Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/11


CHAPITRE XI.


Belle et véritable maxime, et bien propre à Torcy. — Les Anglois frémissent des succès des Espagnols en Sicile et veulent détruire leur flotte. — Étranges et vains applaudissements et projets d’Albéroni. — Son opiniâtreté. — Menace le régent. — Ivresse d’Albéroni. — Il menace le pape et les siens. — Son insolence sur les grands d’Espagne. — Le pape désapprouve la clôture du tribunal de la nonciature faite par Aldovrandi. — Exécrable caractère du nonce Bentivoglio. — Sagesse d’Aldovrandi. — Représentations d’Aubenton à ce nonce pour le pape. — Audacieuse déclaration d’Albéroni à Nancré. — Le traité entre la France, l’Angleterre et l’empereur, signé à Londres. — Trêve ou paix conclue entre l’empereur et les Turcs. — Idées du régent sur le nord. — Cellamare travaille à unir le czar et le roi de Suède pour rétablir le roi Jacques. — Artifices des Anglois pour alarmer tous les commerces par la jalousie des forces maritimes des Espagnols. — Attention d’Albéroni à rassurer là-dessus. — Inquiétude et projets d’Albéroni. — Albéroni se déchaîne contre M. le duc d’Orléans. — Fautes en Sicile. — Projets d’Albéroni. — Il se moque des propositions faites à l’Espagne par le roi de Sicile. — Albéroni pense à entretenir dix mille hommes de troupes étrangères en Espagne ; fait traiter par leurs Majestés Catholiques, comme leurs ennemis personnels, tous ceux qui s’opposent à lui. — Inquiet de la lenteur de l’expédition de Sicile, il introduit une négociation d’accommodement avec Rome. — Son artifice. — Les Espagnols dans la ville de Messine.


Ce siècle étoit celui des négociations, en même temps celui où régnoit entre les souverains une défiance réciproque, leurs ministres bannissant la bonne foi et se croyant habiles autant qu’ils savoient le mieux tromper. L’empereur, persuadé que nulle alliance n’étoit aussi solide pour lui que celle d’Angleterre, ne perdit pas de temps à communiquer au roi d’Angleterre les propositions secrètes d’Albéroni. La droiture et la sincérité du ministre n’étoient pas mieux établies que celles du duc de Savoie. Ainsi l’opinion commune à Londres comme à Vienne étoit que, malgré les apparences, tous deux agissoient de concert, et que l’Espagne n’envahissoit la Sicile que du consentement secret du duc de Savoie, quelque soin que prît ce prince de déguiser une convention cachée, et de demander des garanties qu’il seroit fâché d’obtenir. Sur ce fondement l’empereur répondit aux propositions d’Albéroni qu’il en accepteroit le projet, lorsqu’il seroit sûr du consentement et du concours des médiateurs. Mais l’artifice d’un ministre tel qu’Albéroni, dont la bonne foi étoit plus que douteuse, et suspectée également dans toutes les cours, loin de suspendre, comme il l’espéroit, la conclusion du traité de la triple alliance, en pressa la signature : car il ne suffit pas que la probité des princes soit connue et hors de doute, si la réputation de ceux dont ils se servent dans leurs affaires les plus importantes n’est aussi sans tache ni susceptible parleur conduite passée d’accusation ni même de soupçon. Albéroni ne jouissoit pas de cette réputation si flatteuse et si nécessaire au succès des affaires dont un ministre est chargé. La cour de Rome ne se plaignoit pas moins que le duc de Savoie de la fausseté des promesses et des assurances qu’il avoit faites et données à l’une et à l’autre de ces deux cours.

