Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/19


CHAPITRE XIX.


Mort du palatin de Livonie. — Nouveaux manèges d’Albéroni pour sa promotion. — Giudice à Gènes, misère de ses neveux. — Effet à Madrid de la promotion de Borromée. — Patiño depuis premier ministre et grand. — Vanteries d’Albéroni. — Le roi de Sicile inquiet désire être compris dans le traité projeté de l’Espagne avec la Hollande. — Réponse d’Albéroni. — Albéroni change tout à coup de système et en embrasse un fort peu possible, et encore avec d’étranges variations. — Ses ordres à Beretti là-dessus. — Les Hollandois désirent l’union avec l’Espagne. — Ils craignent la puissance et l’ambition de l’empereur et les mouvements du roi de Prusse. — Plaintes et dépit du roi de Prusse contre le roi d’Angleterre. — Cabales et changements en Angleterre. — Beretti propose d’attacher à l’Espagne plusieurs membres principaux des états généraux, qu’il nomme, par des pensions. — Lettre d’Albéroni à Beretti suivant son nouveau système, pour être montrée au Pensionnaire et à quelques autres de la république, et parle en même sens à Riperda. — Riperda découvre un changement dans le dernier système d’Albéroni, et prévoit le dessein sur la Sicile. — Esprit continuel de retour à la succession de France. — Double friponnerie d’Albéroni et d’Aubenton sur la constitution. — Artifices d’Albéroni pour sa promotion ; ses éclats et ses menaces. — Mauvois état des finances d’Espagne. — Propos des ministres d’Angleterre et de Hollande à celui de Sicile, en conformité du dernier système d’Albéroni, et lui font une proposition étrange. — Il élude d’y répondre et fait une curieuse et importante découverte. — Albéroni, sous le nom de la reine, éclate en menaces, ferme l’Espagne à Aldovrandi, fait un reproche et donne une leçon à Acquaviva, avec l’air de le ménager. — Nouveaux efforts d’Albéroni pour sa promotion. — Rare bref du pape au P. Daubenton. — Le roi d’Espagne parle trois fois à Riperda suivant le système d’Albéroni. — L’ambassadeur de Sicile, alarmé sur la cession de cette île, élude de répondre aux propositions de l’ambassadeur de Hollande. — Albéroni change de batteries et veut plaire au pape pour obtenir sa promotion. — Embarras du pape. — Vénitiens mal avec la France et avec l’Espagne. — Acquaviva veut gagner le cardinal Ottobon. — Vil intérêt des Romains. — Réflexion sur les cardinaux françois. — Changement de plus en plus subit de la conduite d’Albéroni sur sa promotion. — Ses raisons. — Conduite et ordres d’Albéroni à Beretti suivant son dernier système. — Raisonnements de Beretti. — Agitations intérieures de la cour d’Angleterre.


On apprit en même temps la mort du palatin de Livonie, qui avoit accompagné le prince électeur de Saxe dans tous ses voyages, qui avoit toute la confiance du père et du fils, et qui acquit par son esprit, par ses lumières et par sa conduite et celle de ce prince en France tant de réputation. Il étoit catholique, il eût été ravi de voir ce prince sur le trône de Pologne, et bien étonné s’il eût pu deviner que la fille de Stanislas seroit reine de France et celle de son jeune prince Dauphine par le contraste le plus étrangement singulier.

Le pape étoit toujours en des frayeurs mortelles des préparatifs du Turc, et se réjouissoit de la diligence qu’on lui faisoit valoir de ceux de l’Espagne pour envoyer l’escadre promise en Levant, et Acquaviva en profitoit pour presser la promotion d’Albéroni, qui perdroit, disoit-il au pape, toute sa grâce s’il ne l’accordoit qu’avec toutes les précautions qu’il y vouloit apporter, c’est-à-dire que l’escadre fût dans les mers du Levant, la nonciature rouverte en Espagne et tous les différends entre les deux cours terminés. Giudice étoit encore à Gênes. Son neveu le prélat, témoin des exclamations de tous les cardinaux, lorsqu’ils entendoient parler de la promotion d’Albéroni, trembloit que la conduite de son oncle à Rome ne nuisit à sa fortune. Cellamare n’en avoit pas moins de frayeur pour lui-même, tous deux bien résolus de s’en tenir aux plus légères bienséances avec leur oncle, et se servir eux-mêmes en servant Albéroni. Ce dernier avoit reçu la nouvelle de la promotion de Borromée avec beaucoup de fermeté ; il parut qu’elle lui faisoit affecter de se montrer comme l’arbitre des affaires et de la cour d’Espagne ; mais donnant toujours sa promotion comme l’affaire uniquement de la reine. Elle étoit lors en couches. On affecta de lui cacher la nouvelle de peur de nuire à sa santé, mais deux heures après l’arrivée du courrier qui l’apporta, il en fut dépêché un au prince Pio, vice-roi de Catalogne à Barcelone, avec ordre d’empêcher Aldovrandi d’entrer en Espagne, et de l’en faire sortir sur-le-champ s’il y étoit déjà entré. En chemin ce nonce avoit reçu une lettre du cardinal Paulucci, par ordre du pape, qui lui donnoit pouvoir d’assurer Albéroni que sa promotion suivroit de près, pourvu que l’accommodement entre les deux cours se fît aux conditions proposées par le pape et comme acceptées, et qu’avant la conclusion la nonciature fût rouverte et l’escadre à la voile. C’étoit vendre et acheter un chapeau bien cher : aussi ces conditions furent-elles trouvées en Espagne d’une insolence extrême : ce terme n’y fut pas ménagé, et toutes les autres expressions mêlées de raisonnements qui y répondirent ; on menaça de la fureur de la reine quand elle en seroit informée, et des plus grandes extrémités. Le roi écrivit cependant au pape, en termes respectueux mais forts. Aldovrandi fut accusé à Madrid d’avoir suggéré au pape cette résolution par le désir qu’il avoit de faire rouvrir sa nonciature et de n’y être pas trompé.

