Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/21


CHAPITRE XXI.


Soupçons et propos publics contre la reine d’Espagne et Albéroni. — Dégoût et licence del Giudice. — Triste état et emploi des finances. — Dégoût d’Albéroni sur Hersent. — Incertitudes d’Albéroni au dehors. — Le Prétendant tire quelques secours de lui, se retire à Avignon faute d’autre asile. — Les puissances maritimes offrent des vaisseaux à l’Espagne. — Leur intérêt. — Indiscrète réponse d’Albéroni. — Plaintes. — Frayeur de l’Italie du Turc et de l’empereur. — Albéroni trompe Aldovrandi, attrape les décimes et se moque de lui. — Ses vues. — Offres de l’Angleterre à l’Espagne contre la grandeur de l’empereur en Italie. — L’Angleterre se plaint d’Albéroni et le dupe sur l’empereur. — Le roi d’Angleterre veut aller à Hanovre. — Wismar rendu. — Frayeur des Hollandois de l’empereur. — Hauteurs partout des Impériaux. — Vues et adresses des Hollandois. — Hardiesse et scélératesse de Stairs. — Imprudence du régent. — Sagesse de Cellamare. — Canal de Mardick. — Naissance d’un fils à l’empereur. — Folle catastrophe de Langallerie. — Scélératesse ecclésiastique et temporelle de Bentivoglio. — Situation et inquiétudes d’Albéroni. — Parlements d’Angleterre rendus septénaires. — Vue et conduite des ministres anglois et de la Hollande à l’égard de la France et de l’empereur. — Albéroni inquiet se prête un peu à l’Angleterre. — Ses haines, ses fourberies, ses adresses, son insolence. — Albéroni veut savoir à quoi s’en tenir avec l’Angleterre ; ne tire de Stanhope que du vague, dont Monteléon voudroit que l’Espagne se contentât. — Souplesses de l’Angleterre pour l’Espagne. — Friponnerie et faussetés de Stanhope pour se défaire de Monteléon, qu’il trouvoit trop clairvoyant. — Albéroni, dupe de Stanhope et même de Riperda, ne songe qu’au chapeau. — Triste état du gouvernement d’Espagne. — Scandaleux pronostics du médecin Burlet sur les enfants de la feue reine. — L’Angleterre tâche de détourner la guerre de Hongrie. — Artifices contre la France. — Ligue défensive signée entre l’empereur et l’Angleterre, qui y veulent attirer la Hollande. — Conditions. — Prié gouverneur général des Pays-Bas. — Juste alarme du roi de Sicile. — Souplesses et artifices de l’Angleterre pour calmer l’Espagne sur cette ligue. — Albéroni change subitement d’avis et ne veut d’aucun traité. — Albéroni flatte le pape ; promet [des secours] ; envoie Aldovrandi subitement à Rome pour ajuster les difficultés entre les deux cours, en effet pour presser son chapeau. — Bentivoglio et Cellamare, l’un en méchant fou, l’autre en ministre sage, avertissent leur cour du détail de la ligue traitée entre la France et l’Angleterre. — Confidences de Stairs à Penterrieder. — Quel étoit ce secrétaire impérial. — Considérations diverses. — Manège infâme de Stairs. — Dure hauteur de l’empereur sur l’Espagne et la Bavière aux Pays-Bas. — Le roi de Prusse à Clèves. — Aldovrandi mal reçu à Rome, pénétré, blâmé. — Avis au pape sur le chapeau d’Albéroni. — Cour d’Espagne déplorable. — Jalousies et craintes d’Albéroni. — [Il] rassure la reine. — Ce qu’il pense de son caractère. — Bruits à Madrid fâcheux sur le voyage d’Aldovrandi. — Demandes du roi d’Espagne au pape. — Courte réflexion sur le joug de Rome et du clergé. — Vues et mesures de l’Espagne sur ses anciens domaines d’Italie. — Sage avis du duc de Parme. — Fol et faux raffinement de politique d’Albéroni. — Manèges étranges du ministère anglois sur le traité à faire avec la France. — Horreurs de Stairs. — Rare omission au projet communiqué de ce traité par les Anglois. — Fâcheuse situation intérieure de la Grande-Bretagne et de la cour d’Angleterre. — Vues du roi de Prusse. — Mauvaise foi de Stairs. — Intrigues de la cour d’Angleterre.


L’Espagne, mécontente à l’excès du gouvernement, qui étoit entièrement entre les mains de la reine et d’Albéroni, ne leur épargnoit ni ses soupçons ni ses discours ; on n’y doutoit point qu’Albéroni n’eût tiré de grandes sommes des Anglois pour sa complaisance à leur passer l’asiento des nègres, et un traité de commerce aussi avantageux pour eux que celui dont il avoit procuré la signature ; et les chasses outrées par le froid de la fin de mars au pied des montagnes glacées de l’Escurial où le prince des Asturies si jeune et si délicat suivoit toujours le roi son père, y donnoient un vaste champ, d’autant plus que l’indiscrétion de Burlet, premier médecin du roi, sembloit préparer à quelque chose de funeste, en publiant que ce prince étoit fort menacé du même mal dont la reine sa mère étoit morte, quoiqu’il soit vrai qu’il n’en a jamais eu la moindre atteinte. Les vues d’Albéroni sur le cardinalat étoient devenues publiques. Les différends avec la cour de Rome demeuroient toujours au même état. Albéroni étoit accusé de les suspendre pour forcer le pape à lui donner le chapeau. Acquaviva, qui d’ailleurs passoit pour un homme peu sûr, et qui pourtant avoit à Rome toute la confiance du roi d’Espagne, étoit abandonné aux volontés d’Albéroni, et son fidèle agent. Giudice, dont les dégoûts augmentoient à proportion du crédit d’Albéroni, ne tenoit que des propos de retraite et d’un mécontentement qui ne ménage rien. Il est vrai que le désordre et l’épuisement des finances étoit extrême, que l’évêque de Cadix qui les administroit avoit ordre de fournir tout l’argent qu’Albéroni lui demandoit, qui n’étoit libéral que de celui qui étoit nécessaire pour les voyages et les chasses, en quoi consistoient tous les plaisirs du roi d’Espagne. Albéroni voulut retrancher sur la dépense de sa garde-robe. Hersent qui en étoit chargé, et qui depuis l’affaire de la réforme ne pouvoit, comme on l’a vu, souffrir Albéroni, lui résista, parla au roi d’Espagne avec la liberté d’un ancien domestique, et l’emporta si bien que les dépenses de la garde-robe, au lieu d’être retranchées, furent augmentées par ordre du roi.

