Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/3


CHAPITRE III.


Mécanique, vie particulière et conduite de Mme de Maintenon. — Adresse et conduite de Mme de Maintenon pour gouverner. — Coups de caveçon du roi pour gouverner, qui ne l’empêchent pas de l’être en plein. — Dureté du roi ; excès de contrainte avec lui. — Voyages du roi. — Sa manière d’aller. — Aventure de la duchesse de Chevreuse. — Mme de Maintenon voyage à part, n’en est guère moins contrainte. — Domestique de Mme de Maintenon. — Nécessité des détails sur Mme de Maintenon. — Grandeur particulière de Mme de Maintenon. — Autorité particulière de Mme de Maintenon.


Ce grand pas fait de l’expulsion sans retour de Mme de Montespan, Mme de Maintenon prit un nouvel éclat. Ayant manqué pour la seconde fois la déclaration de son mariage, elle comprit qu’il n’y avoit plus à y revenir, et eut assez de force sur elle-même pour couler doucement par-dessus, et ne se pas creuser une disgrâce pour n’avoir pas été déclarée reine. Le roi, qui se sentit affranchi, lui sut un gré de cette conduite qui redoubla pour elle son affection, sa considération, sa confiance. Elle eût peut-être succombé sous le poids de l’éclat de ce qu’elle avoit voulu paroître, elle s’établit de plus en plus par la confirmation de sa transparente énigme.

Mais il ne faut pas s’imaginer que, pour en user et s’y soutenir, elle n’eût besoin d’aucune adresse. Son règne, au contraire, ne fut qu’un continuel manège, et celui du roi une perpétuelle duperie. Elle ne voyoit personne chez elle en visite, et n’en rendoit jamais aucune. Cela n’avoit que fort peu d’exceptions. Elle alloit voir la reine d’Angleterre et la recevoit chez elle, quelquefois chez Mme de Montchevreuil, sa plus intime amie, qui alloit très ordinairement chez elle. Depuis sa mort elle alla voir quelquefois M. de Montchevreuil, mais rarement, qui entroit chez elle toutes les fois qu’il vouloit, mais des instants. Le duc de Richelieu eut toute sa vie le même privilège. Elle alloit quelquefois encore chez Mme de Caylus, sa bonne nièce, qui étoit souvent chez elle. Si, en deux ans une fois, elle alloit chez la duchesse du Lude, ou quelque femme aussi marquée, entre trois ou quatre au plus, c’étoit une distinction et une nouvelle, quoiqu’il ne s’agît que d’une simple visite. Mme d’Heudicourt, son ancienne amie, alloit aussi chez elle à peu près quand elle vouloit, et sur les fins le maréchal de Villeroy, quelquefois Harcourt, jamais d’autres. On a vu, lors du brillant voyage de Mme des Ursins, qu’elle alloit aussi très souvent chez elle en particulier à Marly ; et Mme de Maintenon la fut voir une fois. Jamais elle n’alloit chez aucune princesse du sang, même chez Madame. Aucune d’elles aussi n’alloit chez elle, à moins que ce ne fût par audiences ; ce qui étoit extrêmement rare et qui faisoit nouvelle. Mais si elle avoit à parler aux filles du roi, ce qui n’arrivoit pas souvent, et presque jamais que pour leur laver la tête, elle les envoyoit chercher. Elles y arrivoient tremblantes, et en sortoient en pleurs. Pour le duc du Maine, les portes tombèrent toujours devant lui en quelque lieu qu’il fût ; et depuis le mariage du duc de Noailles, il la voyoit aussi quand il vouloit, son père avec ménagement, sa mère fort à lèche-doigt ; le roi et elle la craignoient et ne l’aimoient point.

Le cardinal de Noailles, jusqu’à l’affaire de la constitution, la voyoit règlement en particulier le jour qu’il avoit son audience du roi, une fois la semaine ; et après, le cardinal de Bissy à peu près tant qu’il voulut, et le cardinal de Rohan avec mesure. Son frère tant qu’il vécut la désola. Il entroit chez elle à toute heure, lui tenoit des propos de l’autre monde, et lui faisoit souvent des sorties. De crédit avec elle, pas le moins du monde. Sa belle-soeur ne parut jamais à la cour ni dans le monde ; Mme de Maintenon la traitoit bien par pitié, sans que cela allât au plus petit crédit ; mais elle dînoit quelquefois avec elle, et ne la laissoit venir à Versailles que le moins qu’elle pouvoit, peut-être deux ou trois fois l’an au plus, et coucher une nuit. Godet, évêque de Chartres, et Aubigny, archevêque de Rouen, elle ne les voyoit qu’à Saint-Cyr.

Ses audiences étoient pour le moins aussi difficiles à obtenir que celles du roi ; et le peu qu’elle en accordoit, presque toutes à Saint-Cyr où on alloit la trouver au jour et heure donnés. On l’attendoit à Versailles à sortir de chez elle ou à y rentrer, quand on avoit un mot à lui dire, gens de peu et même pauvres gens, et personnes considérables. On n’avoit là qu’un instant, et c’étoit à qui le saisiroit. Les maréchaux de Villeroy, Harcourt, souvent Tessé, quelquefois dans les derniers temps M. de Vaudemont, lui ont parlé de la sorte, et si c’étoit en rentrant chez elle, ils ne la suivoient pas au delà de son antichambre, où elle coupoit très court et les laissoit. Bien d’autres lui ont parlé de la sorte. Moi jamais en pas un lieu que ce que j’ai rapporté. Un très petit nombre de dames, à qui le roi étoit accoutumé et qui étoient de ses particuliers, la voyoient quelquefois aux heures où le roi n’étoit pas, et rarement quelques-unes dînoient avec elle.