Néanmoins Albéroni regardoit l’envoi de l’escadre comme le seul moyen d’opérer sa promotion. Il s’étoit rendu maître des fonds de l’armement, et pour être plus assuré de la diligence, il en avoit confié le soin à Patino, avec le titre d’intendant général de la marine. C’étoit l’unique Espagnol qu’il eût jamais jugé digne de sa confiance et capable de bien servir. Il avoit été dix-huit ans jésuite ; il figura depuis de plus en plus, et est mort enfin grand d’Espagne et premier ministre, avec autant de pouvoir et de probité qu’en avoit eu Albéroni. Il se vantoit, en attendant, d’avoir anéanti les conseils, rétabli le commerce et la marine, réparé les places et l’artillerie, construit et augmenté des ports, détruit la contractation [1] et le consulat de Séville, bridé pour toujours l’Aragon et la Catalogne, par la construction de la citadelle de Barcelone, et [il se vantait] de la santé du roi d’Espagne, suffisamment raffermie pour ne ralentir plus l’empressement des puissances étrangères de prendre des engagements avec lui.

Le roi de Sicile, toujours en crainte et mal avec l’empereur, fit presser Albéroni de le comprendre dans le traité de ligue dont il se parloit fort alors entre l’Espagne et la Hollande. Albéroni répondit à l’abbé del Maro, son ambassadeur, que la conclusion n’en étoit pas prochaine ; que s’il y avoit apparence de traiter, il seroit averti ; que le motif de cette proposition avoit été de rompre le traité de ligue que l’empereur avoit proposé aux États généraux avec lui, et que le roi d’Espagne avoit été bien aise de trouver une occasion de déclarer que si l’empereur attaquoit l’Italie, il prendroit ses mesures pour conserver ses droits et ceux de ses amis ; enfin que toutes les fois que les Hollandois seroient raisonnables le roi d’Espagne seroit disposé à traiter avec eux, et qu’en ce cas les intérêts du roi de Sicile ne seroient pas oubliés.

Il dit assez vrai pour cette fois ; car, dès qu’il fut assuré de n’avoir plus de traité à craindre entre l’empereur et les Hollandois, il manda à Beretti de semer soigneusement la défiance entre eux, et de se contenter de maintenir sur pied la négociation commencée, sans en presser la conclusion, parce que, dans l’heureuse situation du roi d’Espagne, il étoit en état d’être recherché de tout côté et n’avoit rien à craindre pour ses royaumes : , d’où il concluoit qu’il falloit aussi aller très lentement dans la négociation commencée avec l’Angleterre, en quoi on verra bientôt l’ignorance de sa politique. Il prescrivit donc à Beretti de mander à Stanhope que nul accommodement avec l’empereur ne convenoit à l’Espagne si on ne régloit, comme un préliminaire, le point de la sûreté de l’Italie, dont il pouvoit se rendre maître en vingt-quatre heures, et que l’Angleterre, ayant inutilement versé tant de sang et d’argent pour soutenir la dernière guerre, ne devoit rien oublier pour que les engagements qu’elle prendroit pour assurer le repos de l’Europe eussent un effet certain. Mais il voulut que Beretti écrivît en ce sens, comme de lui-même et sans ordre, seulement comme très sûrement informé de l’intention de l’Espagne de maintenir l’équilibre de l’Europe.

Elle n’y pouvoit être selon lui, quelque précaution qu’on pût prendre contre les changements des temps et des conjonctures, tant que l’empereur posséderoit des États en Italie, surtout une place comme Mantoue. Il ne regardoit plus que comme des dispositions trop éloignées et trop casuelles pour y faire une attention sérieuse, l’offre du roi d’Angleterre d’obliger l’empereur de promettre aux enfants de la reine d’Espagne les successions de Parme et de Toscane, à faute d’enfants de ces deux maisons. Il prétendoit que Stanhope, qu’il avoit vu en Espagne, étoit fin et adroit. Il croyoit voir de l’artifice dans ses lettres. Pour le fixer il vouloit un engagement positif des Anglois d’obliger l’empereur à sortir d’Italie, et de Parme surtout. On ne peut s’empêcher d’admirer ici qu’un premier ministre d’Espagne, quelque peu habile qu’il pût être dans la connoissance des affaires, pût imaginer possible une pareille vision.

Il ne laissoit pas de prévoir que Stanhope se retrancheroit sur le traité d’Utrecht, auquel cette demande seroit une infraction, [traité] confirmé depuis par la ligue nouvellement faite entre la France, l’Angleterre et la Hollande. Mais cela n’arrêtoit point Albéroni qui, sans l’engagement qu’il désiroit, ne voyoit point d’utilité pour l’Espagne à traiter avec l’empereur, parce que des affaires d’Italie dépendoit, selon lui, l’équilibre de l’Europe, qui ne pouvoit jamais subsister tant qu’il y auroit un Allemand en Italie. Cela pouvoit être vrai. Mais comment obliger l’empereur, puissant comme il étoit et les forces en main, de renoncer à l’Italie, qui faisoit un des plus beaux et des plus riches fleurons de sa couronne, et un des principaux fondements de son autorité en Europe, et comment, persuader les Anglois, de tous temps liés avec lui et le roi d’Angleterre, lors son ami personnel et intime, et qui avoit tant d’intérêt de le ménager pour ses États d’Allemagne, de lui faire une proposition si folle et encore sans équivalent, et de le forcer à cet abandon qui, par leur situation, ne leur étoit à eux d’aucune considération ?

Albéroni comptoit dire merveilles en protestant que le roi d’Espagne, content de ce qu’il possédoit, ne prétendoit rien en Italie pour lui-même, et se contentoit de ce qui devoit appartenir au fils de son second lit, par toutes les lois divines et humaines. Ce leurre en sus étoit aussi par trop grossier. C’étoit néanmoins en ce sens que Beretti reçut ordre d’écrire et de parler si la négociation se portoit à Londres.