Parmi ces occupations domestiques qui n’étoient pas les moindres d’Albéroni, il étoit chargé de toutes celles du dehors ; il négocioit seul avec les ministres que la Hollande et l’Angleterre tenoient à Madrid, et il entretenoit un commerce direct avec le pensionnaire de Hollande, qui plus versé que lui en affaires lui fit accroire qu’il redoutoit autant que l’Espagne la puissance de l’empereur, et qu’il étoit jaloux de celle de l’Angleterre. Albéroni leur avoit proposé une ligue défensive ; il craignoit en même temps que ces puissances n’en voulussent une offensive, qui, étant sûrement contre la France, ne pouvoit convenir à l’Espagne. En même temps il se ravisa sur le Prétendant ; il crut de l’intérêt de l’Espagne de ne le pas abandonner absolument, et lui fit toucher quelque argent. Ce malheureux prince avoit été à Commercy. Le duc de Lorraine l’y alla voir incontinent, et le pria civilement de sortir de ses États ; ce qu’il ne tarda pas de faire, et, faute d’autre asile, alla à Avignon. Le duc de Lorraine dépêcha à Londres pour y faire valoir cette conduite, et on y fut content de lui.

Les puissances maritimes, bien informées du triste état de la marine d’Espagne, du secours de vaisseaux qu’elle avoit promis au pape sans en avoir elle-même, et de son embarras pour faire partir la flotte des Indes, au départ de laquelle elles avoient grand intérêt, lui en offrirent. Albéroni répondit avec une singulière hardiesse que le roi d’Espagne ne manqueroit pas de vaisseaux, mais que s’il en vouloit, c’étoit acheter, non pas emprunter ou louer ; et que si l’argent lui manquoit, il donneroit des hypothèques sur les Indes. Une déclaration si indiscrète faite au secrétaire d’Angleterre à Madrid, qui avoit le dernier offert des vaisseaux, lui fit ouvrir les oreilles, et remontrer à Londres tout l’avantage d’un pareil moyen pour négocier directement aux Indes. Le pape en attendant mouroit de peur des Turcs. Sa crainte de l’empereur lui avoit fait demander des vaisseaux au lieu de troupes, dont l’arrivée en Italie auroit blessé la cour de Vienne, et les Vénitiens, qui en désiroient pour leur sûreté, y renoncèrent sur ce que l’Espagne ne leur en voulut envoyer que par terre ; cependant le nonce Aldovrandi se plaignoit de l’inutilité de son séjour à Madrid où il ne finissoit aucune affaire ; et le roi de Sicile se plaignoit bien haut de n’être pas protégé fortement à Rome par l’Espagne pendant le besoin que cette cour avoit des forces du roi d’Espagne. Ce besoin y parut si pressant que le pape accorda au roi d’Espagne les mêmes levées que les rois ses prédécesseurs et lui-même avoient faites sur le clergé d’Espagne, mais dont le temps étoit expiré. Le roi d’Espagne prétendoit de plus les sommes qu’il auroit levées depuis l’expiration du temps de cette permission. Rome s’en défendoit sur ce que la charge seroit trop pesante, toutefois sans refus positif. La concession alloit à quatre millions d’écus ; la prétention étoit de trois autres. L’intention du pape étoit de terminer en même temps ses différends avec l’Espagne, et avoit laissé ce moyen à la discrétion d’Aldovrandi pour s’en servir à propos. Albéroni le sut si bien pomper qu’il lui fit déclarer ses ordres, en l’assurant que rien n’avanceroit tant la conclusion de tout que cette grâce faite au roi d’Espagne ; puis lui fit déclarer par le conseil que le roi ne devoit de remerciements au pape que ceux de lui avoir fait justice, qui n’étoit pas une raison pour qu’il se relâchât sur les droits de sa couronne dans les différends qu’il avoit avec Rome.

Ce fut ainsi qu’Albéroni se moqua d’Aldovrandi. Il vouloit se réserver le mérite de finir ces différends pour son cardinalat, et les laisser durer tant qu’il ne le verroit pas prochain. Il étoit tellement maître que tout s’adressoit à lui, et qu’il remplissoit à découvert le personnage de premier ministre. Il s’applaudissoit d’avoir la confiance des étrangers et de son commerce direct avec le pensionnaire de Hollande et avec Stanhope. Ce dernier l’assuroit que l’Angleterre étoit prête à faire une ligue défensive avec l’Espagne pour la neutralité de l’Italie, et plus encore si les ministres allemands ne détournoient le roi Georges de tout engagement capable de lui faire perdre l’occasion de profiter des dépouilles de la Suède. Le secrétaire d’Angleterre à Madrid donna les mêmes assurances à l’ambassadeur que le roi de Sicile y tenoit.

Avec toute cette intelligence entre l’Espagne et l’Angleterre, Albéroni, qui n’avoit pas pardonné au duc de Saint-Aignan de s’être voulu mêler de l’affaire de sa réforme des troupes, ne trouvoit pas meilleure celle qu’il voyoit entre cet ambassadeur et le secrétaire d’Angleterre, qui de concert agissoient pour l’intérêt des marchands françois et anglois, accablés d’injustices, qu’il n’étoit pas dans le dessein de faire cesser. Sa lenteur à terminer ce qui restoit encore à régler sur l’asiento des nègres [1], quoique accordée, lui attiroit des plaintes du ministre d’Angleterre ; il se détermina donc à leur faire une proposition sur l’envoi de leur warrant [2] de permission et sur le lieu et le temps de la tenue des foires aux Indes, et du débit des Anglois qu’il crut convenir également aux intérêts de l’Espagne et de l’Angleterre, laquelle sembloit s’éloigner des dispositions qu’elle avoit témoignées d’union avec la France. Les Impériaux n’oublioient rien pour engager le roi Georges à favoriser leur dessein sur l’Italie ; et Monteléon sut certainement qu’un bibliothécaire allemand du roi d’Angleterre travailloit à un traité pour établir les droits de la maison d’Autriche sur la Toscane.

