Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/17


CHAPITRE XVII.


Vie, journées et conduite personnelle de M. le duc d’Orléans. — Le régent impénétrable sur les affaires dans la débauche, même dans l’ivresse. — Ses maîtresses. — Roués de M. le duc d’Orléans. — Énormités ecclésiastiques. — Démêlé des cours de Rome et de Turin sur le tribunal de la monarchie de Sicile. — Naissance de don Carlos, roi des Deux-Siciles. — Prince palatin électeur de Trèves. — Cabale qui, par intérêts particuliers, attache pour toujours le régent à l’Angleterre. — M. le duc d’Orléans n’a jamais désiré la couronne, mais le règne du roi et par lui-même. — Je propose au régent l’indissoluble et perpétuelle union avec l’Espagne, comme le véritable intérêt de l’État, dont la maison d’Autriche et les Anglois sont les ennemis essentiellement naturels. — Stralsund pris. — Le roi de Suède échappé et passé en Suède.


Mme la duchesse de Berry rendoit avec usure à M. son père les rudesses et l’autorité qu’elle éprouvoit de Rion, sans que la faiblesse de ce prince en eut moins d’assiduité, de complaisance, il faut le dire, de soumission et de crainte pour elle. Il étoit désolé du règne public de Rion et du scandale de sa fille, mais il n’osoit en souffler, et si quelquefois quelque scène également forte et ridicule entre l’amant et la princesse avoit percé en public, M. le duc d’Orléans osoit en faire quelque représentation, il étoit traité comme un nègre, boudé plusieurs jours, et bien empêché comment faire sa paix. Il n’y avoit jour qu’ils ne se vissent, le plus souvent au Luxembourg. Il est temps de parler un peu des occupations publiques et particulières du régent, de sa conduite, de ses parties, de ses journées.

Toutes les matinées étoient livrées aux affaires, et les différentes sortes d’affaires avoient leurs jours et leurs heures. Il les commençoit seul avant de s’habiller, voyoit du monde à son lever, qui étoit court et toujours précédé et suivi d’audiences auxquelles il perdoit beaucoup de temps ; puis ceux qui étoient chargés plus directement d’affaires le tenoient successivement jusqu’à deux heures après midi. Ceux-là étoient les chefs des conseils, La Vrillière, bientôt après Le Blanc dont il se servoit pour beaucoup d’espionnages, ceux avec qui il travailloit sur les affaires de la constitution, celles du parlement, d’autres qui survenoient ; souvent Torcy pour les lettres de la poste ; quelquefois le maréchal de Villeroy pour piaffer ; une fois la semaine, les ministres étrangers ; quelquefois les conseils ; la messe dans sa chapelle en particulier, quand il étoit fête ou dimanche. Les premiers temps il se levoit matin ; ce qui se ralentit peu à peu, et devint après incertain et tardif, suivant qu’il s’étoit couché. Sur les deux heures ou deux heures et demie, tout le monde lui voyoit prendre du chocolat ; il causoit avec la compagnie. Cela duroit selon qu’elle lui plaisoit ; le plus ordinaire en tout n’alloit pas à demi-heure. Il rentroit et donnoit audience à des dames et à des hommes, alloit chez Mme la duchesse d’Orléans, puis travailloit avec quelqu’un ou alloit au conseil de régence ; quelquefois il alloit voir le roi, le matin rarement, mais toujours matin ou soir, avant ou après le conseil de régence, et l’abordoit, lui parloit, le quittoit avec des révérences et un air de respect qui faisoit plaisir à voir, au roi lui-même, et qui apprenoit à vivre à tout le monde.

Après le conseil, ou sur les cinq heures du soir, s’il n’y en avoit point, il n’étoit plus question d’affaires ; c’étoit l’Opéra ou Luxembourg, s’il n’y avoit été avant son chocolat, ou aller chez Mme la duchesse d’Orléans où quelquefois il soupoit, ou sortir par ses derrières, ou faire entrer compagnie par les mêmes derrières, ou si c’étoit en belle saison, aller à Saint-Cloud ou en d’autres campagnes, tantôt y souper, tantôt à Luxembourg ou chez lui. Quand Madame étoit à Paris, il la voyoit un moment avant sa messe ; et quand elle étoit à Saint-Cloud, il alloit l’y voir, et lui a toujours rendu beaucoup de soins et de respect.

Ses soupers étoient toujours en compagnie fort étrange. Ses maîtresses, quelquefois une fille de l’Opéra, souvent Mme la duchesse de Berry, et une douzaine d’hommes, tantôt les uns, tantôt les autres, que sans façon il ne nommoit jamais autrement que ses roués. C’étoit Broglio, l’aîné de celui qui est mort maréchal de France et duc ; Nocé ; quatre ou cinq de ses officiers, non des premiers ; le duc de Brancas, Biron, Canillac, quelques jeunes gens de traverse, et quelques dames de moyenne vertu, mais du monde ; quelques gens obscurs encore sans nom, brillant par leur esprit ou leur débauche. La chère exquise s’apprêtoit dans des endroits faits exprès, de plain-pied, dont tous les ustensiles étoient d’argent ; eux-mêmes mettoient souvent la main à l’œuvre avec les cuisiniers. C’étoit en ces séances où chacun étoit repassé, les ministres et les familiers tout au moins comme les autres, avec une liberté qui étoit licence effrénée. Les galanteries passées et présentes de la cour et de la ville sans ménagement ; les vieux contes, les disputes, les plaisanteries, les ridicules, rien ni personne n’étoit épargné. M. le duc d’Orléans y tenoit son coin comme les autres, mais il est vrai que très rarement tous ces propos lui faisoient-ils la moindre impression. On buvoit d’autant, on s’échauffoit, on disoit des ordures à gorge déployée, et des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avoit bien fait du bruit, et qu’on étoit bien ivre, on s’alloit coucher, et on recommençoit le lendemain. Du moment que l’heure venoit de l’arrivée des soupeurs, tout étoit tellement barricadé au dehors que quelque affaire qu’il eût pu survenir, il étoit inutile de tâcher de percer jusqu’au régent. Je ne dis pas seulement des affaires inopinées des particuliers, mais de celles qui auroient le plus dangereusement intéressé l’État ou sa personne, et cette clôture duroit jusqu’au lendemain matin.

