Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/Notes/03


III. ANNE D'AUTRICHE ET MAZARIN.
Page 170.

Saint-Simon a caractérisé brièvement, mais avec force et vérité, les relations d’Anne d’Autriche et de Mazarin. On l’a vu, dit-il, en parlant de ce ministre, maltraiter la reine mère en la dominant toujours (p. 170 du présent volume). La correspondance de Mazarin prouve, en effet, qu’il avoit pris un grand ascendant sur Anne d’Autriche, et qu’il la traitoit parfois avec une certaine rudesse. Comment expliquer cette domination du ministre sur sa souveraine ? La question est délicate, et l’histoire ne doit pas la résoudre avec la légèreté des pamphlétaires de la Fronde. Ce que l’on peut du moins affirmer et prouver par des pièces d’un caractère authentique, c’est que la correspondance d’Anne d’Autriche et de Mazarin n’a nullement le caractère d’une correspondance officielle. J’ai réuni ici un certain nombre de lettres écrites[1] par Anne d’Autriche à Mazarin pendant les années 1653, 1654 et 1655. On trouvera aussi, à la suite, deux lettres de Mazarin, où perce un sentiment de jalousie et de mécontentement qui justifie parfaitement la phrase de Saint-Simon. Ces documents mettront sur la voie d’une solution probable ; mais, avant de se prononcer, il sera utile d’en rassembler encore beaucoup d’autres enfouis dans les archives et les bibliothèques.

Mazarin, qui étoit rentré en France à la fin de l’année 1652, eut la coquetterie de se faire attendre quelque temps. Il alla rejoindre le maréchal de Turenne, qui prit plusieurs places sur la frontière septentrionale de la France. Cette campagne se prolongea pendant le mois de janvier 1653. Anne d’Autriche écrivit à cette époque plusieurs lettres au cardinal [2].

« 9 janvier 1653.

« Votre lettre que j’ai reçue du 24 [décembre 1652] m’a mise bien en peine, puisque 15 [3] a fait une chose que vous ne souhaitiez pas ; mais vous pouvez être assuré que ce n’a pas été à intention de vous déplaire…. 15 n’a ni n’est capable d’avoir d’autres desseins que ceux de plaire à 16 [4] ; et 15 (la reine) ne sera point en repos qu’il ne sache que 16 (Mazarin) n’a pas trouvé mauvais ce qu’il a fait, puisque non seulement il ne voudroit pas lui déplaire en effet, mais seulement de la pensée qui n’est employée guère qu’à songer à la chose du monde qui est la plus chère à qui est [5]. »

Comme l’absence de Mazarin se prolongeoit, la reine lui écrit la lettre suivante où perce autre chose que de l’impatience :

« 26 janvier 1653.

« Je ne sais plus quand je dois attendre votre retour, puisqu’il se présente tous les jours des obstacles pour l’empêcher. Tout ce que je vous puis dire est que je m’en ennuie fort et que je supporte ce retardement avec beaucoup d’impatience, et si 16 (Mazarin) savoit tout ce que je souffre sur ce sujet, je suis assuré qu’il en seroit touché. Je le suis si fort [touchée] en ce moment que je n’ai pas la force d’écrire longtemps ni ne sais pas trop bien ce que je dis. J’ai reçu vos lettres tous les jours, et sans cela je ne sais ce qui arriveroit. Continuez à m’en écrire aussi souvent, puisque vous me donnez du soulagement en l’état où je suis. jusques au dernier soupir. Adieu je n’en puis plus lui sait bien de quoi. »

« 29 janvier 1653.

« Je viens de recevoir de vos lettres du 21 [janvier], en quoi vous me donnez espérance de vous revoir, mais jusqu’à ce que je sache le jour positivement je n’en croirai rien, car j’ai été trompée bien des fois. Je le souhaite fort, et je vous assure que vous ne le serez jamais [trompé] de, puisque 手 c’est la même chose que 米 »

Les deux lettres suivantes, adressées à Mazarin, qui étoit à l’armée avec Louis XIV, doivent être de 1654 (probablement août).

« Puisque c’est par raison et non par volonté que vous ne revenez pas, je ne trouve rien à redire. Je veux grand mal aux destinées de vous obliger à demeurer plus longtemps que je ne voudrois, et vous croirez aisément que je ne suis point jalouse, quand je vois le confident [6] et ce qu’il aime ici. »

« Ce dimanche au soir.