Ses matinées, qu’elle commençoit de fort bonne heure, étoient remplies par des audiences obscures de charité ou de gouvernement spirituel ; quelquefois par quelques ministres, très rarement par quelques généraux d’armée, encore ces derniers, quand ils avoient un rapport particulier à elle, comme les maréchaux de Villars, de Villeroy, d’Harcourt et quelquefois Tessé. Assez souvent, dès huit heures du matin et plus tôt, elle alloit chez quelque ministre. Rarement elle dînoit chez eux avec leurs femmes et une compagnie fort trayée. C’étoient là les grandes faveurs, et une nouvelle, mais qui ne menoient à rien qu’à de l’envie et à quelque considération. M. de Beauvilliers fut des premiers et des plus longtemps favorisé de ces dîners, et fréquents, comme on l’a remarqué ailleurs, jusqu’à ce que Godet, évêque de Chartres, en renversa les escabelles, et arrêta tout court les progrès de Fénelon qui s’étoit fait leur docteur. Les ministres chargés de la guerre, surtout des finances, furent toujours ceux à qui Mme de Maintenon avoit le plus affaire, et qu’elle cultiva. Rarement, et plus que rarement, alla-t-elle chez les autres, mais pour affaires, et souvent d’État, et dès le matin, sans jamais dîner chez ces derniers.

L’ordinaire, dès qu’elle étoit levée, c’étoit de s’en aller à Saint-Cyr, et d’y dîner dans son appartement seule, ou avec quelque favorite de la maison, d’y donner des audiences le moins qu’elle pouvoit, d’y régenter au dedans, d’y gouverner l’Église au dehors, d’y lire et d’y répondre des lettres, d’y gouverner des monastères de filles de toutes parts, d’y recevoir des avis et des lettres d’espionnages, et de revenir à peu près justement au temps que le roi passoit chez elle. Devenue plus vieille et plus infirme, en arrivant entre sept et huit heures du matin à Saint-Cyr, elle s’y mettoit au lit pour se reposer, ou faire quelque remède.

À Fontainebleau, elle avoit une maison à la ville, où elle alloit souvent pour y faire les mêmes choses qu’à Saint-Cyr. À Marly, elle s’étoit fait accommoder un petit appartement qui avoit une fenêtre dans la chapelle. Elle en faisoit souvent le même usage que de Saint-Cyr ; mais cela s’appeloit le repos, et ce repos étoit inaccessible, sans exception que de Mme la duchesse de Bourgogne.

À Marly, à Trianon, à Fontainebleau, le roi alloit chez elle les matins des jours qu’il n’y avoit point de conseil, et qu’elle n’étoit pas à Saint-Cyr ; à Fontainebleau, depuis la messe jusqu’au dîner, quand le dîner n’étoit pas quelquefois au sortir de la messe pour aller courre le cerf ; et il y étoit une heure et demie, et quelquefois davantage. À Trianon et à Marly, la visite duroit beaucoup moins, parce qu’en sortant de chez elle il s’alloit promener dans ses jardins. Ces visites étoient presque toujours tête à tête, sans préjudice de celles de toutes les après-dînées, qui étoient rarement tête-à-tête que fort peu de temps, parce que les ministres y venoient chacun à son tour travailler avec le roi. Le vendredi, qu’il arrivoit souvent qu’il n’y en avoit point, c’étoient les dames familières avec qui il jouoit, ou une musique ; ce qui se doubla et tripla de jours tout à la fin de sa vie.

Vers les neuf heures du soir, deux femmes de chambre venoient déshabiller Mme de Maintenon. Aussitôt après, son maître d’hôtel et un valet de chambre apportoient son couvert, un potage et quelque chose de léger. Dès qu’elle avoit achevé de souper, ses femmes la mettoient dans son lit, et tout cela en présence du roi et du ministre, qui n’en discontinuoit pas son travail, et qui n’en parloit pas plus bas, ou, s’il n’y en avoit point, des dames familières. Tout cela gagnoit dix heures, que le roi alloit souper, et en même temps on tiroit les rideaux de Mme de Maintenon.

Dans les voyages, c’étoit la même chose. Elle partoit de bonne heure avec quelque favorite, comme Mme de Montchevreuil toujours tant qu’elle vécut, Mme d’Heudicourt, Mme de Dangeau, Mme de Caylus. Un carrosse du roi la menoit, toujours affecté pour elle, même pour aller de Versailles, etc., à Saint-Cyr ; et des Épinays, écuyer de la petite écurie, la mettoit dans le carrosse et l’accompagnoit à cheval ; c’étoit sa tâche de tous les jours. Dans les voyages, le carrosse de Mme de Maintenon menoit ses femmes de chambre, et suivoit celui du roi où elle était. Elle s’arrangeoit de façon que le roi, en arrivant, la trouvoit tout établie lorsqu’il passoit chez elle. Partie autorité, partie invention de seconde dame d’atours de la Dauphine de Bavière, son carrosse et sa chaise, avec ses porteurs ayant sa livrée, entroient partout comme ceux des gens titrés.

Reine en particulier, à l’extérieur pour le ton, le siège et la place en présence du roi, de Monseigneur, de Monsieur, de la cour d’Angleterre et de qui que ce fût, elle étoit très simple particulière au dehors, et toujours aux dernières places. J’en ai vu les fins aux dîners du roi à Marly, mangeant avec lui et les dames, et à Fontainebleau en grand habit chez la reine d’Angleterre, comme je l’ai remarqué ailleurs, cédant absolument sa place, et se reculant partout pour les femmes titrées, même pour des femmes de qualité distinguées, ne se laissant jamais forcer par les titrées, mais par celles de qualité ordinaire, avec un air de peine et de civilité, et par tous ses endroits polie, affable, parlante, comme une personne qui ne prétend rien et qui ne montre rien, mais qui imposoit tort, à ne considérer que ce qui étoit autour d’elle.