Le régent perdoit ainsi un temps infini en famille et en amusements, ou en débauches. Il en perdoit encore beaucoup en audiences trop faciles, trop longues, trop étendues, et se noyoit dans ces mêmes détails que, du vivant du feu roi, lui et moi lui reprochions si souvent ensemble. Je l’en faisoit quelquefois souvenir ; il en convenoit, mais il s’en lassoit toujours entraîner. D’ailleurs mille affaires particulières, et quantité d’autres de manutention de gouvernement qu’il aurai pu finir en une demi-heure d’examen le plus souvent, et décider net et ferme après, il les prolongeoit, les unes par faiblesse, les autres par ce misérable désir de brouiller, et cette maxime empoisonnée qui lui échappoit quelquefois comme favorite : Divide et impera ; la plupart par cette défiance général de toutes choses et de toutes personnes, et de cette façon des riens devenoient des hydres dont lui-même après se trouvoit souvent fort embarrassé. Sa familiarité et la facilité de son accès plaisoit extrêmement ; mais l’abus qu’on en faisoit étoit excessif. Il alloit quelquefois au manque de respect ; ce qui, à la fin, eut des inconvénients d’autant plus dangereux qu’il ne put, quand il le voulut, réprimer des personnages qui l’embarrassèrent plus qu’eux-mêmes ne s’en trouvoient e ne s’en trouvèrent embarrassés. Tels furent Stairs, tels les chefs de la constitution, tels le maréchal de Villeroy, tels le parlement en particulier, et en gros la magistrature. Je lui représentois quelquefois tant de choses importantes à mesure que les occasions s’en offroient ; quelquefois j’y gagnois quelque chose, et je parois des inconvénients ; plus souvent il me glissoit de la main après être demeuré persuadé de ce que je lui disois, et sa faiblesse l’entraînoit.

Ce qui est fort extraordinaire, c’est que ni ses maîtresses, ni Mme la duchesse de Berry, ni ses roués, au milieu même de l’ivresse, n’ont jamais pu rien savoir de lui de tant soit peu important, sur quoi que ce soit du gouvernement et des affaires. Il vivoit publiquement avec Mme de Parabère ; il y vivoit en même temps avec d’autres ; il se divertissoit de la jalousie et du dépit de ces femmes ; il n’en étoit pas moins bien avec toutes, et le scandale de ce sérail public, et celui des ordures et des impiétés journalières de ses soupers étoit extrême, et répandu partout.

Le carême étoit commencé, et je voyois un affreux scandale ou un horrible sacrilège pour Pâques, qui ne feroit même qu’augmenter ce terrible scandale. C’est ce qui me résolut d’en parler à M. le duc d’Orléans, quoique depuis longtemps je gardasse le silence sur ses débauches par avoir perdu toute espérance là-dessus. Je lui représentai donc que le détroit où il alloit tomber à Pâques me paraissoit si terrible du côté de Dieu, si fâcheux de celui du monde qui veut bien mal faire, mais qui le trouve mauvais d’autrui et surtout de ses maîtres, que, contre ma coutume et ma résolution, je ne pouvois m’abstenir de lui en représenter toutes les conséquences, sur lesquelles je m’étendis à l’égard du monde ; car de celui de la religion, malheureusement il n’en étoit pas là. Il m’écouta fort patiemment ; puis me demanda avec inquiétude ce que je lui voulois proposer. Alors je lui dis que c’étoit un expédient, non pour ôter tout scandale, mais pour le diminuer et empêcher les excès des propos, et même des sentiments auxquels il devoit s’attendre, s’il ne le prenoit pas, et qui étoit très aisé. C’étoit d’aller passer chez lui à Villers-Cotterets les cinq derniers jours de la semaine sainte, e le dimanche et le lundi de Pâques, c’est-à-dire partir le mardi saint, et revenir la troisième fête de Pâques ; n’y mener ni dames ni roués, mais six ou sept personnes à son gré, de réputation honnête, avec qui causer, jouer, se promener, s’amuser, manger maigre où il pouvoit faire aussi bonne chère qu’en gras, ne point tenir de mauvais propos à table, et ne la pas allonger par trop ; aller le vendredi saint à l’office, et le dimanche de Pâques à la grand’messe ; que je ne lui en demandois pas davantage, et qu’avec cela, je lui répondois de tous les discours. J’ajoutai que personne n’ignoroit ce que faisoient ou ne faisoient pas des princes de son élévation, par conséquent qu’il n’auroit point fait ses Pâques ; mais qu’il y avoit toute différence entre ne les faire point tête levée avec un air, qui qu’on pût être, d’insolence et de mépris au milieu de la capitale, sous les yeux de tout le monde, et changer de lieu avec un air de honte, de respect et d’embarras ; que le premier fait abhorrer un pécheur audacieux, et révolte contre lui jusqu’aux libertins ; le second donne une charitable compassion aux honnêtes gens, et arrête toutes les langues. Je m’offris de l’accompagner en ce voyage, s’il m’avoit agréable, et de lui sacrifier celui que j’avois coutume de faire en ce temps-là tous les ans chez moi, et je lui fis faire réflexion que cette conduite étoit celle des personnes un peu marquées, qui se trouvoient à Pâques embarrassées de leurs personnes. Je lui fis encore remarquer que les affaires ne souffriroient point de son absence en des jours qui les suspendent toutes, la proximité de Villers-Cotterets, la beauté du lieu, le nombre d’années qu’il ne l’avoit vu, et la convenance qu’il y allât faire un tour.

Il prit la proposition à merveille ; il s’en trouva soulagé ; il ne savoit ce que je lui voulois proposer ; il n’y trouva rien que d’aisé, même d’agréable, me remercia fort d’avoir pensé à cet expédient, et de vouloir aller avec lui. Nous raisonnâmes sur ceux qu’il pourroit mener ; ce qui ne fut pas difficile à trouver, et la chose demeura arrêtée Nous crûmes également lui et moi qu’il ne falloit rien afficher d’avance, et qu’il suffiroit qu’il donnât ses ordres dans la semaine de la Passion. Nous en reparlâmes encore une fois ou deux, et il étoit véritablement persuadé que ce voyage étoit sage, et qu’il devoit le faire. Le malheur étoit que ce qu’il avoit résolu de bon s’exécutoit rarement, par le nombre de fripons dont il étoit environné, et dont c’étoit rarement l’intérêt ou pour lui plaire, ou pour le tenir de près, ou par des raisons encore plus perverses. C’est ce qui arriva de ce voyage.

