Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/4


CHAPITRE IV.


Mort du cardinal Sala. — Son extraction, sa fortune, son caractère. — Bissy cardinal. — Extraction des Bissy. — Trois autres cardinaux italiens. — Extraction, caractère et fortune de Massei. — Moeurs et caractère du nonce Bentivoglio. — Jésuites obtiennent un arrêt qui rend leurs religieux renvoyés par leurs supérieurs capables de revenir à partage dans leur famille jusqu’à l’âge de trente-trois ans. — Majorque, etc., soumise au roi d’Espagne par le chevalier d’Asfeld, qui en a la Toison. — Prostitution inouïe des Toisons. — Rubi chef de la révolte de Catalogne ; quel. — Premier président marie sa seconde fille au fils d’Ambres. — Succès de ce mariage. — Quelles étoient les deux filles du premier président. — Mariage du duc de La Rocheguyon avec Mlle de Toiras. — Cellamare, ambassadeur d’Espagne, arrive à Paris, puis à Marly, où il s’établit. — Petitesse du roi. — Boulainvilliers ; quel il était. — Son caractère ; ses prédictions vraies et fausses. — Voysin obtient six cent mille livres de gratification sur le non-complet des troupes. — Le roi veut aller faire enregistrer la constitution en lit de justice sans modification. — Curieux entretien là-dessus par ses suites entre M. le duc d’Orléans et moi, mais sans effet, parce que le roi ne put aller au parlement. — Mort et caractère de Chauvelin, avocat général ; sa dépouille. — Sédition des troupes sur le pain. — Belle fin et mort du maréchal Rosen. — Duc d’Ormond se sauve d’Angleterre en France. — Princesse des Ursins prend congé du roi à Marly, où je la vois pour la dernière fois. — Incertitude de la princesse des Ursins où fixer sa demeure. — Elle se hâte de gagner Lyon, puis Chambéry ; s’établit à Gênes, enfin à Rome. — Sa vie à Rome jusqu’à sa mort.


Le cardinal Sala, prélat d’une autre trempe, mourut peu de jours après, allant à Rome prendre son chapeau. C’étoit un Catalan de la lie du peuple, qui se trouva de l’esprit et de l’ambition, et qui, pour se tirer de sa bassesse et tenter la fortune, se fit bénédictin dans le pays. Le hasard fit que l’archiduc étant venu à Barcelone, ses écuyers prirent le père de Sala pour son cocher. Le fils chercha à mettre ce hasard à profit, et à se faire connoître à l’archiduc, et compter par ses ministres. Son esprit étoit tout à fait tourné à l’intrigue et à la sédition. Il la jeta dans tous les monastères de la ville et de la province, et y parut partout comme le chef, le conducteur et le plus séditieux. Il rendit en effet de grands services à l’archiduc par sa hardiesse et par l’adresse de ses manèges, tellement qu’il parut nécessaire à ce prince d’élever Sala pour le mettre en état de servir plus en grand. Cette considération le fit évêque de Girone. Ses progrès séditieux furent tels dans cette dignité que l’archiduc le fit passer à l’évêché de Barcelone, où il se rendit si considérable même à l’archiduc, qu’il en obtint sa nomination au cardinalat, et de forcer le pape, malgré sa juste répugnance pour un tel sujet, de le déclarer cardinal, lorsque la prospérité des armes des alliés eut obligé le pape de reconnoître enfin l’archiduc comme roi d’Espagne, et de n’oser déplaire en rien à l’empereur.

