Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/17
CHAPITRE XVII.
Je portai mon mémoire dès qu’il fut achevé, et tel de ma main que je l’avois écrit, tant j’étois pressé, par la raison que j’en ai dite, de le montrer à M. le duc d’Orléans. Le volume le surprit par la promptitude. Je le lui lus tout entier, nous arrêtant à chaque point pour en raisonner. Cela prit toute l’après-dînée jusque fort tard. Il convint qu’il s’alloit jeter dans un profond précipice, et me remercia fort de mon travail, et de l’en empêcher. Il lui échappa même dans le raisonnement qu’il étoit si pressé de l’embarras des finances et de celui de l’affaire des princes, et si rebattu par ceux qui vouloient les états, qu’il y étoit intérieurement rendu comme à sa seule ressource et à son repos, d’où je jugeai que de cette résolution intérieure à l’extérieure le pas étoit bien court, et bien facile avec les gens à qui il avoit affaire, et qu’il n’y avoit eu en effet rien de si pressé que mon mémoire pour l’en détourner. Ses yeux ne pouvoient lire ma petite écriture courante et pleine d’abréviations, quoique fort peu sujette aux ratures et aux renvois. Il me pria de lui faire faire une copie du mémoire, et de la lui donner dès qu’elle seroit faite. Il me parut si convaincu que je lui demandai sa parole que le pied ne lui glisseroit en aucune façon sur les états avant que je lui eusse remis cette copie, et qu’il se fût donné le temps de la lire à reprises, et d’y réfléchir à loisir. Je fis donc travailler, dès le lendemain matin, à une copie unique, car c’est sur mon original que je l’ai copié ici ; et, dès que cette copie fut faite, je la portai à M. le duc d’Orléans. Nous raisonnâmes encore là-dessus, mais sans détail, parce qu’il me parut que son parti étoit bien pris de ne vouloir point d’états.
Je ne sais quel usage il fit de mon mémoire ; mais, au bout de sept ou huit jours, il ne se parla plus du tout d’états généraux, dont le bruit avoit été fort grand et fort répandu, et, ce qui me fit grand plaisir encore, c’est qu’il ne se dit pas un mot du mémoire ni de moi à cette occasion.
Ce qui m’a le plus convié à ne pas rejeter ce mémoire, malgré sa longueur, parmi les Pièces, c’est qu’il s’y trouve plusieurs choses sur les finances qui donnent une idée de leur état, de leur gestion et des embarras qui s’y trouvoient, dont il n’est guère parlé ailleurs ici ; et de même de quelque chose sur la constitution, qui seront toujours à éclaircir, et qui sont deux matières dont on a vu, il y a longtemps que je me suis expliqué de n’en point parler ici d’une manière expresse et suivie.
L’espérance des états évanouie, les bâtards ne songèrent plus qu’à retarder, embarrasser et accrocher leur affaire ; les princes du sang à presser le régent de la juger ; et ce prince, piqué enfin de voir son autorité si hardiment mise en compromis par la hardie déclaration de M. et de Mme du Maine de ne reconnoître pour juges que le roi majeur ou les états généraux, prit le parti de juger : c’est ce qui a été raconté.
Le duc de Noailles, de son côté, chercha aussi d’autres expédients sur les finances, mais surtout pour mettre sa gestion à couvert. Il fit travailler à un long mémoire, pour être lu par lui au conseil de régence, où il fût longuement annoncé. J’ai déjà fait remarquer, et par des exemples évidents, qu’avec tout son esprit, la multitude et la continuelle mobilité de ses idées et de ses vues qui se succédoient et se chassoient successivement ou en total ou en partie sur toutes sortes de sujets, de choses et de matières, le rendoient incapable d’aucun travail par lui-même, ni d’être jamais content de ceux qu’il faisoit faire et qu’il faisoit refondre (c’étoit son terme) jusqu’à désoler ceux dont il se servoit. C’est ce qui fit attendre si longtemps ce mémoire après l’avoir annoncé et, autant qu’il le put, préparé à l’admirer.