Leurs plaintes n’arrêtoient pas le progrès des Espagnols, et la Sicile étoit soumise au roi d’Espagne à la fin de juillet. Cette conquête si rapide et si facile déplaisoit aux Anglois, à mesure du peu d’opposition que les Espagnols trouvoient à s’emparer totalement de l’île. Les agents d’Angleterre en différents lieux d’Italie représentoient qu’il étoit de l’intérêt de cette couronne d’anéantir la flotte d’Espagne, sinon qu’elle seroit bientôt employée en faveur du prétendant ; qu’on devoit se souvenir à Londres du projet formé en sa faveur peu de temps auparavant avec les princes du nord et de l’arrêt du comte de Gyllembourg, alors ambassadeur du roi de Suède ; qu’on ne devoit pas non plus oublier que Monteléon étoit instruit de son dessein ; que, ruinant la flotte d’Espagne, chose facile, non seulement l’Angleterre auroit la gloire et l’avantage de secourir le duc de Savoie, mais qu’il seroit impossible à l’Espagne de réparer la perte qu’elle auroit faite et de ses vaisseaux et de son armée, au lieu que, laissant à cette couronne la liberté entière de poursuivre ses desseins, elle joindroit bientôt la conquête du royaume de Naples à celle de la Sicile. Les ennemis de l’Espagne craignoient le génie de son premier ministre, et n’oublioient rien pour inspirer de tous côtés la crainte des projets et des entreprises qu’il étoit capable de former et d’exécuter. Mais pendant qu’ils travailloient à décrier Albéroni, il s’applaudissoit à Madrid du succès étonnant des mesures prises et des ordres donnés pour la conquête de la Sicile. Il admiroit qu’une flotte de cinq cents voiles, partie de Barcelone le 27 juin, eût débarqué heureusement dans le port de Palerme, le 3 juillet, toutes les troupes dont elle étoit chargée avec l’attirail nécessaire pour une descente. Cet heureux début lui ouvrit de grandes vues pour l’avenir. Comme il falloit cependant donner une couleur à cette entreprise et justifier une expédition faite en pleine paix, au préjudice des traités, Albéroni supposa que le roi d’Angleterre, médiateur de la triple alliance qui se négocioit actuellement, avoit intention d’engager le duc de Savoie de livrer la Sicile à l’archiduc, contre les dispositions du traité d’Utrecht, portant expressément que cette île retourneroit au pouvoir de l’Espagne au défaut d’héritiers mâles du duc de Savoie à qui la Sicile étoit cédée. Albéroni vouloit persuader qu’une telle contravention aux traités de paix avoit forcé le roi d’Espagne à prévenir le coup en s’assurant d’un royaume qui lui appartenoit par toutes les raisons de droit divin et humain.

Le projet d’Albéroni étoit d’entretenir en Sicile une armée de trente-six mille hommes, nombre de troupes suffisant non seulement pour conserver sa conquête, mais encore pour tenir en inquiétude les Allemands dans le royaume de Naples et leur faire sentir les incommodités d’un pareil voisinage. La conquête de la Sicile, l’espérance de la conserver, de passer facilement à celle de Naples, et l’idée de chasser ensuite les Allemands de toute l’Italie, devinrent pour le roi d’Espagne de nouveaux motifs de rejeter absolument le traité d’alliance proposé par le roi d’Angleterre et de s’irriter de la facilité que le régent a voit eue d’acquiescer aux propositions de ce prince, d’envoyer même Nancré à Madrid pour appuyer les instances que le comte de Stanhope devoit faire, et persuader à Sa Majesté Catholique d’y consentir. Albéroni prétendit que, bien loin que tant de mouvements dussent toucher Sa Majesté Catholique, ils faisoient voir, au contraire, quelle étoit l’agitation des ministres du roi d’Angleterre, la crainte qu’ils avoient des recherches d’un nouveau parlement qui s’élèveroit contre une conduite si contraire aux véritables intérêts de la nation, enfin la partialité. déclarée du roi Georges pour l’empereur et sa maison. « On ne comprend pas, disoit Albéroni, comment le régent ne connoît pas une vérité si évidente, comment il veut s’unir à un ministère si incertain et avec une nation sur qui on ne peut pas compter. » De ces réflexions Albéroni passoit à une espèce de menace : « Si, disoit-il, Son Altesse Royale veut signer une ligue si détestable, le roi d’Espagne fera les pas qu’il estimera convenables aux intérêts du roi son neveu, aussi bien qu’à la conservation d’une monarchie et d’une nation qu’il protégera et qu’il défendra jusqu’à la dernière goutte de son sang. Sa Majesté Catholique pourra dire qu’elle a satisfoit à tous ses devoirs par les représentations qu’elle a faites pour mettre le régent dans le chemin de la justice. Enfin cvravimus Babyloneni. » Albéroni ajoutoit : « Dieu sait ma peine à modérer la juste indignation du roi d’Espagne, quand il a su les sollicitations du régent envers la Hollande ; je suis las de parler davantage de modération, Leurs Majestés Catholiques commencèrent à s’ennuyer de cette chanson. » Cet échantillon des conférences de Nancré avec Albéroni peint à peu près le fruit qu’il remporta de sa mission en Espagne, où il avoit été envoyé principalement pour appuyer et seconder les instances de Stanhope. Albéroni disoit que le régent auroit été convaincu de la solidité des réponses du roi d’Espagne, s’il eût été question de persuader l’entendement et non la volonté.