Quand je lui en parlai à un jour ou deux du dimanche de la Passion, je trouvai un homme embarrassé, contraint, qui ne savoit que me répondre. Je sentis aisément ce qui en étoit, je redoublai mes efforts, je le pris par l’approbation qu’il y avoit donnée ; je le défiai de me montrer le plus léger inconvénient de ce voyage ; je frappai fortement sur les discours qu’il feroit tenir par l’audace de sauter par-dessus les Pâques, au milieu de Paris ; sur l’ennui dans lequel il ne pouvoit éviter de tomber pendant les jours saints, s’il y vouloit garder quelque mesure, et tout ce qu’il feroit dire contre lui, s’il les passoit, comme il faisoit les autres jours ; enfin je ramassai toutes mes forces pour lui représenter l’exécration d’un sacrilège, toute l’horreur que le monde auroit de lui, tout ce qu’il le mettroit en droit de dire, et la licence avec laquelle toutes les bouches s’en expliqueroient, même les plus libertines, et jusqu’à quel point cette horrible action éloigneroit de lui tous les gens de bien, ceux qui se piquoient ou qui sont d’état à l’être, enfin tous les honnêtes gens. J’eus beau dire ; je ne trouvai que du silence, du triste, du morne, de misérables raisons que je détruisis toutes, et de la ténuité desquelles je ne remplirai pas ce papier ; en un mot, un parti pris au premier mot qu’il s’en étoit laissé entendre qui avoit donné l’alarme aux maîtresses et aux roués. Qu’on ne soit pas surpris si ce mot m’échappe souvent. M. le duc d’Orléans ne leur donnoit point d’autre nom, ni lui, ni Mme la duchesse de Berry ; Mme la duchesse d’Orléans même en parlant à lui, et tous trois, parlant d’eux à quiconque, ne les appeloient jamais autrement. Cela avoit donné le ton, et tout le monde sans exception ne parloit plus d’eux : que par ce terme. Ils craignirent que ce prince ne s’accoutumât à vivre avec d’honnêtes gens, et qu’à son retour ils ne fussent plus admis et seuls à l’ordinaire. Les maîtresses n’eurent pas moins de frayeur, et ce bon groupe fit tant sur un prince facile, que le voyage, dès la première mention, fut absolument rompu. Prenant congé de lui pour m’en aller chez moi, je le conjurai de se contenir au moins pendant les quatre jours saints, c’est-à-dire le jeudi, vendredi, samedi et dimanche, et sur toutes choses de ne pas commettre un sacrilège gratuit où il perdroit du côté du monde qu’il croiroit captiver par là, infiniment plus qu’en s’en abstenant, parce que sa vie, la même devant et après, le décèleroit tout aussitôt, et très publiquement.

Je m’en allai là-dessus à la Ferté, espérant du moins avoir paré ce comble. J’eus la douleur d’y apprendre qu’après avoir passé les derniers jours de la semaine sainte moins même qu’équivoquement, quoique avec plus de cacherie, il avoit été à la plupart des fonctions de ces jours saints, suivant l’étiquette de feu Monsieur, qui les passoit presque toujours à Paris ; qu’il étoit allé le jour de Pâques à la grand’messe à Saint-Eustache, sa paroisse, et qu’en grande pompe il y avoit fait ses pâques. Hélas ! ce fut la dernière communion de ce malheureux prince, et qui, du côté du monde, lui réussit comme je l’avois prévu. Sortons d’une si triste matière pour entrer en celle de ce qui se passoit au dehors.

Avant d’entrer dans la narration de ce qui regarde les affaires étrangères des premiers mois de cette année, il faut, pour éviter une digression, expliquer une affaire que la cour de Turin eut avec celle de Rome, qui, pour le dire en passant, fait voir jusqu’à quel excès de tyrannie et d’oppression les ecclésiastiques tiennent les laïques qui sont assez simples pour souffrir leurs prétentions se tourner en droit sous le spécieux prétexte de religion, dont les rois ont été souvent les victimes, et qui le seroient encore si on les laissoit faire, quoique ces maîtres en Israël trouvent bien écrit dans l’Évangile que la domination leur est très précisément défendue par Jésus-Christ, et qu’il leur dise que son royaume n’est pas de ce monde.

Ces Roger, Normands qui conquirent la Sicile et une partie du royaume de Naples sur les Sarrasins, y régnèrent quelque temps sous le nom de ducs. Leur piété donna la troisième partie des revenus de la Sicile en fondations d’évêchés, d’hôpitaux, de monastères, et ils voulurent bien, par dévotion de ce temps-là, faire relever leur conquête du saint-siège. Mais en princes avisés, ils y mirent des conditions que les papes se trouvèrent heureux d’accepter et de confirmer de la manière la plus solide : la première, qu’il fut consenti de part et d’autre que le pape l’érigeroit en royaume, et les en reconnoîtroit rois héréditaires pour leur postérité ; l’autre fut pour parer à ce que ces princes voyoient pratiquer partout où les papes et les ecclésiastiques le pouvoient, qui dans ces temps d’ignorance usurpoient tout par la terreur de l’excommunication. Ces princes, qui ne songèrent qu’au solide et à demeurer vraiment maîtres chez eux, passèrent l’honneur au pape, moyennant quoi il fut convenu qu’il y auroit en Sicile un tribunal perpétuellement subsistant, dont les membres, tous laïques, seroient toujours à la nomination, disposition et en la main des rois de Sicile, uniquement, sans autre attache ni dépendance, lequel, en vertu du privilège bien nettement expliqué qu’il recevroit du pape une fois pour toutes, et irrévocablement en toutes ses parties, et sans jamais être sujet en aucun cas possible à renouvellement ni à confirmation, jugeroit en dernier ressort souverainement et sans appel de toutes les causes ecclésiastiques quelles qu’elles pussent être, soit entre laïques e ecclésiastiques, soit entre ecclésiastiques en tous cas civils et criminels, excommunications et autres censures, même de la personne des archevêques, évêques, prêtres, moines, chapitres, tant civilement que criminellement, tant en première instance que par appel, sans pouvoir jamais être soumis en aucun cas à rendre raison de sa conduite, sinon aux rois de Sicile seuls, ni être encore moins sujets pour quelque cause que ce pût être, à citations, censures ni excommunications, ni troublés en sorte quelconque en leurs fonctions par Rome, ni par qui que ce pût être. Avec ce sage et puissant correctif, les immunités et privilèges du clergé furent admis en Sicile ; et depuis ces temps reculés ce tribunal, qu’on appelle de la monarchie, a continuellement et entièrement subsisté, joui et usé de toute l’étendue de sa juridiction.

Il arriva, dans l’été précèdent qu’un fermier de l’évêque d’Agrigente porta des pois chiches au marché pour les vendre. Des commis aux droits de M. de Savoie, roi de Sicile, pour lors reconnu et en possession par le dernier traité de paix de Ryswick [1], voulurent faire payer à l’ordinaire pour l’étalage. Le fermier, sans dire qui il étoit les envoya promener, et par cette conduite se fit saisir ses pois chiches. Fier de l’immunité ecclésiastique qui affranchit de tous droits, il alla trouver son maître qui, sans autre information ni délai aucun, fulmina une excommunication. Les commis n’apprirent que par là, à qui ces pois chiches appartenoient, les rapportèrent tout aussitôt, se plaignirent de ce que le fermier n’avoit daigné finir la querelle d’un seul mot en disant qui il étoit, et à qui ces pois chiches appartenoient. Une réponse et une défense si raisonnable ne put satisfaire l’évêque. Il demeura ferme, et menaça de pis si ces commis n’en passoient par tout ce qu’il lui plairoit, et comme il voulut beaucoup exiger d’eux, ils n’osèrent rien promettre sans l’ordre de leurs supérieurs. Ceux-ci tentèrent vainement d’apaiser l’évêque ; ils n’en reçurent qu’une nouvelle excommunication. Le tribunal de la monarchie trouva que c’étoit bien du bruit pour des pois chiches rendus dès qu’on avoit su à qui ils appartenoient, et il essaya de terminer doucement cette affaire.

