Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/1


CHAPITRE PREMIER.


Amours du roi. — Belle inconnue très connue. — Mme Scarron ; ses premiers temps. — Extraction, famille et fortune du maréchal d’Albret. — Mme Scarron élève en secret M. du Maine et Mme la Duchesse, et [eux] reconnus et à la cour, demeure leur gouvernante. — Le roi ne la peut souffrir et s’en explique très fortement. — Elle prend le nom de Maintenon en acquérant la terre. — Le roi rapproché de Mme de Maintenon, qui enfin supplante Mme de Montespan. — Le roi épouse Mme de Maintenon. — Mme de Maintenon toute-puissante quitte les armes de son premier mari, à l’exemple de Mme de Montespan et de Mme de Thianges.


De tels excès de puissance, et si mal entendus, faut-il passer à d’autres plus conformes à la nature, mais qui, en leur genre, furent bien plus funestes ? ce sont les amours du roi. Leur scandale a rempli l’Europe, a confondu la France, a ébranlé l’État, a sans doute attiré les malédictions sous le poids desquelles il s’est vu si imminemment près du dernier précipice, et a réduit sa postérité légitime à un filet unique de son extinction en France. Ce sont des maux qui se sont tournés en fléaux de tout genre, et qui se feront sentir longtemps. Louis XIV, dans sa jeunesse, plus fait pour les amours qu’aucun de ses sujets, lassé de voltiger et de cueillir des faveurs passagères, se fixa enfin à La Vallière. On en sait les progrès et les fruits.

Mme de Montespan fut celle dont la rare beauté le toucha ensuite, même pendant le règne de Mme de La Vallière. Elle s’en aperçut bientôt, elle pressa vainement son mari de l’emmener en Guyenne ; une folle confiance ne voulut pas l’écouter. Elle lui parloit alors de bonne foi. À la fin le roi en fut écouté, et l’enleva à son mari, avec cet épouvantable fracas qui retentit avec horreur chez toutes les nations, et qui donna au monde le spectacle nouveau de deux maîtresses à la fois. Il les promena aux frontières, aux camps, des moments aux armées, toutes deux dans le carrosse de la reine. Les peuples accourant de toutes parts se montroient les trois reines, et se demandoient avec simplicité les uns aux autres s’ils les avoient vues.

À la fin Mme de Montespan triompha, et disposa seule du maître et de sa cour, avec un éclat qui n’eut plus de voile ; et pour qu’il ne manquât rien à la licence publique de cette vie, M. de Montespan, pour en avoir voulu prendre, fut mis à la Bastille, puis relégué en Guyenne, et sa femme eut de la comtesse de Soissons [1], forcée par sa disgrâce, la démission de la charge créée pour elle de surintendante de la maison de la reine, à laquelle on supposa le tabouret attaché, parce qu’ayant un mari elle ne pouvoit être faite duchesse.

On vit après sortir de son cloître de Fontevrault la reine des abbesses, qui, chargée de son voile et de ses vœux, avec plus d’esprit et de beauté encore que Mme de Montespan sa sœur, vint jouir de la gloire de cette Niquée [2], et être de tous les particuliers du roi les plus charmants, par l’esprit et par les fêtes, avec Mme de Thianges, son autre sœur, et l’élixir le plus trayé de toutes les dames de la cour.

Les grossesses et les couches furent publiques. La cour de Mme de Montespan devint le centre de la cour, des plaisirs, de la fortune, de l’espérance et de la terreur des ministres et des généraux d’armée, et l’humiliation de toute la France. Ce fut aussi le centre de l’esprit, et d’un tour si particulier, si délicat, si fin, mais toujours si naturel et si agréable, qu’il se faisoit distinguer à son caractère unique.

C’étoit celui de ces trois soeurs, qui toutes trois en avoient infiniment, et avoient l’art d’en donner aux autres. On sent encore avec plaisir ce tour charmant et simple dans ce qui reste de personnes qu’elles ont élevées chez elles et qu’elles s’étoient attachées ; entre mille autres on les distingueroit dans les conversations les plus communes.