Le désir de revoir son pays et de s’assurer de son larcin sur la Suède persuada au roi Georges que l’Angleterre se trouvoit désormais assez calme pour qu’il pût faire un voyage à Hanovre. Le czar lui avoit fait part de ses projets. Le roi de Danemark le pressoit de se déclarer comme roi d’Angleterre contre le roi de Suède, qui étoit entré en Norvège ; enfin Wismar s’étoit rendu le 15 avril, qui restoit unique au roi de Suède au deçà de la mer.

Les Hollandois avoient une telle crainte de s’engager dans une nouvelle guerre que Duywenworde, leur ambassadeur à Londres, qui s’étoit offert pour moyenner une alliance entre la France, l’Angleterre et ses maîtres, s’en ralentit tout à coup, et que les ministres de France et d’Espagne à Londres lui ayant demandé si les Hollandois souffriroient tranquillement que l’empereur violât la neutralité d’Italie et s’en rendît le maître, il répondit nettement qu’ils ne feroient jamais rien qui pût déplaire a ce prince.

L’incertitude de la guerre de Hongrie duroit toujours. L’empereur, selon sa coutume, parloit haut partout par ses ministres : à la Porte, par la paix de Carlowitz, qui l’obligeoit à s’armer en faveur des Vénitiens ; en effet, parce qu’il craignoit que les Turcs ne s’étendissent dans la Dalmatie ; en France, que si on secouroit le pape de troupes, elles auroient plus affaire aux Impériaux qu’aux Turcs ; en Angleterre, des mépris de leur froideur ; en Hollande, beaucoup de mécontentement sur les prolongations de l’exécution du traité de la Barrière, quoiqu’ils la voulussent flatter ; c’est qu’avant de finir, les États généraux vouloient s’assurer du terrain que l’empereur leur céderoit ; ce qui dépendoit du succès de la députation que la province de Flandre avoit envoyée à Vienne, qui répandoit des listes des forces impériales à cent soixante-douze mille sept cent quatre-vingt-dix hommes, et qui essaya inutilement d’engager le régent à faire sortir de France le prince Ragotzi qui, retiré aux Camaldules dans la plus sincère dévotion, ne songeoit à rien moins qu’à travailler à troubler l’empereur.

Stairs ne laissa pas de chercher encore à inquiéter sa cour sur la France par rapport au Prétendant, quoique lui-même vît bien qu’il n’y avoit rien à en craindre ; mais il prit un ombrage plus effectif de la marche de quarante bataillons en Languedoc et en Guyenne sous un commandant qui tenoit de si près au Prétendant. Il en parla au régent qui lui répondit que ces quarante bataillons n’étoient que dix, et n’étoient envoyés que pour la consommation des denrées ; que cela ne regardoit en rien l’Angleterre, à laquelle il étoit prêt de donner toutes sortes de sûretés pour le maintien d’une parfaite intelligence. Il ajouta un peu légèrement qu’il étoit vrai aussi qu’il étoit bien aise d’avoir sur la frontière d’Espagne des troupes dont il fût assuré. Stairs accoutumé à tourner tout en poison, ne pouvant là-dessus alarmer l’Angleterre, fit à Cellamare confidence de ce propos, qu’il assaisonna de toutes les réflexions les plus propres à l’inquiéter et à aigrir l’Espagne. Heureusement il eut affaire à un homme sage qui se contentoit d’avoir les yeux bien ouverts, mais qui le connoissoit, qui rabattit toutes ses réflexions par les siennes, et qui manda en Espagne que si le régent avoit eu des desseins, il ne se seroit pas privé, par la grande réforme qu’il avoit faite, des troupes nécessaires pour les exécuter.

Stairs, flatté de la réponse, que le régent lui avoit faite avec tant d’ouverture, espéra bientôt de parvenir à une explication formelle sur Dunkerque, qui étoit le point sensible des Anglois. Le roi Georges se proposoit de l’obtenir comme préliminaire essentiel du traité que la France proposoit. Walpole voyoit que les États généraux auprès desquels il étoit désiroient, par crainte de toute apparence de guerre, qu’on prît des mesures avec la France, en même temps que leur alliance s’achèveroit avec l’Angleterre et l’empereur, et le roi d’Angleterre pressoit la conclusion de cette alliance défensive ; il assuroit les Hollandois que, dès qu’elle seroit signée, il concourroit sûrement et honorablement avec la France pour la garantie réciproque de leurs successions, pourvu qu’elle consentît à dissiper toute inquiétude sur le Prétendant, et à mettre le canal de Mardick hors d’état d’y pouvoir naviguer.

La naissance d’un fils de l’empereur rehaussa encore le ton de ses ministres dans toutes les cours, qui ne s’en promettoient pas moins que la réunion de la monarchie d’Espagne à la maison d’Autriche sous le règne du père ou du fils, et qui osaient s’en expliquer tout ouvertement.

On a vu en son lieu la désertion de Langallerie, lieutenant général en l’armée d’Italie, qui, recherché pour ses horribles concussions, passa aux ennemis, qui lui conservèrent son grade dans les troupes impériales, où il se distingua à l’attaque des lignes de Turin. Son père étoit lieutenant général, mais pour gentilhomme c’étoit bien tout au plus. Celui-[ci] étoit gueux, pillard et fort borné, ambitieux et plein de son mérite. Il ne le crut pas suffisamment récompensé à Vienne et se mit au service du czar, duquel il ne fut pas plus content. Il se retira donc à Amsterdam, ou son peu de fortune lui tourna le peu de tête qu’il avoit. Il se fit protestant, et subsista quelque temps des charités de cette ville. Un autre aventurier se joignit à lui sous un grand nom : il se faisoit appeler le comte de Linage, et disoit avoir servi dans la marine de France. Ils s’engagèrent à un officier turc ou soi-disant, pour commander en chef, l’un par terre, l’autre par mer, pour établir une nouvelle religion et une nouvelle république aux dépens de la Porte et de l’empereur, qui les fit arrêter et exécuter à mort.

Bentivoglio, non content de n’oublier rien pour embraser la France du feu de la discorde et du schisme, avertit le pape que les huguenots recevoient toutes sortes de faveurs en France ; que le régent étoit prêt de conclure un traité de garantie mutuelle des successions de France et d’Angleterre avec les puissances maritimes, au préjudice du roi d’Espagne et du Prétendant, et de l’importance dont il étoit que le pape le traversât efficacement. Il n’oublia pas d’exciter Cellamare, qui avertit sa cour, laquelle, peu attentive aux affaires, excitoit par sa lenteur les plaintes du dehors et du dedans, qui retomboient à plomb sur Albéroni, dont l’autorité et la confiance étoient à un point unique, et les soupçons fort grands sur l’alliance prête à conclure entre les puissances maritimes et l’empereur.