Toujours très bien mise, noblement, proprement, de bon goût, mais très modestement et plus vieillement alors que son âge. Depuis qu’elle ne parut plus en public, on ne voyoit que coiffes et écharpe noire quand par hasard on l’apercevoit.

Elle n’alloit jamais chez le roi qu’il ne fût malade, ou que les matins des jours qu’il avoit pris médecine, et à peu près de même chez Mme la duchesse de Bourgogne, jamais ailleurs pour aucun devoir.

Chez elle, avec le roi, ils étoient chacun dans leur fauteuil, une table devant chacun d’eux, aux deux coins de la cheminée, elle du côté du lit, le roi le dos à la muraille du côté de la porte de l’antichambre, et deux tabourets devant sa table, un pour le ministre qui venoit travailler, l’autre pour son sac. Les jours de travail, ils n’étoient seuls ensemble que fort peu de temps avant que le ministre entrât, et moins encore fort souvent après qu’il étoit sorti. Le roi passoit à une chaise percée, revenoit au lit de Mme de Maintenon, où il se tenoit debout fort peu, lui donnoit le bonsoir, et s’en alloit se mettre à table. Telle étoit la mécanique de chez Mme de Maintenon. On a vu sur Mme la duchesse de Bourgogne ce qui l’y regardoit, tant qu’elle a vécu.

Pendant le travail, Mme de Maintenon lisoit ou travailloit en tapisserie. Elle entendoit tout ce qui se passoit entre le roi et le ministre, qui parloient tout haut. Rarement elle y mêloit son mot, plus rarement ce mot étoit de quelque conséquence. Souvent le roi lui demandoit son avis. Alors elle répondoit avec de grandes mesures. Jamais, ou comme jamais, elle ne paraissoit affectionner rien, et moins encore s’intéresser pour personne ; mais elle étoit d’accord avec le ministre qui n’osoit en particulier ne pas convenir de ce qu’elle vouloit, ni encore moins broncher en sa présence. Dès qu’il s’agissoit donc de quelque grâce ou de quelque emploi, la chose étoit arrêtée entre eux avant le travail où la décision s’en devoit faire, et c’est ce qui la retardoit quelquefois, sans que le roi ni personne en sût la cause.

Elle mandoit au ministre qu’elle vouloit lui parler auparavant. Il n’osoit mettre la chose sur le tapis qu’il n’eût reçu ses ordres, et que la mécanique roulante des jours et des temps leur eût donné le loisir de s’entendre. Cela fait, le ministre proposoit et montroit une liste. Si de hasard le roi s’arrêtoit à celui que Mme de Maintenon vouloit, le ministre s’en tenoit là, et faisoit en sorte de n’aller pas plus loin. Si le roi s’arrêtoit à quelque autre, le ministre proposoit de voir ceux qui étoient aussi à portée, laissoit après dire le roi, et en profitoit pour exclure. Rarement proposoit-il expressément celui à qui il en vouloit venir, mais toujours plusieurs qu’il tâchoit de balancer également pour embarrasser le roi sur le choix. Alors le roi lui demandoit son avis, il parcouroit encore les raisons de quelques-uns, et appuyoit enfin sur celui qu’il vouloit. Le roi presque toujours balançoit, et demandoit à Mme de Maintenon ce qu’il lui en sembloit. Elle sourioit, faisoit l’incapable, disoit quelquefois un mot de quelque autre, puis revenoit, si elle ne s’y étoit pas tenue d’abord, sur celui que le ministre avoit appuyé, et déterminoit ; tellement que les trois quarts des grâces et des choix, et les trois quarts encore du quatrième quart de ce qui passoit par le travail des ministres chez elle, c’étoit elle qui en disposoit. Quelquefois aussi, quand elle n’affectionnoit personne, c’étoit le ministre même, avec son agrément et son concours, sans que le roi en eût aucun soupçon. Il croyoit disposer de tout et seul, tandis qu’il ne disposoit, en effet, que de la plus petite partie, et toujours encore par quelque hasard, excepté des occasions rares de quelqu’un qu’il s’étoit mis dans la fantaisie, ou si quelqu’un qu’il vouloit favoriser lui avoit parlé pour quelqu’un.

En affaires, si Mme de Maintenon les vouloit faire réussir, manquer, ou tourner d’une autre façon, ce qui étoit beaucoup moins ordinaire que ce qui regardoit les emplois et les grâces, c’étoit la même intelligence entre elle et le ministre, et le même manège à peu près. Par ce détail, on voit que cette femme habile faisoit presque tout ce qu’elle vouloit, mais non pas tout, ni quand et comme elle vouloit.

Il y avoit une autre ruse si le roi s’opiniâtroit : c’étoit alors d’éviter la décision en brouillant et allongeant la matière, en en substituant une autre comme venant à propos de celle-là, et qui la détournât, ou en proposant quelque éclaircissement à prendre. On laissoit ainsi émousser les premières idées, et on revenoit une autre fois à la charge avec la même adresse, qui très souvent réussissoit. C’étoit encore presque la même chose pour charger ou diminuer les fautes, faire valoir les lettres et les services, ou y glisser légèrement, et préparer ainsi la perte ou la fortune.

C’est là ce qui rendoit ce travail chez Mme de Maintenon si important pour les particuliers, et c’est ce qui rendoit les ministres si nécessaires à Mme de Maintenon à avoir dans sa dépendance. C’est aussi ce qui les aida puissamment à s’élever à tout, et à augmenter sans cesse leur crédit et leur pouvoir, et pour eux et pour les leurs, parce que Mme de Maintenon leur faisoit litière de toutes ces choses pour se les attacher entièrement.