Mme de Fontevrault étoit celle des trois qui en avoit le plus ; c’étoit peut-être aussi la plus belle. Elle y joignoit un savoir rare et fort étendu : elle savoit bien la théologie et les Pères, elle étoit versée dans l’Écriture, elle possédoit les langues savantes, elle parloit à enlever quand elle traitoit quelque matière. Hors de cela l’esprit ne se pouvoit cacher, mais on ne se doutoit pas qu’elle sût rien de plus que le commun de son sexe. Elle excelloit en tous genres d’écrire. Elle avoit un don tout particulier pour le gouvernement et pour se faire adorer de tout son ordre, en le tenant toutefois dans la plus exacte régularité. Quoiqu’elle eût été faite religieuse plus que très cavalièrement, la sienne étoit pareille dans son abbaye. Ses séjours à la cour, où elle ne sortoit point de chez ses soeurs, ne donnèrent jamais d’atteinte à sa réputation que par l’étrange singularité de voir un tel habit partager une faveur de cette nature ; et si la bienséance eût pu y être en soi, il se pouvoit dire que, dans cette cour même, elle ne s’en seroit jamais écartée.

Mme de Thianges dominoit ses deux sœurs, et le roi même qu’elle amusoit plus qu’elles. Tant qu’elle vécut, elle le domina, et conserva, même après l’expulsion de Mme de Montespan hors de la cour, les plus grandes privances et des distinctions uniques.

Pour Mme de Montespan, elle étoit méchante, capricieuse, avoit beaucoup d’humeur, et une hauteur en tout dans les nues dont personne n’étoit exempt, le roi aussi peu que tout autre. Les courtisans évitoient de passer sous ses fenêtres, surtout quand le roi y étoit avec elle. Ils disoient que c’étoit passer par les armes, et ce mot passa en proverbe à la cour. Il est vrai qu’elle n’épargnoit personne, très souvent sans autre dessein que de divertir le roi ; et comme elle avoit infiniment d’esprit, de tour et de plaisanterie fine, rien n’étoit plus dangereux que les ridicules qu’elle donnoit mieux que personne. Avec cela elle aimoit sa maison et ses parents, et ne laissoit pas de bien servir les gens pour qui elle avoit pris de l’amitié. La reine supportoit avec peine sa hauteur avec elle, bien différente des ménagements continuels et des respects de la duchesse de La Vallière qu’elle aima toujours, au lieu que de celle-ci il lui échappoit souvent de dire : « Cette pute me fera mourir. » On a vu en son temps la retraite, l’austère pénitence et la pieuse fin de Mme de Montespan.

Pendant son règne elle ne laissa pas d’avoir des jalousies. Mlle de Fontange plut assez au roi pour devenir maîtresse en titre. Quelque étrange que fût ce doublet, il n’étoit pas nouveau. On l’avoit vu de Mme de La Vallière et de Mme de Montespan, à qui celle-ci ne fit que rendre ce qu’elle avoit prêté à l’autre. Mais Mme de Fontange ne fut pas si heureuse ni pour le vice, ni pour la fortune, ni pour la pénitence. Sa beauté la soutint un temps, mais son esprit n’y répondit en rien. Il en falloit au roi pour l’amuser et le tenir. Avec cela il n’eut pas le loisir de s’en dégoûter tout a fait. Une mort prompte, qui ne laissa pas de surprendre, finit en bref ces nouvelles amours. Presque tous ne furent que passades.

Un seul subsista longtemps, et se convertit en affection jusqu’à la fin de la vie de la belle qui sut en tirer les plus prodigieux avantages jusqu’au tombeau, et en laisser à ses deux fils l’abominable et magnifique héritage, qu’ils surent bien faire valoir. L’infâme politique du mari, qui a un nom propre en Espagne qui veut dire cocu volontaire et ne s’y pardonne jamais, souffrit volontiers cet amour, et en recueillit des fruits immenses en se confinant à Paris, servant à l’armée, n’allant presque point à la cour, faisant obscurément les fonds, et distribuant tous les avantages que de concert avec lui sa belle moitié en tiroit. C’étoit la maréchale de Rochefort chez qui elle alloit attendre l’heure du berger, laquelle l’y conduisoit, et qui me l’a conté plus d’une fois, avec des contre-temps qui lui arrivèrent, mais qui ne firent obstacle à rien, et ne venoient point du mari, qui étoit au fond de sa maison à Paris, qui, sachant et conduisant tout, ignoroit tout avec le plus grand soin, et changea depuis son étroite maison de la place Royale pour le palais des Guise, dont ils ne pourroient reconnoître l’étendue, ni la somptuosité qu’il a prises depuis entre ses mains et en celles de ses deux fils. La même politique continua le mystère de cet amour, qui ne le demeura que de nom, et tout au plus en très fine écorce. Le mystère le fit durer, l’art de s’y conduire gagna les plus intéressées, et en bâtit la plus rapide et la plus prodigieuse fortune. Le même art le soutint toujours croissant, et sut, quand il en fut encore temps, le tourner en amitié et en considération la plus distinguée.