Huit ou dix jours avant qu’il parût au conseil de régence, M. le duc d’Orléans m’en parla et me le vanta comme en ayant vu des morceaux, puis me dit qu’il formeroit un comité (car on ne parloit plus qu’à l’Anglaise) de quelques-uns du conseil de régence, où le duc de Noailles vouloit avec plus de loisir et d’étendue exposer sa gestion et l’état des finances, et consulter ce comité sur les choses qu’il y proposeroit pour en suivre leur avis ; que ce comité s’assembleroit chez le chancelier, et qu’il vouloit que j’en fusse.
Je témoignai au régent ma surprise et ma répugnance ; je le fis souvenir de mon incapacité sur les finances, de mon dégoût pour cette matière, de ma situation avec le duc de Noailles. Je l’assurai que je ne pourrois être de ce comité que comme une [personne] nulle, qui n’entendroit rien, à qui on feroit accroire tout ce qu’on voudroit, que j’y serois parfaitement inutile, que j’y perdrois un temps infini, et que je le suppliois de m’en dispenser. Il insista, et moi aussi, me dit force louanges sur mon esprit et ma capacité quand je voudrois bien prendre la peine de vouloir m’appliquer et entendre, et sur mon impartialité avec le duc de Noailles quand il s’agissoit de traiter affaires avec lui, dont il avoit été souvent témoin et charmé. Je répondis brusquement que ces louanges étoient belles et bonnes, mais que je n’étois pas encore assez sot pour m’en laisser engluer, et qu’en deux mots, il ne me persuaderoit pas d’aller ouvrir la bouche et de grands yeux pour n’entendre rien à ce qui se diroit et proposeroit, et que ce n’étoit pas la peine d’avoir refusé les finances aussi opiniâtrement que j’avois fait pour m’aller après fourrer dans un comité de finances, où je ne comprendrois rien du tout. Le régent me vit si résolu qu’il ne répliqua point, et me mit sur d’autres affaires.
Quatre jours après, travaillant avec lui, il me reparla encore du comité, et qu’il vouloit que j’en fusse. Je répondis que je croyois avoir dit de si bonnes raisons, auxquelles même, à la fin, il n’avoit plus répondu, que j’avois compté n’en plus ouïr parler ; que je n’avois que les mêmes à lui alléguer, dont je ne me départirois pas. J’ajoutai, qu’étant avec le duc de Noailles hors de toutes mesures, même de la moindre bienséance, je ne comprenois pas quel plaisir il trouvoit à nous mettre vis-à-vis l’un de l’autre dans un examen de sa conduite et des propositions qui seroit long, et qui nous exposeroit très aisément à des choses qui embarrasseroient la compagnie, et qui peut-être l’embarrasseroient lui-même ; et comment il vouloit donner cette contrainte au duc de Noailles, qui sûrement y en auroit plus que moi. Mais, me dit-il, c’est le duc de Noailles lui-même qui désire que vous en soyez, qui m’en a prié et qui m’en presse. — Monsieur, repris-je, voilà la dernière folie. A-t-il oublié, et vous aussi, comme je l’ai mené et traité, je ne sais combien de fois, tant en particulier devant vous qu’en plein conseil de régence ? Quel goût peut-il prendre à des scènes où il a toujours ployé le dos et fait un si misérable personnage, et vous de donner lieu à les multiplier ? » Je parlai tant et si bien, du moins si fort, que cela finit comme la première fois. Le régent me parla d’autres choses, et je m’en crus enfin quitte et débarrassé.