« Ce porteur m’ayant assuré qu’il irait fort souvent, je me suis résolue de vous envoyer ces papiers, et vous dire que, pour ce retour que vous me remettez [7], je n’ai garde de vous en rien demander, puisque vous savez bien que le service du roi m’est bien plus cher que ma satisfaction. Mais je ne puis qu’empêcher de vous dire que je crois que, quand l’on a de l’amitié, la vue de ceux que l’on aime n’est pas désagréable, quand ce ne seroit que pour quelques heures. J’ai bien peur que l’amitié de l’armée soit plus grande que toutes les autres. Tout cela ne m’empêchera pas de vous prier d’embrasser de ma part notre ancien ami [8], et de croire que je serai toujours celle que je dois, quoi qu’il arrive. »

En 1655, pendant une nouvelle absence de Mazarin, Anne d’Autriche lui écrivit les lettres suivantes :

« A la Fère, ce 12 août 1655.

« Votre lettre du 8 août a été reçue plus tôt que celle du 9, puisque l’une le fut hier et l’autre aujourd’hui. J’en étois en peine ; car, comme je suis assurée que vous m’écrivez tous les jours, cela me manquoit. Elle est arrivée, et il n’y en a eu pas une de perdue. J’attends Gourville qui n’est pas encore arrivé, et vous croirez bien que ce n’est pas sans quelque impatience, puisque je dois savoir vos résolutions par lui. J’ai vu un gentilhomme que M. de Marillac envoie au roi, et comme il y a tant de difficulté à l’aller trouver où il est, je lui ai dit de s’en retourner à Paris trouver son maître, et aussi que je me chargeois d’envoyer sa lettre et que lui renverrois la réponse, afin que je la lui fasse tenir. J’ai vu que les lettres vont si sûrement par le soin que Bridieu en prend que je me suis résolue d’envoyer la présente au confident, croyant qu’il ne sera pas fâché de l’avoir, et que au pis aller ils ne gagneront rien ni la curiosité ne sera pas trop satisfaite, puisqu’il me semble qu’ils ne comprendront pas pour qui elle est.

« Je vous envoie un billet en chiffre qui vient de Paris. Il est venu fort vite ; car je reçus l’original dès hier au soir. Vous ne serez pas fâché à mon avis de voir ce qui est dedans. Pour moi, je ne l’ai pas été, et cela me fait résoudre à la patience, en cas qu’il fût nécessaire de l’avoir, puisque le lieu où est le confident ne plaît nullement et donne de la crainte qu’il ne passe plus avant. Pour moi, je le souhaite de tout mon cœur, et n’en doute pas puisqu’il suivra vos sentiments, que je suis assurée être comme il faut. Les miens seront toujours d’être[9]. C’est tout ce que j’ai à vous dire pour cette fois, et que vous embrassiez le confident pour moi, puisque je ne le puis pas faire encore. Siron fera tout ce que vous lui mandez le plus tôt qu’il se pourra. »

« A la Fère, 13 août 1655.

« Vous m’avez donné une grande joie par votre lettre du 10 [août] de l’espérance de vous revoir dans cinq ou six jours. Je ne vous en dirai pas davantage sur ce sujet ; car vous n’en douterez pas. Nous attendons toujours Gourville. Je crois que, si vous l’avez dépêché quand vous me mandez, il sera ici aujourd’hui. Vous me faites bien du plaisir de me dire que le confident est satisfoit des soins que je prends pour lui. J’en recevrai beaucoup pour moi toutes les fois que je trouverai moyen de l’obliger. La boîte de corail a été donnée et l’on a été fort aise de l’avoir. Je n’ai rien à ajouter à la lettre d’hier, par où il me semble que je mande bien des choses. Nogent est ici depuis deux jours ; je ne vous en dis rien ; car lui écrit tout ce qui se peut écrire au monde. Embrassez le confident et croyez-moi de tout mon cœur. »

« A la Fère, ce 13 août 1655.