Le bill qui rendoit les parlements septénaires avoit enfin passé, et le roi d’Angleterre songeoit tout de bon à s’en aller à Hanovre. Quelque assurance qu’il reçût du régent de la bonne intelligence qu’il vouloit conserver avec lui, il n’y vouloit point ajouter foi ; et quoique Stairs même commençât à changer de langage et que les ministres anglois fussent persuadés, ils vouloient entretenir les alarmes de leur nation. Eux et les Hollandois sentoient leur faiblesse, et ne vouloient pas renouveler la guerre ni prendre avec l’empereur, qui s’en plaignoit, des engagements qui pussent les y conduire, tandis que pour entretenir les Anglois dans leur animosité contre la France, ils laissoient exprès semer des bruits d’une guerre prochaine avec cette couronne, qui protégeoit toujours le Prétendant. La Hollande, plus franche, et qui n’avoit point ces intérêts particuliers à ménager, appuyoit sur un traité à faire avec la France, mais vouloit auparavant conclure avec l’empereur pour le ménager avec soin, malgré les contestations qu’ils avoient avec lui par rapport à l’exécution de leur traité de la Barrière.

Albéroni, de mauvaise humeur de voir l’Angleterre offrir à toutes les puissances de traiter avec elles, ne laissa pas de se charger de finir avec elle les difficultés qui restoient dans leurs derniers traités sur l’asiento des nègres et quelques points de commerce. Il se moquoit des bruits répandus contre lui sur les présents pécuniaires, et tiroit avantage du profit des décimes que la pointillerie du conseil d’État auroit laissé perdre. Il regardoit le duc de Saint-Aignan comme le fauteur des plus fâcheux bruits qui couroient sur son compte, et le prince Pio, qui commandoit en Catalogne, comme son ennemi et l’ami des censeurs de son gouvernement. L’arrivée de Scotti, de la part du duc de Parme, qu’il n’avoit pu empêcher, lui avoit donné de grandes alarmes. Pour le tenir de court et l’éclairer de plus près, il l’avoit accablé d’amitiés et logé chez lui. Il se fit communiquer ses instructions, et s’en débarrassa le plus promptement qu’il put, avec des présents considérables qu’il lui procura et une pension de cinq cents pistoles du roi d’Espagne, avec quoi il s’en retourna à la cour de Parme. En même temps il se faisoit de misérables mérites auprès du régent d’avoir détourné de fâcheux avis donnés au roi d’Espagne sur les troupes envoyées en Languedoc et en Guyenne sous le duc de Berwick, et l’exhortoit à une liaison parfaite avec le roi d’Espagne, et à une confiance entière en ses intentions et en sa probité.

En même temps il voulut savoir quels seroient les engagements que l’Angleterre prendroit pour une ligue offensive, et les conditions qui lui seroient offertes pour y engager l’Espagne, surtout pour ce qui regardoit la neutralité de l’Italie. Stanhope entortilla sa réponse [à Albéroni] de force compliments, se tint dans le vague, lui voulut persuader que la seule alliance défensive arrêteroit les Impériaux sur l’Italie ; qu’en exprimer la neutralité dans le traité seroit s’exposer à en troubler le repos ; qu’il n’étoit pas temps d’en faire une stipulation expresse, et, de là, se mit à charger les artifices des Impériaux, et alléguer des propositions qu’ils avoient faites à l’Angleterre, qui n’avoit pas voulu y entrer. Il s’étendit sur les avantages que l’Espagne tireroit de cette alliance défensive qui, en même temps, feroit renouveler les anciens traités ; enfin que, pour assurance de la neutralité de l’Italie, on conviendroit d’un article séparé, dans les termes les plus forts, qui seroit signé de part et d’autre. Monteléon, qui auroit voulu des engagements plus forts et plus précis, ne laissa pas de presser sa cour d’accepter ses offres qui, tant que l’engagement dureroit, empêcheroient l’Angleterre d’en prendre de contraires à l’Espagne, et qui étoient une ouverture pour des vues plus considérables au roi d’Espagne, en cas d’un malheur, en France. En même temps l’Angleterre n’oublioit rien pour que l’Espagne fût contente de sa conduite. Les menaces qu’un vice-amiral anglois avoit faites à Cadix sur les injustices dont les marchands de sa nation se plaignoient furent désavouées, et la liaison là-dessus du secrétaire que l’Angleterre tenoit à Madrid avec le duc de Saint-Aignan blâmée. Stanhope, en même temps qu’il accabloit Monteléon d’amitiés, de distinctions, d’apparente confiance, le trouvoit trop clairvoyant ; il demandoit son rappel comme d’un ministre vendu à la France, espion du régent, et dépendant du dernier ministère françois, qui gouvernoit en Espagne. C’étoit, en deux mots, tout ce qui pouvoit le plus aliéner de lui le soupçonneux Albéroni, à qui il écrivoit directement de tout avec tant d’art et de flatterie, qu’il lui persuadoit tout ce qu’il vouloit en se moquant de lui, jusque-là qu’Albéroni, sur la parole de Stanhope, étoit intimement assuré que jamais l’Angleterre ne permettroit aucun agrandissement de l’empereur en Italie. Il étoit dans la même duperie sur les Hollandois, sur ce que leur ambassadeur Riperda, qui avoit gagné sa confiance, et qui pourtant n’avoit ni crédit, ni considération, ni estime dans sa patrie, l’avoit assuré que ses maîtres déclareroient la guerre à l’empereur s’il entroit en Italie. Le roi et la reine d’Espagne n’étoient du tout occupés que de la chasse, Albéroni uniquement de leur plaire et de son chapeau. Tel étoit le gouvernement de l’Espagne, et le ressort unique qui y conduisoit tout. Les funestes et impertinents pronostics de Burlet sur la santé de tous les enfants de la feue reine continuoient à faire horreur, et à donner lieu aux discours et aux bruits les plus scandaleux, et qui à la fin se trouvèrent les plus faux.