Le cardinal, encore plus piqué du refus des bulles de Séville que des négociations du régent avec le roi d’Angleterre, ne doutoit pas que la conquête de la Sicile ne lui donnât les moyens de se venger du pape personnellement, aussi bien que des principaux personnages, de la cour de Rome. Il menaçoit déjà la maison Albane d’une estafilade que le roi d’Espagne pouvoit aisément lui donner. Il voulut aussi avoir une liste exacte des cardinaux et prélats romains possesseurs d’abbayes ou de pensions ecclésiastiques dans la Sicile. Ébloui du désir de vengeance, il bravoit par avance les censures de Rome, et disoit que, puisque Sa Sainteté n’avoit pas osé en lancer la moindre contre le cardinal de Noailles, qui s’étoit fait chef d’une hérésie en France, elle oseroit encore moins faire un coup d’éclat contre le roi d’Espagne, bien informé que l’acharnement de la cour de Rome contre lui étoit tel, que Sa Majesté Catholique devoit penser à la réprimer à quelque prix que ce pût être. Elle se trompoit, selon lui, si elle comptoit sur l’ancienne superstition espagnole. Altri tempi, etc. Ces superstitions étoient l’ouvrage des grands, persuadés qu’il étoit de leur intérêt de les imprimer dans l’esprit des peuples ; mais ces mêmes grands étoient sans autorité, sans crédit, toujours dans la crainte et le tremblement, enfin comptant pour beaucoup de vivre en repos. Albéroni donc ajoutoit que, le roi son maître ayant fait connoître qu’il n’étoit pas un zéro, et que ceux qui l’avoient méprisé auroient un jour à s’en repentir, trouveroit des amis ; que plusieurs même s’empresseroient d’être admis dans ce nombre. « Du temps, disoit-il, de la santé et de la patience ! » Il savoit que le pape avoit désapprouvé la demande que le nonce, Aldovrandi avoit faite de fermer, sans ordre de Sa Sainteté, le tribunal de la nonciature à Madrid, et véritablement le ministre de Sa Sainteté faisoit tort à la juridiction que le saint-siège s’étoit attribuée et maintenoit dans ce royaume. Ainsi le pape fit voir par un bref postérieur que son intention avoit été seulement de suspendre les grâces et privilèges que ses prédécesseurs avoient accordés aux rois d’Espagne. Le nonce Bentivoglio, averti de ce bref et de ce qu’il contenoit, jugea que la cour de France s’intéresseroit peu à l’embarras qu’il pourroit causer à celle d’Espagne, et de plus, que le régent ne seroit pas fâché de voir croître en même temps le nombre des ennemis du pape et les oppositions que le roi d’Espagne trouveroit à l’exécution de ses projets. Le caractère de ce nonce impétueux, violent, sans érudition, uniquement occupé que du désir effréné de parvenir au cardinalat, se montroit, dans toute sa conduite, persuadé que le moyen le plus sûr, le plus prompt, le plus aisé d’obtenir cette dignité étoit d’irriter le pape et de mettre le feu dans l’Église de France ; il n’oublioit rien pour arriver à son but, etc.

Le nonce du pape à Madrid, plus sage que celui qui résidoit en France, avoit aussi mieux connu de quelle importance il étoit pour le saint-siège de ménager les grandes couronnes ; il jugea donc qu’il étoit essentiel pour le bien de l’Église de conserver une voie à l’accommodement, lorsque le temps auroit un peu calmé l’aigreur de part et d’autre. Aubenton, jésuite, confesseur du roi d’Espagne, ouvrit cette voie, Il vint trouver Aldovrandi la veille de son départ de Madrid, et le priant de ne le nommer jamais dans ses lettres, il le chargea bien expressément de bien représenter au pape quel mal il feroit s’il fermoit la voie à tout accommodement ; que déjà la cour d’Espagne se croyoit méprisée, et qu’elle s’irriteroit au point de perdre le respect et l’obéissance due au saint-siège, si Sa Sainteté n’y prenoit garde et n’adoucissoit par sa prudence les différends survenus au sujet des bulles de Séville ; il représenta que l’intérêt d’un particulier tel qu’Albéroni ne devoit point causer de pareils désordres.