Quand ils étoient près de venir travailler, ou qu’ils sortoient de chez elle, elle prenoit son temps de sonder le roi sur eux, de les excuser ou de les vanter, de les plaindre de leur grand travail, d’en exalter le mérite, et s’il s’agissoit de quelque chose pour eux, d’en préparer les voies, quelquefois d’en rompre la glace, sous prétexte de leur modestie et du service du roi qui demandoit qu’ils fussent excités à le soulager et à faire de bien en mieux. Ainsi c’étoit entre eux un cercle de besoins et de services réciproques, dont le roi ne se doutoit pas le moins du monde. Aussi les ménagements entre eux étoient-ils infinis et continuels.

Mais si Mme de Maintenon ne pouvoit rien, ou presque rien, sans eux, de ce qui passoit par eux, eux aussi ne pouvoient se maintenir sans elle, beaucoup moins malgré elle. Dès qu’elle se voyoit à bout de les pouvoir ramener à son point quand ils s’en étoient écartés, ou qu’ils étoient tombés en disgrâce auprès d’elle, leur perte étoit jurée ; elle ne les manquoit pas. Il lui falloit du temps, des couleurs, des souplesses, quelquefois beaucoup, comme lorsqu’elle perdit Chamillart. Louvois y avoit succombé avant lui. Pontchartrain ne s’en sauva qu’à l’aide de son esprit qui plaisoit au roi, et des épines des finances pendant la guerre, et du sens et de l’adresse de sa femme demeurée longtemps bien avec Mme de Maintenon, depuis même qu’il y fut mal, enfin par la porte dorée de la chancellerie qui s’ouvrit bien à propos pour lui. Le duc de Beauvilliers y pensa faire naufrage par deux fois à longue distance l’une de l’autre, et n’en auroit pas échappé sans deux espèces de miracles, comme on l’a vu ici en son temps.

Si les ministres, et les plus accrédités, en étoient là avec Mme de Maintenon, on peut juger de ce qu’elle pouvoit à l’égard de toutes les autres sortes de personnes bien moins à portée de se défendre, et même de s’apercevoir. Bien des gens eurent donc le cou rompu sans en avoir pu imaginer la cause, et se donnèrent bien des sortes de mouvements pour la découvrir, et pour y remédier, et très inutilement.

Le court et rare travail des généraux d’armée se passoit ordinairement les soirs en sa présence et du secrétaire d’État de la guerre. Par celui de Pontchartrain, rempli du rapport des espionnages et des histoires de toute espèce de Paris et de la cour, elle étoit à portée de faire beaucoup de bien et de mal. Torcy ne travailloit point chez elle, et ne la voyoit comme jamais. Aussi ne l’aimoit-elle point, et moins encore sa femme, dont le nom d’Arnauld gâtoit tout leur mérite. Torcy avoit les postes. C’étoit par lui que le secret en passoit au roi tête à tête, et le roi souvent en portoit des morceaux à lire à Mme de Maintenon ; mais cela n’avoit point de suite ; elle n’en savoit que par lambeaux, selon ce que le roi s’avisoit de lui en dire ou de lui en porter.

Toutes les affaires étrangères passoient au conseil d’État, ou, si c’étoit quelque chose de pressé, Torcy le portoit surle-champ au roi, ainsi à des heures rompues, et point de travail réglé et particulier avec lui. Mme de Maintenon eût fort désiré ce genre de travail réglé chez elle, pour avoir la même influence sur les affaires d’État, et sur ceux qui s’en mêloient, comme elle l’avoit sur les autres parties. Mais Torcy sut bien sagement se préserver de ce dangereux piège. Il s’en défendit toujours, en disant modestement qu’il n’avoit point d’affaires pour entretenir ce travail. Ce n’étoit pas que le roi ne lui dît tout là-dessus ; mais elle sentoit toute la différence d’assister à un travail réglé où elle agissoit avec loisir, adresse et mesures prises, ou d’être obligée de prendre son parti entre le roi et elle sur ce qu’il lui apprenoit de cette matière, et de n’avoir d’autre ressource qu’en elle-même, et d’aller de front avec lui, si elle vouloit une chose plutôt qu’une autre, nuire aux gens à découvert, ou les servir de même.

Le roi y étoit même fort en garde. Il lui est arrivé plusieurs fois que, lorsqu’on ne s’y prenoit pas avec assez de tout et de délicatesse, et qu’il apercevoit que le ministre ou le général d’armée favorisoit un parent ou un protégé de Mme de Maintenon, il tenoit ferme contre, pour cela même ; puis disoit, partie fâché, partie se moquant d’eux : « Un tel a bien fait sa cour ; car il n’a pas tenu à lui de bien servir un tel, parce qu’il est parent ou protégé de Mme de Maintenon. » Et ces coups de caveçon la rendoient très timide et très mesurée, quand il étoit question de se montrer au roi à découvert sur quelque chose ou sur quelqu’un. Aussi répondoit-elle toujours à quiconque s’adressoit à elle, même pour les moindres choses, qu’elle ne se mêloit de rien ; et si bien rarement elle s’ouvroit davantage et que la chose regardât le département d’un ministre sur lequel elle comptât, elle renvoyoit à lui et promettoit de lui en parler. Mais encore une fois, rien n’étoit plus rare. On ne laissoit pas cependant d’aller à elle, pour, par ce devoir, ne l’avoir pas contraire, et par l’espérance aussi que, nonobstant cette réponse banale, elle feroit peut-être ce qu’on désiroit, comme cela arrivoit quelquefois.

Il y avoit peut-être cinq ou six personnes au plus de tous états, desquelles la plupart étoient de ces amis de son ancien temps, à qui elle répondoit plus franchement, quoique toujours faiblement et mesurément, et pour qui en effet elle agissoit au mieux qu’il lui étoit possible ; ce néanmoins réussissant très ordinairement pour eux, elle n’y réussissoit pas toujours.