« Enfin Gourville est arrivé cette après-dînée, et m’a rendu vos lettres du 11 et du 12, et dit ce que vous lui aviez donné charge de me dire. Il m’a tiré d’une grande peine en me le disant, et vous m’en avez sauvé une furieuse en faisant, par raison, consentir le confident à demeurer au Quesnoy, pendant que l’armée se promènera. Je prie Dieu que sa promenade soit telle que je la lui souhaite J’ai été ravie d’avoir vu dans une de vos lettres que mes sentiments aient été pareils aux vôtres pendant la visite que le confident me voulut faire, puisque j’aime mieux ce qui est de sa gloire et de son service que mon contentement particulier. Je m’assure que vous n’en doutez pas. J’attendrai donc avec patience que ses affaires lui permettent de venir et remets à vous d’en juger, quand il sera temps ; car il me semble que vous jugez assez bien de toutes choses et que le mal de tête que vous avez eu ne vous en a pas empêché. Je suis bien aise que vous ne l’ayez plus, et si vous avez autant de santé que je vous désire, vous serez longtemps sans avoir aucun mal.

« Je ne sais si, à la fin, la quantité de mes lettres ne vous importuneroit point. Voici la deuxième d’aujourd’hui ; mais, si vous êtes aussi aise d’en recevoir que [moi de] vous, je suis bien assurée qu’elles ne le feront point. Je suis bien aise que les cavaliers de Guise s’acquittent si bien de leurs voyages…. Ceux qui portent cette lettre sont venus avec Gourville qu’il a amenés exprès, afin que vous sachiez son arrivée et sa diligence. Pour des nouvelles d’ici, après toutes celles que Nogent a mandées, il seroit difficile d’en dire aucune. C’est pourquoi je m’en remets entièrement à ce qu’il en a écrit. Dites au confident que je suis bien aise qu’il se souvienne de ce que je lui dis en partant et qu’il s’en acquitte, puisque, de lui, lui viendra tout son bonheur, et que lui en souhaitant beaucoup comme je fais, je suis fort aise qu’il fasse ce qu’il faut pour cela. Je ne lui écris point puisque aussi bien il faut que vous soyez l’interprète de ma lettre, qui sera pour tous deux ; mais je la finis en vous priant toujours d’une même chose, qui est de l’embrasser bien pour moi et de croire que je serai tant que Je vivrai. »

Les lettres de Mazarin à la reine sont d’un tout autre ton. Malgré la phraséologie sentimentale, il y perce un peu d’aigreur et de jalousie. Telle est, du moins, l’impression qui me paroît résulter des lettres suivantes écrites en 1659[10] :

« A Saint-Jean de Luz, 1er novembre.

« Je viens de recevoir votre lettre du 28 du passé, et je suis au désespoir de vous avoir donné sujet de me faire un si grand éclaircissement, lequel, au lieu de me consoler, me donne encore plus de peine, voyant que l’affection que vous avez pour la personne ne vous permet pas de croire qu’elle soit capable de faire jamais aucune faute. Je vous supplie d’avoir la bonté de me pardonner, si j’ai pris la hardiesse de vous en parler, vous promettant de ne le faire de ma vie et de souffrir avec patience l’enfer que cette personne me fait éprouver. Je vous dois encore davantage que cela, et, quand je devrois mourir mille fois, je ne manquerai pas aux obligations infinies que je vous ai, et, quand je serois assez méchant et ingrat pour le vouloir, l’amitié que j’ai pour vous, qui ne finira pas même dans le tombeau, m’en empêcheroit.

« Je souhaiterois vous pouvoir encore dire davantage, et, s’il m’étoit permis de vous envoyer mon cœur, assurément vous y verriez des choses qui ne vous déplairoient pas et plus dans cet instant que je vous écris qu’il n’a jamais été, quoique je voie, par la lettre que vous m’avez écrite, que vous avez oublié ce qu’il vous plut me dire avec tant de bonté à Paris, lorsque nous parlâmes si à fond sur le sujet de la même personne, laquelle a toujours été la seule cause de mes plaintes et du déplaisir que vous en avez témoigné en diverses rencontres.

