Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/8


CHAPITRE VIII.


Conseil de régence. — Caractère de Besons. — Torcy. — Bouthillier-Chavigny, ancien évêque de Troyes. — La Vrillière sans voix ; son caractère et ses fonctions. — Pontchartrain sans voix ni fonction. — Rage et conduite de Tallard. — Personnages des conseils. — Desmarets congédié avec une gratification de trois cent cinquante mille livres. — Trop juste augure de M. le duc d’Orléans. — Catastrophe de Mme Desmarets. — Bercy, son gendre, chassé. — Lieux des divers conseils. — Leurs appointements. — Règlements particuliers. — Prétention des conseillers d’État de ne céder qu’aux ducs et aux officiers de la couronne. — Noailles et Canillac avocats des conseillers d’État contre les gens de qualité. — J’expose au régent la qualité et le ridicule de cette prétention. — Mollesse du régent. — Adresse des conseillers d’État. — Effiat vice-président. — Forme des conseils du feu roi adoptée au conseil de régence. — Les maîtres des requêtes refusent de rapporter au conseil de régence, s’ils n’y sont assis, ou si ceux de ce conseil qui ne sont ni ducs, ni maréchaux de France, ou conseillers d’État, n’y sont debout tant que les maîtres des requêtes y seroient. — Les conseillers au parlement mis dans les conseils imitent les maîtres des requêtes, et le régent le souffre. — Deux exemples de l’inconvénient qui en résulte pour les affaires. — Les maîtres des requêtes cèdent enfin aussitôt après la mort du chancelier Voysin, et, sans plus de prétentions, rapportent debout au conseil de régence. — Les conseillers d’État emportent d’y précéder tout ce qui n’est pas duc ou officier de la couronne, lorsqu’ils y viennent extraordinairement.


Tous ces conseils choisis, il fallut enfin en venir à celui de régence, dont la formation étoit la plus difficile. Il devoit être composé d’assez peu de membres pour le rendre plus auguste, et il y avoit plusieurs personnages ennemis de M. le duc d’Orléans, ou fort suspects, que leur état ne permettoit pas d’en exclure. Tels étoient le duc du Maine, le comte de Toulouse, le maréchal de Villeroy, le maréchal d’Harcourt dès qu’il avoit refusé la place de chef du conseil des affaires du royaume, le chancelier Voysin dès que M. le duc d’Orléans avoit fait la faute énorme de se laisser engager à lui laisser les sceaux. Toulouse et Harcourt n’étoient que suspects : ils l’étoient beaucoup, l’un par son être et par son frère, quelque différent qu’il fût de lui ; l’autre par son ancienne intimité avec Mme de Maintenon et la princesse des Ursins. Tous les autres étoient ennemis. Il falloit donc les contre-balancer par des gens sûrs pour M. le duc d’Orléans, et qui fussent en état de se faire écouter dans le conseil, où toutes les affaires du dehors et du dedans étoient rapportées des autres conseils, et décidées en dernier ressort en celui-ci à la pluralité des voix. Il fallut de plus considérer que celle de M. le duc ne pouvoit encore être d’aucun poids, et que ce poids, venu avec l’âge, se pouvoit, par les intérêts et les cabales, détourner aussi aisément contre que pour M. le duc d’Orléans.

La facilité de ce prince fut telle eu chose de cette importance, qu’il se laissa aller aux instances du maréchal de Besons, appuyé d’Effiat, pour le changer du conseil de guerre, où il étoit destiné, et où il n’y avoit que la bienveillance du régent qui l’y pût faire préférer à d’autres, pour le placer dans le conseil de régence. C’étoit un rustre brutal qui s’étoit échappé tout jeune de la maison de son père, qui le vouloit faire d’église, s’étoit enrôlé dans les troupes qui passoient clandestinement en Portugal, et y porta le mousquet. Y étant reconnu par les perquisitions de son père, il fut bientôt fait officier, et servit avec application. C’est avec le latin qu’il savoit avant que de s’enrôler, toute l’éducation qu’il avoit eue. Il étoit bon officier général, entendoit bien à mener une aile de cavalerie, et de certains détails, encore ses brusqueries et son emportement l’empêchoient-ils souvent de voir et d’entendre. Ce qui étoit au delà surpassoit fort sa portée, comme il a paru quand il a eu quelquefois des armées à commander, par accident. Avec une humeur insupportable et fort peu d’entendement, c’étoit un homme brave de sa personne, et qui savoit ce que c’étoit que l’honneur, mais embarrassé de tout, infiniment timide, qui ménageoit tout, avoit grande passion d’être et d’avoir, fort bas et fort plat, qui ne manquoit pas de sens ni d’un certain petit esprit de courte intrigue, avec assez de jugement. Une tête de lion et fort grosse, lippu, dans une grosse perruque qui eût fait une bonne tête de Rembrandt, et qui, paraissant tout d’une pièce, comme tout son corps, passoit parmi les sots pour une bonne tête.

Son père étoit conseiller d’État ; et son frère aîné, qui étoit mort, l’avoit été aussi, tous deux avec réputation. Leur nom est Bazin, de la plus courte bourgeoisie, et Besons, dont ils portoient tous le nom, est ce village sur la Seine, près de Paris, si connu par la foire qui s’y tient tous les ans, dont le père avoit acquis la seigneurie. Ce n’étoit pas là un personnage à opposer à personne dans un conseil de régence. M. le duc d’Orléans fut honteux avec moi de s’y être laissé engager ; et moi, dont la destination n’avoit point changé, fort fâché de me trouver si mal attelé.