Le ministère anglois, persuadé qu’il étoit de l’intérêt de cette couronne que l’empereur fût toujours libre de pouvoir attaquer la France, et qu’il n’y avoit d’alliance utile à l’Angleterre qu’avec l’empereur, n’oublioit rien à Constantinople pour détourner la guerre. Le grand vizir répondit ambigument, mais hautement, à l’ambassadeur d’Angleterre, consentant toutefois à ce que le roi d’Angleterre fût médiateur, s’il le vouloit être, qui y consentit aussitôt, et dépêcha à Venise, à Vienne et à Constantinople au plus tôt. En même temps, persuadé que la France pénétroit leurs intentions, et feroit son possible pour empêcher les États généraux d’entrer dans l’alliance défensive qui leur étoit proposée par l’empereur et les Anglois, il n’étoit rien que ces derniers ne fissent pour décrier la France en Hollande. Stairs, toujours le même, empoisonnoit les réponses les plus gracieuses qu’il recevoit du régent, et les démarches qu’il l’engageoit de faire à Rome pour faire sortir le Prétendant d’Avignon, et ne cessoit de prêter des desseins secrets à Son Altesse Royale, dont l’Angleterre devoit s’alarmer.

Enfin le 3 juin le traité de ligue défensive fut signé entre l’empereur et le roi d’Angleterre. Les Hollandois n’y entrèrent pas encore, mais l’empereur se promettoit tout là-dessus de l’industrie de Prié qu’il envoyoit en même temps gouverner en chef les Pays-Bas ; et le roi d’Angleterre, de son autorité en personne, à son passage pour aller à Hanovre. Les condition de ce traité ne furent pas d’abord toutes publiques, mais on sut qu’il y avoit une promesse mutuelle de douze mille hommes, évalués en vaisseaux si l’empereur l’aimoit mieux, et une garantie réciproque des possessions dont les deux parties jouissoient alors, et de celles qui pourroient leur accroître par voie de négociation. En même temps le roi d’Angleterre facilita à l’empereur un emprunt à Londres de deux cent mille livres sterling, dont il se rendit comme garant. Il n’étoit pas difficile de voir que la Sicile étoit l’objet qu’on se proposoit dans un traité qui laissoit à l’empereur le choix de vaisseaux au lieu de troupes, et qui portoit une garantie réciproque des possessions non seulement actuelles, mais de celles qui pourroient accroître par voie de négociation. Trivié en parla fortement à Stanhope. Il n’en reçut que des reproches sur les ménagements prétendus de sa cour pour le Prétendant, à quoi il en ajouta d’autres sur la conduite du roi de Sicile à l’égard de l’empereur. Parmi ces hauteurs, Stanhope alla chez Monteléon l’assurer que le gouverneur de la Jamaïque étoit rappelé pour quelques pirateries contre la flotte du Pérou, qu’il avoit souffertes, et un autre envoyé à sa place, avec ordre de faire rendre aux Espagnols tout ce qui leur avoit été pris. Il lui protesta que le traité n’engageoit qu’à une mutuelle défense en cas d’attaque des États actuellement possédés par les parties contractantes ; qu’il n’y avoit point d’article secret ni rien qui pût préjudicier aux intérêts de l’Espagne. Monteléon avoit trop répondu de l’Angleterre pour n’en pas répondre jusqu’au bout. Il ne voulut pas qu’on crût en Espagne qu’il se fût laissé tromper. Il se trouva donc intéressé au dernier point à faire valoir les assurances que lui donnoit Stanhope pour véritables, et se plaignit à sa cour de la négligence qui l’avoit privée du fruit de traiter la première avec l’Angleterre, depuis tant de temps que cette couronne l’en pressoit. Albéroni, peu ferme dans ses principes, avoit changé d’avis ; sa chaleur pour l’Angleterre étoit refroidie ; il avoit pris opinion que le roi d’Espagne, retiré par la situation de l’Espagne, dans un coin du monde, devoit demeurer quelque temps simple spectateur de ce qu’il s’y passeroit sans prendre d’engagement, et ne songer principalement qu’à remettre l’ordre dans le commerce des Indes et dans ses finances, et mettre à part quelques millions pour les occasions : chose d’autant plus aisée qu’il étoit le seul prince de l’Europe libre de toutes dettes, parce que dans les temps qu’il avoit eu besoin d’emprunter il n’en avoit pas eu le crédit. Le roi d’Espagne ne dissimuloit point son mécontentement du traité de l’Angleterre avec l’empereur.

Il fit redoubler les soins et la diligence à travailler à l’escadre destinée au secours du pape, se relâcha de quelques demandes que le conseil vouloit qu’il lui fit, et en obtint aussi quelques-unes. Albéroni vouloit plaire au pape et avancer son cardinalat. Aldovrandi l’avoit habilement ménagé, malgré la tromperie qu’il en avoit essuyée, et le concert entre eux fut poussé si loin que le nonce s’offrit d’aller lui-même aplanir les difficultés qui arrêtoient l’accommodement des deux cours. Albéroni fit un projet pour donner, l’année suivante, un plus grand secours au pape, moyennant quelque imposition sur le clergé d’Espagne et des Indes, et en chargea Aldovrandi, qui partit subitement dans un carrosse du roi d’Espagne, qui le mena à Cadix, d’où il gagna l’Italie sur les vaisseaux de Sa Majesté Catholique. On comprit aisément qu’Albéroni n’avoit pas oublié ses intérêts personnels dans une démarche aussi singulière que l’envoi d’un nonce à Rome à l’insu de cette cour, et la curiosité étoit grande sur les secrets dont pouvoit être chargé un courrier aussi extraordinaire. On crut que ce qui se passoit en France sur la constitution avoit fait préférer la mer à Aldovrandi. Bentivoglio y souffloit le feu tant qu’il pouvoit, et tâchoit d’irriter le pape de toutes les chimères dont il pouvoit s’aviser. Comme il avoit des gens à lui dans le secret du régent, il fut averti de tout le détail de la ligue qui se traitoit entre la France et l’Angleterre. Il se hâta d’en informer le pape en l’assaisonnant de tout le venin qu’il y put jeter. Il l’attribuoit au désir qu’il imputoit au régent de venir à la couronne, faisoit peur au pape de cette union avec les ennemis de l’Église, et l’exhortoit à les empêcher de la détruire en prenant des liaisons avec ceux qui pouvoient l’empêcher. Cellamare avertit sa cour que la principale condition du traité étoit la garantie réciproque des successions aux couronnes de France et d’Angleterre, suivant la paix d’Utrecht ; que de plus les ouvrages du canal de Mardick cesseroient, et que le Prétendant sortiroit d’Avignon ; il se plaignoit aussi bien que Monteléon de la négligence de l’Espagne qui laissoit faire aux autres des liaisons qu’elle auroit pu prendre avant eux, et qui lui auroient été utiles.

