nettement à l’envoyé d’Angleterre que le roi d’Espagne ne permettroit pas à la compagnie Anglaise du Sud d’envoyer dans le cours de cette même année le vaisseau qu’elle avoit droit de faire passer tous les ans dans les Indes espagnoles, en vertu du traité d’Utrecht. Ce refus n’étoit ni l’effet ni l’apparence d’une rupture prochaine. Albéroni prit pour prétexte l’excès des marchandises d’Europe portées aux Indes en contrebande, et promit qu’au lieu d’un vaisseau les Anglois auroient l’année suivante permission d’en envoyer deux dans la mer du Sud. Mais en même temps qu’il relevoit l’avantage que la nation Anglaise retireroit de ce changement, il ne put s’empêcher de laisser échapper avec colère, soit malgré lui, soit à dessein ; que l’Espagne n’auroit plus d’égard aux traités faits avec l’Angleterre ; que Stanhope ne recevroit désormais aucune réponse favorable sur les mémoires qu’il pourroit donner, parce que, dans la situation où se trouvoient les affaires, le roi catholique n’avoit que trop de sujets de regarder le roi d’Angleterre comme ennemi. Stanhope, étonné de l’emportement du cardinal, et persuadé que les menaces qu’il laissoit échapper seroient suivies de l’effet prochain, crut à propos de lui représenter qu’au moins, en cas de rupture, les traités fixoient un temps aux marchands des deux nations pour retirer leurs personnes et leurs effets. Albéroni répondit avec encore plus de chaleur qu’auparavant, que sitôt que l’escadre Anglaise paroîtroit dans la Méditerranée, les Anglois devoient s’attendre à être maltraités dans toutes les circonstances imaginables. Les vivacités d’Albéroni furent mêlées de mots entrecoupés du prétendant, de dispositions que le parlement prochain de la Grande-Bretagne témoigneroit vraisemblablement à l’égard de la guerre d’Espagne, de raisonnements et de pronostics sur la nécessité où l’Espagne et l’Angleterre se trouveroient indispensablement réduites de périr l’une ou l’autre ; enfin de tant de mouvements de colère, et si vifs, de la part du premier ministre, que Stanhope, au sortir de l’audience, dépêcha sur-le-champ des courriers aux consuls Anglois de tous les ports d’Espagne pour leur enjoindre de mettre sous leur garde tous les effets appartenant aux marchands de leur nation. On doutoit cependant encore à Madrid des intentions du roi d’Espagne. Quelques ordres donnés pour différer de quelques jours le départ de la flotte fit croire que Sa Majesté Catholique pourroit enfin accepter le projet, malgré tant de démonstrations contraires qu’elle avoit données au public. Les ministres de Sicile parurent plus inquiets et plus alarmés du soupçon qu’ils eurent d’une intelligence prochaine du roi d’Espagne avec l’empereur, que de la crainte qu’ils avoient eue que la Sicile ne fût effectivement l’objet de l’entreprise. Lascaris, entre autres, observa qu’Albéroni ne donnoit que le titre de duc de Savoie au roi de Sicile, dans une lettre que ce premier ministre lui communiqua, et qu’il écrivoit au prince de Cellamare. C’étoit un grand sujet de réflexions pour les ministres d’un prince défiant, qui d’ailleurs soupçonnoient avec beaucoup de raison la bonne foi et la sincérité du cardinal.