Le roi d’Espagne se tint fort offensé de cette promotion, et proscrivit Sala sans y avoir égard. Lorsque la Catalogne se trouva hors de moyens de soutenir sa révolte, et que Barcelone se vit menacée d’un siège et des châtiments de sa rébellion, les chefs, pour la plupart, gagnèrent les montagnes, ou sortirent du pays. Sala s’embarqua et gagna Avignon comme il put. Il y fut châtié par des infirmités qui l’y retinrent presque toujours au lit, mais sans amortir l’esprit de sédition qui lui étoit passé en nature. Il n’oublia rien pour retourner à Barcelone, malgré le roi d’Espagne. L’empereur en pressa le pape de tout son pouvoir, et le pape, qui redoutoit sa puissance en Italie, et qui n’ignoroit pas l’affection de l’archiduc, lors empereur, pour Sala, chercha à ébranler le roi d’Espagne par toutes sortes de voies, et ne cessoit de lui représenter la violence de tenir un évêque éloigné de son troupeau, et banni de son diocèse. La fermeté du roi d’Espagne fit trouver au pape un tempérament pour gagner du temps, sans offenser les deux monarques. Ce fut d’ordonner à Sala de venir avant toutes choses recevoir son chapeau. Il partit donc là-dessus d’Avignon, enragé de n’avoir pu réussir à retourner à Barcelone, malgré le roi d’Espagne, et se mit en chemin pour aller à Rome. Il mourut étant fort près d’y arriver, et finit ainsi l’embarras du pape, de l’empereur et roi d’Espagne, à son occasion. Le roi d’Espagne, maître de la Catalogne et de Barcelone, y nomma sans difficulté un autre évêque, à qui le pape envoya des bulles aussitôt après.

Cet honnête cardinal fut tout en même temps dignement remplacé dans le sacré collège par un prélat de moins basse étoffe, d’autant de feu et d’ambition, et à qui les moyens ne coûtèrent pas davantage pour arriver à ce but de la dernière fortune ecclésiastique, auquel il travailloit depuis si longtemps par toute espèce de moyens, qui ne furent peut-être pas si ouvertement odieux, puisque les mêmes occasions n’existoient pas pour lui, mais qui en autres genres n’en durent guère à ceux-là en valeur intrinsèque, comme on en a vu divers traits répandus ici en divers temps, et comme on en remarquera d’autres tous parfaitement conformes à la prophétie qu’on a vue ici, [que] la parfaite connoissance qu’avoit son père de ce fils lui en avoit fait faite. On juge bien à ces derniers mots que je parle de Bissy, évêque de Meaux et abbé de Saint-Germain des Prés, qui, par l’autorité du roi et les intrigues intéressées des jésuites auxquels de toute sa vie il étoit vendu corps et âme, parvint à faire consentir aux couronnes que sa promotion fût avancée. Elle la fut donc de près de quatre ans, puisqu’il fut fait lui quatrième avec trois Italiens, qui étoient un Caraccioli, évêque d’Averse, illustre encore plus par la sainteté de sa vie que par sa naissance, Scotti, gouverneur de Rome, et Marini, maître de chambre du pape.

Massei, camérier, confident du pape, vint apporter la barrette an nouveau cardinal. Massei étoit fils du trompette de la ville de Florence ; il étoit entré domestique du prélat Albano, dès sa jeunesse. C’étoit un homme d’esprit et de sens, qui étoit de bonnes mœurs, sage et mesuré. Ces qualités plurent à son maître qui, peu à peu, l’éleva dans sa médiocre maison, et lui donna une confiance qui fut toujours constante. Lé prélat Albano, devenu cardinal, le fit son maître de chambre, puis camérier, lorsqu’il fut parvenu au souverain pontificat. Je m’étends sur Massei, parce qu’il succéda enfin à Bentivoglio à la nonciature de France, où il se fit aimer, estimer et considérer par ses bonnes et droites intentions, et la sagesse et la mesure de sa conduite [autant] que l’autre s’y étoit fait abhorrer comme le plus dangereux fou, le plus séditieux, et le plus débauché prêtre, et le plus chien enragé qui soit venu d’Italie, peut-être même pendant la Ligue. Longtemps après Massei fut cardinal et fort regretté en France qu’il ne quitta qu’avec larmes ; et : où il auroit voulu passer sa vie, s’il avoit pu y avoir de quoi vivre avec dignité, et que le cardinalat eût pu compatir avec la nonciature. Il n’en sorti pas avec moins d’estime [pour retourner] à Rome, où tôt après il eut une des trois grandes légations qu’il exerça avec la même capacité. Il vit encore avec la même capacité à quatre-vingts ans, évêque d’Ancône. Il vint de l’abbaye Saint-Germain des Près, dans une carrosse du roi, à Marly, le jeudi 18 juillet ; il y présenta au roi à la fin de sa messe la barrette dans un bassin de vermeil, qui la mit sur la tête de Bissy, lequel alla aussi prendre l’habit rouge dans la sacristie, vint faire son remercîment au roi à la porte de son cabinet, et s’en retourna avec Massei à Paris, qu’il logea, voitura et défraya tant qu’il fut à Paris, suivant la coutume.