Penterrieder, secrétaire de la cour impériale à Paris, ne pouvoit concilier l’alliance prête à se faire entre la France et l’Angleterre avec la ligue nouvellement signée entre l’empereur et le roi Georges. Stairs lui faisoit confidence des ordres de sa cour, et des réponses qu’il recevoit du régent, et il tenoit alors le traité pour conclu, parce qu’il sembloit que la signature ne dépendoit plus que de la sortie du Prétendant d’Avignon, et la garantie réciproque des successions sembloit à Penterrieder incompatible avec l’engagement pris par l’Angleterre de sou tenir les droits de l’empereur. Penterrieder étoit une manière de géant qui avoit plus de sept pieds de haut, avec un visage et une voix de châtré, comme on le croyoit être aussi, et la corpulence à peu près de sa taille, dont il étoit toujours honteux et embarrassé. Il avoit été petit scribe dans les bureaux de Vienne ; son esprit, très supérieur à son petit état, l’avoit conduit à être secrétaire de Zinzendorf, chancelier de la cour de Vienne, et ministre de conférence, qui est ce que nous appelons ici être ministre d’État et avoir les affaires étrangères. Zinzendorf, fort content de lui, l’avoit poussé au secrétariat de quelques conseils, et enfin l’avoit fait employer dans l’empire, puis dans les principales cours, et toujours avec grande satisfaction partout. Ce secrétaire, poli, fort en sa place, mais pétri des maximes et des hauteurs autrichiennes, sans avoir comme de soi rien que de très modeste et de mesuré, avec beaucoup de savoir, d’esprit, d’insinuation et de langage, remarquoit bien les ménagements réciproques de l’Espagne et de l’Angleterre, et le grand intérêt de la dernière à conserver les avantages qu’elle avoit obtenus de la première pour son commerce, et il réfléchissoit beaucoup sur l’espérance qui se montroit trop en France d’engager la Hollande à traiter séparément de l’Angleterre, si cette couronne ne finissoit point, fondée sur le mécontentement de la Hollande de la ligue conclue sans elle entre l’Angleterre et l’empereur. On soupçonnoit que cette dernière union fondée sur l’intérêt commun de ces deux puissances, s’étendoit jusqu’à la garantie des États qu’ils pourroient acquérir par des traités, et que le Portugal y entroit en troisième ; et on s’aperçut que depuis la signature de ce traité, l’Angleterre ménagea moins le roi de Sicile. Elle n’avoit alors de considération que pour l’empereur et l’Espagne, laquelle pouvant aisément entrer en défiance de ce traité avec l’empereur, l’Angleterre eut grand soin de l’assurer qu’il ne la regardoit en aucune sorte, mais la France seulement ; et Stairs même avec qui le régent traitoit ne s’en cachoit pas, dans le temps même que le régent l’assuroit être en état et en volonté actuelle de faire sortir le Prétendant d’Avignon. En même temps tout fut en désordre dans les Pays-Bas, où il n’y avoit aucune sorte d’autorité ni de gouvernement, en attendant le marquis de Prié, nommé gouverneur général de ces provinces. Il y vint un ordre de confisquer les biens de tous ceux qui étoient au service d’Espagne, et des menaces à tous ceux qui tenoient des pensions, des emplois, des titres et des honneurs, tant du roi d’Espagne que de l’électeur de Bavière.

Le voyage du roi de Prusse, si attentif à son agrandissement, inquiéta également les États généraux et la cour de Vienne. Ce nouveau monarque, aussitôt après la mort de l’électeur palatin, étoit allé à Clèves ; ce qui leur fit craindre une entreprise sur Juliers ; et à Vienne, les forces et les desseins de ce prince, et ses négociations avec la France.