La cour d’Espagne étoit alors occupée d’affaires plus sensibles pour elle que ne l’étoient celles de Rome. La mission de Nancré n’avoit pas eu tout, le succès que le régent s’en étoit promis, et le cardinal avoit déclaré à cet envoyé que le roi d’Espagne, informé de la résolution que son Altesse Royale a voit prise de signer un traité d’alliance avec l’empereur et le roi d’Angleterre, souhaitoit qu’elle voulût abandonner un tel projet ou tout au moins en suspendre l’exécution. En ce cas, Sa Majesté Catholique s’engageroit à regarder les intérêts du régent comme les siens propres. Au contraire, le ressentiment d’un refus seroit tel que ni le temps ni même les services ne le pourroient effacer, et qu’il auroit en toute occasion le roi d’Espagne pour ennemi personnel. Nancré, pressé par le cardinal d’envoyer un courrier à Paris porter une telle déclaration, le refusa, et dit de plus que, quand même il se pourroit charger d’en rendre compte, il seroit inutile, parce que le traité devoit être déjà signé. Albéroni répliqua que, lorsque le roi d’Espagne seroit assuré de la signature, Nancré ne demeureroit pas encore un quart d’heure à Madrid. Albéroni ne s’expliquoit pas moins clairement aux ministres d’Angleterre qu’il avoit parlé à Nancré au sujet du traité dont le roi d’Espagne rejetoit toute proposition. Ainsi le colonel Stanhope, ne pouvant douter de la résolution de Sa Majesté Catholique, détournoit le comte de Stanhope son cousin, ministre confident du roi d’Angleterre, de faire le voyage de Madrid, prévoyant que la peine en seroit inutile, ainsi que les fréquentes déclarations du cardinal réitérées à toute occasion ne permettoient pas d’en douter. En effet, le traité étoit signé à Londres, et le roi d’Angleterre avoit conseillé au duc de Savoie d’y souscrire comme le meilleur parti qu’il pût prendre pour résister à l’invasion des Espagnols.

La flotte Anglaise naviguoit en même temps vers la Sicile ; et déjà les ministres d’Angleterre avoient déclaré à Monteléon que le roi leur maître n’avoit pu se dispenser d’envoyer ses vaisseaux pour maintenir la neutralité d’Italie, et défendre, en conséquence des traités, les États possédés par l’empereur ; que cependant Sa Majesté Britannique attendoit encore quel seroit le succès du voyage que le comte de Stanhope feroit à Madrid, d’où dépendoit la paix générale ou une malheureuse rupture. Quoique le roi de Sicile n’eût de secours à espérer que de la part de l’Angleterre, il hésitoit cependant à l’accepter avec la condition d’accéder au traité d’alliance, comme le demandoit le roi d’Angleterre. Stairs, son ambassadeur en France, offroit à Provane, ministre de Savoie à Paris, de lui remettre l’ordre par écrit de Sa Majesté Britannique, adressé à l’amiral Bing pour attaquer les Espagnols sitôt que le duc de Savoie auroit accepté le projet de traité, et Provane n’étoit pas autorisé à promettre que cette acceptation seroit faite. Il se bornoit à demander au régent la garantie de la Sicile ; instances inutiles. Son Altesse Royale lui répondoit que la France n’avoit point d’armée navale. Le mariage d’une des princesses ses filles avec le prince de Piémont étoit alors une de ses vues, et c’étoit vraisemblablement un moyen d’y réussir que de dégager le duc de Savoie de la guerre de Sicile en persuadant au roi d’Espagne de consentir aux propositions de Stanhope. Deux motifs pouvoient y porter Sa Majesté Catholique. L’un étoit la difficulté de réduire les places de Sicile ; l’autre motif, la conclusion d’une trêve entre l’empereur et les Turcs, dont la nouvelle étoit récemment arrivée.