Ce tribunal incommodoit extrêmement la cour de Rome, qui n’avoit jamais pu y donner atteinte par la jalouse attention des souverains de la Sicile à le maintenir dans tout son entier. Un duc de Savoie devenu roi seulement de Sicile, parut à Rome plus aisé à entamer que ses puissants prédécesseurs jusqu’alors. Ainsi la cour de Rome s’aigrit à dessein, et tant fut procédé que l’évêque d’Agrigente excommunia le tribunal de la monarchie, quoique juge de sa personne et de ses excommunications, et soumis à aucune. Le coup parti, le modeste prélat se jeta dans une barque qu’il avoit toute prête, et passa la mer de peur de la prison. Le tribunal de la monarchie ne souffrit pas patiemment une entreprise si folle ; mais les autres évêques, animés par la cour de Rome, ou l’évêque d’Agrigente avoit été reçu à bras ouverts, la soutinrent, en sorte que, quelque temps après, tous les diocèses de Sicile furent mis en interdit et les fulminations redoublées. Tous les évêques s’enfuirent en même temps delà la mer, et y furent bientôt suivis par une innombrable multitude de prêtres et de moines pour se mettre à couvert de la prison et des autres peines infligées aux prêtres et aux moines qui vouloient observer l’interdit.

Rome ne fut pas peu embarrassée de l’inondation de tant de peuple sacré, réduit à la mendicité par la saisie exacte du temporel de ses biens tant patrimoniaux qu’ecclésiastiques, qui ne pouvoient subsister que des libéralités de celui qui causoit leur proscription, et qui avoit mis le comble à leur misère par ses censures confirmatives. La vigueur avec laquelle toute la Sicile se soutenoit et se tenoit unie contre une tyrannie si violente et si hors d’exemple depuis plusieurs siècles lit d’autant plus regretter l’embarquement qu’il étoit demeuré en Sicile assez de prêtres, même de religieux sages et fidèles, pour que le service divin s’y continuât partout, et que les puissances de la communion romaine commencèrent à lui montrer, surtout la France, par les procédures et l’arrêt du parlement de Paris rendu à ce sujet, qu’elles regardoient l’affaire de Sicile comme commune avec elles.

Les jésuites qui ont de grands biens et de superbes maisons en Sicile, comme par toute l’Italie, et il faut dire partout, excepté en France, se roidirent tous à demeurer en Sicile, à y observer rigoureusement l’interdit, et à en animer l’observation exacte de toutes leurs forces. Le roi de Sicile, qui sentit la conséquence dangereuse de cette audacieuse conduite, envoya secrètement ses ordres au comte Maffei qu’il y avoit laissé vice roi, duquel il est parlé t. XI, p. 239, qui les sut exécuter avec un ordre, un secret et une industrie tout à fait admirable. Il profita de la situation d’une île environnée de la mer de toutes parts, dont les meilleures villes et autres habitations se trouvent ou sur les côtes, ou peu avant dans le pays. En un même matin tous les jésuites, pères et frères, jeunes et vieux, sains ou malades sans exception d’aucun, furent enlevés dans toutes leurs maisons, sur-le-champ jetés dans des voitures, conduits à la mer et embarqués tout de suite, sans leur laisser emporter quoi que ce fût. Les bâtiments qui étoient tout prêts à les recevoir les passèrent sur les côtes de l’État ecclésiastique, où ils les laissèrent devenir ce qu’ils pourroient, sans leur fournir la moindre chose du monde.

On peut juger de l’effet que c e coup fit en Sicile, de l’étonnement de ces religieux, et de l’embarras du pape et de leur général. Où en placer un si grand nombre tout à la fois, et faire vivre ces milliers d’athlètes de leur cause ? Pour tout cela, il ne s’en rabattit rien des deux côtés. Mais la chambre apostolique à bout de fournir du pain à ce nombre immense qui fourmilloit à Rome et aux environs, et qui n’en avoit point d’autre, même les évêques siciliens, que celui que cette chambre leur donnoit, on vit un beau jour un édit affiché à Rome qui ordonnai à tous ces proscris de vider la ville sous des peines, et un trois jours sans exception, et sans leur fournir ni leur indiquer de quoi vivre, juste salaire de la sédition, mais qui ne donna pas de réputation à qui tant d’insensés s’étoient abandonnés, et en devenoient les martyre. Maffei cependant faisoit garder toutes les côtes avec grand exactitude contre les émissaires et les commerces de Rome, tellement que, lorsque la plupart de ces proscrits abandonnés voulurent enter de retourner en Sicile, l’entrée leur en fut fermée ; [ce] qui acheva de les mettre au désespoir.

La fermeté égale des deux côtés laissa les choses en cet État, sans toutefois que Rome osât attaquer directement le roi de Sicile ni aucun de ses ministres de terre ferme, jusqu’à ce que, par les événements qui se trouveront en leur lieu et que j’ai cru devoir prévenir ici pour achever cette affaire de suite, la Sicile changea de maître et demeura l’empereur, en donnant la Sardaigne au duc de Savoie, pour lui conserver la dignité royale. Alors toute l’affaire ecclésiastique tomba, et Rome se trouva heureuse d’en être quitte pour laisser le tribunal de la monarchie dans la totalité de l’exercice ordinaire de sa juridiction, qu’il ne fut plus parlé de rien de tout ce qui s’étoit passé à l’importante occasion des pois chiches de l’insolent fermier d’un évêque impudemment et follement séditieux, et que l’empereur, devenu roi de Sicile, ayant de Naples et Milan, voulut bien ignorer une entreprise poussée si loin et aussi destitué de raison, de justice, de la plus légère apparence, mais qui doit être un puissant rafraîchissement de leçon à toutes les puissances temporelles des monstrueux excès de l’ambition ecclésiastique qui, dans tous les temps, ne peut être contenue que par ne lui passer rien du tout, même de plus léger sous aucun prétexte, et une vigilance bien exacte à la tenir dans la plus entière impuissance d’oser seulement songer à s’y livrer.

Pour n’avoir point à retourner sur nos pas, il faut dire que la reine d’Espagne étoit accouchée, le 20 janvier de cette année, à Madrid de son premier enfant. Ce fut un prince qui reçut le nom de Charles ou don Carlos, qui est( depuis devenu roi de Naples et de Sicile, et que le 20 février, le grand maître de l’ordre Teutonique, coadjuteur de Mayence et frère de l’électeur palatin, fut élu archevêque et électeur de Trèves.

J’ai répandu en divers endroits, suivant que les occasions s’en sont offertes, les caractères des personnages de tous États qui ont eu à entrer dans les matières que j’expose, pour la nécessité ou la curiosité de les bien connoître. C’est donc de ces caractères dont il faut bien se souvenir pour ceux qu’on voit entrer et figurer sur la scène, et avoir présentement recours à ceux du duc de Noailles, de Canillac, de l’abbé Dubois, de Nocé, d’Effiat, de Stairs, même de Rémond, enfin du maréchal d’Huxelles.