Il mit les enfants de cette belle, qui étoit pourtant rousse, en situation de s’élever et de s’enrichir eux et les leurs de plus en plus, même après elle, et de parvenir à un comble de tout, dont [après] eux jouit avec éclat la troisième génération aujourd’hui dans toute son étendue, et qui a mis les plus obscurs par eux-mêmes et les plus ténébreux, mais de leur nom, en splendeur inhérente. C’est savoir tirer plus que très grand parti : la femme de sa beauté ; le mari de sa politique et de son infamie ; les enfants de tous les moyens mis en main par de tels parents, mais toujours comme les fils de la belle.

Une autre tira beaucoup aussi toute sa vie de la même conduite, mais ni la beauté, ni l’art, ni la position de cette belle, ni de son camard et bouffon de mari, ne permit à celle-ci ni la durée, ni la continuité, ni rien de l’éclat où l’autre parvint et se maintint, et qu’elle fit passer à ses enfants, petits-enfants, et en gros à tout leur nom. Celle-ci n’avoit qu’à vouloir. Quoique le commerce fût fini depuis très longtemps, et que les ménagements extérieurs fussent extrêmes, on connoissoit son pouvoir à la cour, tout y étoit en respect devant elle. Ministres, princes du sang, rien ne résistoit à ses volontés. Ses billets alloient droit au roi, et les réponses toujours à l’instant du roi à elle, sans que personne s’en aperçût. Si très rarement, par cette commodité unique d’écriture, elle avoit à parler au roi, ce qu’elle évitoit autant que cela étoit possible, elle étoit admise à l’instant qu’elle le vouloit. C’étoit toujours à des heures publiques, mais dans le petit cabinet du roi, qui étoit et est encore celui du conseil, tous deux assis au fond, mais les portes des deux côtés absolument ouvertes, affectation qui ne se pratiquoit jamais que lorsqu’elle étoit avec le roi, et la pièce publique contiguë à ce cabinet pleine de tous les courtisans. Si quelquefois elle ne vouloit dire qu’un mot, c’étoit debout à la porte, en dehors du même cabinet, et devant tout le monde qui, aux manières du roi de l’aborder, de l’écouter, de la quitter, n’avoit pas peine à remarquer jusque dans les derniers temps de sa vie, qui finit plusieurs années avant celle du roi, qu’elle ne lui étoit pas indifférente. Elle fut belle jusqu’ à la fin. Une fois en trois ans un court voyage à Marly, jamais d’aucun particulier avec le roi, même avec d’autres dames ; l’unisson soigneusement gardé avec tout le reste de la cour. Elle y étoit presque toujours, et souvent au souper du roi, où il ne la distingua jamais en rien. Telle étoit la convention avec Mme de Maintenon, qui de son côté contribua en récompense à tout ce qu’elle put désirer. Le mari, qui l’a survécue de quelques années, presque jamais à la cour, et des moments, vivoit obscur à Paris, enterré dans le soin de ses affaires domestiques qu’il entendoit parfaitement, s’applaudissant du bon sens qui, de concert avec sa femme, l’avoit porté à tant de richesses, d’établissements et de grandeurs, sous les rideaux de gaze qui demeurèrent rideaux, mais qui ne furent rien moins qu’impénétrables.

Il ne faut pas oublier la belle Ludre [3], demoiselle de Lorraine, fille d’honneur de Madame, qui fut aimée un moment à découvert. Mais cet amour passa avec la rapidité d’un éclair, et l’amour de Mme de Montespan demeura le triomphant.