Un autre homme que le régent mit dans le conseil de régence, dont il fut très embarrassé avec moi, et qu’il ne me laissa entendre que par degrés, fut Torcy, à la surprise de toute la France. Il étoit lié de tout temps à la cour avec tout ce qui étoit le plus opposé à M. le duc d’Orléans, si on en excepte ses deux plus funestes ennemis, Mme de Maintenon et M. du Maine. M. le duc d’Orléans avoit eu souvent des raisons de n’en être pas content, et jusqu’après la mort du roi, jamais lui ni sa femme n’avoient fait aucun pas pour s’en rapprocher. Ils étoient amis intimes de M. et de Mme de Castries et de l’abbé de Castries, qui étoit une voie bien naturelle qu’ils pouvoient prendre. Castries étoit chevalier d’honneur, et sa femme, dame d’atours de Mme la duchesse d’Orléans, et fille de M. de Vivonne, frère de Mme de Montespan, et très bien avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans. Ils étoient si persuadés que Torcy leur étoit opposé, qu’ils étoient peinés contre les Castries de leur liaison avec lui, et je me souviens que longtemps après que Mme la duchesse d’Orléans eut commencé d’avoir une tablé à Marly, et que les dames se furent accoutumées à y aller, ce fut une manière de négociation de Mme de Castries pour y faire manger Mme de Torcy. Elle n’y avoit point encore été conviée, c’étoit une singularité peu agréable, et néanmoins elle ne s’en empressoit pas. Surtout elle ne pouvoit se résoudre à la présence de M. le duc d’Orléans, et Mme de Castries prit si bien son temps, qu’elle lui procura d’y dîner pendant que ce prince étoit allé faire un tour à Paris.

J’étois aussi fort persuadé de l’opposition de Torcy à M. le duc d’Orléans ; j’étois gîté sur lui, je l’avoue franchement, par les sentiments que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers avoient pris pour lui, quoique leurs raisons d’éloignement ne fussent guère que par rapport aux matières de Rome. Jamais je n’avois eu avec eux, non pas de liaison, mais de connoissance la plus légère, et si la vérité veut qu’on ne cache rien, ils n’avoient chez eux que la meilleure compagnie et la plus trayée, et mon amour-propre n’étoit pas content de n’avoir jamais reçu la moindre avance de leur part. C’étoit de plus un homme de l’ancien ministère, et dans mon dessein d’anéantir les secrétaires d’État et leur puissance, Torcy, qui l’étoit après son père et son beau-père, ne pouvoit être à mon gré. J’avois souvent pressé M. le duc d’Orléans de l’exclure ; quoiqu’il ne m’eût jamais répondu là-dessus aussi net que je le désirois, j’espérois pourtant son exclusion, et j’y travaillois encore, lorsque le régent me laissa entrevoir que je n’y devois pas compter. Je redoublai mes efforts ; à la fin il m’avoua avec grand embarras qu’il se le croyoit nécessaire par avoir le secret de toutes les affaires étrangères depuis tant d’années qu’il en étoit le ministre, et par le secret des postes dont lui ne pouvoit se passer. Ce fut en effet ce qui conserva Torcy.

Pour se l’acquérir entièrement, M. le duc d’Orléans le combla de caresses, de confiance et de choses. Il avoit six cent cinquante mille livres de brevet de retenue sur sa charge de secrétaire d’État ; il en eut cent cinquante mille de plus et tout payé en en donnant sa démission. Sa pension de vingt mille livres de ministre d’État lui tut conservée, et il en eut encore une autre de soixante mille livres sur les postes, dont il conserva la direction, l’autorité et la confiance.

On ne peut exprimer l’étonnement public de ce traitement. Torcy y passoit, pour le moins, et avec raison, pour n’avoir jamais eu de liaison avec M. le duc d’Orléans, même pour lui avoir été contraire. On ne lui avoit découvert aucun mouvement vers ce prince ; les Castries étoient trop faibles et trop suspects par rapport à Mme la duchesse d’Orléans, pour y avoir été utilement employés. Nancré le fut peut-être ; mais je l’ai toujours ignoré, et tout ce que j’ai tâché de pénétrer là-dessus ne m’a rien rapporté, sinon à me confirmer que le secret des postes avoit seul opéré ce traitement si peu attendu. On verra dans la suite combien je reconnus mon erreur, et la liaison étroite que l’estime, que j’ose dire réciproque, fit entre Torcy et moi, qui a duré jusqu’aujourd’hui que nous sommes en mars 1746.

M. le duc d’Orléans avoit toujours compté de mettre un évêque dans le conseil de régence. Je croyois qu’il pouvoit s’en passer. Je pensois là-dessus comme le feu roi, et je crois comme tout homme sage, surtout dans le feu des affaires de la constitution. L’intérêt du feu archevêque de Cambrai, par le poids immense du feu duc de Beauvilliers sur moi, m’avoit empêché de combattre ce sentiment, de sorte qu’il n’étoit plus temps de s’y opposer avec fruit depuis la mort de ces deux personnages. Je pensai donc alors au moins mauvais et au plus approuvé qu’on pourroit choisir, et je proposai à M. le duc d’Orléans l’ancien évêque de Troyes.