Ce fut par le désir extrême de se mêler des affaires étrangères, comme elle se mêloit de toutes les autres, et l’impossibilité d’en attirer le travail chez elle, qu’elle prit le parti, qu’on a détaillé en son temps, de tous les manèges par lesquels elle rendit la princesse des Ursins maîtresse de tout en Espagne, et l’y maintint jusqu’à la paix d’Utrecht, aux dépens de Torcy et des ambassadeurs de France en Espagne, c’est-à-dire, comme on l’a vu, aux dépens de l’Espagne et de la France, parce que Mme des Ursins eut l’adresse de lui faire tout passer par les mains, et de lui persuader qu’elle ne gouvernoit la cour et l’État en Espagne que sous ses ordres et par ses volontés. Revenons un moment à ces coups de caveçon du roi dont on vient de parler.

Le Tellier, dans des temps bien antérieurs, et longtemps avant d’être chancelier de France, connoissoit bien le roi là-dessus. Un de ses meilleurs amis, car il en avoit parce qu’il savoit en avoir, l’avoit prié de quelque chose qu’il désiroit fort et qui devoit être proposé dans le travail particulier de ce ministre avec le roi. Le Tellier l’assura qu’il y feroit tout son possible. Son ami ne goûta point sa réponse, et lui dit franchement que dans la place et le crédit où il étoit, ce n’étoit pas de celles-là qu’il lui falloit donner. « Vous ne connoissez pas le terrain, lui répliqua Le Tellier. De vingt affaires que nous portons ainsi au roi, nous sommes sûrs qu’il en passera dix-neuf à notre gré ; nous le sommes également que la vingtième sera décidée au contraire. Laquelle des vingt sera décidée contre notre avis et notre désir, c’est ce que nous ignorons toujours, et très souvent c’est celle où nous nous intéressons le plus. Le roi se réserve cette bisque pour nous faire sentir qu’il est le maître et qu’il gouverne ; et si par hasard il se présente quelque chose sur quoi il s’opiniâtre ; et qui soit assez importante pour que nous nous opiniâtrions aussi, ou pour la chose même, ou pour l’envie que nous avons qu’elle réussisse comme nous le désirons, c’est très souvent alors, dans le rare que cela arrive, une sortie sûre ; mais, à la vérité, la sortie essuyée et l’affaire manquée, le roi, content d’avoir montré que nous ne pouvons rien et peiné de nous avoir fâchés, devient après souple et flexible, en sorte que c’est alors le temps où nous faisons tout ce que nous voulons. »

C’est, en effet, comme le roi se conduisit avec ses ministres toute sa vie, toujours parfaitement gouverné par eux, même par les plus jeunes et les plus médiocres ; même par les moins accrédités et considérés, et toujours en garde pour ne l’être point, et toujours persuadé qu’il réussissoit pleinement à ne le point être.

Il avoit la même conduite avec Mme de Maintenon, à qui de fois à autres il faisoit des sorties terribles, et dont il s’applaudissoit. Quelquefois elle se mettoit à pleurer devant lui, et elle étoit plusieurs jours sur de véritables épines. Quand elle eut mis Fagon auprès du roi, au lieu de Daquin qu’elle fit chasser, parce qu’il étoit de la main de Mme de Montespan, et pour avoir un homme tout à elle et de beaucoup d’esprit, qu’elle s’étoit attaché dans les voyages aux eaux où il avoit suivi le duc du Maine, et un homme dont elle pût tirer un continuel parti dans cette place intime de premier médecin qu’elle voyoit tous les matins, elle faisoit la malade quand il lui arrivoit de ces scènes, et c’étoit d’ordinaire par où elle les faisoit finir avec plus d’avantage.

Ce n’est pas que cet artifice, ni même la réalité la plus effective, eût aucun pouvoir d’ailleurs de contraindre le roi en quoi que ce pût être. C’étoit un homme uniquement personnel, et qui ne comptoit tous les autres, quels qu’ils fussent, que par rapport à sol. Sa dureté là-dessus étoit extrême. Dans les temps les plus vifs de sa vie pour ses maîtresses, leurs incommodités les plus opposées aux voyages et au grand habit de cour, car les dames les plus privilégiées ne paraissoient jamais autrement dans les carrosses ni en aucun lieu de cour, avant que Marly eût adouci cette étiquette, rien, dis-je, ne les en pouvoit dispenser. Grosses, malades, moins de six semaines après leurs couches, dans d’autres temps fâcheux, il falloit être en grand habit, parées et serrées dans leurs corps, aller en Flandre et plus loin encore, danser, veiller, être des fêtes, manger, être gaies et de bonne compagnie, changer de lieu, ne paroître craindre, ni être incommodées du chaud, du froid, de l’air, de la poussière, et tout cela précisément aux jours et aux heures marqués, sans déranger rien d’une minute.

Ses filles, il les a traitées toutes pareillement. On a vu en son temps qu’il n’eut pas plus de ménagement pour Mme la duchesse de Berry, ni même pour Mme la duchesse de Bourgogne, quoi que Fagon, Mme de Maintenon, etc., pussent dire et faire (quoiqu’il aimât Mme la duchesse de Bourgogne aussi tendrement qu’il en étoit capable) qui toutes les deux s’en blessèrent, et ce qu’il en dit avec soulagement, quoiqu’il n’y eût point encore d’enfants.