On a vu en son lieu le commencement du projet d’Écosse, le voyage secret du Prétendant pour aller s’embarquer en Bretagne, et comment il échappa aux assassins de Stairs, par l’esprit et le courage de la maîtresse de la poste de Nonancourt, enfin l’audace avec laquelle cet ambassadeur se fit rendre les scélérats qui avoient manqué leur coup, et qui avoient été arrêtés à Nonancourt. Ce projet d’Écosse avoit été résolu avec le feu roi, et avec le roi d’Espagne qui en voulurent bien faire les grands malheurs du roi Jacques III. La mémoire de ce monarque étoit trop récente, lors du voyage secret du Prétendant pour s’aller embarquer en Bretagne, pour que la France parût changer de sentiment. On le laissa donc faire, mais sans dessein d’aucun secours, à moins d’y être de Nonancourt ayant rendu l’embarquement suspect en Bretagne, Bolingbroke, qui avoit lors la conduite et le secret des affaires du Prétendant, qui étoit son secrétaire d’État caché à Paris, lui fréta un vaisseau en Normandie où le Prétendant vint s’embarquer, non en Normandie, mais à Dunkerque, où on avoit fait passer le vaisseau.

On a vu encore, en parlant de Stairs sur la fin de 1715, que ce ministre anglois ne perdoit pas son temps à Paris, et les liaisons utiles à ses vues pour l’avenir qu’il y avoit faites. Les moindres, qu’il ne négligeoit pas, le conduisirent à de plus importantes. Rémond, bas intrigant, petit savant, exquis débauché, et valet à tout faire, pourvu qu’il fût dans l’intrigue et qu’il pût en espérer quelque chose, avoit beaucoup d’esprit, et à force de s’être fourré dans le monde par bel esprit et débauche raffinée, il le connoissoit fort bien, et s’attacha de bonne heure à l’abbé Dubois, qui savoit faire usage de tout, et à Canillac. Il les captiva tous deux par ses respects et ses adulations, l’abbé par l’intrigue, le marquis par le même goût d’obscure débauche grecque, et par l’admiration de son esprit et de sa capacité. Ravi de se faire de fête, il leur vanta le génie supérieur de Stairs ; à Stairs tout l’usage qu’il pouvoit tirer d’eux auprès de M. le duc d’Orléans ; il fit a chacun, comme en étant chargé, des avances mutuelles, et il fit si bien qu’il les mit en commerce, d’abord de civilité par estime réciproque, qui se tourna bientôt en commerce d’affaires.

Canillac, comme on l’a vu, avec tout son esprit, avoit fort peu de sens. Un lumineux, qui éblouissoit à force de frapper singulièrement bien sur les ridicules, tenoit chez lui la place du jugement ; et un flux continuel de paroles, qu’une passion conduisoit toujours, et l’envie plus qu’aucune autre, noyoit son raisonnement et le rendoit presque toujours faux. Stairs, bien instruit par Rémond, n’oublia ni respects ni prostitutions ; c’étoit le foible de Canillac. Les cajoleries continuelles de Stairs le gagnèrent ; il ne put résister au plaisir de sentir le caractère d’ambassadeur ployer devant son mérite, et l’audace du personnage s’humilier devant lui. À son tour il admira son esprit, sa capacité, ses vues ; la brouillerie ouverte de Stairs avec tout le gouvernement du feu roi fut un autre attrait très puissant pour Canillac, qui haïssait les gens en crédit et en place, le feu roi et tous ceux qu’il y avoit mis. Stairs prit grand soin de le cultiver et de le séduire, et bientôt Canillac ne vit plus rien que par ses yeux. Son union avec le duc de Noailles lui fit souhaiter celle de Stairs avec lui. Noailles, qui l’avoit conquis par la même voie, qui avoit si bien réussi à Stairs, avoit pour maxime de ne le contredire jamais et de l’admirer toujours ; ainsi la connoissance fut bientôt faite, et de là les raisonnements politiques entre eux.

Pour l’abbé Dubois, la liaison fut bientôt faite ; il ne la souhaitoit pas moins que Stairs. Stanhope étoit secrétaire d’État et ministre confident du roi Georges. Il avoit autrefois passé quelque temps à Paris ; il y avoit vu Dubois chez Mme de Sandwich, qui fut beaucoup d’années de suite en France, et qui étoit en galanterie avec l’abbé. Lui et Stanhope firent grande amitié de voyageur et de débauche ; l’abbé le fit connoître à M. le duc d’Orléans, qui le vit familièrement depuis, et l’admit en quelques-unes de ses parties. Stanhope et Dubois se firent faire souvent des compliments par Mme de Sandwich, depuis le retour de Stanhope en Angleterre. Il se trouva à la tête des troupes anglaises en Espagne, lorsque M. le duc d’Orléans et l’abbé Dubois y étoient, où d’armée à armée ils eurent tout le commerce que put permettre l’état d’ennemis. On a vu en son lieu combien le prince et son abbé comptoient sur ce général anglois, dans ce que j’ai rapporté de l’affaire d’Espagne de M. le duc d’Orléans. Un autre Stanhope avoit succédé à celui-ci au commandement des troupes en Espagne, dont la catastrophe a été marquée en son temps, et le lord Stanhope, connu de l’abbé Dubois et de M. le duc d’Orléans, étoit devenu secrétaire d’État. Dubois, à qui l’ambition et le goût de l’intrigue ne laissoit point de repos, bâtissoit en esprit sur ses anciennes liaisons avec Stanhope. Il vouloit pour cela même tourner M. le duc d’Orléans vers le roi Georges ; il n’étoit pas alors en situation auprès de lui d’y réussir ; il désiroit d’apprivoiser Stairs pour se procurer des occasions de parler d’affaires au régent, et de lui faire valoir leur ancienne connoissance avec Stanhope, et Stairs souhaitoit pour le moins autant que Dubois de se familiariser avec lui pour se procurer accès personnel auprès de M. le duc d’Orléans, et lui faire passer par l’abbé Dubois, qu’il s’imaginoit en être à portée, quoiqu’il n’y fût point du tout encore, des choses qui feroient plus d’impression d’une autre bouche que de la sienne. Rien n’alloit mieux à leurs vues communes, mais réciproquement ignorées, que l’union que Rémond avoit procurée, de concert avec Dubois, de Stairs et de Canillac, et de celle que celui-ci avoit faite du ministre anglois avec Noailles.