On a vu qui et quel il étoit, au commencement de ces Mémoires où je me suis étendu sur lui à l’occasion de sa retraite. Elle arriva tout au commencement de mon mariage. À l’âge que j’avois lors, j’avois vu son visage tout au plus, et je ne l’avois jamais connu. Mais à ce que j’en savois, il me parut fait exprès pour entrer dans le conseil de régence. Sans répéter ce que j’en ai dit lors de sa retraite, j’y trouvois un prélat consommé dans les affaires temporelles du clergé, versé dans les matières de Rome, et avec cela François ; assez de savoir ecclésiastique. Voilà quelle étoit sa réputation. Il avoit de plus passé sa vie jusqu’à la retraite dans le plus grand monde de la cour et de la ville, recherché des meilleures et des plus importantes compagnies, ami de la plupart des personnages et des principales femmes de son temps, où il s’étoit mêlé de beaucoup de choses. Cette grande connoissance du monde étoit un grand point.

C’étoit un évêque sans diocèse, et un évêque qui ne pensoit à rien moins qu’à revenir sur l’eau. Il y avoit quinze ou seize ans qu’il vivoit dans la plus exacte retraite et la plus soutenue. Il ne l’avoit interrompue que depuis quatre ou cinq ans par respect pour cette fantaisie du roi de voir les gens retirés, et qui lui fit dire qu’il vouloit le voir une fois l’année. Il venoit passer quatre jours à Fontainebleau, où le roi lui faisoit merveilles, et où, dans ce qu’il y avoit de plus grand et de meilleur, c’étoit à qui l’auroit. Il alloit de là passer deux jours à Paris, revenoit pour un jour ou deux à Fontainebleau, et s’en retournoit dans sa retraite, sans avoir paru ni rouillé, ni béat, ni déplacé, ni gâté. À Troyes il ne voyoit pas même les passants. Il y vivoit avec son neveu dans l’évêché. Dès que son neveu étoit en visites ou à Paris, il occupoit un appartement qu’il s’étoit accommodé dans la Chartreuse de Troyes, où il ne voyoit que les chartreux, et se rendoit assidu à leurs offices : il y passoit de plus les avents et les carêmes. Une telle vie, entée sur celle du plus grand monde, uniquement par choix, et si bien soutenue, me parut devoir être d’un grand poids pour retenir la licence de la vie de M. le duc d’Orléans. Cet évêque n’avoit rapport à aucune cabale ; il étoit frère de la maréchale de Clérembault, en amitié avec elle, qui étoit dans l’intimité de Madame, laquelle avoit beaucoup d’amitié aussi et de confiance en lui. Tout me persuada donc qu’il étoit fait exprès pour cette place, dès qu’il y falloit un évêque. M. le duc d’Orléans l’approuva et l’exécuta.

Rien ne fut plus applaudi que ce choix. Il le manda ; il arriva, il accepta sans simagrée. Le monde, qui exige presque toujours des gens de bien fort au delà du but, auroit voulu une défense, ou même un refus. Les commencements furent admirables. On ne le voyoit que pour des devoirs indispensables. Je me félicitois d’avoir si bien rencontré. Ces merveilles furent de médiocre durée ; je me trompai sur lui comme j’avois fait sur Torcy, mais d’une manière tout opposée ; il n’est pas encore temps d’en parler. Le régent lui fit la galanterie de ne faire entrer Torcy au conseil de régence qu’après que ce prélat y eut assisté une fois, afin de lui assurer sans dispute la préséance sur Torcy qui avoit été jusqu’à la fin ministre d’État sous le feu roi.

La Vrillière me dut tout ce qu’il fut, et, comme je l’ai dit ailleurs, ce ne fut pas sans peine, mais le travail opiniâtre de plus d’une année. Il conserva sa charge de secrétaire d’État, fut établi secrétaire du conseil de régence pour en tenir le registre, signer les grâces des départements des autres secrétaires d’État, et tout ce qui avoit besoin de la signature d’un secrétaire d’État ; avec le temps celle des expéditions et des ordres secrets, l’autorité sur la police de Paris ; enfin en très peu de temps, il fut l’unique secrétaire d’État en fonction. Lui et Pontchartrain entrèrent au conseil de régence, tous deux sans voix ; Pontchartrain sans nulle fonction. Je me plaignis à M. le duc d’Orléans de la conservation de celui-là. Il balbutia ; il fut embarrassé ; je jugeai donc qu’il falloit attendre ; j’ignorois alors la visite du chancelier de Pontchartrain. J’attendis donc ; mais je n’attendis pas longtemps

La Vrillière étoit un petit homme vif, actif, qui élevé dans les bureaux de son père en possédoit la routine, obligeant, très serviable, fort poli, intérieurement glorieux, capable d’expédient et de mécanique, liant et rompu au monde, homme d’honneur. Il n’étoit pas heureux en femme, qui le gâta à la fin, au point qu’il n’étoit plus reconnoissable. Cela se trouvera en son temps.

J’ai, ce me semble, assez fait connoître le caractère et les liaisons de ce qui composoit la cour du feu roi, et des personnages qui entrèrent dans ces divers conseils, pour n’avoir pas besoin de retoucher cette matière. Mais il faut encore faire voir quel fut le tout ensemble de cet important conseil de régence qui devoit décider de tout à la pluralité des voix, et qui fut en effet un vrai conseil pendant près de trois années. J’y ajouterai les chefs ou autres des autres conseils qui y venoient rapporter leurs affaires, et qui, pour de certaines, y furent quelquefois appelés, tandis que les conseils demeurèrent dans leur premier établissement.

La régence étoit donc, pour le répéter de suite, ainsi composée. M. le duc d’Orléans, M. le Duc, le duc du Maine, le comte de Toulouse, Voysin chancelier, moi, puisqu’il faut que je me nomme, les maréchaux de Villeroy, d’Harcourt, de Besons, l’ancien évêque de Troyes, et Torcy opinants, et La Vrillière tenant le registre, et Pontchartrain, tous deux sans voix.