« Mais il ne faut pas vous importuner davantage, et je dois me contenter des assurances que vous me donnez de votre amitié, sans prétendre vous gêner à n’en avoir pas pour cette personne, puisqu’il vous plaît de nous conserver tous deux à votre service. Je vous conjure de nouveau à genoux de me pardonner, si je vous donne du chagrin en vous ouvrant mon cœur qui ne vous cachera jamais rien, et je vous confirme que, si je devois vivre cent ans, je ne vous en dirai jamais un seul mot et que je serai toujours le même à votre égard avec certitude que vous n’aurez pas en aucun temps le moindre sujet de douter de ma passion extrême pour votre service, ni de mon amitié qui n’aura jamais de semblable si les anges [11] me veulent rendre justice le croyant ainsi, et je vous supplie de me rendre de bons offices auprès d’eux, vous protestant, comme si j’étois devant Dieu, que je les mérite. »

Mazarin revient sur le même sujet dans une lettre du 20 novembre 1659 :

« Je reconnois bien qu’à moins que les anges vous eussent inspiré de m’écrire une lettre si obligeante que celle que je viens de recevoir du 7 du courant, il vous étoit impossible de la former avec des termes si tendres et si avantageux pour moi qui ne désire aucune chose avec plus de passion que d’être toujours assuré de l’honneur de votre amitié. Je vous déclare encore une fois que rien n’est capable de m’en faire douter, quelque chose qui puisse arriver. Mais je vous avoue à même temps que vous me combleriez d’obligations, si vous aviez la bonté un jour de vouloir apporter quelque remède à ce que vous savez qui me fait de la peine et qui me la fera toute ma vie. Je vous conjure de vous souvenir de ce qu’il vous a plu de me faire espérer sur ce sujet, et qu’assurément la passion et la fidélité que j’ai pour vous et pour la moindre de vos satisfactions mérite bien que vous songiez un petit à guérir la maladie, qui, sans votre assistance, sera incurable.

« Vous en avez eu depuis peu de jours une belle occasion, ayant vu plusieurs lettres de la cour qui portoient que la personne dont est question vous avoit bien fâchée par des emportements qui étoient fort contre le respect que tout le monde vous doit, et pour une affaire dont il n’y a qui que ce soit qui ne la condamne, outre que l’ouverture de la cassette sera de grand préjudice, puisqu’il fera public ce que du Bosc[12] y avoit laissé pour servir le confident en ce que vous savez. Je vous réplique[13] que tout le monde témoigne d’être scandalisé du procédé de ladite personne, et chacun sachant qu’elle ne m’aime pas, et voyant que vous avez la bonté de souffrir la hauteur avec laquelle elle se conduit avec sa propre maîtresse, tous tirent une conséquence qu’elle a tout pouvoir avec vous.

« Je vous demande pardon de ce que je prends la liberté de vous écrire sur cette matière, puisque cela ne procède que de l’amitié et de la confiance que j’ai aux anges, qui seront toujours les maîtres d’en user en cela et en tout ce qui me regardera, comme ils voudront, sans que je change jusqu’à la mort d’être ce que je vous dois. En quoi vous ne m’avez pas beaucoup d’obligation, puisque, quand même je le voudrois, il me seroit impossible de l’exécuter. Mais j’ai grande joie de savoir que je ne le pourrai et je ne le voudrai jamais. »

Quelle personne Mazarin désigne-t-il dans ces lettres ? Les écrivains du temps ne donnent à cet égard aucune explication ; mais on voit par des lettres inédites de Bartet à Mazarin[14] qu’il s’agit de Mme de Beauvois, femme de chambre de la reine, que Mazarin avoit déjà fait éloigner de la cour [15], mais qui y étoit revenue avec plus de crédit qu’auparavant. Peut-être aussi Mazarin a-t-il en vue l’écuyer de la reine, Beaumont ; ce qui expliqueroit mieux certaines expressions de ses lettres. Voici le passage de la lettre de Bartet qui peut jeter quelque lumière sur l’intérieur de cette cour. Il écrivoit à Mazarin le 16 octobre 1659 :

« Je ne sais si la reine vous écrira qu’elle a ici une affaire sur les bras avec Mme de Beauvois, qu’il est juste que vous sachiez que j’ai vue commencer et non pas finir, puisqu’elle dure encore. Elle vous divertira assurément. Votre Éminence la trouvera ridiculosa.

« Sa Majesté apprit à Nérac la mort du pauvre M. du Bosc. D’abord M. de Beaumont, son écuyer, lui dit qu’il y avoit dans sa cassette, qui étoit avec celles de la reine, trois cents louis d’or en espèces qui lui appartenoient, et montra pour cela le billet de M. du Bosc, et la supplia de trouver bon qu’il les prît. La reine répliqua qu’elle n’en doutoit pas ; que, s’ils y étoient, elle lui répondoit qu’il n’y perdroit rien ; mais qu’elle ne vouloit point ouvrir la cassette qu’en présence de Votre Éminence ou au moins que vous ne fussiez de retour.