Albéroni ne jugeoit pas convenable de céder tant de droits et d’États usurpés pour une promesse vague garantie par l’Angleterre et la Hollande, qui pour leur intérêt propre, à ce qu’il se figuroit, seroient obligées d’empêcher l’empereur de se rendre maître des États du grand-duc, si la succession s’en ouvroit sans héritiers ; par conséquent que l’Espagne ne gagneroit rien, et perdroit tout, en faisant ce traité avec l’empereur. Il en parla en ce sens au secrétaire d’Angleterre, toutefois dans l’intention d’entretenir le traité sans le rompre.

Le naturel froid et temporiseur d’Heinsius servoit Albéroni contre les empressements que Beretti redoubloit sans cesse pour le traité, avant que d’avoir reçu ses derniers ordres. Ce Pensionnaire l’assuroit de la bonne disposition de toutes les provinces ; mais il ajoutoit qu’avant de traiter et de conclure, il falloit voir ce que produiroient les soins de l’Angleterre et de la république, pour moyenner la paix entre l’empereur et l’Espagne ; que si cette paix ne réussissoit point, la république s’uniroit avec l’Espagne par une alliance, soit que les Anglois y voulussent entrer ou non. Amsterdam paraissoit le désirer ; Beretti s’en applaudissoit comme du fruit de ses soins, et comptoit aussi sur les provinces d’Utrecht et de Gueldre. Les principaux membres de la république rejetoient sur l’Angleterre la lenteur de la négociation de la paix entre l’empereur et l’Espagne. Duywenworde se plaignoit de ces délais, qui laissoient perdre la conjoncture si favorable de la guerre de Hongrie pour rendre l’empereur plus facile. Il convenoit de l’intérêt commun que l’empereur ne se rendît pas maître de l’Italie, et assuroit que les États généraux l’abandonneroient s’il ne se rendoit pas raisonnable, et traiteroient avec l’Espagne pour leurs intérêts particuliers. Il se vanta, pour prouver ses bonnes intentions, d’avoir parlé très fermement, en dernier lieu, dans l’assemblée des États de Hollande, sur les contraventions de l’empereur au traité de la Barrière, et prétendoit l’avoir engagé d’écrire au roi d’Angleterre, pour lui demander l’interposition de ses bons offices à Vienne, d’où il arriveroit qu’en le faisant la république auroit ce qu’elle désiroit, ou s’il l’en refusoit, sa mauvaise foi seroit reconnue, et la république seroit en pleine liberté de traiter avec l’Espagne.

Elle venoit de réformer cinq régiments écossois. Albéroni en vouloit prendre deux à son service ; mais Beretti qui en avoit écrit à Londres, n’en ayant point de réponse, auguroit mal du succès de cette demande.

Malgré cette réforme de troupes, que le mauvais état des affaires des Hollandois les avoit obligés de faire, ils étoient inquiets des nouvelles levées que le roi de Prusse faisoit : il vouloit avoir soixante-cinq mille hommes sur pied, sans que ses ministres, ni peut-être lui-même, sût ce qu’il en vouloit faire. Ces troupes faisoient des mouvements dans le pays de Clèves. Il remplissoit ses magasins, et donna tant d’alarme aux Hollandois, qu’ils firent travailler aux fortifications de Nimègue et de Zutphen, et lui payèrent cent vingt mille florins des subsides qu’ils lui devoient de la dernière guerre.

Le roi de Prusse inquiétoit aussi le roi d’Angleterre, son beau-père, par les plaintes qu’il faisoit de lui et par ses liaisons étroites avec le czar. Le gendre se déclaroit vivement piqué de trouver son beau-père opposé partout à ses intérêts, difficile sur les moindres bagatelles ; dans son dépit, il protestoit qu’il ne tiendroit pas à l’empereur de l’attacher, inviolablement à ses intérêts, parce qu’il étoit persuadé que le chef de l’Empire devoit être et seroit l’arbitre de la paix du Nord. Il se plaignoit qu’une escadre anglaise eût bloqué le port de Gottembourg, et que Georges fit tenir le baron de Gœrtz si étroitement dans les prisons de Hollande, qu’il n’y avoit eu que le seul adoucissement d’y faire porter son lit.

En même temps la cour de Londres étoit si remplie de cabales, que le roi d’Angleterre n’avoit pu conserver ses principaux ministres. Townshend, secrétaire d’État, avoit quitté cette place pour la vice-royauté d’Irlande, qu’il perdit encore bientôt après. Methwin, aussi secrétaire d’État, et Walpole, premier commissaire de la trésorerie, furent démis aussi, ainsi que Pulteney de [la place] de secrétaire des guerres, et le duc de Devonshire, leur ami, et de même cabale, ne voulut pas demeurer président du conseil après leur disgrâce, et remit cette grande place. Stanhope changea la sienne de secrétaire d’État pour celle de premier commissaire de la trésorerie.

Parmi ces mouvements, la cour d’Angleterre étoit médiocrement occupée des affaires du dehors, et Stanhope encore moins, qui en avoit quitté la direction. Ainsi, ses réponses à Beretti étoient sèches, obscures, et désoloient l’activité de ce ministre sur une affaire dont il désiroit ardemment la conclusion, pour en avoir l’honneur, et tous ses raisonnements tendoient à éprouver si Georges agissoit sincèrement, ou se contentoit d’amuser ; ce qui ne se pouvoit qu’en le pressant extraordinairement de faire expliquer l’empereur avant la décision de la campagne en Hongrie. Il se confirmoit dans cette opinion par l’aveu que faisoient Heinsius et Duywenworde, autrefois impériaux si zélés, qu’ils ne pouvoient avoir de confiance en la sincérité de l’empereur dans la négociation commencée, en en éprouvant si peu de sa part sur l’exécution des conditions du traité de la Barrière.