Il étoit parvenu à persuader au nonce Aldovrandi que c’étoit contre son avis et contre son sentiment que le roi d’Espagne s’engageoit dans la guerre. Il se lit même honneur d’avoir disposé ce prince à l’accommodement ; mais il prétendit que toutes ses mesures avoient été rompues par l’opiniâtreté de la reine, si entêtée du projet de guerre, et des avantages particuliers qu’elle se proposoit d’en tirer, qu’il y avoit eu à cette occasion une contestation très vive entre le roi et elle ; que, se regardant elle-même, elle ne pouvoit renoncer aux vastes espérances qu’elle avoit conçues du succès, et que, quoique tout le monde le regardât comme impossible, elle persistoit cependant dans l’idée qu’elle avoit formée dès le commencement ; qu’elle se fiait en la force des armées de terre et de mer jusqu’au point de croire que la France ne pressoit la paix que poussée par la crainte qu’elle avoit des succès et du pouvoir du roi d’Espagne. C’étoit à cette raison que le cardinal attribua l’inutilité des dernières instances de Nancré, qui avoit déclaré formellement que la France et l’Angleterre s’opposeroient de toutes leurs forces aux entreprises de l’Espagne. L’autorité de la reine avoit tout entraîné sans laisser le moindre crédit aux, avis contraires au sien. Albéroni, voulant flatter Rome, laissa croire qu’il avoit proposé au roi d’Espagne de faire passer sa flotte en Afrique, d’employer ses troupes à faire la conquête d’Oran, à délivrer Ceuta, et ruiner Alger par les bombes. Il demanda cependant un profond secret d’un projet qui pouvoit réussir encore si le roi d’Espagne faisoit la paix avec l’empereur. Albéroni savoit bien qu’un tel mystère seroit de peu de durée, car en même temps il fit savoir aux ministres d’Espagne employés au dehors qu’il n’étoit plus question de parler d’un traité si contraire à l’honneur du roi d’Espagne, et si fatal à ses intérêts ; qu’il ne céderoit donc qu’au seul cas de la dernière extrémité, et que, se conformant alors à la nécessité des temps, il attendroit des conjonctures plus favorables pour reprendre les délibérations, et les mesures qui conviendroient le mieux à son honneur.

Beretti eut ordre de déclarer particulièrement aux États-généraux les sentiments du roi d’Espagne. Ce prince voulut qu’il leur dît en termes clairs que jamais il ne se soumettroit à la loi dure et inique que la France et l’Angleterre prétendoient lui imposer ; qu’il n’admettoit ni n’admettroit jamais les conditions honteuses d’un projet qui blessoit également son honneur et sa satisfaction. Sa Majesté Catholique voulut que son ambassadeur avertît les États généraux, comme puissance amie, des engagements où le roi d’Angleterre et le régent avoient dessein de les entraîner ; qu’il ouvrît les yeux à ceux qui gouvernoient la république, afin de leur découvrir et de leur faire éviter le piège où on vouloit les faire tomber, d’autant plus dangereux que ces deux princes prétendoient pour leurs fins particulières conduire effectivement cette république à sa ruine, sous l’apparence trompeuse de ne vouloir point de guerre aux dépens même d’une paix de peu de durée. Beretti eut ordre d’ajouter que le roi son maître seroit affligé, même offensé, si les États généraux se conduisoient en cette occasion d’une manière contraire au bien public et à la continuation de l’amitié et de la bonne correspondance ; car ils forceroient Sa Majesté Catholique à faire usage des conjonctures que le temps et la justice de sa cause lui fourniroient, et ce seroit à regret qu’elle se verroit obligée de prendre les mesures et les résolutions qui lui conviendroient davantage.