Il faut passer à un autre genre d’amour, qui n’étonna pas moins toutes les nations que celui-ci les avoit scandalisées, et que le roi emporta tout entier au tombeau. À ce peu de mots qui ne reconnoîtroit la célèbre Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon, dont le règne permanent n’a pas duré moins de trente-deux ans. Née dans les îles de l’Amérique où son père, peut-être gentilhomme, étoit allé avec sa mère chercher du pain, et que l’obscurité y a étouffés, revenue seule et au hasard en France, abordée à la Rochelle, recueillie au voisinage par pitié chez Mme de Neuillant, mère de la maréchale-duchesse de Navailles, réduite par sa pauvreté et par l’avarice de cette vieille dame à garder les clefs de son grenier et à voir mesurer tous les jours l’avoine à ses chevaux ; venue à Paris à sa suite, jeune, adroite, spirituelle et belle, sans pain et sans parents, d’heureux hasards la firent connoître au fameux Scarron. Il la trouva aimable, ses amis peut-être encore plus. Elle crut faire la plus grande fortune, et la plus inespérable d’épouser ce joyeux et savant cul-de-jatte, et des gens qui avoient peut-être plus besoin de femme que lui l’entêtèrent de faire ce mariage, et vinrent à bout de lui persuader de tirer par là de la misère cette charmante malheureuse.

Le mariage se fit, la nouvelle épouse plut à toutes les compagnies qui alloient chez Scarron. Il la voyoit fort bonne, et en tous genres ; c’étoit la mode d’aller chez lui, gens d’esprit, gens de la cour et de la ville, et ce qu’il y avoit de meilleur et de plus distingué, qu’il n’étoit pas en état d’aller chercher hors de chez lui, et que les charmes de son esprit, de son savoir, de son imagination, de cette gaieté incomparable parmi ses maux, et toujours nouvelle, cette rare fécondité, et la plaisanterie du meilleur goût qu’on admire encore dans ses ouvrages, attiroient continuellement chez lui.

Mme Scarron fit donc là des connoissances de toutes les sortes qui pourtant, à la mort de son mari, ne l’empêchèrent pas d’être réduite à la charité de la paroisse de Saint-Eustache. Elle y prit une chambre pour elle et pour une servante dans une montée, où elle vécut très à l’étroit. Ses appas élargirent peu à peu ce mal-être. Villars, père du maréchal ; Beuvron, père d’Harcourt ; les trois Villarceaux qui demeurèrent les trois tenants ; bien d’autres l’entretinrent [4].

Cela la remit à flot, et peu à peu l’introduisit à l’hôtel d’Albret, par là à l’hôtel de Richelieu et ailleurs ; ainsi de l’un à l’autre. Dans ces maisons, Mme Scarron n’étoit rien moins que sur le pied de compagnie. Elle y étoit à tout faire, tantôt à demander du bois, tantôt si on serviroit bientôt ; une autre fois si le carrosse de celui-ci, ou de celle-là étoit revenu ; et ainsi de mille petites commissions dont l’usage des sonnettes, introduit longtemps depuis, a ôté l’importunité.

C’est dans ces maisons, principalement à l’hôtel de Richelieu, beaucoup plus encore à l’hôtel d’Albret où le maréchal d’Albret tenoit un fort grand état, où Mme Scarron fit la plupart de ses connoissances, dont les unes lui servirent tant, et les autres leur devinrent si utiles [5]. Les maréchaux de Villars et d’Harcourt par leurs pères, et avant eux, Villars, père du maréchal, en firent leur fortune ; la duchesse d’Arpajon, sœur de Beuvron, en fut, sans l’avoir pu imaginer, dame d’honneur de Mme la dauphine de Bavière, à la mort de la duchesse de Richelieu, que la même raison avoit faite aussi dame d’honneur de la reine, puis par confiance de Mme la dauphine de Bavière, et le duc de Richelieu chevalier d’honneur pour rien, qui en eut de Dangeau cinq cent mille livres, à qui cette charge fit la fortune. La princesse d’Harcourt, fille de Brancas, si connu par son esprit et par ses rares distractions, qui avoit été bien avec elle ; Villarceaux et Montchevreuil, chevaliers de l’ordre tous deux, au premier desquels son père fit passer à trente-cinq ans le collier qui lui étoit destiné, et nombre d’autres se sentirent grandement de ces premiers temps. Mais avant d’aller plus loin, il faut éclaircir le maréchal d’Albret en peu de mots.