Le Pensionnaire même si mesuré, s’étoit emporté contre l’ambition de la cour de Vienne et le danger de la laisser en état de se rendre maîtresse de tous côtés, par conséquent de faire les derniers efforts sur le traité de paix avec l’Espagne pendant la campagne de Hongrie. Beretti proposoit la nécessité d’acquérir des amis encore plus sûrs à l’Espagne, par des pensions dont on flatteroit les plus propres à les recevoir, et en même temps les plus en état de bien servir, mais qui ne leur seroient données que lorsque l’alliance avec la république seroit comme certaine. Ceux qu’il nommoit pour ces pensions des principaux membres de la république étoient le comte d’Albemarle, les barons de Reenswonde, de Norwich et de Welderen. Ce dernier étoit député pour la Gueldre. Il le disoit fort autrichien, mais sensible à l’argent, et plus encore aux bons repas.

Albéroni, dans les principes qu’on a vus, étoit fort ralenti sur ces alliances. Il écrivit une lettre à Beretti, suivant ces mêmes principes, avec ordre de la montrer au Pensionnaire et aux bien intentionnés. Il y insistoit sur l’absolue nécessité de l’équilibre, sur son impossibilité tant que l’empereur conserveroit un pouce de terre et un soldat en Italie, sur l’indifférence du roi d’Espagne, sur la paix à faire avec l’empereur. Surtout, il y relevoit le bon état de l’Espagne, et ses espérances de le rendre encore meilleur, avant qu’il fût cinq ou six ans.

En même temps, il manda Riperda, ambassadeur de Hollande. Il lui parla des propositions de l’Angleterre et de la Hollande, pour la paix entre l’empereur et l’Espagne, lui dit qu’il falloit compter que ce n’étoit que de belles paroles de la cour de Vienne, que la négociation seroit infructueuse, qu’il seroit même très dangereux de l’entamer, tant que la sûreté pour l’équilibre de l’Europe ne seroit pas solidement établie ; lui expliqua en quoi il le faisoit consister, et qu’il falloit que l’empereur remît tout ce qu’il possédoit en Italie entre les mains de l’Angleterre et de la Hollande, pour en être disposé par ces deux puissances comme elles le jugeroient à propos, suivant la justice ; et que le roi d’Espagne, dont il loua l’amour du bien public, consentoit d’en être parfaitement exclu. Il ajouta des plaintes de l’attachement des États généraux pour l’empereur ; qu’il comprenoit bien les ménagements que le roi d’Angleterre avoit pour le chef de l’empire, par rapport à ses États d’Allemagne ; qu’il ne voyoit donc qu’un esprit de dépendance à ses volontés dans cette conduite de la Hollande ; que néanmoins il falloit une balance dans l’Europe. Il proposa comme un moyen d’y parvenir de procurer aux États généraux les Pays-Bas catholiques, et promit à Riperda, en lui en demandant le secret, que le roi d’Espagne feroit là-dessus ce qu’il jugeroit à propos. Il finit comme il avoit commencé, sur l’empereur et sur l’Italie.

Riperda sortit de cette conversation persuadé que l’Espagne ne feroit, jamais la paix avec l’empereur aux conditions proposées par l’Angleterre et la Hollande. Il croyoit avoir découvert que le projet d’Albéroni, qui pourtant avoit insisté au commencement et à la fin de cette conversation qu’il n’y pouvoit avoir d’équilibre tant que l’empereur posséderoit un pouce de terre en Italie ; Riperda, dis-je, croyoit avoir découvert que son projet étoit de laisser le Milanois à l’empereur, d’y faire ajouter Crémone et le Crémonois, donnant en échange Mantoue et le Mantouan à la république de Venise, de recouvrer pour l’Espagne Naples, Sicile et Sardaigne, et d’assurer au fils aîné du second lit du roi d’Espagne les successions de Florence et de Parme. Cet ambassadeur étoit même persuadé que l’Espagne recouvreroit la Sicile lorsqu’on s’y attendroit le moins.

Albéroni Était bien aise d’insinuer aux états généraux ces différentes vues, parce qu’il craignoit plutôt qu’il ne souhaitoit la paix avec l’empereur. Dans la prévoyance des événements qui pouvoient arriver, il évitoit d’engager de nouveau le roi d’Espagne, soit en confirmant les engagements déjà pris, soit par de nouvelles cessions dont l’Europe deviendroit garante. Il disoit que la main de Dieu n’étoit pas raccourcie, et par ce discours il laissoit assez entendre ce qu’il avoit dans l’esprit. C’est une chose étrange qu’être possédé de l’esprit de retour, et de n’oser en laisser rien apercevoir ni à la France ni à l’Espagne.

Dans ce même esprit il profita de la conjoncture de plusieurs écrits contre la constitution qui avoient été brûlés publiquement à Rome. Il fit écrire au pape par leur fidèle Aubenton des merveilles de la piété du roi d’Espagne, et de son inséparable attachement au chef de l’Église ; quoiqu’il pût arriver dans cette affaire. Ces mêmes écrits que Cellamare avoit envoyés furent livrés à l’inquisition d’Espagne pour y être brûlés. Cellamare eut ordre de ne plus envoyer d’écrits faits contre la constitution, mais tous ceux au contraire qui lui étoient favorables, tandis que le cardinal Acquaviva reçut ordre d’éviter avec soin de prendre aucun parti dans ces différends et de se contenter simplement de rendre compte des suites qu’ils, pourroient avoir : c’est-à-dire qu’Albéroni vouloit donner au pape une grande idée de l’attachement du roi d’Espagne pour la saine doctrine, et de son horreur pour les nouveautés, en même temps que ce ministre se vouloit ménager soigneusement la France, et ne pas donner aussi trop d’assistance au pape dans une conjoncture où il en étoit aussi mécontent.