Mais je fis mes réflexions sur la singularité de ce désir du duc de Noailles que je fusse de te comité, et tout ce que j’en pus comprendre, c’est que l’ivresse de la beauté de ce qu’il comptoit d’y exposer emporteroit mon suffrage, dont il se pareroit plus qu’aucun autre par la manière dont nous étions ensemble. Il avoit affecté plusieurs fois de se louer de mon impartialité en affaires quand je m’étois trouvé de son avis, et quand il m’étoit arrivé quelquefois de le soutenir, même contre d’autres au conseil de régence, ou en particulier entre quatre ou cinq chez M. le duc d’Orléans. Je crus donc que l’espérance du même succès, et du poids que ce manque total de ménagement que j’avois pour lui donneroit à sa besogne, [était le motif de sa conduite] ; mais comme une funeste expérience m’avoit appris jusqu’où pouvoit aller la noirceur et la profondeur de cette caverne, je me sus extrêmement bon gré d’avoir su m’en préserver.
Trois ou quatre jours après cette dernière conversation, le duc de Noailles commença la lecture de son mémoire. Il dura plusieurs conseils de régence ; il y en eut même d’extraordinaires pour l’achever. C’étoit une apologie de toute sa gestion avec beaucoup de tour pour l’avantager de tout, et beaucoup de louanges mal voilées d’une gaze de modestie.
Cette première partie étoit prolixe ; l’autre rouloit sur la proposition d’un comité où il pût exposer sa gestion avec plus d’étendue, et ses vues sur ce qu’il seroit à propos de faire ou de rejeter. Ce fut là où la fausse modestie n’oublia rien pour capter les auditeurs par un air de désir de chercher à exposer ses fautes et ses vues à l’examen et à la correction du comité, et à profiter de ses lumières. Rien de si humble, de si plein de flatterie, de si préparatoire à l’admiration qu’il espéroit damer au comité, ni de plus désireux d’en enlever l’approbation. Cette partie ne fut pas mains diffuse que l’autre, mais le spécieux le plus touchant y brilloit partout.
Quand il eut fini, M. le duc d’Orléans et presque tous les auditeurs, dans le nombre desquels étoient les présidents ou chefs des conseils, lui donnèrent des louanges. Ensuite M. le duc d’Orléans, passant les yeux sur toute la compagnie, dit qu’il ne s’agissoit plus que de nommer le comité. C’étoit un samedi après-midi, 26 juin. Il y avoit un mais que je vivois là-dessus dans une parfaite confiance, lorsque M. le duc d’Orléans déclara le comité tout de suite, qu’il se tiendroit toutes les semaines chez le chancelier autant de fois qu’à chaque comité il seroit jugé nécessaire, et que tout à coup je m’entendis nommer le premier.
Dans ma surprise, j’interrompis et je suppliai M. le duc d’Orléans de se souvenir de ce que j’avois eu l’honneur de lui représenter toutes les deux fais qu’il m’avoit fait l’honneur de m’en parler ; il me répondit qu’il ne l’avoit pas oublié ; mais que je lui ferois plaisir d’en être. Je répliquai que j’y serois entièrement inutile, parce que je n’entendois rien du tout aux finances, et que je le suppliois très instamment de m’en dispenser. « Monsieur, reprit M. le duc d’Orléans d’un ton honnête, mais de régent, et c’est l’unique fois qu’il l’ait pris avec moi, encore une fois, je vous prie d’en être, et s’il faut vous le dire, je vous l’ordonne. » Je m’inclinai sur la table intérieurement fort en colère, et lui répartis. « Monsieur, vous êtes le maître ; il ne me reste qu’à obéir ; mais au moins vous me permettrez d’attester tous ces messieurs de ma répugnance et de l’aveu public que je fais de mon ignorance et de mon incapacité sur les finances, par conséquent de mon inutilité dans le comité. »
Le régent me laissa achever, puis, sans me rien dire davantage, nomma le duc de La Force, le maréchal de Villeroy, le duc de Noailles, le maréchal de Besons, Pelletier-Sousy, l’archevêque de Bardeaux et le marquis d’Effiat, qui tous s’inclinèrent à leur nom et ne dirent rien.