Ces apparences de pacification et d’assurer là tranquillité générale de l’Europe, n’empêchoient pas le régent de chercher encore d’autres moyens d’en assurer le repos, et soit pour en être plus sûr, soit que le génie dominant du siècle fût de négocier, Son Altesse Royale vouloit que les monarques du nord, particulièrement le czar, crussent que la conclusion du traité proposé au roi d’Espagne ne l’empêcheroit pas de s’unir avec ces princes ; même, s’il étoit nécessaire, qu’elle renouvelleroit de concert avec eux la guerre contre l’empereur ; mais, soit vérité, soit dessein d’amuser, les ministres de ces princes, principalement celui du czar, ajoutèrent peu de foi à de tels discours. Ce dernier assura Cellamare que le czar ne pouvant approuver les liaisons nouvelles de la France avec l’Angleterre et la maison d’Autriche, vouloit de concert avec le roi de Suède, unir leurs intérêts communs à ceux du roi d’Espagne. On attribuoit à de mauvais conseils (Dubois) la confiance que le régent avoit prise aux promesses du roi d’Angleterre, et Cellamare, persuadé de l’utilité dont une ligue des princes du nord pouvoit être à son maître, pressoit le ministre du czar de le représenter à Son Altesse Royale, et de l’engager, s’il étoit possible, à fomenter lés troubles qu’on croyoit prêts à s’élever en Écosse.

Le duc d’Ormond, nouvellement arrivé à Paris, où il se tenoit caché, prétendoit qu’il y avoit en Angleterre un parti pour le roi Jacques plus ardent que jamais pour les intérêts de ce prince. L’argent pour le soutenir et le fortifier étoit absolument nécessaire, et ne pouvant en espérer de France, il s’étoit adressé à l’ambassadeur d’Espagne pour obtenir l’assistance de Sa Majesté Catholique. Ce ministre ne doutoit pas de la bonne volonté de son maître, mais il connoissoit l’état de l’Espagne et son impuissance. Étant donc persuadé qu’elle ne pouvoit fournir les sommes nécessaires pour le succès d’une si grande entreprise, son objet étoit de la faire goûter au czar, mécontent du roi d’Angleterre, et de l’engager à s’unir avec le roi de Suède pour se venger tous deux de concert des sujets qu’ils pouvoient avoir d’être mécontents de la conduite de ce prince à leur égard. Le temps étoit précieux, et Cellamare connoissant l’importance d’en ménager tous les moments, n’en perdit aucun pour animer le ministre de Moscovie. Il alla secrètement le trouver à la campagne où il étoit auprès de Paris, et l’ayant informé des dispositions du roi d’Espagne, il le pressa de dépêcher au plus tôt un courrier à Pétersbourg pour instruire le czar des dispositions de Sa Majesté Catholique, et demander des instructions sur une négociation dont il connoissoit parfaitement toutes les conséquences. Cellamare informa le roi de Suède par une voie détournée des mêmes avis qu’il donnoit au czar, et non content d’exciter les puissances étrangères à traverser les desseins du régent, il cherchoit encore à détacher du service du roi des gens dont le nom, plutôt que le mérite peu connu, pouvoit faire plus d’impression dans les pays étrangers qu’ils n’en faisoient en France.

Si la descente des Espagnols en Sicile, la conquête facile de Palerme et celle de toute l’île qu’on regardoit déjà comme assurée, avoit surpris toute l’Europe, on ne l’étoit pas moins d’avoir vu paroître, et comme sortir du fond de la mer une flotte en ordre, armée par une couronne qui ne s’étoit pas distinguée par ses armements de mer depuis le règne de Philippe II. Cette nouvelle puissance maritime alarmoit déjà les Anglois. Ils croyoient aisément, et publioient que la véritable vue du conseil d’Espagne en relevant ses forces de mer, étoit de s’opposer généralement à tout commerce que les nations étrangères pourroient faire aux Indes occidentales. Il étoit facile qu’un tel soupçon fît en peu de temps un grand progrès en Hollande et en Angleterre. Albéroni, prévoyant l’effet que la jalousie du commerce pourroit causer dans l’un et l’autre pays, écrivit par l’ordre du roi d’Espagne à son ambassadeur en Hollande d’assurer non seulement les négociants Hollandois, mais encore les Anglois qui se trouveroient dans ce pays, et généralement tout homme de commerce, que jamais Sa Majesté Catholique n’altéreroit les lois établies, et ne manqueroit aux traités. Ce ministre devoit aussi leur dire que le peu de forces que le roi son maître avoit en mer étoit seulement pour la sûreté de ses côtes dans la Méditerranée, aussi bien que pour la défense et la conduite de ses galions ; qu’à la vérité, Sa Majesté Catholique avoit lieu de se plaindre de la déclaration des Anglois ; mais un tel procédé de leur part n’avoit pas empêché qu’elle n’eût donné ordre de ne pas toucher aux effets qui appartiendroient aux Anglois sur la flotte nouvellement arrivée à Cadix, l’intention de Sa Majesté Catholique étant de faire remettre à chacun des intéressés ce qui pouvoit leur appartenir.