Ces Bissy s’appellent Thiard, sont de Bourgogne, ont été petits juges, puis conseillers aux présidiaux du Mâconnois et du Charolois, devinrent lieutenants généraux de ces petites juridictions, acquirent Bissy qui n’étoit rien, dont peu à peu ils firent une petite terre, et l’accrurent après que leur petite fortune les eut portés dans les parlements de Dijon et de Dôle [1], où ils furent conseillers, puis présidents, et ont eu enfin un premier président en celui de Dôle. Leur belle date est leur Pontus Thiard, né à Bissy, en 1521 ; qui se rendit célèbre par les lettres, et dont le père étoit lieutenant général de ces justices subalternes aux bailliages du Mâconnois et Charolois. C’étoit un temps où les savants ranimés par François Ier brilloient ; celui-ci étoit le premier poète latin de son temps, et en commerce avec tous les illustres. Cela lui valut l’évêché de Châlon-sur-Saône, qu’il fit passer à son neveu. Ce premier président du parlement de Dôle, dont les enfants quittèrent la robe, étoit le grand-père du père du vieux Bissy, père du cardinal.

Les jésuites, transportés de voir désormais Bissy en état de figurer à leur gré, eurent en même temps un autre sujet de grande joie. Il le faut expliquer. Ils ont les trois vœux ordinaires à tous les religieux, pauvreté, chasteté, obéissance, dont le dernier est rigoureusement observé chez eux. La plupart en demeurent là, et ne vont pas jusqu’au quatrième, où ils n’admettent qu’après un long examen de dévouement et de talents ; c’est un secret impénétrable. Eux-mêmes ne savent pas qui d’entre eux est du quatrième vœu, et jusqu’à ceux qui y ont été admis ne connoissent pas tous ceux qui l’ont fait. Jusqu’à ce quatrième vœu exclusivement, les jésuites ne sont point liés à leurs religieux : ils les peuvent renvoyer, et comme le réciproque n’y est pas, cela est d’un grand avantage pour leur compagnie. Ceux-là seuls qui ont fait le quatrième vœu sont réputés profès ; les autres s’appellent parmi eux coadjuteurs spirituels. Ces derniers ne sont exclus d’aucuns des emplois qui ne sont pas importants au gouvernement secret, en sorte qu’il y en a de ce degré qui sont même provinciaux [2]. Aucuns de ceux-là ne peuvent quitter la compagnie, parce qu’ils ont fait les trois vœux solennels ; mais comme à son égard ils ne sont pas profès, parce qu’ils n’ont pas fait le quatrième, la compagnie peut les renvoyer sans aucune forme, et simplement par un ordre de se retirer et de quitter l’habit. Ainsi un coadjuteur spirituel vieux, et ayant passé par les emplois, peut toujours être renvoyé, et même sans savoir pourquoi.