Le triumvirat étoit déjà formé entre Noailles, Canillac et Dubois, comme je l’ai expliqué sur la fin du règne du feu roi. Dubois, pour ses vues cachées, n’oublia rien pour confirmer Canillac dans son infatuation pour Stairs, et pour y jeter le duc de Noailles. Celui-ci, toujours pris par les nouveautés, et qui étoit homogène à M. le duc d’Orléans par l’enchantement des voies détournées, eut une forte raison, et peut-être deux, pour se livrer à cette complaisance. Il sentoit la sécheresse des finances, et tous les embarras de joindre les deux bouts, et il voyoit une grande épargne à refuser tout secours au Prétendant, et à faire échouer une entreprise qu’il auroit fallu soutenir devenant heureuse, et peut-être soudoyer longtemps, et fortement. L’autre raison, que j’imagine peut-être, me regardoit. Nous avions vécu trop longtemps confidemment ensemble pour qu’il pût ignorer que j’étois parfaitement jacobite, et très persuadé de l’intérêt de la France à donner à l’Angleterre une longue occupation domestique, qui la mit hors d’état de songer au dehors, et d’empiéter encore le commerce d’Espagne et le nôtre, et que nous n’en avions pas un moindre à n’avoir plus affaire à un roi d’Angleterre, s’il étoit possible, qui par ses États et ses intérêts en Allemagne étoit plus Allemand qu’Anglois, et toujours en crainte, en brassière, et tant qu’il pouvoit en union avec l’empereur. Peut-être lui était-il revenu que Stairs m’avoit tourné inutilement par M. de Lauzun, qui aimoit à voir les étrangers, et qui, malgré tout ce qu’il devoit, et tout ce qu’il étoit à la cour de Saint-Germain, aimoit tous les Anglois, voyoit fort Stairs, mangeoient l’un chez l’autre, et n’avoit pu me résoudre à répondre aux avances qu’il me faisoit pour Stairs, et à son empressement de nous joindre à dîner ensemble, que par de simples compliments, tels qu’ils ne se peuvent refuser.

Pensant comme je faisois sur l’Angleterre, je ne pouvois goûter une liaison avec son ambassadeur, dont l’audace et la conduite me repoussoient d’ailleurs, bien plus encore depuis l’affaire de Nonancourt. Noailles put donc comprendre qu’avec le secours de Canillac et les manèges de Dubois, il ne seroit pas difficile de tourner le régent vers le roi Georges, et qu’en venant à bout, il ne seroit pas difficile de me rendre suspect à cet égard, et d’entamer la confiance générale dont Son Altesse Royale m’honoroit, en lui persuadant de me faire un mystère de son union avec l’Angleterre. Quoi qu’il en soit de ces raisons, Noailles s’embarqua avec Stairs, tout aussi avant que ses deux amis Canillac et Dubois, et ils persuadèrent M. le duc d’Orléans de se conduire à cet égard par une maxime purement personnelle, conséquemment détestable ; Cette maxime étoit que le roi Georges étoit un usurpateur de la couronne de la Grande-Bretagne, et, si malheur arrivoit au roi, M. le duc d’Orléans seroit aussi usurpateur de la couronne de France ; conséquemment même intérêt en tous les deux, et raison de se cultiver l’un l’autre, de se conduire au point de se garantir ces deux couronnes mutuellement, et de ne jamais faire aucun pas qui put le moins du monde écarter de ce grand objet, en quoi, ajoutoient-ils, le prince françois gagnoit tout pour assurer son espérance, tandis que l’Anglois en possession, par cela même n’y gagnoit presque rien, d’autant plus qu’il n’avoit affaire qu’à un Prétendant sans biens, sans état, sans secours, au lieu que le cas advenant, M. le duc d’Orléans auroit pour compétiteur un roi d’Espagne établi et puissant, et par mer et par terre limitrophe de tous les côtés de la France.

M. le duc d’Orléans avala ce poison présenté avec tant d’adresse par des personnes sur l’esprit, la capacité et l’attachement personnel desquelles il croyoit devoir compter, qui toutefois lui prouvèrent bien dans la suite que leur e prit étoit faux, leur capacité nulle, leur attachement vain et uniquement relatif à eux-mêmes. Ce prince n’avoit que trop de pénétration pour apercevoir le piège, et le prodige est ce qui le séduisit : ce fut le contour tortueux de cette politique, et point du tout le désir de régner. Je m’attends bien que si jamais ces Mémoires voient le jour, cet endroit fera rire, en décréditera les autres récits, et me fera passer pour un grand sot, si j’ai cru persuader mes lecteurs, ou pour un imbécile, si je l’ai cru moi-même. Telle est pourtant la vérité toute pure, à laquelle je sacrifie tout ce qu’on pensera de moi. Quelque incroyable qu’elle paroisse, elle ne laisse pas d’être vérité. J’ose avancer qu’il y en a beaucoup de telles ignorées dans les histoires, qui surprendroient bien si on les savoit, et qui ne sont ignorées que parce qu’il n’y en a presque aucune qui soit écrite de la première main.

Cette vérité-ci, et plusieurs autres que j’ai vues, m’en persuadent, qui sont trop peu importantes à l’histoire de ce temps pour que je les aie écrites, et d’autres encore dont j’ai inséré ici les principales que j’ai sues de mon père, et qui sont demeurées dans l’oubli, ou qui de Louis XIII, a qui elles appartiennent, ont été transportées au cardinal de Richelieu. Je le répète, et je le dois à la vérité qui règne uniquement dans ces Mémoires, comme on le voit sur M. le duc d’Orléans lui-même par le portrait que j’en ai donné, jamais ce prince n’a désiré la couronne ; il a très sincèrement souhaité la vie du roi ; il a plus fait, il a désiré qu’il régnât par lui-même, comme on le verra dans la suite. Jamais de lui-même il n’a pensé que le roi pût manquer, ni aux choses qui pouvoient suivre ce malheur, qu’il regardoit sincèrement comme tel, et pour lui-même, si jamais il arrivoit. Il ne faisoit que se prêter aux réflexions qui là-dessus lui étoient présentées, incapable entièrement d’y penser de lui-même, ni aux mesures à prendre sur la considération que cela étoit possible. Je ne dirai pas que, le cas arrivant, il eût abandonné le droit que lui donnoit la renonciation réciproque, garantie de toute l’Europe ; mais j’ajoute en même temps que la possession de la couronne y eût eu la moindre part, et que l’honneur, le courage, sa propre sûreté l’auroit eue tout entière : encore une fois, ce sont des vérités que ma très parfaite connoissance, ma conscience et mon honneur m’obligent à rapporter.

Pour achever de suite la matière de cet engagement qui éclaircira tout ce que j’aurai à rapporter de ses suites, ces messieurs ne réussirent pas entièrement dans leur projet à mon égard, si mon soupçon sur le duc de Noailles a été véritable. Le régent ne put me cacher longtemps l’inclination supérieure qu’il avoit prise pour l’Angleterre. Je l’approuvai jusqu’à un certain point, pour entretenir la paix dont l’épuisement de la France et un temps de minorité avoient tant de besoin, et pour retenir le trop dangereux penchant du roi Georges vers l’empereur. Mais je ne pus approuver des dispositions à aller plus loin.