Le ministre d’Espagne n’étoit pas cependant sans inquiétude du succès qu’auroit la descente des Espagnols en Sicile, et de la suite de leur premier succès. Son projet n’étoit pas encore bien formé, et ses résolutions incertaines dépendoient de l’événement. Albéroni vouloit croire que la Sicile seroit soumise en peu de temps ; il se proposoit de faire ensuite passer l’armée d’Espagne ; mais il sentoit, et l’avouoit même, que c’étoit uniquement aux officiers généraux qui commandoient l’armée à délibérer et décider des résolutions qu’il conviendroit de prendre. L’escadre Anglaise lui donnoit de justes inquiétudes ; il savoit qu’elle voguoit vers le Levant, mais depuis assez longtemps il ignoroit sa route, et les premiers jours d’août, il n’en savoit de nouvelles que du 14 juillet, écrites de Malaga. Ce même jour 14, le château de Palerme se rendit aux Espagnols. Le vice-roi de Naples faisoit quelques mouvements, comme ayant dessein d’envoyer en Sicile un détachement des troupes de l’empereur pour fortifier la garnison de Messine. Ce secours paraissoit difficile, et l’opinion publique étoit que les ministres allemands ne faisoient ces démonstrations que pour satisfaire par des apparences les ministres de Savoie, et d’ailleurs, le public étoit persuadé que, si les troupes allemandes marchoient effectivement et secouroient Messine, ce ne seroit pas pour la rendre aux Piémontois. La défiance étoit généralement répandue dans toutes les cours, et les sentiments du pape n’étoient pas exempts de soupçon, en sorte que, quelques brouilleries qu’il y eût actuellement entre la cour de Rome et celle de Madrid, l’opinion publique étoit qu’il régnoit secrètement une union intime entre Sa Sainteté et le roi d’Espagne. Les troupes de ce prince, après une légère résistance à Palerme, dont elles s’étoient emparées, avoient marché vers Messine, et les galères du duc de Savoie s’étoient retirées à leur approche.

Jusqu’alors l’entreprise de la Sicile réussissoit comme le roi d’Espagne et son ministre le pouvoient désirer, et ces succès heureux augmentant la fierté du ministre, irrité du refus constant des bulles de Séville, il se déchaîna sans mesure contre Sa Sainteté, et l’accusoit de se laisser conduire par les conseils du comte de Gallas, ambassadeur de l’empereur auprès d’elle, qui, de son côté, prétendoit que le pape étoit secrètement uni avec le roi d’Espagne. Mais Albéroni s’élevoit sans ménagement contre la personne de M. le duc d’Orléans et l’empressement qu’il avoit fait paroître à signer le traité de la quadruple alliance. « Ainsi, disoit Albéroni, ce prince s’est déclaré à la face de tout l’univers ami d’une puissance ennemie d’un roi son parent, et le temps est venu où vraisemblablement il sera obligé à se porter contre ce même roi à des actes d’hostilité. Le maréchal d’Huxelles, qui a consenti à cette alliance pour n’avoir point de guerre, verra la France agir contre le roi d’Espagne, qui, de son côté, sera ferme à continuer éternellement la guerre plutôt que de consentir à l’infâme projet, et tant qu’il aura de vie et de forces, il se vengera de ceux qui prétendent le forcer à l’accepter. Si Stanhope veut parler du ton de législateur, il sera mal reçu. Le passeport qu’il a demandé a été expédié, on entendra ses propositions ; mais il sera difficile de les écouter si elles ne sont pas différentes en tout de la substance du projet. Stanhope, ajoutoit-il, sera surpris d’entendre, que le roi d’Espagne ne veut pas qu’on parle présentement des États de Toscane et de Parme, se réservant d’user de ses droits en temps et lieu. » Albéroni, s’expliquant hautement contre le traité de la quadruple alliance, voulut en même temps faire voir aux Anglois que, si le roi d’Espagne rejetoit un pareil projet, il n’en étoit pas moins prêt à donner à la nation Anglaise des preuves de son affection pour elle ; que c’étoit un témoignage bien sensible de cette affection, que la modération dont Sa Majesté Catholique donnoit une preuve évidente en défendant à ses sujets d’exercer aucun acte d’hostilité contre les négociants Anglois demeurant dans ses États, quoiqu’on dût l’attendre comme une suite naturelle de la rupture faite à contretemps par le commandant de la flotte Anglaise.