Toutefois il pressoit l’armement de la flotte comme l’instrument unique de sa promotion, qui ne touchoit, disoit-il, que la reine. Il continuoit à garder le silence qu’il s’étoit imposé, et de dire qu’il savoit bien que, s’il proposoit quelques tempéraments, ses envieux diroient qu’il ne songeoit qu’à ses intérêts aux dépens de ceux de ses maîtres, jusque-là qu’il étoit convaincu de leur cacher les lettres d’Acquaviva : c’étoit un bon reproche qu’il lui faisoit de n’avoir pas été assez ferme à presser le pape ; que les lénitifs n’étoient ni selon l’humeur du roi ni selon celle de la reine ; qu’à l’avenir Rome seroit obligée à plus d’égards pour eux ; que Leurs Majestés Catholiques donneroient enfin des marques de leur ressentiment à une cour pleine de brigands, aisée à châtier par l’intérêt ; qu’étant lui-même homme d’honneur et désintéressé, il seroit content d’avoir préféré la décence du service de ses maîtres à sa propre élévation ; que s’ils avoient désiré un chapeau de cardinal, il leur conviendroit enfin de le mépriser, voyant l’étrange procédé de Rome ; qu’il ne doutoit pas que, si le roi d’Espagne changeoit de résolution sur l’envoi de ses vaisseaux, ce changement ne fût attribué à son ministère, et que quelque fripon ne répandît qu’il se seroit servi de son crédit pour ôter ce secours à la chrétienté ; que le pape seul perdroit la religion, puisque dans le même temps qu’il accordoit aux instances de ses parents la dignité de cardinal pour un homme vendu aux Allemands, il refusoit avec mépris là justice que le roi d’Espagne lui demandoit. Il établissoit pour principe (et ce principe est très vrai, et c’est la seule vérité qu’Albéroni dise ici), il établissoit pour principe qu’il ne falloit pas filer doux avec la cour de Rome, que tous les remèdes mitoyens étoient mauvais, et que le temps détromperoit enfin de l’orviétan de cette cour ; il ajoutoit que ses amis les plus dévoués ne pouvoient approuver sa conduite, que le confesseur même jetoit feu et flamme ; mais Albéroni ne prétendoit pas lui en savoir gré, parce que, si ce jésuite en usait autrement, il s’en trouveroit mal.

Cette flotte, dont Albéroni faisoit tant de parade, coûtoit prodigieusement. L’état des affaires n’étoit pas tel qu’Albéroni s’efforçoit de le montrer. Les dettes étoient en grand nombre et pressantes, les moyens de les acquitter difficiles ; lui-même étoit contraint de l’avouer à ses confidents, mais il avoit le bonheur de faire accroire le contraire aux ministres étrangers qui étoient à Madrid. Ceux d’Angleterre et de Hollande qu’il caressoit le plus, assuroient l’ambassadeur de Sicile que le roi d’Espagne trouvoit en argent comptant au delà de l’opinion commune ; qu’il pouvoit aider le roi de Sicile à devenir le libérateur de l’Italie, puisque le seul moyen d’empêcher l’empereur de s’en rendre enfin le maître, étoit d’unir par un traité le roi d’Espagne, le roi de Sicile et les princes d’Italie. L’abbé del Maro voulut savoir quel seroit à peu près le plan que l’Angleterre et la Hollande formeroient pour cette union. Les ministres de ces deux puissances parlèrent de faire céder la Sicile au roi d’Espagne, et de faire donner au roi de Sicile les États contigus au Montferrat, et la partie du Milanois dont il étoit en possession. Quoique la proposition fût étrange, del Maro jugea qu’elle étoit faite de concert avec Albéroni, qui vouloit faire sa cour à la reine en trouvant le moyen de fonder un État pour ses enfants. Il tacha de pénétrer un point plus important. Il remarquoit les ménagements que l’Angleterre et la Hollande avoient pour le roi d’Espagne. Il voulut découvrir quel parti prendroient ces puissances au cas d’ouverture à la succession de France. Mais il jugea par les réponses de leurs ministres que leurs égards étoient encore plus pour l’Espagne que pour la personne de Philippe V, et que si jamais il entreprenoit de revenir contre les renonciations, elles emploieroient leur crédit et leurs armes pour traverser son entreprise.

La reine d’Espagne apprit enfin la promotion de Borromée, Albéroni sous son nom éclata en menaces. Outre le courrier dépêché à Barcelone dont on a parlé, il en avoit fait envoyer un autre à Alicante pour le même effet au cas qu’Aldovrandi eût pris la route de la mer pour l’empêcher d’y mettre pied à terre. Ce nonce avoit laissé à Madrid un nommé Giradelli, son secrétaire, qui étoit aussi agent du cardinal Acquaviva. Albéroni fut tenté de le chasser. Mais réfléchissant que cet homme ne pouvoit lui nuire ; il s’en fit un mérite auprès d’Acquaviva, et lui donna en même temps une leçon. Le mérite fut de lui mander qu’à sa seule considération il avoit empêché que cet homme fût chassé, mais à condition qu’il ne feroit aucune fonction d’agent du pape, et qu’il ne parleroit ni ne présenteroit de mémoire au nom de Sa Sainteté.

Pour la leçon, Acquaviva pressoit depuis longtemps d’être délivré à Rome de la critique importune de don Juan Diaz, agent d’Espagne, qui censuroit toutes ses actions avec la liberté la plus outrée. Albéroni lui avoit promis de le rappeler. Le cardinal l’en avoit de nouveau sollicité. Albéroni, mécontent de sa mollesse et d’avoir laissé passer Borromée sans lui, ajouta, à sa lettre qu’il falloit user de flegme à l’égard de cet homme, regardé par les Espagnols comme très zélé pour le service et comme incapable de ménager personne quand il s’agissoit de l’intérêt des maîtres ; que, de plus, il s’étoit encore acquis un nouveau crédit depuis la promotion de Borromée, parce, qu’il avoit constamment assuré qu’elle seroit faite, et Leurs Majestés Catholiques trompées malgré les belles paroles du pape et les espérances dont lui Acquaviva s’étoit laissé flatter.