La flotte avoit déjà mis à la voile pour faire le trajet de Cadix à Barcelone, lorsque ces déclarations furent faites. Aldovrandi avoit déjà employé son industrie à persuader le pape que les intentions d’Albéroni étoient bonnes, et que, si les effets n’y répondoient pas, on devoit l’attribuer à la situation présente de l’Espagne, qui ne permettoit pas au premier ministre de faire généralement tout ce qu’il vouloit, car il avoit à combattre les préventions de la reine, persuadée que son intérêt ’et celui de ses enfants étoit que la guerre se fît en Italie. Mais lorsque la flotte fut partie, Aldovrandi, désabusé trop tard, changea de sentiment à l’égard d’Albéroni. L’objet de l’entreprise étoit encore un secret ; mais le nonce ne douta plus que, quel que fût le dessein du roi d’Espagne, l’Italie n’en sentît, le principal dommage, et tel que la paix qui ne pouvoit être éloignée ne répareroit pas les pertes, et peut-être la destruction totale que la guerre lui auroit causée. Il avertit le pape qu’il ne falloit compter ni sur la piété, ni sur les bonnes intentions du roi d’Espagne, parce que ce prince souvent malade étoit hors d’état de s’appliquer aux affaires, et qu’elles étoient souverainement gouvernées par un premier ministre plein de ressentiment, et vivement piqué des refus qu’il essuyoit de la cour de Rome. Tout étoit à craindre de sa vengeance, et le pape, naturellement porté à s’alarmer facilement, avoit lieu d’être encore plus intimidé par les prédictions fâcheuses que lui faisoit son ministre à Madrid, et par les avis réitérés qu’il lui donnoit de veiller sur toutes choses à prévenir les premières tentatives que les troupes espagnoles pourroient faire sur l’État ecclésiastique. Albéroni, de son côté, n’oublioit rien pour augmenter les frayeurs du nonce et celles du pape. Il faisoit dire à Sa Sainteté que c’étoit elle qui servoit plutôt que le roi d’Espagne, en la pressant d’accorder les bulles de Séville, lui laissant assez entendre ce qu’elle avoit à craindre d’un plus long refus. Elle y persistoit cependant, et le cardinal Acquaviva, ayant inutilement insisté pour vaincre sa résistance, se crut enfin obligé d’exécuter les ordres qu’il avoit reçus à Madrid, de rompre ouvertement avec la cour de Rome. Avant que d’en venir à cette extrémité, il avoit pris toutes les voies qu’il croyoit propres à persuader au pape de l’éviter ; un accommodement avec l’Espagne ne convenoit pas à Sa Sainteté ; elle étoit moins alarmée des effets incertains du ressentiment du roi d’Espagne, qu’elle n’étoit effrayée de la vengeance prochaine et facile dont les Allemands la menaçoient continuellement, soit que l’empereur fût véritablement persuadé d’une intelligence secrète entre la cour de Rome et celle de Madrid, soit que ce prince crût de son intérêt de conserver longtemps un pareil prétexte, dont il se servoit utilement pour intimider lepapeetpour le tenir dans une dépendance continuelle.

Les vues de l’empereur réussirent si bien qu’Acquaviva devint l’objet de toute la colère de Sa Sainteté. Il ne reçut d’elle que des réponses dures. Lorsqu’il insistoit sur les bulles de Séville, il demandoit des réparations publiques et authentiques de tous les affronts et de tout le préjudice que l’immunité ecclésiastique avoit reçus en Espagne. Un des principaux chefs sur cet article étoit le séquestre et l’emploi que le roi d’Espagne avoit fait pour son usage des revenus des églises vacantes de Vich et de Tarragone, et la jouissance des revenus de celles de Malaga et de Séville qu’Albéroni s’étoit en même temps attribués. Toutefois, ne voulant pas que la rupture vînt de sa part, et suivant en cette occasion son caractère incertain et indécis, [le pape] dit à Acquaviva de conférer avec le cardinal Albane. Mais ces conférences ne conduisirent à rien de certain, en sorte que les ordres du roi d’Espagne étant précis et pressants, Acquaviva jugea qu’il devoit enfin les exécuter, et pour cet effet, il fit dire à tous les Espagnols qui étoient à Rome d’en sortir incessamment. Ils obéirent tous, et leur soumission surprit la cour de Rome. Le pape parut embarrassé, et laissa voir qu’il n’auroit jamais cru que le roi d’Espagne prît une telle résolution, et qu’il croyoit encore moins que les ordres de Sa Majesté Catholique fussent exécutés et suivis avec autant d’exactitude.