« M. de Beaumont ne parut point satisfoit de ce retardement-là, et demanda à la reine qu’il plût à Sa Majesté de lui assurer son argent sur la charge de M du Bosc. La reine le refusa et lui dit qu’elle ne se mêloit point de sa charge. Mme de Beauvois se mêla en tout cela pour favoriser M. de Beaumont avec beaucoup de bruit et à diverses fois. La reine s’en défendit toujours et lui résista, en sorte qu’on partit de Nérac et que la cassette ne fut point ouverte.

« Hier au soir la reine jouant à la bête, Monsieur[16], ayant découvert que la cassette étoit perdue, ou bien ceux qui l’avoient détournée l’ayant laissé pénétrer à Monsieur, afin que cela allât à la reine pour en voir l’effet d’un peu loin, dit tout haut parlant à Sa Majesté que l’âme du pauvre du Bosc avoit emporté sa cassette, et que Beaumont avoit perdu ses trois cent cinquante pistoles.

« La reine s’émut assez et il lui entra d’abord dans l’esprit, comme il a paru depuis, que c’étoit Beaumont qui l’avoit fait prendre pour ravoir son argent, et que Mme de Beauvois, ayant parlé pour lui à Nérac avec impétuosité et avec cette véhémence qu’elle a pour les choses où elle se passionne, pouvoit bien lui avoir donné ce conseil hardi de faire prendre la cassette.

« Cette vraisemblance si violente et ces sortes d’apparences si ajustées par le tempérament des personnes firent que la reine ne se contraignit point de dire en particulier, quand le jeu fut fini, qu’elle croyoit que c’étoit Beaumont et ses amis qui le lui avoient conseillé, et en témoigna un ressentiment considérable avec des paroles assez aigres ; mais, comme je dis, en un particulier si resserré qu’il n’y avoit, ce me semble, que Monsieur, M. de Cominges et moi.

« Mme de Beauvois, à qui Monsieur le dit, se trouva engagée à en faire un éclaircissement et pour cela elle prit fort mal à propos son champ de bataille dans le moment même que la reine se mettoit à table avec le roi et avec Monsieur, et véritablement vint faire une salve sur le tort que la reine avoit d’ôter ainsi l’honneur à un gentilhomme qui étoit à elle, il y avoit douze ans, qu’elle poussa si loin et avec si peu de retenue que la reine prit sur elle le ton que Son Éminence connoît, et lui dit que la pensée qu’elle avoit eue de Beaumont là-dessus n’avoit été rendue publique que par elle, et qu’elle avoit eu la bonté de n’en point parler que devant deux ou trois personnes, et encore sans beaucoup d’aigreur ; mais, puisqu’elle le prenoit comme cela, elle étoit bien aise de lui dire aussi devant tout le monde qu’il étoit vrai qu’elle avoit pensé et dit que c’étoit Beaumont, lequel, par le conseil de ses amis, ou de ses amies, avoit fait prendre sa cassette pour ravoir son argent.

« Mme de Beauvois, qui assurément s’étoit persuadée que la reine s’adouciroit en public et que l’éclat qu’elle faisoit l’obligeroit à en parler favorablement, voyant un effet tout contraire, s’engagea dans une autre conduite encore plus fâcheuse que la première ; car imprudemment elle fut prendre Beaumont par la main et le produisit à la table devant cinq cents personnes, et dit à la reine que c’étoit là le gentilhomme qu’elle déshonoroit. Sa Majesté piquée lui dit qu’elle étoit bien aise de lui dire à son nez, et devant tout le monde, qu’il étoit vrai, et que c’étoit lui qui avoit eu la hardiesse de faire prendre la cassette de du Bosc parmi ses cassettes.

« Beaumont lui repartit le plus respectueusement du monde, et, il faut dire la vérité, le plus bel esprit et le plus honnête homme de la cour n’eût jamais pu sortir mieux qu’il fit d’une si méchante affaire, dans laquelle Mme de Beauvois l’entraîna, croyant que la reine relâcheroit face à face. Il se retira donc fort mortifié et avec beaucoup de contusion, laissant la reine touchée, et tout ce qu’il y avoit là du monde, de la modestie et de la soumission avec laquelle il fut affligé du jugement que la reine avoit fait de lui.