Aldovrandi ne trouva pas à Rome ce qu’il y avoit espéré, quoique son bon ami Aubenton eût tâché de prévenir le pape que son voyage n’étoit que pour concerter avec lui les moyens de lui procurer pour l’année suivante de plus grands secours d’Espagne, et pour lui rendre compte de sa négociation en ce pays-là. Le pape, très mécontent de voir arriver son nonce sans avoir pu s’y attendre, trouva qu’il devoit rendre compte de sa négociation par ses dépêches, et comprit que les plus grands secours d’Espagne ne lui seroient offerts qu’à des conditions de grâces qu’il ne pourroit accorder. On jugeoit à Rome qu’Aldovrandi vouloit obtenir le gouvernement de cette ville, et servir Albéroni pour le cardinalat. Ceux à qui le pape s’ouvroit là-dessus, et qui ne vouloit lui accorder le chapeau que par la nomination d’Espagne, l’en détournoient. Ils lui conseilloient de ne pas souffrir qu’Albéroni s’en adressât à autre qu’à Sa Sainteté, qui le devoit amuser par la cour de Parme ; lui cacher à jamais ses véritables dispositions, et que si elle ne pouvoit terminer ses différends honorablement avec l’Espagne que par ce chapeau, ce seroit alors bien fait de le jeter à Albéroni. Cet ambitieux voyoit avec un extrême dépit sa faveur s’ombrager par celle d’Aubenton, à qui le roi d’Espagne confioit plusieurs affaires du gouvernement et même des finances, et de la liaison de ce jésuite avec Mejorada. Le roi et la reine s’étoient disputés et querellés. On croit aisément les changements qu’on désire dans un gouvernement sans ordre et sans règle, et dans une cour ténébreuse, pleine de confusion, où la fausseté et la calomnie étoit ce qui approchoit le plus près de Leurs Majestés Catholiques, et où chacun se croyoit tout permis, et se promettoit tout des plus mauvaises voies, en sorte que les bruits les plus inquiétants se trouvoient les plus répandus. Albéroni commençoit à craindre. La reine l’avertit que le roi avoit beaucoup de soupçons contre lui, et qu’elle-même ne vouloit plus se fatiguer du gouvernement. Quelques représentations qu’Albéroni lui sût faire, elle ne les goûtoit point. Il la connoissoit incapable des affaires, susceptible de mauvais conseils, peu touchée de se conserver ceux qui lui donnoient de bons avis, prête à les abandonner et à les oublier à la moindre difficulté qu’elle trouveroit à les soutenir, et facile à se laisser conduire par ceux qui l’environnoient. Il redoutoit surtout deux hommes de rien que la reine avoit connus à Parme, et qu’elle vouloit toujours faire venir en Espagne ; et il ménagea si bien le duc de Parme qu’il fit en sorte que ce prince les empêcha de sortir de ses États. On avoit pénétré à Madrid qu’Aldovrandi avoit emporté un mémoire de la main du roi d’Espagne, et là-dessus on bâtissoit des chimères en faveur des enfants de la reine au préjudice du prince des Asturies. Ce mémoire ne contenoit rien moins. Le roi d’Espagne y demandoit au pape la moitié du sussidio y excusado [3], qui est une imposition sur le clergé dont il ne jouissoit pas depuis cinq ans, et le même aux Indes ; un délai de quelque temps de nommer aux vacances des archevêchés et des évêchés d’Espagne, pour en amasser les revenus et les employer à l’armement de mer que le pape désiroit pour l’année suivante, ainsi que les libéralités que le clergé voudroit bien faire, suivant les brefs d’exhortation que Sa Sainteté avoit envoyés, et remettre ces sommes au commissaire del cruzade [4], qu’on comptoit devoir être suffisantes pour armer douze vaisseaux et six galères. On peut réfléchir en passant sur la dureté du joug que le clergé exerce sur les plus grands rois qui ont eu la faiblesse de se le laisser imposer, et qui ne peuvent le secouer que par des extrémités qui les séparent de l’Église, comme il est arrivé à la moitié de l’Europe, que Rome et leur clergé a mieux aimé perdre : Rome par sa tyrannique domination qui n’avoit de fondement que son usurpation contre les préceptes si formels de Jésus-Christ ; le clergé par son insolence et son indépendance.

Il est vrai que ces demandes ne méritoient pas pour courrier un nonce dépêché à l’insu du pape, qui avoit eu tant de peine à le faire recevoir comme que ce fût à Madrid. On se persuada donc qu’il s’agissoit de former une ligue entre l’Espagne et les princes d’Italie, et même de prendre des mesures avec le pape sur les événements qui pouvoient arriver en France. Le roi d’Espagne avoit toujours été entretenu dans le désir de recouvrer les États qu’il avoit cédés en Italie par la paix, beaucoup plus depuis son second mariage. Ce dessein ne se pouvoit effectuer que par une ligue des princes d’Italie dont le roi de Sicile seroit le chef comme le plus puissant, et Villamayor, ambassadeur d’Espagne à Turin, avoit ordre d’y travailler sous l’inspection du duc de Parme. Ce prince, qui sentoit toutes les difficultés d’amener à ce point un souverain aussi sage, aussi clairvoyant, aussi défiant, aussi mal prévenu d’estime pour le gouvernement d’Espagne, et aussi fortement de crainte de la puissance et des desseins de l’empereur, et dont toute la conduite inspiroit aussi peu de confiance, vouloit que l’Espagne, suivant sa première pensée, engageât l’Angleterre à faire une ligue avec elle pour la neutralité de l’Italie, dont le premier intérêt étoit d’en détourner la guerre. C’étoit aussi dans cette vue que l’Espagne avoit eu tant de facilité en accordant à l’Angleterre un traité de commerce si avantageux, et l'asiento des nègres. Elle étoit sur le point d’en recueillir le fruit qu’elle s’en étoit proposé, quand tout à coup, et sans aucun changement de conjonctures, Albéroni changea lui-même d’avis tout à coup, et se mit à désirer que l’empereur contrevînt à la neutralité de l’Italie, dans l’idée que les Impériaux ne pourroient exécuter leur projet si promptement que l’Espagne n’eût part aux mouvements de l’Italie ; et que, s’il arrivoit alors que le roi d’Angleterre eût besoin de l’Espagne, il seroit facile d’obtenir par lui les avantages qu’elle pourroit désirer. C’étoit sur ce fondement ruineux et chimérique qu’Albéroni avoit rejeté l’alliance d’Angleterre pour la neutralité d’Italie, qu’il avoit tant souhaitée, et qu’il pouvoit alors conclure ; et il le devoit d’autant plus qu’il auroit par là contrebalancé celle que l’Angleterre venoit de signer avec l’empereur.

Telle étoit l’habileté et la capacité de ce ministre qui gouvernoit absolument l’Espagne. Il disoit à ses amis qu’il falloit bien vivre avec la France, écarter tout sujet d’ombrage et de jalousie, mais se tenir doucement et sans bruit en État d’agir quand le besoin et l’occasion le demanderoient, ou que si le roi d’Espagne prenoit le parti d’abandonner des vues éloignées, il devoit tirer de ceux qui profiteroient de ce sacrifice des engagements à soutenir ses droits en Italie. Albéroni ajoutoit à ces raisonnements des lamentations sur l’inaction du roi d’Espagne, tandis que le régent n’oublioit rien pour se fortifier au cas qu’il arrivât en France ouverture à succession.

Les manèges du ministère anglois étoient infinis sur ce traité avec la France, quoiqu’ils en sentissent la nécessité par rapport à la tranquillité intérieure de la Grande-Bretagne et à leurs vues au dehors. Ils l’éludoient pour le prolonger, afin d’entretenir la défiance de leur nation à l’égard de la France, et de se conserver le prétexte d’avoir des troupes en Angleterre et des subsides du parlement. Ainsi ils transférèrent la négociation de Paris à la Haye, où ils firent communiquer le traité au pensionnaire, à Duywenworde qui revenoit de l’ambassade de Londres, et à l’ambassadeur de France, bien moins pour en faciliter la conclusion que pour intéresser les Hollandois dans les demandes de l’Angleterre. Stairs, piqué de se voir enlever la conclusion d’une négociation commencée par lui et si avancée, se mit à déclamer contre les ministres de France, qui, à l’entendre, avoient changé toutes les dispositions si favorables que le régent lui avoit témoignées ; et ne cessa de mander au roi d’Angleterre de se défier de ce prince qui ne vouloit que le tromper et favoriser le Prétendant. Le singulier de ce projet de traité envoyé à la Haye fut qu’il n’y étoit pas fait la moindre mention du traité d’Utrecht, ni des garanties réciproques des successions aux couronnes de France et d’Angleterre, deux articles néanmoins qui devoient être la base d’une alliance à faire pour maintenir le repos de l’Europe. On soupçonna que c’étoit l’effet des avantages obtenus par les derniers traités de commerce faits entre l’Espagne et l’Angleterre, que celle-ci ne vouloit perdre pour rien, et que c’étoit pour la même raison que Stanhope n’avoit pas témoigné le moindre chagrin à Monteléon, lorsque, après avoir vivement poursuivi la conclusion d’une alliance avec l’Angleterre, l’ambassadeur espagnol avoit cessé tout à coup d’en parler.