Le cardinal del Giudice, moins prompt à obéir, voulut tourner en ridicule, et la résolution prise à Madrid, et l’effet qu’elle avoit eu à Rome. Il dit que cette expédition éclatante avoit fait rire tout le monde ; que ceux qui vouloient flatter le conseil d’Espagne disoient qu’elle avoit été concertée avec le pape, et que le véritable dessein étoit de tromper les Allemands et de leur déguiser l’intelligence secrète que. Sa Sainteté avoit avec le roi d’Espagne ; qu’il seroit cependant difficile de les abuser longtemps, et que, si le nonce demeuroit encore à Madrid sous quelque prétexte et sous quelque figure que ce pût être, son séjour en cette cour découvriroit la vérité. Giudice, tournant en dérision l’obéissance des Espagnols envers le roi leur maître, croyoit justifier le refus qu’il faisoit depuis quelque temps d’obéir à l’ordre qu’Acquaviva lui avoit fait présenter de la part du roi d’Espagne de faire ôter le tableau des armes d’Espagne qu’il avoit sur la porte de son palais, ainsi que les cardinaux et les ministres des princes étrangers ont coutume d’élever sur la porte des leurs les armes des princes qu’ils servent ou à qui ils sont attachés véritablement. Il avoit espéré que le régent intercéderoit pour lui auprès du roi d’Espagne, et que ses puissants offices procureroient la révocation d’un ordre qu’il attribuoit au crédit absolu de son plus mortel ennemi ; mais l’ordre n’ayant pas été révoqué, il fallut enfin se soumettre. Le pape même le pressa de prendre ce parti nécessaire, un particulier ne pouvant longtemps tenir tête à un grand roi. Giudice, en obéissant, protesta que jamais il n’arboreroit les armes d’une couronne qui rejetoit ses services, et se félicitant d’être libre désormais, il paraissoit résolu d’éviter tout commerce avec les Allemands ; mais, soit désir de les servir, soit qu’il craignît effectivement les effets de leur ressentiment à l’égard de sa famille, il avertit souvent Cellamare, son neveu, de songer sérieusement aux mauvais offices qu’on lui avoit rendus à Vienne, et de prévenir les suites qu’ils pourroient avoir.

Cette cour avoit envoyé au comte de Gallas, ambassadeur de l’empereur à Rome, plusieurs pièces, dont on disoit que les unes étoient originales et les autres légalisées, toutes servant à prouver une intelligence secrète entre le roi d’Espagne et le Grand Seigneur, liée et contractée par le moyen de Cellamare. Le bruit couroit que, parmi, ces pièces, il y avoit plusieurs lettres originales de lui et du prince Ragotzi. Gallas, en les communiquant au pape, lui avoit dit en forme de menace que l’empereur seroit attentif à la conduite de Sa Sainteté, et qu’elle serviroit de règle aux mesures qu’il croiroit devoir prendre. C’en étoit assez pour faire trembler Rome, et plus qu’il n’en falloit pour faire trembler en particulier un Italien dont les biens étoient situés dans le royaume de Naples, sous la domination de l’empereur. Cellamare avoit encore ajouté un autre motif à la colère de ce prince. Il avoit écrit une lettre où, rejetant comme calomnie ce que les Allemands avoient publié de ses négociations avec la Porte, il s’étoit répandu en invectives sur la mauvaise foi de la cour de Vienne. Acquaviva communiqua cette lettre au pape, en distribua différentes copies, et pour la rendre plus intelligible aux Romains, il la fit traduire en italien. Il dit même qu’il la feroit imprimer ; en sorte que, sous prétexte de relever et de faire valoir le zèle de l’ambassadeur d’Espagne pour son maître, il suscitoit en effet, et faisoit retomber toute la vengeance de l’empereur sur la famille des Giudice. Le cardinal, persuadé que tout ce que faisoit Acquaviva n’étoit que par malignité, avertit son neveu de prendre garde aux conséquences fâcheuses qu’il devoit craindre d’un pareil écrit, le danger étant pour lui d’autant plus grand que le roi d’Espagne venoit d’ordonner à son ministre à Rome de mépriser les vains discours des Allemands. Ainsi l’ambassadeur d’Espagne paraissoit en quelque façon abandonné du roi son maître, et livré à ce que voudroient faire contre lui les ministres de l’empereur qui trouveroient également à satisfaire et leur vengeance et leur avidité, en retenant, lors d’un traité de paix, les biens confisqués dont ils étoient en possession dans le royaume de Naples ; mais cet ambassadeur étoit alors moins occupé de ses propres intérêts du côté de l’Italie qu’il ne l’étoit d’animer et de fortifier les intrigues et les cabales secrètes qu’il entretenoit depuis quelque temps à la cour de France, sous l’espérance de secours infaillibles et puissants de la part du roi d’Espagne.