Charles II d’Albret, comte de Dreux, vicomte de Tartas, fils de Charles Ier, connétable de France, eut d’Anne d’Armagnac, pour cinquième et dernier fils, Gilles d’Albret, seigneur de Castelmoron, mort sans enfants d’Anne d’Aiguillon en 1479, qui de Jean Le Tellier laissa un bâtard nommé Étienne qui fut légitimé par François Ier en 1527 et sénéchal du pays de Foix. De l’héritière de Miossens il laissa Jean-Baptiste de Miossens, qui fut lieutenant général d’Henri d’Albret, roi de Navarre, en ses pays et seigneuries, et qui de Suzanne, fille de Pierre, seigneur de Busset, bâtard de Bourbon, évêque de Liège, laquelle fut gouvernante de notre roi Henri IV, laissa Henri-Baptiste de Miossens, chevalier du Saint-Esprit en 1595, et gouverneur et sénéchal de Navarre et Béarn, qui d’Antoinette de Pons, fille du comte de Marennes, chevalier du Saint-Esprit, et sœur de la fameuse marquise de Guercheville, mère du duc de Liancourt, eut Henri, comte de Miossens, qui d’Anne de Pardaillan, sœur du père de M. de Montespan, mari de la maîtresse de Louis XIV, eut trois fils et plusieurs filles. L’aîné fut le premier mari d’Anne Poussard, qui se remaria au duc de Richelieu, et mourut dame d’honneur de Mme la dauphine de Bavière, sans enfants du duc de Richelieu, mais elle avoit eu un fils de son premier mari. Le second fut le maréchal d’Albret ; le troisième, aussi comte de Miossens, tué en duel en 1672 par Saint-Léger-Corbon, sans enfants.

Le maréchal d’Albret, fort dans le grand monde et les intrigues de la cour, eut la compagnie des gens d’armes de la garde, et fut chargé par le cardinal Mazarin de la conduite de M. le Prince, M. le prince de Conti et M. de Longueville, du Palais-Royal, où ils furent arrêtés, à Vincennes, moyennant la promesse d’un bâton de maréchal de France, qu’il n’eut pourtant qu’à force de menaces en 1653. Il avoit été fait chevalier du Saint-Esprit en 1661, et il eut le gouvernement de Guyenne à la fin de 1670. Sans avoir beaucoup servi, et jamais en chef, ce fut un homme qui par son esprit, son adresse, sa hardiesse et sa magnificence se fit toujours fort compter. Il n’avoit qu’une fille unique de la fille de Guénégaud, trésorier de l’épargne, frère du secrétaire d’État, qu’il avoit épousée. Il la maria au fils unique de son frère aîné, et de la duchesse de Richelieu, lequel fut tué en galanterie, et sans enfants, en 1678 ; et sa veuve, qui étoit dame du palais de la reine, fut depuis la première femme du comte de Marsan, dont elle s’amouracha, et qui lui donna tout son bien.

Le maréchal d’Albret et M. et Mme de Richelieu vécurent toujours dans l’amitié la plus intime. Il vécut de même avec M. de Montespan, son cousin germain, et Mme de Montespan. Mais quand celle-ci fut maîtresse, il devint son conseil, et abandonna pour elle M. de Montespan, par où il se maintint eu grand crédit jusqu’à sa mort, qui arriva à Bordeaux le 3 septembre 1676, à soixante-deux ans, où il n’y avoit pas longtemps qu’il étoit allé.

Il avoit, comme on l’a vu ailleurs, marié Mlles de Pons, ses nièces à la mode de Bretagne : l`une a son frère cadet, tué en duel ; l’autre fort belle à Heudicourt, à qui il fit acheter de Saint-Herem la charge de grand louvetier pour le décrasser, et pour que sa femme pût paroître à la cour où on l’a vue vivre longtemps, et mourir dans la faveur et les privances de Mme de Maintenon et du roi, et faire fort étrangement dame du palais Mme de Montgon, sa fille, au mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, laquelle avoit été toute petite élevée avec M. du Maine et Mme la Duchesse, et logée avec eux, lorsqu’ils étoient cachés à Paris sous Mme Scarron, leur gouvernante, qui l’avoit prise pour en soulager Mme d’Heudicourt, sa bonne amie, qui, fille et mariée, ne bougeoit de l’hôtel d’Albret où Mme Scarron l’avoit fort courtisée, et où leur liaison intime s’étoit faite. Revenons à cette heure à Mme Scarron.