Albéroni, flatté des premiers succès de l’entreprise de Sicile, ne laissoit pas de remarquer les fautes que le marquis de Lede avoit faites dans cette expédition, et de prévoir les suites funestes qu’il y avoit lieu de craindre du flegme de ce général, et de sa lenteur à finir une conquête aisée. Tout délai en cette occasion étoit d’autant plus à craindre que l’escadre Anglaise faisoit voile vers la Sicile. Il falloit donc prévenir son arrivée, et sans perdre de temps faire marcher les troupes vers Messine, dont il seroit désormais difficile de s’emparer, le coup de la prise de Palerme ayant mis en mouvement, suivant l’expression du cardinal, toutes les puissances infernales, et les mesures étant prises de tous côtés pour embarrasser l’Espagne. Il reprochoit encore au marquis de Lede, général de l’armée d’Espagne, d’avoir laissé au comte Maffeï, vice-roi de l’île pour le duc de Savoie, la liberté entière de se retirer à Syracuse, qu’on devoit regarder non seulement comme la meilleure forteresse du royaume, mais qu’on savoit de plus être en état de recevoir les secours d’hommes et de vivres proportionnés au besoin qu’elle en, auroit. Il étoit encore de la prudence de faire suivre Maffeï par un détachement de cavalerie ; et quoique fatiguée, ce n’étoit pas une raison pour l’exempter de marcher, la conjoncture étant si importante qu’il n’étoit pas permis de ménager les troupes, quand même il auroit été sûr qu’elles périroient dans la marche. D. Jos. Patiño étoit alors intendant de l’armée. Albéroni l’exhorta pour l’amour de Dieu, disoit-il, à donner un peu plus de chaleur au naturel froid de son ami le marquis de Lede. « S’il est bon, disoit le cardinal, d’épargner les troupes quand on le peut, il faut aussi songer qu’elles sont faites pour fatiguer et pour crever quand il convient ; qu’à plus forte raison, on doit en user de même à l’égard des bêtes. » La facilité de faire passer des troupes de Naples en Sicile augmentoit les difficultés que les Espagnols trouvoient à s’emparer de Messine dont ils auroient pu se rendre maîtres sans peine, si leur général, à qui Dieu pardonne son indolence, n’avoit perdu le temps à prendre Palerme, ville sans résistance. Albéroni comptoit déjà que la France, l’Angleterre, l’empereur et le duc de Savoie, s’uniroient contre l’Espagne ; le projet du cardinal étoit en ce cas de laisser quinze mille hommes en Sicile, pour en faire la conquête entière ; et lorsqu’elle seroit achevée, il prétendoit transporter toutes ces troupes en Espagne. Il soutenoit que le duc de Savoie n’avoit songé qu’à tromper le roi d’Espagne, employant différentes voies pour l’amuser par de vaines propositions de traité ; qu’enfin Lascaris, le dernier des ministres que ce prince avoit employés, étoit venu, au moment que la flotte partoit, déclarer qu’il avoit un pouvoir de son maître dans la forme la plus solennelle, pour conclure avec le roi d’Espagne une ligue offensive et défensive à des conditions véritablement à faire rire ; ce qu’on en sait est, que la première de ces conditions étoit deux millions d’écus que le duc de Savoie demandoit pour se mettre en campagne, et par mois soixante mille écus de subside ; la seconde, que le roi d’Espagne fît passer en Italie douze mille hommes, pour les unir aux troupes de Savoie et faire la guerre dans l’État de Milan. Mais Albéroni, persuadé qu’on ne pouvoit s’assurer sur la foi du duc de Savoie tant qu’il seroit maître de la Sicile, avoit jugé nécessaire que le roi d’Espagne s’en rendît maître soit pour la garder, soit pour la rendre au duc de Savoie si Sa Majesté Catholique, faisant la guerre aux Allemands, ne pouvoit procurer à ce prince une récompense plus avantageuse de son alliance avec l’Espagne.