L’inconvénient étoit de mettre à la mendicité des gens crus engagés par leurs familles et qui avoient fait leurs partages sur ce pied-là, autorisés par les lois qui réputent morts civilement ceux qui ont fait les trois vœux solennels, où que ce puisse être, et qui n’ont point réclamé contre dans les trois ans suivants juridiquement décidés valables. Les jésuites avoient tenté d’y remédier à l’occasion d’un P. d’Aubercourt qu’ils avoient renvoyé. Cela forma un grand procès où le public étoit fort intéressé dans l’exception que les jésuites tentoient d’usurper, parce qu’un jésuite, renvoyé de la sorte au bout de dix, de vingt, de trente ans quelquefois, auroit ruiné sa famille par le rapport de son partage et de tout ce qui pouvoit être échu depuis de successions et d’augmentations de biens dont il auroit eu sa part, et les intérêts, comme s’il n’avoit jamais fait de voeux. Les jésuites, qui n’espéroient obtenir ce renversement dans aucun tribunal, eurent le crédit de faire porter l’affaire devant le roi, qui, de son autorité et malgré tout ce que purent dire presque tous les juges et le chancelier de Pontchartrain, leur adjugea la plupart de ce qu’ils demandoient. J’en ai parlé dans le temps. Le P. Tellier, voyant le roi menacer une ruine prochaine, tenta d’obtenir le reste de ce qu’ils n’avoient pu obtenir lors du procès d’Aubercourt. La demande fut comme l’autre fois portée devant le roi, qui, comme l’autre fois, admit quelques conseillers d’État pour être juges avec ses ministres en sa présence. Il y eut en tout douze juges qui n’imitèrent pas tous les premiers. Grisenoire, maître des requêtes, fort jeune, qui longtemps depuis a été garde des sceaux, désigné chancelier et premier ministre, dont il fit les fonctions sous le cardinal Fleury, qui, à la fin de sa vie, le dépouilla et le chassa, fut rapporteur. Son âge, son ambition, sa qualité de fils de Chauvelin, conseiller d’État, et plus encore de frère de Chauvelin, avocat général au parlement, dévoué avec abandon aux jésuites, leur en fit tout espérer. Il fit le plus beau rapport du monde, mais le plus fort contre eux et le plus nerveux, qui lui fit d’autant plus d’honneur, qu’on étoit plus éloigné de s’y attendre. Six furent de son avis, six contre. Le roi fut pour ces derniers, et l’arrêt passa presque comme le P. Tellier le vouloit, sans nul égard au public ni au renversement des familles : L’unique modération qui fut mise est la fixation de l’âge à trente-trois ans, jusques auquel les jésuites renvoyés peuvent désormais hériter, comme si jamais ils n’avoient été engagés ; mais au delà de cet âge, ils n’héritent plus. Il est vrai que cette fixation diminua la joie des bons pères qui ne vouloient aucunes bornes à la faculté d’hériter.

Le chevalier d’Asfeld, lieutenant général, qui longtemps depuis a été maréchal de France, fut chargé de la réduction de l’île de Majorque, qui n’a de ville que Majorque, appelée aussi Palma, qui est la capitale, et Alcudia. Il débarqua à Portopedo avec douze bataillons espagnols, autant de françois, et huit cents chevaux, sans y trouver aucune résistance, tandis qu’on préparoit à Barcelone un pareil embarquement pour l’aller joindre. Il alla assiéger Alcudia, où, dès que la tranchée fut ouverte, les bourgeois obligèrent la garnison, qui n’étoit que de quatre cents hommes, à se rendre. Palma n’attendit point d’être attaquée. Le marquis de Rubi, principal chef de la révolte de Catalogne, y commandoit et dans toute l’île avec commission de l’empereur. Il livra une des portes, obtint tous les honneurs de la guerre, et d’être transporté avec ses troupes en Sardaigne, au lieu de Naples qu’il avoit demandé. Il refusa en se soumettant et acceptant l’amnistie du roi d’Espagne, de se retirer chez lui avec la restitution de ses biens en Catalogne, qui n’étoit pas grand’chose. C’étoit un fort petit gentilhomme, qui n’avoit jamais servi avant cette révolte, et qui fit mieux de demeurer attaché à l’empereur, qui dans la suite lui donna des commandements considérables. Il avoit dans Palma un régiment des troupes de l’empereur, de douze cents hommes. Il ne tint pas aux instances les plus pressantes d’un capitaine de vaisseau anglois qui s’y trouva et à ses promesses du prompt et puissant secours, d’engager les troupes et les bourgeois à se bien défendre. Les îles Caprara, Dragonera et Iviça qui avoit une place à cinq bastions, se soumirent en même temps. Elles sont fort voisines de celle de Majorque, et se trouvoient sous le même commandement.