Ceux qui y venoient rapporter étoient l’archevêque de Bordeaux, les maréchaux de Villars, d’Estrées et d’Huxelles, les ducs de Noailles et d’Antin.

On voit ainsi sur quels et sur combien le régent pouvoit compter pour amis, pour ennemis ou pour assez indifférents. Il arriva pourtant presque toujours que le conseil fut tranquille et que le régent y fut maître de tout. Le personnage que chacun de ceux-là y fit se verra avec le temps.

De cette façon Desmarets fut le seul des ministres du feu roi congédié alors par une courte lettre que M. le duc d’Orléans lui écrivit, et les six conseils furent enregistrés au parlement, c’est-à-dire leur établissement, non pas les noms ni le nombre de leurs membres. Il n’y fut pas mention du conseil de régence, comme étant le conseil du roi, et le gouvernement même.

Tallard fut aussi le seul qui ne fut point employé de tous ceux que le roi avoit nommés dans son testament. Ce n’est point trop dire qu’il pensa en devenir fou, et qu’il fit plusieurs extravagances. Il alla disant partout qu’il se feroit écrire le testament du roi sur le dos ; il cria, clabauda, lâcha au régent le maréchal de Villeroy et les Rohan ; plaintes, clameurs, dépits, bassesses, prostitutions, tout fut mis inutilement en usage. Jamais le régent, si ordinairement facile, ne put être entamé. En général il le regardoit comme contraire à lui, avec raison, mais il falloit qu’il y eût quelque autre cause que je n’ai point démêlée, qui le soutint le même contre tant d’efforts. Tallard, les voyant enfin inutiles, déclara qu’il n’avoit plus qu’à s’enterrer. Il acheta la Planchette, vilaine petite maison près de Paris, et s’y confina en effet sans presque en sortir ni y recevoir personne. Nous verrons sa résurrection dans son temps.

Le régent vécut en amitié avec M. le Duc, en mesure froide et polie avec le duc du Maine, avec plus d’onction, mais en réserve avec le comte de Toulouse. Il crut gagner le maréchal de Villeroy à force de marques d’estime, de considération, de distinction, même de confiance fort hasardée ; le ramener, au moins émousser ses pointes et ses écarts par d’Effiat, son ami de tous les temps, et par M. de Troyes qui l’étoit aussi. Le premier étoit vendu au duc du Maine ; l’autre, marchant sur des oeufs, n’osoit être que complaisant. Le maréchal reçut toutes sortes de faveurs et se piqua de ne s’en pas laisser ébranler. Il falloit exposer cela d’abord. C’est une matière qui se présentera plus d’une fois. Pour Harcourt, sa malheureuse santé ne lui permit pas de faire aucun personnage, ni à Voysin le dégoût et le mépris dans lequel il étoit tombé. Villars en fit toujours un fort misérable ; Huxelles aussi avec toutefois beaucoup d’importance ; Estrées comme point ; d’Antin aussi peu. Le cardinal de Noailles ne se haussa ni baissa ; il eut assez d’affaires à se défendre des insidieux chefs de la constitution. Le duc de Noailles joua le grand personnage. M. le Duc encore trop jeune, le duc du Maine silencieux, ténébreux, solitaire, profondément caché, poli jusqu’au respectueux, et attentif au dernier point à tout le monde, quand il étoit forcé d’en voir ; le comte de Toulouse froid, tranquille, et menant sa vie ordinaire autant qu’il la put accommoder à ses nouvelles fonctions.

Desmarets tomba dans une surprise incroyable. Sa suffisance extrême lui avoit persuadé qu’il étoit impossible de se passer de lui à la tête des finances. Il étoit de tout temps ami intime du maréchal de Villeroy ; il l’étoit demeuré d’Effiat, qui l’avoit toujours été au Palais-Royal de Bechameil, son beau-père. II comptoit donc entièrement sur ces deux appuis ; mais ce qui combla son étonnement et son indignation fut de voir le duc de Noailles à sa place, lui qui l’avoit recueilli, lorsqu’à son retour d’Espagne il ne sut, comme on l’a vu dans son temps, où donner de la tête ; qui en avoit fait son disciple et son élève dans les finances, et pour qui il avoit contraint toute sa féroce humeur. Noailles ne songea pas seulement à garder avec lui aucunes mesures, et on verra bientôt jusqu’où il poussa l’ingratitude à son égard. M. le duc d’Orléans néanmoins, pressé par Effiat et par le maréchal de Villeroy, lui fit donner trois cent cinquante mille livres au renouvellement des fermes, sur ce qu’ils lui représentèrent que c’étoit un droit des contrôleurs généraux, que Desmarets n’avoit pas voulu toucher au dernier renouvellement, dans l’extrémité où étoient les besoins de l’État.

Une si forte grâce, et faite si fort à contre-temps, à la suite de plusieurs autres facilités du régent, dont j’ai parlé, et d’autres moindres que j’ai omises, firent augurer en lui une faiblesse fort nuisible à l’État et aux honnêtes gens, et fort utile aux impudents et aux effrontés. Malheureusement l’augure ne s’en est trouvé que trop véritable.