Ce reproche fait au pape et à lui étoit annoncer la vengeance ; deux Italiens n’y pouvoient donner une autre interprétation. Aldovrandi voyant sa fortune perdue si l’entrée d’Espagne lui demeuroit interdite, demanda instamment la permission de passer à Barcelone ou à Saragosse. La colère de la reine fut le prétexte de n’écouter aucune proposition que la promotion d’Albéroni ne fût faite. Mais pour en conserver le véritable appât, il fit savoir à Rome que l’escadre si désirée se rendroit incessamment à Gênes, et pourroit même s’avancer jusqu’à Livourne, mais que dans l’un de ces deux ports, elle attendroit des nouvelles d’Acquiaviva, d’où elle regagneroit les ports d’Espagne si la promotion tant de fois promise n’étoit pas faite, résolution dont Leurs Majestés Catholiques ne se départiroient jamais quand même le monde viendroit à tomber, parce que le roi d’Espagne se lassoit enfin d’être depuis seize ans le jouet de la cour de Rome.

Ce prince, dépeint à Rome avec tant de soin comme si soumis au pape pour le lui faire désirer en France, si malheureusement la succession venoit à s’ouvrir, ne vouloit pas qu’il lui fût permis de différer la promotion d’un si rare sujet, et se portoit à toute extrémité. Ainsi il menaça Rome à cette occasion de former une junte pour examiner les moyens et les mesures à prendre pour établir de justes bornes à son autorité en Espagne, et l’y réduire à celle qu’on lui permettoit en France et à Venise. Il ajoutoit que Leurs Majestés, Catholiques seroient inflexibles sur ce point capital ; que qui que ce soit n’oseroit entreprendre de tenter de les fléchir ; qu’il aimeroit mieux être mort que d’en avoir ouvert la bouche, parce qu’on ne manqueroit pas de l’accuser de préférer ses intérêts à celui de ses maîtres. Que le confesseur avoit d’autant plus d’intérêt de garder le plus profond silence qu’il lui étoit très sévèrement enjoint par le roi sur toutes les affaires de Rome, à laquelle d’ailleurs il passoit pour être vendu. Ainsi Albéroni vouloit que le pape connût tout le danger de différer sa promotion, et qu’il le regardât comme le seul maître de terminer les différends entre les deux cours.

Pour le confirmer dans cette pensée, il obtint du roi d’Espagne d’engager le duc de Parme à promettre au nom de Sa Majesté Catholique de se rendre garant que l’accommodement se feroit, et que le tribunal de la nonciature seroit rouvert dans le moment que la promotion seroit faite et déclarée.

Cet instant de la promotion d’Albéroni étoit le point critique de toute difficulté sur l’accommodement. Albéroni ne le vouloit point faire si cette condition n’étoit remplie ; il avoit trop de peur d’être laissé après. Le pape, dans la même défiance qu’on ne se moquât de lui après la promotion, se tenoit ferme à sa promesse de la faire sitôt que l’accommodement seroit fait aux termes convenus déjà par Albéroni, et que l’escadre seroit à la voile sur la route de Corfou. Cette défiance mutuelle arrêtoit tout. Néanmoins le pape voulut d’avance lever toutes les difficultés préliminaires. Il écrivit à d’Aubenton un bref de sa main, portant pouvoir d’absoudre le roi d’Espagne de toutes les censures qu’il avoit encourues par les actes faits en son nom et par son autorité contre les droits du saint siège, mais à condition que ces mêmes actes seroient annulés, et que Sa Majesté Catholique entreroit dans tous les projets d’accommodement proposés par Sa Sainteté. On ne peut s’empêcher de dire ici que les réflexions s’offrent en foule sur ce beau bref et sur cette rare invention, d’envahir tout comme juge et partie.

Albéroni en même temps, attentif à l’objet qu’il s’étoit fait pour l’Italie, procura à Riperda qu’il avoit toujours particulièrement ménagé, trois audiences consécutives du roi d’Espagne en sa présence, dans lesquelles le roi d’Espagne, louant la candeur du Pensionnaire, dit qu’il souhaitoit qu’il devînt le directeur de la négociation entre lui et la cour de Vienne, et que les propositions y fussent portées et à Madrid en même temps par les offices de l’Angleterre et de la Hollande. Il insista sur la nécessité d’établir avant toutes choses la balance nécessaire pour la sûreté de l’Italie, et il renouvela ce qui avoit déjà été dit à cet ambassadeur de Hollande, pour exciter ses maîtres à profiter de l’occasion favorable qu’ils avoient de se rendre maîtres des Pays-Bas.

Riperda put aisément reconnoître aux conférences particulières qu’il avoit avec Albéroni que l’Italie étoit son objet principal. Il crut démêler que les instances que faisoit le roi de Sicile pour être compris dans ce traité n’auroient pas grand succès, et qu’on n’étoit pas disposé en Espagne à favoriser l’augmentation de sa puissance. Son ambassadeur travailloit à persuader le roi d’Espagne qu’une étroite intelligence entre lui et son maître étoit nécessaire pour leurs intérêts communs, et que l’ambassadeur de Hollande appuieroit sa pensée de ses offices. Riperda, en effet, dans une visite qu’il lui avoit faite, l’avoit fort entretenu de la nécessité de profiter de la guerre du Turc pour maintenir la liberté de l’Italie contre les invasions de l’empereur, d’où dépendoit la tranquillité de l’Europe ; que les rois d’Espagne et d’Angleterre étoffent persuadés de cette vérité, ainsi que les États généraux ; qu’il falloit les unir et savoir si le roi de Sicile concourroit avec eux dans la même union ; qu’il parloit par ordre du Pensionnaire, choisi par le conseil secret de la république pour seul commissaire et interprète dans cette négociation particulière ; qu’il demandoit une réponse là-dessus du roi de Sicile, lequel ne devoit pas être surpris du silence qui se gardoit là-dessus avec son résident à la Haye, parce que la négociation devoit être concertée principalement avec l’Espagne, et qu’il étoit absolument nécessaire d’empêcher que le mystère n’en fût éventé.