Il voyageoit toujours son carrosse plein de femmes : ses maîtresses, après ses bâtardes, ses belles-filles, quelquefois Madame, et des dames quand il y avoit place. Ce n’étoit que pour les rendez-vous de chasse, les voyages de Fontainebleau, de Chantilly, de Compiègne, et les vrais voyages, que cela étoit ainsi. Pour aller tirer, se promener, ou pour aller coucher à Marly ou à Meudon, il alloit seul dans une calèche. Il se délioit des conversations que ses grands officiers auroient pu tenir devant lui dans son carrosse ; et on prétendoit que le vieux Charost, qui prenoit volontiers ces temps-là pour dire bien des choses, lui avoit fait prendre ce parti, il y avoit plus de quarante ans. Il convenoit aussi aux ministres qui, sans cela, auroient eu de quoi être inquiets tous les jours, et à la clôture exacte qu’en leur faveur lui-même s’étoit prescrite, et à laquelle il fut si exactement fidèle. Pour les femmes, ou maîtresses d’abord, ou filles ensuite, et le peu de dames qui pouvoient y trouver place, outre que cela ne se pouvoit empêcher, les occasions en étoient restreintes à une grande rareté, et le babil fort peu à craindre.

Dans ce carrosse, lors des voyages, il y avoit toujours beaucoup de toutes sortes de choses à manger : viandes, pâtisseries, fruits. On n’avoit pas sitôt fait un quart de lieue que le roi demandoit si on ne vouloit pas manger. Lui jamais ne goûtoit à rien entre ses repas, non pas même à aucun fruit, mais il s’amusoit à voir manger, et manger à crever. Il falloit avoir faim, être gaies, et manger avec appétit et de bonne grâce, autrement il ne le trouvoit pas bon, et le montroit même aigrement. On faisoit la mignonne, on vouloit faire la délicate, être du bel air, et cela n’empêchoit pas que les mêmes dames ou princesses qui soupoient avec d’autres à sa table le même jour, ne fussent obligées, sous les mêmes peines, d’y faire aussi bonne contenance que si elles n’avoient mangé de la journée. Avec cela, d’aucuns besoins il n’en falloit point parler, outre que pour des femmes ils auroient été très embarrassants avec les détachements de la maison du roi, et les gardes du corps devant et derrière le carrosse, et les officiers et les écuyers aux portières, qui faisoient une poussière qui dévoroit tout ce qui étoit dans le carrosse. Le roi, qui aimoit l’air, en vouloit toutes les glaces baissées, et auroit trouvé fort mauvais que quelque dame eût tiré le rideau contre le soleil, le vent ou le froid. Il ne falloit seulement pas s’en apercevoir, ni d’aucune autre sorte d’incommodité, et [le roi] alloit toujours extrêmement vite, avec des relais le plus ordinairement. Se trouver mal étoit un démérite à n’y plus revenir.

J’ai ouï conter à la duchesse de Chevreuse, que le roi a toujours fort aimée et distinguée, et qu’il a, tant qu’elle l’a pu, voulu avoir toujours dans ses voyages et dans ses particuliers, qu’allant dans son carrosse avec lui de Versailles à Fontainebleau, il lui prit au bout de deux lieues un de ces besoins pressants auxquels on ne croit pas pouvoir résister. Le voyage étoit tout de suite, et le roi arrêta en chemin, pour dîner sans sortir de son carrosse. Ces besoins, qui redoubloient à tous moments, ne se faisoient pas sentir à propos, comme à cette dînée, où elle eût pu descendre un moment dans la maison vis-à-vis. Mais le repas, si ménagé qu’elle le pût faire, redoubla l’extrémité de son état. Prête par moments à être forcée de l’avouer et de mettre pied à terre, prête aussi très souvent à perdre connoissance, son courage la soutint jusqu’à Fontainebleau où elle se trouva à bout. En mettant pied à terre, elle vit le duc de Beauvilliers, arrivé de la veille avec les enfants de France, à la portière du roi. Au lieu de monter à sa suite, elle prit le duc par le bras, et lui dit qu’elle alloit mourir si elle ne se soulageoit. Ils traversèrent un bout de la cour Ovale, et entrèrent dans la chapelle de cette cour, qui heureusement se trouva ouverte, et où on disoit des messes tous les matins. La nécessité n’a point de loi ; Mme de Chevreuse se soulagea pleinement dans cette chapelle, derrière le duc de Beauvilliers qui en tenoit la porte. Je rapporte cette misère pour montrer quelle étoit la gêne qu’éprouvoit journellement ce qui approchoit le roi avec le plus de faveur et de privance, car c’étoit alors l’apogée de celle de la duchesse de Chevreuse. Ces choses qui semblent des riens, et qui sont des riens en effet, caractérisent trop pour les omettre. Le roi avoit quelquefois des besoins, et ne se contraignoit pas de mettre pied à terre. Alors les dames ne bougeoient de carrosse.

Mme de Maintenon, qui craignoit fort l’air et bien d’autres incommodités, ne put gagner là-dessus aucun privilège. Tout ce qu’elle obtint, sous prétexte de modestie et d’autres raisons, fut de voyager à part, de la manière que je l’ai rapporté ; mais, en quelque état qu’elle fût, il falloit marcher, et suivre à point nommé, et se trouver arrivée et rangée avant que le roi entrât chez elle. Elle fit bien des voyages à Marly dans un état à ne pas faire marcher une servante. Elle en fit un à Fontainebleau qu’on ne savoit pas véritablement si elle ne mourroit pas en chemin. En quelque état qu’elle fût, le roi alloit chez elle à son heure ordinaire, et y faisoit ce qu’il avoit projeté ; tout au plus elle étoit dans son lit, plusieurs fois y suant la fièvre à grosses gouttes. Le roi qui, comme on l’a dit, aimoit l’air, et qui craignoit le chaud dans les chambres, s’étonnoit en arrivant de trouver tout fermé, et faisoit ouvrir les fenêtres, et n’en rabattoit rien, quoiqu’il la vît dans cet état, et jusqu’à dix heures qu’il s’en alloit souper, et sans considération pour la fraîcheur de la nuit. S’il devoit y avoir musique, la fièvre, le mal de tête n’empêchoit rien ; et cent bougies dans les yeux. Ainsi le roi alloit toujours son train, sans lui demander jamais si elle n’en étoit point incommodée.