Mme Desmarets qui, sous l’ombre de la place de son mari, faisoit à part pour elle quantité d’affaires, culbuta avec lui. Un nommé La Fontaine, longtemps receveur de M. le Prince à Senonches, près de la Ferté, où je l’avois vu, et qui de là, qui est aussi auprès de Maillebois, avoit été leur complaisant pendant leur exil, avoit aussi fait fortune avec eux, et s’étoit fait trésorier du régiment des gardes. C’étoit l’homme de confiance de Mme Desmarets, pour lui faire faire tous les jours des affaires, et pour placer et gouverner l’argent qu’elle en tiroit. Tout cela se renversa à la chute de la place. Elle prétendit avoir été volée. Elle en fut étrangement troublée. Dans cet état la petite vérole la prit ; elle en releva folle ; et personne même ne l’a jamais vue depuis, quoiqu’elle ait encore vécu quelques années. Ainsi les deux rivales des bonnes grâces de Mme de Maintenon, Mme Voysin et Mme Desmarets sont mortes, l’une de désespoir de les avoir perdues et d’être supplantée par sa rivale ; celle-ci folle de la perte de sa place et de son magot particulier. Bercy, intendant des finances et gendre de Desmarets, qui faisoit tout sous lui, fut chassé en même temps sans retour, avec l’acclamation publique.

Il fut réglé que le conseil de conscience se tiendroit à l’archevêché, et tous les autres en divers appartements du vieux Louvre, qu’on fit accommoder et meubler. Mais peu à peu le maréchal de Villars usurpa de tenir celui de guerre fort souvent chez lui, et à son exemple le maréchal d’Huxelles, que les autres chefs ne suivirent pas.

Je ne m’arrêterai pas aux prétentions, aux entreprises, aux usurpations, aux tracasseries du duc de Noailles entre le conseil des finances et les autres conseils, des conseils des uns aux autres, et des membres de chacun entre eux, pour lasser et eux et M. le duc d’Orléans, fatiguer le public, les rende incommodes et ridicules, et les faire tomber dans les vues qui ont été expliquées ; cela seroit trop long et ennuyeux. Mais il faut parler du général.

M. le Duc, M. le duc du Maine et le comte de Toulouse ne voulurent point d’appointements. Le chancelier, le maréchal de Villeroy, Torcy, La Vrillière, Pontchartrain, conservèrent les leurs sans innovation, et on ne donna rien au cardinal de Noailles, au procureur général ni à l’avocat général. Harcourt, Besons, l’évêque de Troyes et moi, pour la régence, les chefs des conseils, les ducs de Noailles, de Guiche et le maréchal d’Estrées, eûmes vingt mille livres d’appointements, et les membres des conseils dix mille livres, les secrétaires six mille livres.

Il fut réglé que les conseils tiendroient aussi souvent qu’il seroit nécessaire, à la discrétion des chefs, et que les chefs auroient chacun un jour de chaque semaine, ou davantage quand il seroit nécessaire, pour venir rapporter les affaires de son conseil en celui de régence, où il ne rapporteroit pas son avis particulier, mais celui de la pluralité des voix de chaque délibération de son conseil, et leurs jours aussi pour travailler seuls avec le régent. Il fut décidé que les chefs ou présidents des conseils ne seroient dans le conseil de régence que pour les affaires de leurs conseils, et qu’ils en sortiroient dès qu’elles seroient finies, où ils auroient leurs voix, quoique le conseil ne levât pas, et qu’ils couperoient les membres de la régence, quant à la séance, suivant leur rang entre eux ; mais qu’ils s’y mettroient en la dernière place, s’ils n’étoient point ducs ou officiers de la couronne ; et à l’égard de l’opinion, qu’en quelque place qu’ils fussent ils opineroient les premiers de tous à la suite de leur rapport. Les dues, comme partout, eurent la préséance, et les officiers de la couronne après eux, les uns et les autres suivant leur ancienneté de dignité ; et entre les ducs, que la pairie y auroit la préséance, parce que cette séance tenoit plus des fonctions d’État et de la couronne que des cérémonies de cour.

Ils ne disputèrent pas, pour ne rien innover, la préséance usurpée du chancelier au conseil, en sorte que Voysin y fut toujours au-dessous immédiatement, et sans intervalle, du duc du Maine d’un côté, et moi pareillement de l’autre du comte de Toulouse. Chacun étoit ainsi par rang, à droite ou à gauche, et on opinoit comme on étoit assis, le dernier du conseil opinant après le rapporteur, et tous les autres l’un après l’autre, en remontant, et M. le duc d’Orléans le dernier.

Les sièges furent égaux pour tout le monde dans tous les conseils. Celui de régence n’eut que des ployants, le régent comme les autres, parce que le roi étoit censé y être, et que son fauteuil vide étoit au bout de la table longue, seul. Le régent à droite, en retour à la première place, M. le Duc vis-à-vis de lui. Au bas bout, vis-à-vis le fauteuil du roi, étoient Pontchartrain et La Vrillière.

Aucun de tous les conseils ne prêta de serment, sur le fondement que les ministres d’État n’en prêtoient point, et aucun de ceux du conseil de régence n’eut de patente ni de lettre du roi ou du régent pour y entrer, parce que les ministres d’État n’en ont point. Mais comme ils ne se peuvent présenter au conseil qu’ils ne soient avertis à chaque fois d’y venir de la part du roi, par l’huissier de son cabinet, les membres de la régence le furent ainsi la première fois ; et au premier conseil de régence, M. le duc d’Orléans intima celui d’après, et ainsi de l’un à l’autre, et on n’avertit plus j parce qu’il y auroit eu trop à courir, sinon pour des conseils extraordinaires et imprévus auxquels on ne pouvoit s’attendre.

Le régent arrivé, on n’attendoit personne sans exception ; si on arrivoit le conseil commencé, ce qui étoit rare, on entroit et on s’approchoit de la table derrière ; le régent vous disoit de prendre place, qui dans ces cas étoit laissée vide, et on la prenoit avec un mot d’excuse.