Je répétai au régent ce que je lui avois souvent dit, et ce que j’avois plus d’une fois opiné au conseil de régence, que l’intérêt essentiel de l’État étoit la plus solide et la plus inaltérable union avec l’Espagne ; que la même maison et encore presque au premier degré unissoit, et qu’aucune prétention ni intérêt véritable ne divisoit, dont trois choses confirmoient l’évidence : l’exemple de la maison d’Autriche qui n’avoit bâti cette formidable grandeur, si longtemps près de la monarchie universelle, que par l’union de ses deux branches que nul effort n’avoit jamais pu séparer ; l’extrême frayeur conçue par toute l’Europe d’un fils de France devenu roi d’Espagne, cause unique de la dernière guerre qui a tant coûté à toutes ses puissances ; enfin l’avantage infini à tirer pour cette union et pour la mutuelle grandeur de la contiguïté des terres et des mers des deux monarchies qui leur procure réciproquement des facilités que la nature avoit refusées aux deux branches d’Autriche, dont elles auroient bien su grandement profiter ; que la politique de cette habile maison devoit être en ce point le modèle de la notre, et le pôle dont rien, pour spécieux qu’il fût, ne nous devoit faire perdre la vue la plus fixe ; que cette maxime posée, il falloit compter sur deux choses, et se raidir contre toutes les deux fort diversement, l’une les brouillards d’intérêts particuliers des personnages de cette cour et de celle de Madrid, les fantaisies du roi et de la reine d’Espagne, les travers de leur ministère qu’il falloit esquiver, flatter, cajoler ; surtout ne se jamais fâcher ; faire revenir à raison avec patience, douceur, amitié ; captiver ces têtes qui influoient ; se persuader que les cours de Vienne et de Madrid s’étoient souvent donné réciproquement les mêmes embarras domestiques sans qu’ils aient jamais éclaté ni qu’ils les aient refroidies l’une pour l’autre en ce qui étoit affaires ; que nous ne devons pas moins faire qu’elles à cet égard, ni en espérer un moindre succès ; enfin, imiter la sagesse des familles particulières, qui ont leurs humeurs, leurs dépits, leurs défauts, mais qui n’en laissent rien apercevoir au dehors, et qui présentent toujours à l’opinion publique une union qui fait leur force, leur crédit, leur considération ; l’autre qu’il falloit se bien attendre à tous les ressorts que la politique des autres puissances ne se lasseroit point de faire successivement jouer pour parvenir à jeter du froid, puis de la division entre les deux couronnes ; que la paix, qui enfin avoit terminé la longue, ruineuse et sanglante guerre causée par la succession d’Espagne, n’en avoit pas éteint l’extrême jalousie, ni par conséquent amorti le moins du monde la passion de les brouiller et de les désunir ; que toutes regardoient ce point comme le but de leur plus grand intérêt et comme un ouvrage auquel leur concert et leur politique ne devoit jamais se lasser de travailler ; que pour cela tous les partis spécieux, toutes les propositions éblouissantes, toutes les perspectives de crainte et de danger seroient sans cesse employées dans l’une et l’autre cour, même des réalités qui, jusqu’à un certain point, seront offertes et réputées à gain d’être acceptées, sachant bien quel grand intérêt à en retirer ; que le moyen de déconcerter tant de suite est d’en avoir soi-même à tenir les yeux bien ouverts, et de refuser toute espèce d’avantage, quelque considérable qu’il pût être offert, qui pourroit entraîner de la division avec l’Espagne ; se rendre inaltérable sur ce point capital ; se mettre avec l’Espagne sur un pied d’assez de confiance pour s’entre-communiquer toutes ces diverses tentatives et en profiter pour resserrer de plus en plus l’étroite et indissoluble union ; que cette conduite avoit été celle des deux branches d’Autriche depuis Charles-Quint jusqu’au prédécesseur de Philippe V ; que c’est ce qui avoit porté leur puissance à un si haut point, et une leçon a prendre dans nos deux branches sans s’en écarter jamais ; enfin que la facilité en étoit d’autant plus grande, qu’il n’y avoit rien à craindre pour la sûreté des courriers, et parce que le roi d’Espagne avoit le cœur entièrement françois.

J’ajoutai, parce que le régent et moi étions tête-à-tête, comme il arrivoit presque toujours, qu’après le paquet de son affaire d’Espagne, et sa réconciliation, de plus dans sa position personnelle par rapport aux renonciations, rien ne lui tourneroit personnellement plus à bien ou à mal en France et dans le reste de l’Europe, ni avec plus de suites et de conséquences, que de tenir avec l’Espagne la conduite que je proposois, ou une différente. J’appuyai sur ce qu’à Rome, qui dans ces temps-là étoit encore le centre des affaires, et dans toutes les autres cours, les intérêts des deux branches d’Autriche avoient sans cesse été les mêmes, et jusque dans l’intérieur domestique des affaires de l’empire ; que nulle puissance ne pouvoit toucher à l’une, que l’autre n’intervint incontinent comme commune en tout et partout, ainsi qu’il avoit paru en toutes les guerres et en tous les traités particuliers et généraux, jusque-là que le reste de l’Europe s’étoit depuis longtemps dépris de songer à les désunir, et n’avoit plus pensé qu’à se soutenir contre elles. Que c’étoit la le modèle que nous avions à suivre si nous voulions prospérer dedans et dehors, et nous élever jusqu’au point de devenir les dictateurs de l’Europe, comme il étoit arrivé à la maison d’Autriche, même après avoir tacitement renoncé à la monarchie universelle, où elle avoit enfin senti qu’elle ne pouvoit atteindre.

Je suppliai ensuite le régent de se souvenir que les véritables ennemis de la France étoient la maison d’Autriche et les Anglois. Que la connoissance qu’il avoit de l’histoire ne lui présentoit autre chose, dans toute sa suite, que cette haine et cette jalousie d’une couronne qui seule pouvoit arrêter leur ambition ; que cette passion avoit pris un nouvel accroissement par la compétence [2] de Charles-Quint et de François Ier, et par les vains efforts de Philippe II, du temps de la Ligue ; et depuis, à l’égard de l’Angleterre, par la haine irréconciliable du feu roi pour le prince d’Orange et par le dépit de ce dernier de n’avoir pu l’amortir par vingt ans de soumissions, lequel s’étoit tourné en rage, de laquelle on avoit senti les effets par toute l’Europe, dont il avoit excité toutes les puissances ; enfin par son invasion d’Angleterre, par la protection que le feu roi avoit prise de Jacques II et de sa famille ; en dernier lieu par sa reconnoissance de Jacques III, nonobstant le traité solennel de Ryswick, et les conjonctures où il l’avoit faite, dont le roi Guillaume avoit bien su se servir dans toute l’Europe, et tout mourant qu’il étoit, l’unir contre la France, et porter à cette occasion la haine des Anglois jusqu’à la rage. Que si une intrigue de femme et de la cour de la reine Anne avoit sauvé la France des derniers malheurs par sa séparation d’avec ses alliés, et les traités de paix qui en furent la suite, et elle l’instrument, il falloit bien distinguer une cabale de cour qui y trouva son intérêt pour s’élever sur la ruine de ses ennemis qui auparavant avoient tout pouvoir en Angleterre, d’avec la nation, et même la totalité de la cour.