Cellamare se flattoit que, s’il réussissoit dans l’affaire du monde qui touchoit le plus sensiblement le roi d’Espagne, et qui satisfaisoit en même temps le goût et la vengeance de son premier ministre, la récompense qu’il tireroit d’un pareil service le dédommageroit abondamment des pertes qu’il comptoit avoir déjà faites dans le royaume de Naples. Il travailloit donc, et connoissant parfaitement la nécessité du secret, il aimoit mieux laisser le roi son maître quelque temps dans l’ignorance du progrès de ses manèges que s’en expliquer autrement que par des voies bien sûres, telles par exemple que les voyages que quelques officiers espagnols ou wallons avoient occasion de faire à Paris et à Madrid, et c’étoit ordinairement par les mêmes voies qu’il recevoit les réponses et les ordres de Sa Majesté Catholique. Il se défioit même des courriers, en sorte que, lorsqu’il étoit obligé d’écrire par cette voie, il ne s’expliquoit jamais clairement ; mais, enveloppant ses relations de voiles, il disoit, par exemple, qu’il préparoit les matériaux nécessaires et qu’il s’en serviroit en cas de besoin, que les ouvriers contribuoient cordialement à les lui fournir. Quelquefois il laissoit entendre qu’il se défioit de quelques-uns de ceux qui entroient dans ces intrigues. Enfin il cachoit le mieux qu’il lui étoit possible, sous différentes expressions figurées ce qu’il vouloit et ce qu’il n’osoit exposer clairement aux yeux de son maître. Deux circonstances flattoient alors l’ambassadeur d’Espagne, et lui faisoient espérer un succès infaillible des intrigues qu’il avoit formées. L’une étoit la division qui éclatoit ouvertement entre le régent et le parlement de Paris. Cellamare, persuadé du poids que l’exemple et l’autorité de cette compagnie devoit avoir dans les affaires publiques, traitoit de héros les officiers qui la composoient. Il assuroit que leur constance surpassoit toute croyance ; que ceux d’entre eux qui souffroient quelque mortification s’en réjouissoient comme s’ils étoient couronnés parla gloire du martyre ; que jusqu’alors ils n’étoient soutenus que par la bienveillance et par les applaudissements du public, mais que bientôt l’intérêt commun et le bien de l’État uniroit les autres parlements du royaume à celui de Paris, et que cette union mutuelle causeroit immanquablement des nouveautés imprévues.

L’autre circonstance dont l’ambassadeur d’Espagne espéroit profiter pour les intérêts du roi son maître étoit celle de la division que la bulle Unigenitus excitoit plus fortement que jamais, non seulement dans le clergé, mais encore dans tous les états du royaume. Il sembloit que l’expédition des bulles nouvellement accordées, par le pape devoit calmer pour quelque temps cette agitation. Mais le nonce Bentivoglio étoit le premier à détruire le bon effet que cette démarche sage du pape auroit dû produire, et les déclamations imprudentes de ce ministre rallumoient le feu dans le temps que son maître témoignoit avoir intention de l’apaiser. Ainsi les partisans de Rome qui désiroient le véritable bien de cette cour commençoient à craindre les résolutions que la France seroit obligée de prendre pour prévenir celles du Vatican. Ils ne doutoient pas que le régent ne consentît enfin à l’appel général de la nation, etc.

D’un autre côté, le régent avoit sur les bras des affaires qui pouvoient devenir très sérieuses, et l’embarrasser de manière qu’il se trouveroit dans un triste état, s’il avoit en même temps à soutenir des démêlés avec la cour de Rome. Ces affaires étoient celles qui survinrent alors à l’occasion des monnaies. Le nonce, ajoutant foi aux bruits de ville ; croyoit, ainsi que les autres ministres étrangers, que la cour et le parlement prenoient réciproquement des engagements dont les suites seroient considérables. Ces ministres en attendoient l’événement avec différentes vues. L’ambassadeur d’Espagne se flattoit que l’opposition du parlement aux résolutions que le régent prenoit sur la monnaie donnoit à penser à Son Altesse Royale sur la négociation du traité d’alliance, et que la réflexion qu’elle faisoit sur la disposition générale des esprits ne contribuoit pas moins que les représentations de la cour d’Espagne à ralentir l’ardeur qu’on avoit fait voir en France pour la conclusion de ce traité. Les agents du roi d’Angleterre jugeoient, au contraire, que les embarras suscités au régent par le parlement le persuaderoient encore davantage du besoin qu’il avoit de se faire des amis ; qu’il comprendroit qu’il ne pouvoit en avoir de plus puissants que l’empereur et le roi d’Angleterre ; que ce seroit, par conséquent, une nouvelle raison pour lui de s’unir avec ces princes, trouvant chez lui si peu de satisfaction.