Elle dut à la proche parenté du maréchal d`Albret et de M. de Montespan l’introduction décisive à l’incroyable fortune qu’elle fit quatorze ou quinze ans après. M. et Mme de Montespan ne bougeoient de chez le maréchal d’Albret qui tenoit à Paris la plus grande et la meilleure maison, où abondoit la compagnie de la cour et de la ville la plus distinguée et la plus choisie. Les respects, les soins de plaire, l’esprit et les agréments de Mme Scarron réussirent fort auprès de Mme de Montespan. Elle prit de l’amitié pour elle, et quand elle eut ses premiers enfants du roi, M. du Maine et Mme la Duchesse qu’on voulut cacher, elle lui proposa de les confier à Mme Scarron, à qui on donna une maison au Marais pour y loger avec eux, et de quoi les entretenir et les élever dans le dernier secret. Dans les suites, ces enfants furent amenés à Mme de Montespan, puis montrés au roi, et de là peu à peu tirés du secret, et avoués. Leur gouvernante, fixée avec eux à la cour, y plut de plus en plus à Mme de Montespan, qui lui fit donner par le roi à diverses reprises. Lui, au contraire, ne la pouvoit souffrir ; ce qu’il lui donnoit quelquefois, et toujours peu, n’étoit que par excès de complaisance, et avec un regret qu’il ne cachoit pas.

La terre de Maintenon étant tombée en vente, la proximité de Versailles en tenta si bien Mme de Montespan, pour Mme Scarron, qu’elle ne laissa point de repos au roi qu’elle n’en eût tiré de quoi la faire acheter à cette femme, qui prit alors le nom de Maintenon, ou fort peu de temps après. Elle obtint aussi de quoi en raccommoder le château, et attaqua le roi encore pour donner de quoi rajuster le jardin, car MM. d’Angennes y avoient tout laissé ruiner.

C’étoit à sa toilette où cela se passoit, et où le seul capitaine des gardes en quartier suivoit le roi. C’étoit M. le maréchal de Lorges, homme le plus vrai qui fut jamais, et qui m’a souvent conté la scène dont il fut témoin ce jour-là. Le roi fit d’abord la sourde oreille, puis refusa. Enfin impatienté de ce que Mme de Montespan ne démordoit point et insistoit toujours, il se fâcha, lui dit qu’il n’avoit déjà que trop fait pour cette créature, qu’il ne comprenoit pas la fantaisie de Mme de Montespan pour elle, et son opiniâtreté à la garder, après tant de fois qu’il l’avoit priée de s’en défaire ; qu’il avouoit pour lui qu’elle lui étoit insupportable, et que pourvu qu’on lui promit qu’il ne la verroit plus, et qu’on ne lui en parleroit jamais, il donneroit encore, quoique, pour en dire la vérité, il n’eut déjà que beaucoup trop donné pour une créature de cette espèce. Jamais M. le maréchal de Lorges n’a oublié ces propres paroles ; et à moi et à d’autres il les a toujours rapportées précises et dans le même ordre, tant il en fut frappé alors, et bien plus à tout ce qu’il vit depuis de si étonnant et de si contradictoire. Mme de Montespan se tut bien court, et bien en peine d’avoir trop pressé le roi.

M. du Maine étoit extrêmement boiteux. On disoit que c’étoit d’être tombé d’entre les bras d’une nourrice. Tout ce qu’on lui fit n’ayant pas réussi, on prit le parti de l’envoyer chez divers artistes en Flandre et ailleurs dans le royaume, puis aux eaux, entre autres à Barèges. Les lettres que la gouvernante écrivoit à Mme de Montespan, pour lui rendre compte de ces voyages, étoient montrées au roi. Il les trouva bien écrites, il les goûta, et les dernières commencèrent à diminuer son éloignement.