Aucun conseil ne s’étoit encore assemblé qu’il y eut une rare difficulté pour celui des finances, tant les prétentions, pour ridicules qu’elles puissent être, prennent de force du mépris qu’on en fait, quand on se contente du mépris, sans les proscrire, comme fit le roi, qui se contenta de se moquer de la chimère des conseillers d’État, mise pour la première fois en avant, de ne céder qu’aux gens titrés, lors de la signature du traité de Bade, et de châtier La Houssaye, nommé troisième ambassadeur, avec le maréchal de Villars : et le comte du Luc, en y envoyant Saint-Contest au lieu de lui.

Sur ce bel exemple, qui n’en fut jamais un, mais une dérision, comme le roi s’en expliqua alors, les conseillers d’État qui étoient du conseil des finances, et il n’y en avoit point dans les autres conseils, prétendirent y précéder le marquis d’Effiat, qui étoit de leur étoffe à la vérité, mais dont le grand-père étoit mort chevalier de l’ordre, ambassadeur, surintendant des finances, et par commission de l’artillerie, et maréchal de France. Il étoit fils du frère aîné de Cinq-Mars, grand écuyer de France, et lui-même étoit chevalier de l’ordre de la promotion de 1688. Ces messieurs alléguoient qu’aux conseils de Charles IX et d’Henri III, et aux états généraux du règne de ce dernier roi, les conseillers d’État de robe avoient eu la droite sur ceux d’épée qui n’étoient pas ducs ou officiers de la couronne ; et ils disoient vrai. Mais ils se gardoient bien d’ajouter que c’étoit une innovation jusqu’alors inouïe et abrogée par Henri IV, et qui n’a jamais eu lieu depuis, innovation faite par les Guise dans le même esprit qui les engagea à faire établir les charges de l’ordre du Saint-Esprit comme elles le furent, pour favoriser et s’attacher la bourgeoisie qu’ils avoient séduite, ainsi que le clergé, et abattre, en tout ce qu’ils purent, la noblesse qu’ils craignoient et qu’ils haïssaient, comme étant trop attachée au roi et à la couronne, ainsi qu’il y a bien paru par tout le secours qu’en reçut Henri IV, qui lui affermit la couronne sur la tête et qui l’arracha à ces perfides étrangers.

J’arrivai une après-dînée chez le régent, comme il se promenoit dans sa grande galerie, entre Canillac et le duc de Noailles, qui discutoient cette belle difficulté de préséance. C’étoient les deux champions de ce qu’ils avoient appelé la noblesse à l’occasion de l’insigne calomnie du duc de Noailles contre moi. Ma surprise fut donc extrême lorsque, m’étant joint à cette promenade, je les entendis tous deux plaider avec chaleur la cause des conseillers d’État contre les gens de qualité non titrés.

Après les avoir écoutés quelque temps, le régent me demanda ce que je disois à cela. Je souris, et répondis que je ne me seroit pas attendu à la prétention, moins encore aux avocats que je venois d’entendre. Je remis le fait des Guise que je viens de rapporter, celui du comte du Luc, et je suppliai le régent de se souvenir comment le feu roi et l’universalité du monde avoient pris cette prétention des conseillers d’État. De là je vins au fond de la chose, et je dis qu’en France il n’y avoit que trois états ; que tous les trois avoient toujours été précédés par les pairs, les ducs et les officiers de la couronne sans nulle difficulté partout, et qui aux états généraux étoient avec le roi sur le théâtre ; et en bas les trois états ; qu’entre personnes de même état il se pouvoit qu’il y eût des prétentions de préséance, mais que d’état à état il n’y en eut jamais en aucun temps ; que l’église et la noblesse, la première à droite, l’autre à gauche, étoient assis et couverts, et parloient en cette sorte en égalité parfaite de l’une à l’autre ; qu’au fond de la salle, vis-à-vis du théâtre, étoit le tiers état, assis, mais découvert, et qui pour parler se mettoit à genoux ; posture qui en est restée à tout le parlement, et au premier président comme aux autres membres, parlant aux lits de justice, parce que tout magistrat, quel qu’il soit de naissance, est du tiers état par sa magistrature ; que les conseillers d’État étoient de robe et magistrats, par conséquent aussi du tiers état, d’où il résultoit qu’entre conseillers d’un même conseil, le tiers état devoit céder aux deux premiers ; d’où il étoit clair que la prétention des conseillers d’État de robe étoit sans aucun fondement contre le marquis d’Effiat. Ce raisonnement, auquel Noailles et Canillac ne s’étoient pas apparemment attendus, leur ferma la bouche, et à M. le duc d’Orléans aussi.

J’ajoutai, après un moment de silence, que je parlois contre mon intérêt, puisque la prétention que je venois de combattre alloit à mettre un étage de gens dans la personne des conseillers d’État de robe, entre les ducs et officiers de la couronne et les gens de qualité, mais que la vérité devoit toujours être la plus forte, et que je ne comprenois pas la patience de Son Altesse Royale de souffrir des disputes aussi ineptes, et dont la tolérance et le délai à les finir, comme elles le doivent être, donneroit lieu à cent autres, dont l’impertinence feroit honte et troubleroit tout. Noailles et Canillac n’osèrent en attendre davantage, ne répondirent pas un mot, et s’en allèrent.

Le rare est que les gens de qualité ignorèrent leur conduite à cet égard, ou la voulurent ignorer ainsi que la mienne, et que la robe leur sut et à moi tout le divers gré que nous méritâmes d’elle là-dessus.