Mon colloque avec le régent avoit attiré sur moi les yeux de tous, et je remarquai de l’étonnement sur leurs visages. M. de Noailles eut l’air fort content, et bavarda un peu sur le bon choix et sur ce qu’il espéroit de ces assemblées, puis se mit à rapporter, car le samedi étoit un jour de finances à la régence.
N’ayant pu éviter cette bombe, par tout ce que j’avois fait pour m’en, garantir, je ne crus pas devoir en montrer de chagrin, et donner ce plaisir au duc de Noailles, ni me faire tirer misérablement l’oreille pour l’assiduité au comité et l’exactitude aux heures.
Il s’assembloit trois fois la semaine au moins, entre trois et quatre heures, et duroit rarement moins de trois heures ; on se mettoit en rang des deux côtés de la table, ou plutôt du vide d’une table longue comme au conseil de régence, mais dans des fauteuils, le chancelier seul au, bout, et vis-à-vis de lui une table carrée pour les papiers du duc de Noailles, et lui assis derrière. Comme ce comité dura au moins trois mois, il n’est pas temps d’en dire ici davantage, mais bien de revenir au courant, depuis si longtemps interrompu par des matières qui ne pouvoient comporter de l’être.
C’étoit plus que jamais le temps des entreprises les plus étranges et les plus nouvelles. M. de Fréjus et les sous-gouverneurs prétendirent entrer dans le carrosse du roi où jamais en aucun temps ils n’avoient mis le pied. Ils se fondèrent sur ce que les sous-gouverneurs, un à la fois, entroient dans le carrosse des princes fils de Monseigneur. Cela étoit vrai, mais jamais M. de Fénelon ne l’imagina ni M. de Beauvilliers pour lui, quoique tous deux dans l’intimité que l’on a vue. Saumery, insolent, entreprenant, cousin germain du duc de Beauvilliers, avoit commencé à y entrer en son absence, et alors le sous-gouverneur y est de telle nécessité que, sans préséance sur aucun, il y monteroit de préférence à qui que ce fût ; mais le gouverneur présent, il est effacé et la nécessité est remplie. Néanmoins Saumery y monta, le duc de Beauvilliers présent, mais tellement à la dernière place qu’il faisoit à chaque fais des excuses, et souvent le duc de Beauvilliers pour lui, de ce qu’il ne pouvoit se mettre à la portière à cause de son ancienne blessure au genou, qui ne lui permettoit pas de le ployer. J’ai vu cela maintes fois, moi dans le carrosse. Je n’y ai jamais vu que lui des trois sous-gouverneurs. Le hasard apparemment a fait cela ; et toujours avec cette excuse ne montroit que le pénultième pour se mettre au devant, et le dernier remplissoit de son côté la portière, où il ne se pouvoit pas mettre. Entrer dans le carrosse et manger avec le prince est de même droit, mais comme il n’y avoit point d’occasion où les princes fils de Monseigneur mangeassent avec personne, cela facilita l’effronterie de Saumery. M. de Fénelon étoit bien de qualité à l’un et à l’autre, mais il étoit précepteur, qui partoit l’exclusion, et comme il n’a rien à faire auprès du prince que pour l’étude, et qu’il n’y en a point en carrosse, point de nécessité pour lui d’y entrer comme pour le sous-gouverneur en l’absence du gouverneur ; de plus il étoit prêtre, puis archevêque, autres exclusions ; parce qu’il n’y a que les cardinaux et les évêques pairs, au ceux qui ont rang de princes étrangers qui entrent dans les carrosses et qui mangent. M. d’Orléans, depuis cardinal de Coislin, et M. de Reims, l’un premier aumônier, l’autre maître de la chapelle, charges bien inférieures, ont fait maintes campagnes avec le roi, et je les ai vus au siège de Namur. Jamais M. d’Orléans, bien mieux avec le roi que M. de Reims, n’a eu l’honneur de manger avec lui, tandis que l’archevêque de Reims, duc et pair, l’avoit souvent et tant qu’il lui plaisoit. Ainsi, nul exemple pour le précepteur d’entrer dans le carrosse, et un très foible du sous-gouverneur, parce que quelque grands que soient les fils de France, il y a bien loin encore du roi à eux.