Les gens de Mme de Maintenon, car tout en est curieux, étoient en très petit nombre, peu répandus, modestes, respectueux, humbles, silencieux, et ne s’en firent jamais accroire. C’étoit l’air de la maison, et ils n’y seroient pas demeurés sans cela. Ils y faisoient avec le temps une fortune modérée, suivant leur état, et qui ne pouvoit donner d’envie ni occasion de parler ; tous demeuroient dans une obscurité plus ou moins aisée. Ses femmes passoient leur vie enfermées chez elles. Non seulement elle ne vouloit point qu’elles sortissent, mais elle les empêchoit de recevoir personne, et la fortune qu’elle leur faisoit étoit courte et rare. Le roi les connoissoit toutes et tous ; il étoit familier avec eux, et y causoit souvent, lorsqu’il passoit quelquefois chez elle avant qu’elle y fût rentrée.

Il n’y avoit d’un peu distingué que cette ancienne servante du temps qu’après la mort de Scarron elle étoit à la charité de Saint-Eustache, logée dans cette montée où cette servante faisoit sa chambre et son petit pot-au-feu dans la même chambre. Nanon de ce temps-là, et que Mme de Maintenon a toujours appelée ainsi, qui d’abord avoit été son unique domestique, et qui l’avoit constamment suivie et servie dans tous ses divers états, étoit devenue Mlle Balbien, dévote comme elle, et vieille. Elle étoit d’autant plus importante qu’elle avoit toute la confiance domestique de Mme de Maintenon, et l’œil sur ces demoiselles qu’on a vu ailleurs qui se succédoient de Saint-Cyr auprès d’elle, sur ses nièces, et sur Mme la duchesse de Bourgogne même, qui ne l’ignoroit pas, et qui habilement, sans la gâter, en avoit fait sa bonne amie. Elle se coiffoit et s’habilloit comme sa maîtresse ; elle affectoit d’en tout imiter. À commencer par les enfants légitimes et les bâtards, à continuer par les princes du sang et par les ministres, il n’y avoit celui ni celle qui ne la ménageât, et qui ne fût en contrainte, et, le dirai-je, en respect devant elle. S’en servoit qui pouvoit pour de l’argent, quoique au fond elle se mêlât de fort peu de chose. Elle étoit très raisonnablement sotte, et n’étoit méchante que rarement, et encore par bêtise, quoique ce fût une personne toute composée, toute sur le merveilleux, et qui ne se montroit presque jamais. On en a pourtant vu un échantillon à propos de la place qu’eut la duchesse du Lude, que quatre heures devant le roi avoit paru si éloigné de lui donner. Sa protection pour aller à Marly ne lui fut pas infructueuse. Elle avoit l’air doux, humble, empesé, important, et toutefois respectueux.

On l’a dit, Mme de Maintenon étoit particulière en public ; hors de ses yeux, reine ; quelquefois même sous ses yeux, comme à l’attaque de Compiègne dont il a été parlé ici en son temps, et aux promenades de Marly, quand par complaisance elle en faisoit quelqu’une où le roi vouloit lui montrer quelque chose de nouvellement achevé. Je me trouve, je l’avoue, entre la crainte de quelques redites et celle de ne pas expliquer assez en détail des curiosités que nous regrettons dans toutes les histoires, et dans presque tous les Mémoires des divers temps. On voudroit y voir les princes, avec leurs maîtresses et leurs ministres, dans leur vie journalière. Outre une curiosité si raisonnable, on en connoîtroit bien mieux les mœurs du temps et le génie des monarques, celui de leurs maîtresses et de leurs ministres, de leurs favoris, de ceux qui les ont le plus approchés, et les adresses qui ont été employées pour les gouverner ou pour arriver aux divers buts qu’on s’est proposés. Si ces choses doivent passer pour curieuses, et même pour instructives dans tous les règnes, à plus forte raison d’un règne aussi long et aussi rempli que l’a été celui de Louis XIV, et d’un personnage unique dans la monarchie depuis qu’elle est connue, qui a, trente-deux ans durant, revêtu ceux de confidente, de maîtresse, d’épouse, de ministre, et de toute-puissante, après avoir été si longuement néant, et comme on dit, avoir si longtemps et si publiquement rôti le balai. C’est ce qui m’enhardit sur l’inconvénient des redites. Tout bien considéré, j’estime qu’il vaut mieux hasarder qu’il m’en échappe quelqu’une que de ne pas mettre sous les yeux un tout ensemble si intéressant. Revenons donc un moment sur nos pas.

Reine dans le particulier, Mme de Maintenon n’étoit jamais que dans un fauteuil, et dans le lieu le plus commode de sa chambre, devant le roi, devant toute la famille royale, même devant la reine d’Angleterre. Elle se levoit tout au plus pour Monseigneur et pour Monsieur, parce qu’ils alloient rarement chez elle ; M. le duc d’Orléans, ni aucun prince du sang, jamais que par audiences, et comme jamais ; mais Monseigneur, Mgrs ses fils, Monsieur et M. le duc de Chartres, toujours en partant pour l’armée, et le soir même qu’ils en arrivoient, ou, s’il étoit trop tard, de bonne heure le lendemain. Pour aucun autre fils de France, leurs épouses, ou les bâtards du roi, elle ne se levoit point, ni pour personne, sinon un peu pour les personnes ordinaires avec qui elle n’avoit point de familiarité, et qui en obtenoient des audiences ; car modeste et polie, elle l’a toujours affecté à ces égards-là.