Resté seul avec le régent, je le pressai de décider. Ces deux hommes qui avoient peur de tout, et lui aussi, l’avoient effarouché sur la robe. Il me proposa l’expédient de faire d’Effiat vice-président pour précéder à ce titre. Je lui représentai, en général, les inconvénients des mezzo termine, qui sont les pères des plus folles prétentions et qui ne sont jamais qu’en faveur de ceux qui ont tort et contre ceux qui ne peuvent perdre en jugement définitif, et en particulier, l’indécence et le danger de tolérer une prétention absurde, dont le succès en feroit naître de toutes les couleurs. Je le laissai dans sa bonne amie l’irrésolution et l’indécision, après avoir parlé d’autres affaires.

Deux jours après, qui se passèrent en ridicules négociations, les conseillers d’État, qui ne demandoient pas mieux que d’en sortir avec un titre qui réalisât leur prétention, eurent la bonté de consentir de céder au titre de vice-président ; ce qui étoit s’assurer la préséance sur tout autre homme de qualité qui pourroit entrer au conseil de finances, etc. Le régent reçut cette complaisance avec gratitude, et d’Effiat fut déclaré vice-président.

Ce que j’avois prédit au régent arriva, et il vaut mieux le raconter tout de suite que d’en interrompre des matières plus importantes. Il fut réglé que les procès évoqués au roi, qui se voient dans un bureau du conseil des parties, les affaires des prises qui se voient au conseil des prises, et maintenant de marine, quelques-unes de finances qui étoient contentieuses ou qui demandoient un règlement, toutes choses usitées sous le feu roi, se rapporteroient comme de son temps, devant lui, c’est-à-dire alors au conseil de régence, à quoi on ajouta certaines affaires du conseil de guerre, comme étapes, etc., et autres genres de règlements concernant les troupes.

Sous le feu roi, le bureau du conseil des parties, qui avoit vu une affaire évoquée devant lui, entroit tout entier au conseil où étoient le roi et ses ministres, et le maître des requêtes, qui avoit rapporté l’affaire au bureau du conseil des parties, la rapportoit devant le roi. Les conseillers d’État de ce bureau opinoient tous quatre ou cinq après lui, puis les ministres, et le roi jugeoit en se rendant toujours ou presque toujours à la pluralité des voix. Pour les affaires des prises, il y avoit sous le feu roi un conseil des prises, composé de quelques conseillers d’État, qui se tenoit chez M. le comte de Toulouse quand il y avoit matière, lequel entroit après au conseil du roi seul, avec le maître des requêtes qui avoit rapporté chez lui, et qui rapportoit devant le roi et ses ministres, le comte de Toulouse présent et opinant, et se retirant avec le rapporteur dès que l’affaire étoit jugée. À l’égard de celles de finances dont on vient de parler, le contrôleur général en chargeoit un maître des requêtes à son choix, qui entroit seul au conseil du roi un jour de conseil des finances, et qui rapportoit l’affaire. Dans tous ces conseils, tout ce qui y entroit y étoit assis, excepté le maître des requêtes rapporteur qui rapportoit debout. Il fut donc réglé que cela se passeroit de même à la régence, et qu’à l’égard des affaires du détail de la guerre, dont on vient de parler, elles seroient rapportées au conseil de régence par l’un des deux maîtres des requêtes de ce conseil, Le Blanc et Saint-Contest.

Pour ne rien laisser en arrière sur les conseils du feu roi, il faut ajouter que le seul conseil des dépêches étoit tout différent des autres. La matière en étoit les disputes ou les règlements à faire dans les provinces et dans les villes, qui étoit proprement celle des départements des provinces des secrétaires d’État, qui, étant bien aises de s’en rendre les maîtres, en disoient un mot le matin au roi à l’issue de son lever, puis expédioient comme ils vouloient ; ce qui rendoit ces conseils plus rares, sous prétexte de soulager le roi. Mais il y avoit aussi telle nature de ces affaires, ou telles personnes qui s’y trouvoient intéressées, que les secrétaires d’État ne pouvoient crosser de la sorte, et qui se rapportoient au conseil des dépêches. Il y avoit aussi des natures d’affaires contentieuses qui s’y rapportoient aussi par le secrétaire d’État du département duquel elle venoit, ou, si elle n’étoit d’aucun plus que d’un autre, par un des secrétaires d’État nommé pour cela par le roi, très rarement par un maître des requêtes nommé par le chancelier, lequel seul d’extraordinaire entroit un jour de conseil de dépêches ; et il y en avoit un de règle tous les quinze jours. En ces conseils des dépêches, il n’y avoit d’assis que les fils de France, le chancelier et le duc de Beauvilliers. Les quatre secrétaires d’État y demeuroient toujours debout, même M. de Croissy, tout goutteux et tout président à mortier au parlement de Paris qu’il étoit, et ils y rapportoient tout de suite chacun leurs affaires, suivant entre eux leur ancienneté de secrétaires d’État. S’il y avoit un maître des requêtes rapporteur, les quatre secrétaires d’État y demeuroient également debout, et y opinoient. Le contrôleur général n’y entroit point s’il n’étoit aussi secrétaire d’État, et alors debout comme ses trois autres confrères. Ce conseil des dépêches devint proprement celui des affaires du dedans du royaume, que d’Antin duc et pair venoit seul rapporter, ou, si c’étoit un procès évoqué, un maître des requêtes de ce conseil qui l’y avoit rapporté ; ainsi la forme unique de ce conseil des dépêches ne put avoir lieu depuis l’établissement du conseil de régence et des autres conseils.