« Après le souper, nous suivîmes, cinq ou six, la reine dans son cabinet, Mme de Beauvois y vint plus allumée encore qu’à la table. La reine s’y roidit encore plus qu’elle n’avoit fait, et je vis que l’affaire ne demeuroit plus à voir si l’on avoit raison et si on disoit vrai, mais à maintenir par autorité ce qu’on avoit dit et ce qu’on avoit pensé ; et, comme la conduite de Beaumont avoit réussi à la table et que la reine avoit fermé la bouche à Mme de Beauvois, ce moment me parut propre pour présenter Beaumont heureusement. Je sortis donc du cabinet et le fus quérir dans la chambre de la reine qui est de plein pied, où je l’avois laissé, et d’où il entendit toutes choses. Il entra donc insensiblement après moi et derrière moi, et en un moment je m’écartai un peu pour que la reine le pût voir, à laquelle il demanda pardon, avec larmes, d’avoir donné occasion à tant de paroles et à tant de choses.

« La reine reçut cela avec la dernière bonté et lui parla si obligeamment qu’elle parut chercher des paroles pour lui témoigner qu’elle n’avoit pas cru qu’il l’eût fait par friponnerie, jusque-là qu’elle lui dit qu’elle oublieroit tout, s’il vouloit lui dire qui lui avoit conseillé de le faire ; mais il n’entra point là dedans, et continuant à pleurer, la reine lui dit bonnement de se retirer et à nous de n’en plus parler.

« Sa Majesté se mit à sa toilette, où, dans le temps qu’on la décoiffoit, Mme de Beauvois entra avec un grand éclat de joie et de grands cris ; et s’approchant d’elle cria que la cassette étoit retrouvée, et que Loranval, qui a en garde toutes les cassettes de la reine et qui avoit eu aussi toujours celle-là, étoit là, qu’elle avoit envoyé réveiller à minuit.

« Il se présente à la reine ; il dit qu’il avoit la cassette. Sa Majesté lui dit qu’elle n’étoit pas plus satisfaite pour cela, et qu’on l’avoit ouverte et vu peut-être les papiers qui étoient dedans. Il jure que non. Sa Majesté lui dit qu’il étoit un menteur ; elle fait venir Visé qui a été son exempt, qui avoit dit à la reine deux heures devant qu’il avoit rencontré un homme à midi dans la place vêtu de serge grise, qui portoit sous son bras la cassette de du Bosc couverte à demi de son manteau ; qu’il l’avoit regardée à deux fois, et, comme elle étoit singulière avec des chiffres de la reine et du cuivre doré, lui maintint en présence qu’il l’avoit vue. L’autre fut confondu. Dans cet embarras, la reine se tournant vers Mme de Beauvois, lui dit que ceux qui lui avoient fait le bec ne le lui avoient pas assez bien fait, et qu’elle n’en croyoit ni plus ni moins pour tout ce qu’il venoit de dire. Le roi et Monsieur étoient présents à tout cela qui fut dit aux mêmes mots que je le fais.

« Aujourd’hui on a représenté la cassette. La reine l’a fait ouvrir ; on y a trouvé les trois cent cinquante pistoles. Sa Majesté les a fait rendre à Beaumont, lequel n’est point demeuré satisfoit et a été demander permission au roi de faire informer là-dessus contre Loranval qui garde les cassettes, afin qu’il fût obligé de dire la vérité ; car le témoignage de Visé est cru véritable de tout le monde.

« Après tout cela il se trouvera que la reine a très bien jugé et n’a point voulu être prise pour dupe, et que la friponnerie qui pourra s’y découvrir ne tombera point sur Beaumont ; car assurément nous savons tous qu’il est innocent, et il fera tout ce qu’il pourra pour qu’on n’étouffe point l’affaire. »

Une lettre d’Anne d’Autriche à Mazarin, en juin 1660 [17], montre que les jalousies et les aigreurs entre la reine et Mazarin duroient encore. Cette correspondance présente une suite de brouilleries et de réconciliations, de plaintes et d’expressions d’amour qui ne paraissent guère convenir aux relations entre une reine et son ministre.

« Saintes, ce 30 juin 1660.