Néanmoins M. le duc d’Orléans, qui faisoit litière de toutes choses, accorda l’entrée du carrosse à un sous-gouverneur et à M. de Fréjus. Il est vrai qu’il eut le courage de lui dire que ce n’étoit que personnellement et point comme précepteur ni comme évêque. Dieu sait à quels excès et à quelle lie ce carrosse et l’honneur de manger avec le roi ont été depuis étendus.
De cette grâce s’ourdit une dispute de préférence et de préséance dans le carrosse entre le précepteur et le sous-gouverneur. Comme ils n’y étoient jamais entrés en aucun temps, la question étoit toute nouvelle et sans exemple. Il est vrai que le précepteur n’a rien à dire au sous-gouverneur, et que les fonctions sont toutes indépendantes et séparées ; mais le précepteur au moins est en chef à l’étude, et le sous-gouverneur ne se trouve en chef nulle part. Sa dépendance du gouverneur est totale en tout et partout ; celle du précepteur est fort légère, lequel a sous lui des sous-précepteurs ; et le sous-gouverneur n’a personne : aussi M. de Fréjus le gagna-t-il.
En même temps le maréchal de Villeroy cessa pour toujours d’étouffer le roi en troisième. Il se mit à la portière de son côté ; mais l’indécence de M. du Maine à côté du roi demeura toujours, que, tout fils favori du feu roi qu’il étoit, ce monarque n’eût pas soufferte.
Fresnel épousa la fille de Le Blanc, lors du conseil de guerre, dont il fut bien parlé dans les suites ; et Flamarens épousa une fille de M. de Beauvau, frère de l’évêque de Nantes. La fille aînée du maréchal de Tessé, veuve de La Varenne petit-fils ou arrière-petit-fils du La Varenne de Henri IV, et qui passai sa vie à la Flèche, épousa le jeune La Luzerne, son voisin, dont elle étoit éprise. Elle étoit fort riche, il avoit du bien et la naissance tout à fait sortable. Le marquis d’Harcourt, fils aîné du maréchal, épousa une fille de feu M. de Barbezieux et de la fille aînée de M. d’Alègre, qui fit la noce, et le duc d’Albret, qui voulut épouser la sœur de cette mariée, trouva des oppositions dans la famille, qui durèrent longtemps avec beaucoup de bruit.
Je ne dirois pas ici qu’Arouet fut mis à la Bastille pour avoir fait des vers très effrontés, sans le nom que ses poésies, ses aventures et la fantaisie du monde lui ont fait. Il étoit fils du notaire de mon père, que j’ai vu bien des fois lui apporter des actes à signer. Il n’avoit jamais pu rien faire de ce fils libertin, dont le libertinage a fait enfin la fortune sous le nom de Voltaire, qu’il a pris pour déguiser le sien.
Le prince palatin de Birkenfeld mourut chez lui en Alsace, à près de quatre-vingts ans, peu riche, et le meilleur homme du monde. Il avoit fort servi. Il étoit lieutenant général, et avoit des pensions. Il venoit rarement à la cour, où il étoit toujours fort bien reçu du roi et fort accueilli du monde. Son fils avoit été fort de mes amis. Il avoit eu le Royal-allemand et est mort assez jeune, retiré chez lui, laissant deux fils, dont l’aîné par succession est devenu duc des Deux-Ponts depuis quelques années. Il n’y a plus que cette branche des palatins outre les deux électorales.