On fut bien étonné la première fois qu’un maître des requêtes eut à rapporter au conseil de régence, qu’il déclara au chancelier qu’il prétendoit rapporter assis, ou que tout ce qui n’étoit ni duc, ni officier de la couronne ou conseiller d’État, se tint debout tant qu’il seroit lui-même debout. Ce fut une suite de la mollesse du régent dans la prétention des conseillers d’État de précéder Effiat. On se récria ; on hua ; mais il n’en fut autre chose ; le régent n’eut pas la force de commander. On eut recours aux conseillers du parlement qui étoient dans les conseils ; ils répondirent qu’ils ne prétendoient pas moins que les maîtres des requêtes. On fut donc réduit à faire tout rapporter par les chefs ou les présidents des conseils, qui, excepté d’Antin, qui y excella, n’y étoient pas propres. Je raconterai là-dessus deux aventures qui montreront combien les affaires en souffrirent.

Le maréchal de Villars, qui griffonnoit à ne pouvoir être lu de personne, vint au conseil de régence avec un règlement de quarante ou cinquante articles que le conseil de guerre avoit fait sur les étapes, les magasins, la marche des troupes par le royaume, et divers détails qui les concernoient. Il en fit la lecture par articles, sur chacun desquels on opina à mesure qu’il les lisoit, et on fit divers changements à plusieurs qu’il écrivit aussi à mesure à la marge. Quand tout fut achevé, M. le duc d’Orléans dit au maréchal de Villars de relire le tout par article, avec chacun la note qu’il y venoit de mettre, pour qu’on vit si tout étoit bien, et s’il n’y avoit plus rien à changer ou à y ajouter. Le maréchal, qui étoit auprès de moi, prit donc son papier, lut un article, mais quand ce fut à la note, le voilà à regarder de près, à se tourner au jour d’un côté, puis de l’autre, enfin à me prier de voir si je pourrois la lire. Je me mis à rire, et à lui demander s’il croyoit que j’en pusse venir à bout quand lui-même ne pouvoit lire sa propre écriture, et qu’il venoit d’écrire tout présentement. Tout le monde en rit sans qu’il en fût le moins du monde embarrassé. Il proposa de faire entrer son secrétaire qui étoit, disoit-il, dans l’antichambre, et qui savoit lire son écriture, parce qu’il y étoit accoutumé. Le régent dit que cela ne se pouvoit pas, et chacun se regarda en riant, sans savoir par où on en sortiroit. À la fin le régent dit qu’il n’y avoit qu’à recommencer, comme si on n’avoit rien fait, et m’ordonna de prendre la plume pour écrire les notes à mesure qu’on opineroit de nouveau sur chaque article, ce qui doubla la longueur de cette affaire. Il est vrai que ce ne fut que du temps ridiculement perdu. Mais l’inconvénient étoit bien plus fâcheux quand, par de mauvais rapports d’affaires longues et embarrassées, on n’étoit pas mis en état de les bien entendre, par conséquent de les bien décider.

L’autre histoire y a plus de rapport, et la voici : le maréchal d’Estrées rapportoit au conseil de régence tout ce qui y passoit du conseil de marine, et La Vrillière le comparoit plaisamment, mais trop justement, à une bouteille d’encre fort pleine, qu’on verse tout à coup, et qui tantôt ne fait que dégoutter, tantôt ne jette rien, tantôt vomit des flaques et de gros bourbillons épais. Comme il commençoit un jour le rapport d’une affaire de prise fort embarrassée, le comte de Toulouse qui s’étoit fort appliqué aux affaires de sa charge, et dont l’esprit étoit juste, exact, concis, et lui-même fort judicieux, me dit que je n’entendrois rien au rapport du maréchal d’Estrées, que cependant l’affaire étoit importante, et méritoit d’être bien entendue, et qu’il me l’alloit rapporter à l’oreille tandis que le maréchal parleroit. Je l’entendis donc assez clairement pour être en connoissance de cause de l’avis du comte de Toulouse, mais non avec assez d’instruction pour bien appuyer mon opinion, d’autant que le comte de Toulouse me parloit encore, lorsque ce fut à mon autre voisin à opiner. Quand ce fut à moi je dis au régent que M. le comte de Toulouse me venoit d’expliquer si clairement l’affaire tandis qu’on la rapportoit, que je l’entendois assez distinctement pour être de l’avis dont seroit M. le comte de Toulouse, mais non assez pour m’en assez expliquer. Le régent se mit à rire, et à dire qu’on n’avoit jamais opiné de la sorte ; je répondis, en riant aussi, que s’il ne vouloit pas prendre mon avis ainsi, il eût la bonté de compter pour deux celui de M. le comte de Toulouse, et la chose passa ainsi. On sut bientôt quel il étoit, car il n’y avoit jamais que le chancelier à opiner entre lui et moi.

Je pris cette occasion le lendemain pour remontrer à M. le duc d’Orléans le préjudice essentiel qui arrivoit aux affaires de l’opiniâtreté des maîtres de requêtes, et de sa mollesse à la souffrir. Je n’y gagnai rien.

Je crois que le chancelier soutenoit sourdement cette prétention par malice, et ce qui m’en persuada mieux, c’est que dès qu’il fut mort, et que d’Aguesseau fut chancelier, tout idolâtre qu’il fût de la robe, il la fit cesser, et les maîtres des requêtes vinrent rapporter debout tout ce qu’on voulut au conseil de régence, sans plus parler d’y être assis ni d’y faire lever personne. Mais à l’égard des conseillers d’État, lorsque pour un procès évoqué devant le roi, c’est-à-dire au conseil de régence, le bureau du conseil des parties, qui avoit vu l’affaire, venoit au conseil de régence avec le rapporteur. Ces conseillers d’État s’y mettoient après les maréchaux de France, et au-dessus des autres de la régence, le rapporteur maître des requêtes rapportant debout.