« Votre lettre m’a donné une grande joie ; je ne sais si je serai assez heureuse pour que vous le croyiez, et que, si j’eusse cru qu’une de mes lettres vous eût autant plu, j’en aurois écrit de bon cœur, et il est vrai que d’en voir tant et des transports avec [lesquels] l’on les reçut et je les voyois lire, me faisoit fort souvenir d’un autre temps, dont je me souviens presque à tous moments, quoique vous en puissiez croire et douter. Je vous assure que tous ceux de ma vie seront employés à vous témoigner que jamais il n’y a eu d’amitié plus véritable que la mienne, et, si vous ne le croyez pas, j’espère de la justice que j’ai, que vous vous repentirez quelque jour d’en avoir jamais douté, et si je vous pouvois aussi bien faire voir mon cœur que ce que je vous dis sur ce papier, je suis assurée que vous seriez content, ou vous seriez le plus ingrat homme du monde, et je ne crois pas que cela soit. La reine[18], qui écrit ici sur ma table, me dit de vous dire que ce que vous mandez du confident ne lui déplaît pas, et que je lui assure de son affection ; mon fils vous remercie aussi, et 22[19] me prie de vous dire que jusques au dernier soupir quoi que vous en croyiez. »

  1. Quelques-unes de ces lettres ont déjà été publiées par M. Cousin, dans son étude historique sur Mme de Hautefort. Elles sont autographes et se trouvent à la Bibl. Imp., ms., Boîtes du Saint-Esprit, n° 177.
  2. L’orthographe, qui est tout à fait irrégulière, a été modifiée.
  3. Ce chiffre désigne probablement la reine elle-même.
  4. Mazarin.
  5. Ces signes et d’autres que l’on trouve très souvent dans les lettres de la reine à Mazarin ont été considérés comme des symboles d’amour. On pourrait dans cette lettre interpréter la dernière phrase ainsi : la chose du monde qui est la plus chère à la reine qui est Mazarin. Mais toutes ces explications sont fort incertaines.
  6. Par le confident, la reine désigne le jeune Louis XIV.
  7. C’est-à-dire que vous remettez à ma discrétion.
  8. Louis XIV.
  9. Ce signe est un de ceux que M. Walchnaër a interprétés comme désignant l’amour d’Anne d Autriche pour Mazarin.
  10. Les minutes de ces lettres se trouvent à la Bibl. Mazarine, ms. 1719 (H).
  11. Ce mot désigne Anne d’Autriche.
  12. Loret donne quelques détails sur ce du Bosc (Muse historique, 25 octobre 1659) : Lettre XLIe.

      « Monsieur Dubosq, digne d’estime,
    Jadis mon amy très intime,
    Et de mesme climat que moy,
    L’un des interprètes du roy,
    Et gentilhomme chez la reine,
    Dont l’âme estoit de vertus pleine ;
    Enfin, ce Dubosq que je dis,
    Que je tiens estre en paradis,
    D’autant qu’il estoit bon et sage
    Est décédé dans le voyage,
    Depuis trois semaines, ou plus,
    À Baïonne ou Saint-Jean de Lus.

      « Il sçavoit faire des harangues,
    Estoit docte en diverses langues,
    Comme il a montré plusieurs fois,
    Servant avec esprit nos rois.
    Son âme estoit noble et loyale,
    Estant pour la cause royale
    Toujours ferme comme une tour ;
    Et quoyqu’il fût homme de cour,
    Sa probité fut infinie ;
    Il vivoit sans cérémonie.
    L’Éminence et Leurs Majestés
    Faisoient cas de ses qualités.
    Bref, chacun le chérissoit comme
    Un fort prude et fort honnête homme.

      « O cher Dubosq, esprit charmant,
    Qui, comme moy, fus bas Normand,
    Courtisan, à présent, céleste,
    Qui, par un sort trop tôt funeste,
    Es mort travaillant pour la paix ;
    Estant avec Dieu, désormais,
    Sans plus redouter les tempestes
    Que le ciel suspend sur nos testes,
    Ce Loret qui t’estimoit tant
    Et qui, dans ce monde inconstant,
    Ne te peut survivre de gueres,
    Se recommande à tes prières. »

  13. Répète.
  14. Voy sur Bartet, t. VI, p. 449 et surtout 455.
  15. Voy. t. VI, p. 459, note 6.
  16. Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV.
  17. Cette lettre a été publiée par M. Walckenaër, t. III des Mémoires de Mme de Sévigné. — Supplément, p. 471.
  18. La jeune reine Marie-Thérèse.
  19. C’est Anne d’Autriche elle-même, selon M. Walckenaër.