Presque jamais elle n’appeloit Mme la Dauphine que mignonne, même en présence du roi et des dames familières et des dames du palais, et cela jusqu’à sa mort, et quand elle parloit d’elle ou de Mme la duchesse de Berry, et devant les mêmes, jamais elle ne disoit que la duchesse de Bourgogne et la duchesse de Berry, ou la Dauphine, très rarement Mme la Dauphine, et de même le duc de Bourgogne, le duc de Berry, le Dauphin, presque jamais M. le Dauphin ; on peut juger des autres.

On a vu comment elle mandoit les princesses, légitimes et bâtardes, comme elle leur lavoit la tête, les transes avec quoi elles venoient à ses ordres, les pleurs avec lesquels elles s’en retournoient, et leurs inquiétudes tant que la disgrâce duroit, et qu’il n’y avoit que Mme la duchesse de Bourgogne qui eût pris le dessus avec les grâces nonpareilles et ce soin attentif qu’on en a vu en parlant d’elle. Elle ne l’appeloit jamais que ma tante.

Ce qui étonnoit toujours, c’étoient les promenades qu’on vient de dire qu’elle faisoit avec le roi par excès de complaisance dans les jardins de Marly. Il auroit été cent fois plus librement avec la reine, et avec moins de galanterie. C’étoit un respect le plus marqué, quoique au milieu de la cour et en présence de tout ce qui s’y vouloit trouver des habitants de Marly. Le roi s’y croyoit en particulier, par ce qu’il étoit à Marly. Leurs voitures alloient joignant à côté l’une de l’autre, car presque jamais elle ne montoit en chariot : le roi seul dans le sien, elle dans une chaise à porteurs. S’il y avoit à leur suite Mme la Dauphine ou Mme la duchesse de Berry, ou des filles du roi, elles suivoient ou environnoient à pied, ou si elles montoient en chariot avec des dames, c’étoit pour suivre, et à distance, sans jamais doubler. Souvent le roi marchoit à pied à côté de la chaise. À tous moments il ôtait son chapeau et se baissoit pour parler à Mme de Maintenon, ou pour lui répondre, si elle lui parloit, ce qu’elle faisoit bien moins souvent que lui, qui avoit toujours quelque chose à lui dire ou à lui faire remarquer. Comme elle craignoit l’air dans les temps même les plus beaux et les plus calmes, elle poussoit à chaque fois la glace de côté de trois doigts, et la refermoit incontinent. Posée à terre à considérer la fontaine nouvelle, c’étoit le même manège. Souvent alors la Dauphine se venoit percher sur un des bâtons de devant, et se mettoit de la conversation, mais la glace de devant demeuroit toujours fermée. À la fin de la promenade, le roi conduisoit Mme de Maintenon jusqu’auprès du château, prenoit congé d’elle, et continuoit sa promenade. C’étoit un spectacle auquel on ne pouvoit s’accoutumer. Ces bagatelles échappent presque toujours aux Mémoires. Elles donnent cependant plus que tout l’idée juste de ce que l’on y recherche, qui est le caractère de ce qui a été, qui se présente ainsi naturellement par les faits.

La conduite des belles-petites-filles du roi et de ses bâtardes, les ordres à y mettre et à y donner, les galanteries et la dévotion, ou la régularité des dames de la cour, les aventures diverses, le maintien des femmes des ministres, et celui des ministres mêmes, les espionnages de toutes les sortes dont la cour étoit pleine, les parties qui se faisoient de ces princesses avec les jeunes dames, ou celles de leur âge, et tout ce qui s’y passoit, les punitions qui alloient quelquefois à être en pénitence, et même chassé ; les récompenses, qui étoient la distribution arrêtée tout à fait, ou plus ou moins fréquente des distinctions, d’être des voyages de Marly, ou des amusements de la Dauphine, toutes ces choses entroient dans les occupations de Mme de Maintenon. Elle en amusoit le roi, enclin à les prendre sérieusement ; elles étoient utiles à entretenir la conversation, à servir ou à nuire, et à prendre de loin des tournants auprès du roi sur bien des choses qu’elle y savoit habilement faire entrer de droite et de gauche.

On a déjà vu qu’elle répondoit à tout ce qui avoit recours à elle : qu’elle ne se mêloit de rien ; et que ce qui l’approchoit de bien près n’avoit pas peu à essuyer de cette prodigieuse inconstance naturelle, qui, sans autre cause, changeoit si souvent ses goûts, ses inclinations, ses volontés. Les remèdes qu’on y cherchoit y étoient des poisons. L’unique parti à prendre étoit de glisser, de se tenir plus réservé, plus à l’écart, comme on se met à couvert de la pluie en se détournant un peu de son chemin. Quelquefois elle se rapprochoit et se rouvroit d’elle-même, comme d’elle-même elle s’étoit fermée et éloignée, sinon il n’y avoit point de ressource à espérer. Ces mutations qui étoient également en gens et en choses, étoient accablantes pour les ministres, pour les personnes qui se trouvoient en quelque commerce d’affaires avec elle, et pour les femmes dont en très petit nombre et très rare elle s’étoit imaginée de vouloir régler la conduite. Ce qui lui plaisoit hier, pas plus loin que cela, étoit un démérite aujourd’hui. Ce qu’elle avoit approuvé, même suggéré, elle le blâmoit ensuite, tellement qu’on ne savoit jamais si on étoit digne d’amour ou de haine. C’eût été se perdre de lui montrer en excuse cette variation, qui s’étendoit sur ces personnes choisies, jusqu’à leur manière de s’habiller et de se coiffer, et personne de tout ce qui à divers titres l’a approchée de près n’a été exempt, plus ou moins, de ces hauts et bas insupportables. La domination et le gouvernement furent les seules choses sur lesquelles elle n’en eut jamais.