En même temps mourut la duchesse douairière d’Elboeuf d’une longue suite de maux qu’elle avoit gagnés de son mari, mort depuis longtemps. J’ai assez souvent parlé d’elle, pour qu’il ne me reste plus rien à en dire. Elle n’étoit pas fort âgée.
M. de Montbazon, fils aîné de M. de Guéméné, et gendre sans enfants de M. de Bouillon, mourut, jeune et brigadier d’infanterie, de la petite vérole.
Une autre personne, bien plus illustre par les éclats qu’elle avoit faits, quoique d’étoffe bien différente, ne fit pas le bruit qu’elle auroit fait plus tôt. Ce fut la fameuse Mme Guyon. Elle avoit été longtemps exilée en Anjou depuis le fracas et la fin de toutes les affaires du quiétisme. Elle y avoit vécu sagement et obscurément sans plus faire parler d’elle. Depuis huit ou dix ans elle avoit obtenu d’aller demeurer à Blois, où elle s’étoit conduite de même, et où elle mourut sans aucune singularité, comme elle n’en montroit plus depuis ses derniers exils, fort dévote toujours et fort retirée, et approchant souvent des sacrements. Elle avoit survécu à ses plus illustres protecteurs et à ses plus intimes amis.
Le maréchal de Villars, gorgé de toutes espèces de biens, n’eut pas honte de prendre ni M. le duc d’Orléans de lui donner six mille livres de pension pour le dédommager de ses prétentions sur la vallée de Barcelonnette, disputée au gouvernement de Provence par La Feuillade, comme gouverneur de Dauphiné, qui fut jugée devoir être de ce dernier gouvernement.
Le maréchal de Villeroy obtint en même temps pour le duc de Brissac, qui étoit fort mal à son aise, dix mille livres de pension. Quelque temps après, Blancménil, avocat général, frère du président Lamoignon, eut aussi une pension de six mille livres ; et Canillac eut pour rien la lieutenance générale de Languedoc, de vingt mille livres de rente, vacante par la mort de Peyre, qui n’avoit point de brevet de retenue.
Contade et Brillac, l’un major, l’autre capitaine aux gardes, avoient passé leur vie dans ce corps, sans avoir pu se souffrir l’un l’autre. Contade bien plus brillant, l’autre ne laissoit pas d’avoir des amis. Son frère étoit premier président du parlement de Bretagne, mais fort peu estimé. Je ne sais ce qui arriva de nouveau entre deux officiers généraux de cet âge ; mais, le samedi 12 juin, Brillac vint, sur les quatre heures du matin, chez Contade, dans la rue Saint-Honoré, l’éveilla, le fit habiller et sortit avec lui. Ils entrèrent tout auprès dans une petite rue inhabitée, qui va de la rue Saint-Honoré vers le bout du jardin des Tuileries, près de l’orangerie, et là se battirent bel et bien. Brillac fut légèrement blessé, et disparut aisément. Contade le fut dangereusement, et il fallut le reporter chez lui. Ce fut un grand vacarme. Un cordier et sa femme, qui profitoient de la commodité de cette rue pour leur métier, étoient déjà levés pour leur travail, et furent témoins du combat. Ils babillèrent ; cela embarrassa beaucoup ; on les enleva ; on cacha Contade dans le fond de l’hôtel de Noailles, là tout auprès, et comme il avoit beaucoup d’amis considérables, tout se mit en campagne pour lui. Les Grammont, les Noailles, les Villars, le premier président et bien d’autres en firent leur propre affaire ; et le régent n’avoit pas moins d’envie qu’eux de l’en tirer. Il en coûta du temps, des peines et de l’argent ; et l’affaire s’en alla en fumée. Pendant tout cela, Contade guérit. À la fin de tout, Contade et Brillac parurent une fois au parlement pour la forme, et il ne s’en parla plus. Néanmoins on voulut séparer deux hommes si peu compatibles, et qui se rencontroient si souvent par la nécessité de leurs emplois. Le gouvernement de l’île d’Oléron vaqua. Il est bon ; mais il demande résidence. Cela le fit donner à Brillac.