Les mécontents se multiplioient en Angleterre, la fermentation générale menaçoit d’une révolution, la division de la famille royale étoit extrême. On a vu en son lieu l’aventure de l’épouse du roi Georges longtemps avant qu’il fût électeur et roi, et la catastrophe terrible du comte de Kœnigsmarck. Le roi Georges ne pouvoit souffrir le prince de Galles qu’il ne croyoit pas son fils, et l’aversion étoit réciproque. Prêt à passer la mer, il laissoit ce prince régent avec toute l’apparence de l’autorité, sans aucune en effet par ses ordres et ses instructions secrètes, en sorte que le prince de Galles n’eut pas le pouvoir de conférer ni de changer les charges, ni de convoquer ou de séparer le parlement. Une telle limitation lui fit refuser la régence. Son père le menaça de faire venir d’Allemagne son frère l’évêque d’Osnabrück, et de la lui donner, ce qui engagea le fils à l’accepter. On étoit surpris avec raison que dans une conjoncture où les Anglois eux-mêmes s’attendoient à voir chez eux les plus étranges scènes, le régent préférât une alliance avec eux au parti de fomenter un feu qui pouvoit embraser l’Angleterre.

La surprise étoit pareille de voir dans ces temps si critiques le roi Georges faire le voyage d’Allemagne. Lui et le roi de Prusse, son gendre, étoient inquiets des projets l’un de l’autre. Le dernier visoit à s’emparer des duchés de Berg et de Juliers, si l’électeur palatin venoit a manquer, parce que l’inégalité de son mariage excluroit les enfants qu’il en pourroit laisser des fiefs et des dignités de l’empire. Il comptoit que la France aimeroit mieux ces États entre ses mains qu’en la disposition de l’empereur. Il sembloit aussi se détacher de l’intérêt de ses alliés dont il n’approuvoit pas les entreprises sur le pays de Schonen. Il auroit vu avec jalousie son beau-père réussir à faire stathouder de Hollande l’évêque d’Osnabrück son frère, à quoi il craignoit qu’il ne travaillât ; et en même temps qu’il cultivoit bassement l’empereur, il en étoit mécontent et déclaroit qu’il n’avoit aucune négociation avec lui. Penterrieder profitoit de la mauvaise humeur de Stairs et de ses confidences pour tenir les ministres impériaux avertis de l’état de la négociation de la France avec l’Angleterre, qu’ils traversoient de tout leur pouvoir.

Stairs en l’entamant n’avoit jamais eu dessein de la conclure. Ses protecteurs à Londres avoient trop d’intérêt à montrer toujours le fantôme du Prétendant secrètement appuyé des secours et des desseins de la France, pour conserver une armée en Angleterre et une source assurée de subsides. Ils n’avoient osé s’opposer de front à la négociation ; mais ils n’en vouloient pas la conclusion, et ils en étoient bien assurés entre les mains de Stairs. Le transport de la négociation en Hollande leur fut donc, et à lui, également sensible, et Stairs n’oublia rien pour la traverser.

La disgrâce du duc d’Argyle, favori et premier gentilhomme de la chambre du prince de Galles, retarda le départ du roi d’Angleterre. Il fit demander à ce duc la démission de ses charges de général de l’infanterie, de colonel du régiment des gardes bleus, et de son gouvernement de Minorque, qu’il envoya sur-le-champ. Le roi avoit compté qu’après cet éclat le prince de Galles n’oseroit ne pas demander au même duc la démission de sa charge de premier gentilhomme de sa chambre ; non seulement il ne le fit pas, mais il se piqua d’honneur de le soutenir dans sa disgrâce. Le duc de Marlborough, qui végétoit encore parmi ses apoplexies, ennemi d’Argyle, et qui vouloit élever sur ses ruines Cadogan sa créature, poussoit le roi. On crut que la princesse de Galles y entra aussi contre Argyle, confident des galanteries de son époux. Le comte d’Isla, frère d’Argyle, fut enveloppé dans sa disgrâce. Le prince de Galles se prit aux ministres de son père, jura leur perte, et résolut de se réunir aux torys. Stairs, instruit de la situation intérieure de l’Angleterre, en craignit les suites et redoubla de mensonges et d’artifices pour empêcher le traité avec la France, laquelle auroit dû en être bien dégoûtée ; mais le régent ne voyoit que par Noailles, Canillac et Dubois, lequel bâtissoit tous ses desseins personnels sur l’Angleterre, dont par conséquent, il vouloit, à quelque prix que ce fût, l’alliance étroite avec la France, où il nous faut présentement retourner.


  1. On a déjà dit que ce traite cédait aux Anglais le droit de faire exclusivement la traite des nègres dans l’Amérique espagnole pendant un temps déterminé.
  2. Ce mot, qui est en abrégé dans le manuscrit de Saint-Simon, a été omis dans les anciennes éditions. C’est le terme anglais pour désigner un brevet, un diplôme royal.
  3. Le mot espagnol subsidio ou sussidio désigne d’une manière générale toute espèce d’impôt. On appelait excusado un tribut spécial que le roi d’Espagne levait sur les revenus du clergé avec l’autorisation du pape.
  4. On appelait crusade, cruzade ou cruzada, le droit que le pape Jules II avait accorde, en 1509, aux rois d’Espagne de percevoir un impôt sur les biens du clergé pour faire la guerre aux infidèles. Il y avait un conseil particulier de la cruzade, dont le président portait le nom de commissaire de la cruzade.