Le cardinal, persuadé qu’il étoit de l’honneur et de l’intérêt de cette couronne d’avoir toujours un corps de troupes en Espagne, prenoit alors des mesures pour maintenir sur pied huit ou dix mille hommes de troupes étrangères. Ce fut à Cellamare qu’il s’adressa, pour savoir de lui quelles mesures il jugeroit nécessaires à prendre pour accomplir ce dessein. Cette marque de confiance ne s’accordoit guère avec le traitement que le cardinal del Giudice, oncle de Cellamare, recevoit alors de la cour d’Espagne, tous les revenus des bénéfices qu’il possédoit en Sicile ayant été mis en séquestre. Il est vrai que les revenus des bénéfices que d’autres cardinaux et prélats avoient dans le même royaume eurent aussi le même sort, depuis la descente des Espagnols en Sicile ; mais le vrai motif étoit l’animosité particulière d’Albéroni qui ne cessoit d’aigrir Leurs Majestés Catholiques contre Giudice, car il n’oublioit rien pour les engager à regarder et à traiter comme leurs ennemis personnels ceux qui se déclaroient contre leur premier, ministre. Il n’avoit pas même ménagé le pape, désirant se venger du refus constant qu’il lui faisoit des bulles de Séville. Il changea cependant de conduite, lorsque la lenteur de l’expédition de Sicile lui donna lieu de craindre qu’après de beaux commencements, la fin de l’entreprise ne répondît pas à ses espérances. Alors il jugea nécessaire de ménager la cour de Rome, et de la prudence d’introduire, une négociation pour un accommodement entre cette cour et celle d’Espagne. Le cardinal Acquaviva eut ordre de le confier à D. Alexandre Albane, second neveu du pape. Il falloit flatter ce jeune homme, neveu chéri de Clément XI, en lui faisant entendre que le roi d’Espagne n’ayant encore formé aucune prétention au préjudice de la cour de Rome, tous différends entre les deux cours étoient faciles à terminer ; que D. Alexandre en auroit l’honneur, par conséquent avanceroit sa promotion, au cardinalat si son oncle, profitant d’une conjoncture heureuse, l’envoyoit nonce à Madrid. Mais pour y réussir sûrement, il seroit absolument nécessaire qu’il y vînt porteur des bulles de Séville, préliminaire indispensable pour finir à son entière satisfaction toutes les affaires qu’il trouveroit à régler. Autrement Leurs Majestés Catholiques deviendroient inexorables, et s’engageroient sans retour à suivre les projets formés par le conseil de Castille, et par la junte des théologiens et des canonistes. Albéroni, voulant mêler à cette espèce de menace quelque espérance de toucher le pape, instruisit Acquaviva de ce qu’il avoit fait pour détromper Leurs Majestés Catholiques de l’opinion où, elles étoient que, Sa Sainteté offroit même d’envoyer un nouveau nonce, soit ordinaire, soit extraordinaire, comme il plairoit le plus à Leurs Majestés Catholiques. Albéroni, s’applaudissant d’avoir eu le bonheur, grâce à Dieu, de leur persuader que cette démarche du pape étoit fort honorable, concluoit que Sa Sainteté devoit profiter d’une porte qui lui étoit ouverte pour sortir d’un engagement qui dureroit autant que sa vie, s’il négligeoit ce moyen facile de s’en débarrasser ; que ce seroit une satisfaction, pour un ministre revêtu de la pourpre, d’avoir donné cette nouvelle preuve de son respect et de son obéissance au pape et au saint-siège ; mais que Sa Sainteté devoit aussi commencer par un acte de générosité tel que seroit l’expédition et l’envoi des bulles de Séville, grâce légère, telle qu’on ne la pouvoit refuser aux services importants d’un ministre dont le travail assidu avoit mis les finances du roi son maître en si bon état que, non seulement il n’étoit rien dû à personne, mais qu’il restoit encore quelques sommes pour les dépenses journalières et casuelles outre les consignations données sur les provinces pour le payement des troupes, en sorte qu’il n’avoit pas été détourné ni employé un seul maravedis sur les fonds de l’année suivante.

Pendant que la cour de Rome cherchoit les moyens d’apaiser celle d’Espagne, et qu’il s’en falloit peu qu’Albéroni ne dictât les conditions, dont le premier article étoit de lui accorder une grâce contraire aux plus saintes règles, le pape n’en usait pas de même à beaucoup près à l’égard des prélats qui tenoient le premier rang dans l’Église de France, etc.

On apprit en France au commencement d’août que les Espagnols, continuant leurs progrès en Sicile, étoient entrés sans résistance dans la ville de Messine, aux acclamations unanimes du sénat et du peuple, les troupes piémontaises s’étant retirées dans la citadelle. Mais en même temps on apprit que la flotte Anglaise étoit à Naples, événements dignes d’occuper l’attention des princes de l’Europe et de leurs ministres. Il est par conséquent à propos de rappeler ce qui s’étoit passé depuis l’année 1716.