Par un événement extrêmement rare, un employé aux mines de diamants du Grand-Mogol trouva le moyen de s’en fourrer un dans le fondement, d’une grosseur prodigieuse, et, ce qui est le plus merveilleux, de gagner le bord de la mer, et de s’embarquer sans la précaution qu’on ne manque jamais d’employer à l’égard de presque tous les passagers, dont le nom ou l’emploi ne les en garantit pas, qui est de les purger et de leur donner un lavement pour leur faire rendre ce qu’ils auroient pu avaler, ou se cacher dans le fondement. Il fit apparemment si bien qu’on ne le soupçonna pas d’avoir approché des mines ni d’aucun commerce de pierreries. Pour comble de fortune, il arriva en Europe avec son diamant. Il le fit voir à plusieurs princes, dont il passai les forces, et le porta enfin en Angleterre, où le roi l’admira sans pouvoir se résoudre à l’acheter. On en fit un modèle de cristal en Angleterre, d’où on adressa l’homme, le diamant et le modèle parfaitement semblable à Law, qui le proposa au régent pour le roi. Le prix en effraya le régent, qui refusa de le prendre.
Law, qui pensoit grandement en beaucoup de choses, me vint trouver consterné, et m’apporta le modèle. Je trouvai comme lui qu’il ne convenoit pas à la grandeur du roi de France de se laisser rebuter par le prix d’une pièce unique dans le monde et inestimable, et que plus de potentats n’avoient osé y penser, plus on devoit se garder de le laisser échapper. Law, ravi de me voir penser de la sorte, me pria d’en parler à M. le duc d’Orléans. L’état des finances fut un obstacle sur lequel le régent insista beaucoup. Il craignoit d’être blâmé de faire un achat si considérable, tandis qu’on avoit tant de peine à subvenir aux nécessités les plus pressantes, et qu’il falloit laisser tant de gens dans la souffrance. Je louai ce sentiment ; mais je lui dis qu’il n’en devoit pas user pour le plus grand roi de l’Europe comme pour un simple particulier, qui seroit très répréhensible de jeter cent mille francs pour se parer d’un beau diamant, tandis qu’il devroit beaucoup et ne se trouveroit pas en état de satisfaire ; qu’il falloit considérer l’honneur de la couronne et ne lui pas laisser manquer l’occasion unique d’un diamant sans prix, qui effaçoit ceux de toute l’Europe ; que c’étoit une gloire pour sa régence, qui dureroit à jamais, qu’en tel état que fussent les finances, l’épargne de ce refus ne les soulageroit pas beaucoup, et que la surcharge en seroit très peu perceptible. Enfin je ne quittai point M. le duc d’Orléans, que je n’eusse obtenu que le diamant seroit acheté.
Law, avant de me parler, avoit tant représenté au marchand l’impossibilité de vendre son diamant au prix qu’il l’avoit espéré, le dommage et la perte qu’il souffriroit en le coupant en divers morceaux, qu’il le fit venir enfin à deux millions avec les rognures en outre qui sortiroient nécessairement de la taille. Le marché fut conclu de la sorte. On lui paya l’intérêt des deux millions jusqu’à ce qu’on lui pût donner le principal, et en attendant pour deux millions de pierreries en gage qu’il garderoit jusqu’à entier payement des deux millions.
M. le duc d’Orléans fut agréablement trompé par les applaudissements que le public donna à une acquisition si belle et si unique. Ce diamant fut appelé le Régent. Il est de la grosseur d’une prune de la reine Claude, d’une forme presque ronde, d’une épaisseur qui répond à son volume, parfaitement blanc, exempt de toute tache, nuage et paillette, d’une eau admirable, et pèse plus de cinq cents grains. Je m’applaudis beaucoup d’avoir résolu le régent à une emplette si illustre.