Tous ces propos néanmoins furent suspects à del Maro, à qui Riperda avoit déjà tenu quelques discours désagréables sur l’idée de la cession de la Sicile à l’empereur moyennant un échange. Les offres de Riperda lui parurent de nouvelles preuves du concert fait entre les trois puissances de dépouiller son maître de la Sicile et de l’obliger à se contenter d’un échange tel qu’il leur plairoit pour faciliter la paix de l’empereur avec l’Espagne : ainsi il éluda de répondre positivement en demandant du temps de recevoir les ordres de son maître.

Albéroni, tout occupé de sa promotion qu’il vouloit obtenir par toutes sortes de voies, envoya ordre à Cadix de mettre à la voile pour le Levant, et avec cette nouvelle Acquaviva eut ordre d’assurer le pape qu’Aldovrandi seroit au plus tôt reçu en qualité de nonce. Le prétexte de ce changement subit fut de montrer la droiture et la sincérité du procédé du roi d’Espagne, mais dont il attendoit un juste retour de sa part par la promotion actuelle et déclarée à la réception de sa lettre. Le pape ne pouvoit s’aveugler sur l’indignité de cette promotion qu’il sentoit et voyoit. Les clameurs publiques en retentissoient et en frappoient ses oreilles. Mais de cette promotion, telle qu’elle fût, dépendoient l’accommodement à l’avantage de Rome, et le secours maritime contre les Turcs.

Le pape pleuroit donc, et les larmes lui coûtoient peu. Il se trouvoit dans les douleurs de l’enfantement. Il se servoit de la frayeur commune des Vénitiens pour agir par leur ambassadeur à Rome auprès, d’Acquaviva, pour persuader l’Espagne de secourir l’Italie contre les Turcs, sans attendre la promotion. Ce ricochet étoit employé, parce que le noble résident à Madrid n’avoit pas encore pris caractère. L’Espagne prétendoit des satisfactions que là république éludoit encore sur ce qu’elle avoit reconnu l’archiduc roi d’Espagne, Acquaviva souhaitoit que le roi, d’Espagne, secouant les Vénitiens, obtînt d’eux le rétablissement entier de la famille Ottoboni dans ses biens et prérogatives, et dans leurs bonnes grâces, dont elle étoit privée depuis que le cardinal Ottobon avoit, sans leur congé, accepté la protection de France. Il considéroit qu’il étoit important pour un conclave d’acquérir un cardinal tel que celui-là, qui d’ailleurs avoit toujours bien mérité du roi d’Espagne.

On trouve à Rome quantité de gens empressés à témoigner leur zèle, soit à la France, soit à la maison d’Autriche suivant ce qu’ils appellent il genio qui les partage entre les deux. L’espérance des bienfaits est un puissant motif, même pour des personnes principales qui ne peuvent jamais espérer de la cour de Rome des récompenses approchant de celles qu’ils reçoivent des couronnes en bénéfices ou en pensions. Quelques-uns même, non contents d’en tirer de modiques d’un côté, tâchent d’en recevoir aussi de l’autre sous un titre de politiques ou de nouvellistes. On éprouva cette conduite d’un abbé Juliani, qui rapportoit au palais du pape d’une part, et aux Espagnols, de l’autre, tout ce qu’il apprenoit du cardinal de La Trémoille, dont il avoit gagné la confiance. Il avoit une forte pension du roi, et son père en avoit aussi été fort bien payé.

On ne peut ici s’empêcher de déplorer l’aveuglement sur les cardinaux nationaux toujours inutiles, et c’est marché donné fort à charge, et impunément très dangereux quand il leur plaît. Deux cent mille livres de rente est peu de chose en bénéfices pour un cardinal françois. Je laisse à part le rang et la considération personnelle qui porte sur tous les siens. Il n’y en a jamais qu’un demeurant à Rome pour les affaires du roi. Les autres virent à Paris et à la cour comme bon leur semble. Vient-il un conclave, il faut les payer pour y aller : encore s’en excusent-ils tant qu’ils peuvent. En arrivant à Rome, ils trouvent les cabales formées et les partis pris. Ils n’y connoissent personne : aussi éprouve-t-on qu’on s’y moque d’eux avec force compliments. Le pape est-il fait, c’est à qui reviendra le plus vite. Tous les crimes leur sont permis, ceux même de lèse-majesté ; quoi qu’ils attentent, ils sont inviolables et vont tête levée. Louis XI n’osa jamais punir les attentats et les trahisons avérées du cardinal Balue que par la prison, et encore avec combien de traverses, et on le vit sous son successeur triompher de son crime dans l’éclat de légat en France. Sixte V approuva tout ce qui s’étoit passé à Blois, et détestoit les horreurs de la Ligue ; mais, lorsque, quelques jours après, il apprit la mort du cardinal de Guise, pour le moins aussi coupable que son frère, il excommunia Henri III, et trouva qu’il n’y avoit pas d’assez grands châtiments pour expier ce crime. On a vu le feu roi réduit à traiter avec le cardinal de Retz, et n’avoir pu châtier les forfaits du cardinal de Bouillon ni l’éclat de sa désobéissance. Les avantages et les inconvénients d’avoir des cardinaux françois ne se peuvent donc pas balancer. À l’égard des prétentions de Rome, on ne peut compter sur les cardinaux françois. On sent encore les suites des manèges et de la séditieuse harangue du cardinal du Perron, en 1614, aux derniers états généraux qui se soient tenus. Si nos rois ne souffroient jamais de cardinaux en France, ils éviteroient ces funestes inconvénients et celui encore d’un attachement à Rome contre leurs intérêts de tous ceux qui se figurent arriver à la pourpre, et de quelques-uns qui y sont élevés malgré eux, comme le, fut le cardinal Le Camus, malgré le feu roi, et le cardinal de Mailly malgré le roi d’aujourd’hui et le régent, à force de cabales, de sédition, de rage dans l’affaire de la constitution. En donnant la nomination à des sujets italiens bien choisis, ils auroient à Rome des cardinaux permanents, à eux, informés et au fait de tout sans cesse, qui, par eux, par leurs amis et leur famille, seroient continuellement utiles et infiniment dans les conclaves, et dont trois ou quatre seroient plus que contents à eux tous des bénéfices qui ne suffisent pas à un seul cardinal françois. L’espérance du cardinalat ne débaucheroit plus d’évêques contre les libertés de l’Église gallicane et contre l’autorité et la souveraineté temporelle de nos rois, et leur procureroit, au contraire, les services et l’attachement des plus considérables maisons et particuliers de Rome et de toute l’Italie, dont l’utilité se reconnoîtroit tous les jours. C’en est assez sur cet important article, dont l’évidence saute aux yeux.