Les humeurs de Mme de Montespan achevèrent l’ouvrage. Elle en avoit beaucoup, elle s’étoit accoutumée à ne s’en pas contraindre. Le roi en étoit l’objet plus souvent que personne ; il en étoit encore amoureux, mais il en souffroit. Mme de Maintenon le reprochoit à Mme de Montespan, qui lui en rendit de bons offices auprès du roi. Ces soins d’apaiser sa maîtresse lui revinrent aussi d’ailleurs, et l’accoutumèrent à parler quelquefois à Mme de Maintenon, à s’ouvrir à elle de ce qu’il désiroit qu’elle fît auprès de Mme de Montespan, enfin à lui conter ses chagrins contre elle, et à la consulter là-dessus.

Admise ainsi peu à peu dans l’intime confidence, et sans milieu, de l’amant et de la maîtresse, et par le roi même, l’adroite suivante sut la cultiver, et fit si bien par son industrie, que peu à peu elle supplanta Mme de Montespan, qui s’aperçut trop tard qu’elle lui étoit devenue nécessaire. Parvenue à ce point, Mme de Maintenon fit à son tour ses plaintes au roi de tout ce qu’elle avoit à souffrir d’une maîtresse qui l’épargnoit si peu lui-même, et à force de se plaindre l’un à l’autre de Mme de Montespan, celle-ci en prit tout à fait la place, et se la sut bien assurer.

La fortune, pour n’oser nommer ici la Providence, qui préparoit au plus superbe des rois l’humiliation la plus profonde, la plus publique, la plus durable, la plus inouïe, fortifia de plus en plus son goût pour cette femme adroite et experte au métier, que les jalousies continuelles de Mme de Montespan rendoient encore plus solide, par les sorties fréquentes que son humeur aigrie lui faisoit faire sans ménagement sur le roi et sur elle, et c’est ce que Mme de Sévigné sait peindre si joliment en énigmes, dans ses lettres à Mme de Grignan, où elle l’entretient quelquefois de ces mouvements de cour, parce que Mme de Maintenon avoit été à Paris assez de la société de Mme de Sévigné, de Mme de Coulange, de Mme de La Fayette, et qu’elle commençoit à leur faire sentir son importance. On y voit aussi dans le même goût des traits charmants sur la faveur voilée, mais brillante, de Mme de Soubise.

Cette même Providence, maîtresse absolue des temps et des événements, les disposa encore, en sorte que la reine vécut assez pour laisser porter ce goût à son comble, et point assez pour le laisser refroidir. Le plus grand malheur qui soit donc arrivé au roi, et les suites doivent faire ajouter à l’État, fut la perte si brusque de la reine, par l’ignorance profonde et l’opiniâtreté du premier médecin Daquin, au plus fort de ce nouvel attachement enté sur le dégoût de la maîtresse, dont les humeurs étoient devenues insupportables, et que nulle politique n’avoit pu arrêter. Cette beauté impérieuse, accoutumée à dominer et à être adorée, ne pouvoit résister au désespoir toujours présent de la décadence de son pouvoir ; et ce qui la jetoit hors de toute mesure, c’étoit de ne pouvoir se dissimuler une rivale abjecte à qui elle avoit donné du pain, qui n’en avoit encore que par elle, qui de plus, lui devoit cette affection qui devenoit son bourreau, par l’avoir assez aimée pour n’avoir pu se résoudre à la chasser tant de fois que le roi l’en avoit pressée, une rivale encore si au-dessous d’elle en beauté, et plus âgée qu’elle de plusieurs années ; sentir que c’étoit pour cette suivante, pour ne pas dire servante, que le roi venoit le plus chez elle, qu’il n’y cherchoit qu’elle, qu’il ne pouvoit dissimuler son malaise lorsqu’il ne l’y trouvoit pas ; et le plus souvent la quitter elle, pour entretenir l’autre tête à tête ; enfin avoir à tous moments besoin d’elle pour attirer le roi, pour se raccommoder avec lui de leurs querelles, pour en obtenir des grâces qu’elle lui demandoit. Ce fut donc dans des temps si propices à cette enchanteresse que le roi devint libre.

Il passa les premiers jours à Saint-Cloud, chez Monsieur, d’où il alla à Fontainebleau, où il passa tout l’automne. Ce fut là ou son goût, piqué par l’absence, la lui fit trouver insupportable. À son retour on prétend, car il faut distinguer le certain de ce qui ne l’est pas, on prétend, dis-je, que le roi parla plus librement à Mme de Maintenon, et qu’elle, osant essayer ses forces, se retrancha habilement sur la dévotion, et sur la pruderie de son dernier état ; que le roi ne se rebuta point ; qu’elle le prêcha et lui fit peur du diable, et qu’elle ménagea son amour et sa conscience l’un par l’autre avec un si grand art, qu’elle parvint à ce que nos yeux ont vu, et que la postérité refusera de croire.