D’ailleurs la médaille avoit tourné par la mort d’Anne et l’arrivée de son successeur en Angleterre, qui avoit chassé tous ceux à qui nous devions la paix, remis en place ceux qu’Anne en avoit ôtés, et abandonné nos amis à la fureur des whigs, et aux procédures d’un parlement furieux de cette paix, que la cour excitoit encore contre eux. De cet exposé je conclus qu’il étoit insensé de se proposer de lier avec l’Angleterre une amitié véritable qui ne seroit jamais que frauduleuse et traîtresse, jamais offerte ou acceptée que dans l’unique vue de diviser la France d’avec l’Espagne, et d’en profiter ; que de se rabattre à l’espérance de nouer au moins cette amitié de roi à roi, c’étoit encore un leurre fort grossier, qui ne pouvoit tirer nulle force de celle qui avoit été entre le feu roi et Charles II ; qu’outre que Charles II étoit son cousin germain, qu’il avoit la reine sa mère établie en France depuis les premiers [malheurs] de Charles Ier, et Madame, sa sœur, épouse de Monsieur, qui avoit la confiance et l’amitié personnelle des deux rois, dont elle avoit été le lien tant qu’elle avoit vécu, et dont la mémoire leur étoit toujours demeurée chère, on n’avoit pas laissé d’avoir grand besoin de soutenir cette amitié par beaucoup d’argent, et par tout le crédit de la duchesse de Portsmouth, dont Charles II étoit possédé, et qui étoit française au point de tout confier aux ambassadeurs de France, et de se gouverner uniquement par eux. Et si, malgré une amitié si bien cimentée, vit-on les Anglois forcer la main à leur roi, et le réduire malgré lui à se déclarer contre la France, et s’unir à ses ennemis, dans une conjoncture qui fit abandonner au roi ses vastes conquêtes des Pays-Bas ; qu’il y avoit donc bien loin d’un roi d’Angleterre tel que Charles II, d’avec le roi Georges, qui ne devoit tout ce qu’il possédoit de grand qu’à l’empereur, qui l’avoit fait électeur, et qui favorisoit son occupation des duchés de Brême et de Verden, en pleine paix, sur la Suède, mais sans lui en donner l’investiture pour le contenir par là ; et aux Anglois, au feu roi Guillaume, au protestantisme et aux whigs, qui de tous les Anglois haïssent le plus la France, qui n’ont jamais voulu de paix, qui font le procès aux ministres de la reine Anne pour l’avoir procurée, et qui ont été remis par Georges dans toutes les grandes, médiocres et petites charges, et emplois dans toute la Grande-Bretagne, par Georges, dis-je, qui sent que les whigs sont son appui en Angleterre, et l’empereur pour ses États et ses prétentions d’Allemagne, et qui, par de si puissants intérêts, est radicalement incapable d’aucune véritable ni durable liaison avec la France ; enfin, que de telles barrières étoient insurmontables par leur nature, bien différente des petits intérêts particuliers des deux cours de France et d’Espagne, des travers de leurs ministres, des fantaisies de Sa Majesté Catholique, d’un roi d’Espagne, oncle paternel du roi, dont le cœur est tout françois, et dont l’autorité et le pouvoir est despotique dans sa monarchie, et ne connoît ni formes, ni torys, ni whigs, ni parlements, et dont la religion est la même que la nôtre, et les intérêts homogènes aux nôtres contre toutes les puissances qui n’ont rien oublié pour le détrôner, en particulier les maritimes, rivales jusqu’ au transport du commerce de toutes les autres et singulièrement de celui d’Espagne, et du nôtre par notre union avec elle. Enfin que, quelque intimité que, par impossible, on pût supposer entre la France et l’Angleterre, on ne pouvoit jamais espérer, pour l’utilité et la grandeur de la première, rien d’approchant de celle qu’il étoit visible qui résulteroit de celle de deux rois si proches, et de même maison, et de deux si puissantes monarchies si parfaitement limitrophes, qui n’ont aucuns intérêts opposés, et de même religion.

Le régent, qui m’avoit écouté avec grande attention, n’eut rien à opposer à la force naturelle de ces raisons. Il convint des principes et des faits. Il m’assura aussi que son dessein étoit de se lier tant qu’il pourroit avec l’Espagne, mais que ce n’étoit pas une résolution à laisser pénétrer trop avant à l’Espagne même, gouvernée par une reine ambitieuse, et par un ministre très dangereux, qui tournoient le roi d’Espagne tout comme ils vouloient, et très capables d’abuser de cette connoissance ; encore moins la trop montrer à l’Angleterre et aux autres puissances, qui s’en refroidiroient pour nous, redoubleroit leur jalousie et leurs efforts pour nous diviser d’avec l’Espagne, et leur persuaderoit de ne nous jamais considérer que comme ennemis ; que ce ménagement étoit d’autant plus nécessaire que je n’ignorois pas que la grande maxime de la cour de Vienne, surtout depuis la paix de Ryswick, étoit une liaison indissoluble avec les puissances maritimes, laquelle avoit été pareillement fondée entre l’Angleterre et la Hollande par le roi Guillaume, que la jalousie du commerce n’avoit pu altérer depuis, et qui trouvoient leur compte dans l’alliance de l’empereur pour nous l’opposer, lequel étoit le maître de l’empire, et de le faire armer sans autre cause que sa volonté et son intérêt particulier.

Je convins avec le régent de la solidité de la précaution qu’il se proposoit, pourvu que ce ne fût que précaution, et qu’il convînt aussi de la nécessité de suivre les maximes que je venois de lui proposer. Il m’assura beaucoup que c’étoit sa ferme intention ; et la conversation finit de la sorte, en me remontrant avec combien de mystère et de mesure il devoit aider le Prétendant débarqué en Écosse, et cacher les secours qu’il lui donneroit sous les plus épaisses ténèbres, à moins d’un succès rapide et inespéré.

Il m’apprit en même temps que les Danois et les Prussiens avoient enfin pris Stralsund qu’ils assiégeoient depuis longtemps, mais que le roi de Suède, qui depuis son retour de Bender s’étoit jeté dedans, avoit échappé il leur vigilance, et étoit passé en Suède.




  1. Il y a dans le manuscrit Ryswick ; mais ce fut le traité d’Utrecht qui, en 1714, reconnut Victor-Amédée pour roi des Deux-Siciles.
  2. Compétence est pris ici dans le sens de concurrence. Il s’agit de la rivalité de François Ier et de Charles-Quint pour la dignité impériale.