Le comte de Kœnigseck, ambassadeur de l’empereur, suivant le génie des ministres autrichiens, vouloit, quoique d’ailleurs honnête homme, trouver à redire et donner un tour de mauvaise foi à toute la conduite du régent. Le style de la cour de Vienne, et le moyen de lui plaire est depuis longtemps d’interpréter à mal toutes les démarches de la France, et la suprême habileté d’un ministre de l’empereur est de croire, d’écouter de fausses finesses et de secondes intentions dans les résolutions les plus simples. Ainsi Koenigseck prétendoit avoir découvert que le régent commençoit à changer de langage ; que Son Altesse Royale ne lui parloit plus avec la franchise et la vivacité qui faisoient juger quelque temps auparavant la prompte conclusion du traité. Il remarquoit, comme une preuve indubitable de ce changement et du désir de ralentir la négociation, les différentes propositions que ce prince avoit faites pour assurer les principales conditions de l’alliance. Comme un des articles les plus essentiels étoit celui de la succession des États de Parme et de Toscane, Son Altesse Royale avoit proposé que la garde des places fortes de ces deux États fût commise à des garnisons suisses. Rien n’étoit moins du goût des ministres de l’empereur. Koenigseck crut avoir pénétré par les discours de Stairs que, les garnisons suisses rejetées, on proposeroit de substituer en leur place des garnisons Anglaises et Hollandaises. L’empereur, qui n’en vouloit aucune, ne s’en seroit pas mieux accommodé ; mais son ambassadeur lui conseilla de l’accepter, persuadé que la France elle-même n’y consentiroit jamais. Les variations de la cour au sujet de l’alliance étoient, selon lui, le triomphe des anciens ministres toujours opposés à ce projet ; mais il prévoyoit que le régent seroit la victime de la victoire qu’ils remportoient, et que ces mêmes ministres, dévoués à l’Espagne, l’entraîneroient insensiblement en de tristes affaires.

Il y avoit alors grand nombre de gens, et principalement les étrangers, qui regardoient comme un abîme ouvert sous les pieds du régent les brouilleries que l’affaire des monnaies excitoit entre la cour et le parlement, et ces mêmes gens étoient persuadés que les autres parlements du royaume suivroient incessamment l’exemple de celui de Paris. Stairs, de son côté, paraissoit mécontent de quelque refroidissement qu’il avoit cru remarquer dans la confiance que le régent lui avoit témoignée jusqu’alors. Son Altesse Royale lui avoit communiqué un mémoire qu’elle vouloit envoyer en Angleterre ; comme il y fit quelques remarques, elle eut égard à ses représentations et promit de s’y conformer. Il prétendit qu’elle lui avoit promis de lui faire voir une seconde fois le projet quand il seroit changé. Toutefois les changements faits, elle envoya ce projet en Angleterre, même avec quelques additions, sans le communiquer, et ce ne fut qu’après le départ du courrier que Stairs en reçut la copie. Il s’en plaignit. Le régent lui répondit qu’il avoit apostillé chaque article du mémoire de sa propre main. Stairs, peu satisfoit de la réponse, fit partir sur-le-champ un courrier pour informer son maître de ce qu’il s’étoit passé, et de plus, il obligea Schaub, l’homme de confiance de Stanhope, de passer lui-même en Angleterre pour instruire plus particulièrement les ministres de cette cour de la situation et du véritable état des affaires de France.