Mais ce qui est très certain, et bien vrai, c’est que quelque temps après le retour du roi de Fontainebleau, et au milieu de l’hiver qui suivit la mort de la reine, chose que la postérité aura peine à croire, quoique parfaitement vraie et avérée, le P. de La Chaise, confesseur du roi, dit la messe en pleine nuit dans un des cabinets du roi à Versailles. Bontems, gouverneur de Versailles, premier valet de chambre en quartier, et le plus confident des quatre, servit cette messe où ce monarque et la Maintenon furent mariés, en présence d’Harlay, archevêque de Paris, comme diocésain, de Louvois, qui tous deux avoient, comme on l’a dit, tiré parole du roi qu’il ne déclareroit jamais ce mariage, et de Montchevreuil, uniquement en troisième, parent, ami, et du même nom de Mornay que Villarceaux, à qui autrefois il prêtoit sa maison de Montchevreuil tous les étés, sans en bouger lui-même avec sa femme, où Villarceaux entretenoit cette reine comme à Paris, et où il payoit toute la dépense, parce que son cousin étoit fort pauvre, et qu’il avoit honte de ce concubinage chez lui à Villarceaux, en présence de sa femme, dont il respectoit la patience et la vertu.

Mme de Maintenon, n’osant porter les armes d’un tel époux, supprima celles de son premier mari, et ne porta plus que les siennes seules, et sans cordelière, imitant à meilleur titre Mme de Montespan depuis ses amours, et même Mme de Thianges, qui du vivant de leurs maris quittèrent leurs armes et leur livrée qu’elles ne reprirent jamais, et portèrent toujours depuis celles de Rochechouart seules. On a vu, à l’occasion de la mort du duc de Créqui, les prédictions étonnantes de cette épouvantable fortune.

La satiété des noces ordinairement si fatale, et des noces de cette espèce, ne fit que consolider la faveur de Mme de Maintenon. Bientôt après elle éclata par l’appartement qui lui fut donné à Versailles au haut du grand escalier, vis-à-vis de celui du roi, et de plain-pied. Depuis ce moment, le roi y alla tous les jours de sa vie passer plusieurs heures à Versailles, et en quelque lieu qu’il fût, où elle fut toujours logée aussi proche de lui, et de plain-pied autant qu’il fut possible.

Les suites, les succès, l’entière confiance, la rare dépendance, la toute-puissance, l’adoration publique, universelle, les ministres, les généraux d’armée, la famille royale la plus proche, tout en un mot à ses pieds ; tout bon et tout bien par elle, tout réprouvé sans elle ; les hommes, les affaires, les choses, les choix, les justices, les grâces, la religion, tout sans exception en sa main, et le roi et l’État ses victimes ; quelle elle fut, cette fée incroyable, et comment elle gouverna sans lacune, sans obstacle, sans nuage le plus léger, plus de trente ans entiers, et même trente-deux ; c’est l’incomparable spectacle qu’il s’agit de se retracer, et qui a été celui de toute l’Europe.




  1. Voy t. VIII, p. 450, note sur Olympe Mancini.
  2. Mme de Sévigné (lettre du 11 juin 1677) a employé cette locution (la gloire de Niquée) à l’occasion de Mme de Montespan et de sa sœur : se trouvant en elle-même la gloire de Niquée. Voy. encore la lettre du 29 juillet 1676. — Niquée est une héroïne du roman alors célèbre de l’Amadis des Gaules. Les précédents édition de Saint-Simon ont supprimé ce nom et remplacé la gloire de cette Niquée par sa gloire.
  3. Voy., sur cette dame, la lettre de Mme de Sévigné, du 11 juin 1677 et les lettres suivantes.
  4. Voy. l’Histoire du Mme de Maintenon, par M. de Noailles, et les Œuvres de Mme de Maintenon, publiées par M. Théoph. Lavallée.
  5. Ce membre de phrase veut dire que les autres amis de Mme de Maintenon profitèrent de leurs relations avec elle pour leur fortune.