Plusieurs cardinaux se flattoient d’avoir depuis peu détourné le pape de déshonorer leur collège en y mettant un si étrange sujet. Albéroni le savoit, et il reconnut qu’il n’étoit pas de son intérêt de porter trop loin le ressentiment du roi et de la reine, parce que, si le nouveau différend qu’il produiroit duroit trop longtemps, il en seroit la victime, que ses ennemis en si grand nombre seroient ravis de le voir embarqué dans une affaire qu’ils regardoient comme la cause inévitable de sa perte prochaine, à laquelle tous les Espagnols contribueroient à l’envi. Ces réflexions lui firent changer de conduite. Il pressa le départ de la flotte. Il manda au duc de Parme qu’elle mettroit à la voile le 26 mai, et il pressa Aldovrandi de se rendre à Ségovie, où la cour étoit, pour y terminer, à la satisfaction du pape, les différends entre les deux cours. Il laissa entrevoir qu’il sentoit toute la conséquence dont étoit pour lui de finir au plus tôt l’affaire de sa promotion et ce qu’il devoit craindre de l’empire que les Allemands, maîtres de l’Italie, prendroient sur l’esprit et sur les résolutions du pape. Ce fut l’excuse d’un changement si subit de conduite. On en verra dans la suite d’autres raisons.

Il avoit aussi changé de système sur les affairés générales de l’Europe. Il avoit fort désiré unir le roi d’Espagne avec l’Angleterre et la Hollande, et lui procurer la paix avec l’empereur par le moyen de ces deux puissances. Ces idées, qui avoient été si avant dans son esprit, ne subsistoient plus. Il éludoit la négociation de cette paix, que l’Angleterre vouloit entamer. Il se fondoit sur la situation avantageuse où ses soins avoient mis, disoit-il, l’Espagne, qui n’avoit nulle raison de rechercher l’amitié de personne, et dont le meilleur parti étoit de regarder l’embarras des autres puissances d’un œil tranquille et de bien jouer son jeu. Il s’appuyoit sur les troubles intérieurs dont il croyoit l’Angleterre inévitablement menacée, et sur l’épuisement extrême où la dernière guerre avoit laissé la Hollande, qui obligeroient ces deux puissances à rechercher l’amitié du roi d’Espagne, en sorte que, le prix en étant connu des nations étrangères, il ne la donneroit qu’à bon escient à qui il jugeroit à propos. Ainsi, au lieu de presser Beretti, il modéroit son ardeur de négocier pour se faire valoir. Il l’occupoit à gagner et à faire passer en Espagne des ouvriers en laine pour des manufactures très utiles qu’il méditoit, mais sur le succès desquelles il craignoit avec raison la paresse naturelle des Espagnols.

Beretti se fondoit en grands raisonnements pour persuader Albéroni de profiter du désir qu’il voyoit dans la république de s’unir à l’Espagne, d’entrer dans les mesures nécessaires à borner l’ambition de la maison d’Autriche, et de se garantir de l’impression que faisoit sur lui l’humeur vindicative des transfuges espagnols de son conseil. Il disoit que nul traité ne seroit solide si on n’établissoit préliminairement un équilibre parfoit dans les affaires de l’Europe, sans lequel le roi d’Espagne ne devoit jamais s’engager, mais demeurer spectateur, et il traitoit de vaines les renonciations faites en faveur de la maison d’Autriche, parce qu’elle-même n’en avoit fait aucune en faveur de l’Espagne. Il convenoit qu’un refus absolu d’écouter rien sur la paix avec l’empereur pouvoit alarmer l’Angleterre et la Hollande, mais qu’il falloit savoir prolonger la négociation, et faire retomber sur la cour de Vienne l’odieux des délais.

Le fruit qu’il se proposoit de cette conduite étoit que l’Angleterre et la Hollande, irritées de celle de l’empereur sur la paix, l’en craindroient encore davantage et solliciteroient elles-mêmes l’alliance que le roi d’Espagne leur offroit. Il étoit vrai que l’Angleterre n’étoit pas tranquille dans l’intérieur : les partis y étoient plus animés que jamais, le roi et le prince de Galles brouillés jusqu’à ne plus garder aucunes apparences, les ministres anglois haïs d’une partie de la nation, les ministres allemands détestés de la nation, entière, et regardés comme vendus à la cour de Vienne. Ils passoient pour tels au point que le ministre du roi de Sicile n’osa les solliciter de travailler à l’accommodement de son maître avec l’empereur.


  1. Ce mot espagnol signifie ici chambre de commerce.