Le roi d’Espagne, pour une expédition si facile, envoya la Toison au chevalier d’Asfeld, que le roi lui permit d’accepter. Il étoit fils d’un marchand de drap, dont la boutique et l’enseigne sont encore dans la rue [3]…. On a vu l’extraction de Ducasse ; Bay, fils d’un cabaretier de Besançon, l’eut aussi. Ces nobles choix furent dans la suite comblés par celui d’un homme de robe et de plume, ce qui n’a jamais été vu dans aucun grand ordre. Morville, en qui ce rare exemple fut fait, en témoigna sa reconnoissance par le renvoi de l’infante, qui se fit très indignement un mois après, dont il fut le promoteur, jusqu’à soutenir en plein conseil que le roi d’Espagne ne pouvoit faire ni bien ni mal en Europe, et que, sans nulle sorte de façons ni de précautions, il falloit lui renvoyer sa fille, même par le coche, pour que cela fût plus tôt fait. Il vouloit plaire à M. le Duc, lors premier ministre.

On a vu la folie qui prit de l’un à l’autre de se promener les nuits au Cours, et d’y donner quelquefois des soupers et des musiques. La même fantaisie continua [cette année] ; mais les indécences qui s’y commirent, et quelque chose de pis, malgré les flambeaux que la plupart des carrosses y portoient, firent défendre ces promenades nocturnes, et qui cessèrent pour toujours au commencement de juillet.

Le premier président, qui étoit veuf, n’avoit que deux filles. Elles étoient riches ; et, pour contenter les fantasques, l’une étoit noire, huileuse, laide à effrayer, sotte et bégueule à l’avenant, dévote à merveilles ; l’autre rousse comme une vache, le teint blanc, de l’esprit et du monde, et le désir de liberté et de primer. Quoique la cadette, elle fut mariée la première à Lautrec, fils d’Ambres, qui avoit la bonté d’en être amoureux. Il fut mal payé de ses feux ; jamais il ne put adoucir sa belle, qui sentit à qui elle avoit affaire, et qui sut s’en avantager. Le pauvre mari en quitta le service et Paris, la vérité est que ce ne fut pas une perte, et se confina en province. Ils n’eurent point d’enfants. C’est le frère aîné de Lautrec, aujourd’hui lieutenant général et chevalier de l’ordre, qui a épousé une sœur du duc de Rohan.

Le duc de La Rochefoucauld maria en même temps le duc de La Rocheguyon, son fils, aujourd’hui duc de La Rochefoucauld, à Mlle de Toiras, riche héritière, née et élevée en Languedoc, auprès de sa mère, d’où elle n’étoit jamais sortie. Bâville, intendant ou plutôt roi de cette province, fit ce mariage. Il étoit ami intime de la mère, et on a vu la raison de l’intimité qui s’est entretenue entre MM. de La Rochefoucauld et les Lamoignon, depuis l’adroite et hardie vérification des lettres d’érection de La Rochefoucauld. Cette héritière étoit la dernière de cette maison, et ne descendoit point du maréchal de Toiras, qui ne fut point marié. Sa grand’mère étoit Élisabeth d’Amboise, comtesse d’Aubijoux, qui, par le hasard de son frère, qui fut tué en duel par Boisdavid, hérita d’une partie de ses biens.

Le prince de Cellamare, ambassadeur d’Espagne, arriva à Paris. Quatre jours après, il vint à Marly au lever du roi, qui lui donna aussitôt après audience dans son cabinet. Il alla de là chez M. le duc d’Orléans, à qui il présenta une lettre du roi d’Espagne fort obligeante, en réponse de celle qu’on a vu que ce prince lui avoit écrite. Fort peu après ; cet ambassadeur revint faire sa cour à Marly. Le roi lui promit le premier logement qui y vaqueroit. Ici et en Espagne, l’ambassadeur est de droit de tous les voyages, comme ambassadeur de la maison. Mme de Saint-Simon, qui avoit besoin des eaux de Forges, demanda la permission d’y aller peu de temps après. Nous étions logés au premier pavillon en bas du côté de la chapelle. Le jour qu’elle alloit à Paris, nous fûmes surpris de voir arriver Bloin, comme nous allions nous mettre à table, suivi de quelques garçons du garde-meuble. Il me dit que le roi l’avoit chargé de me prier de céder ce bas de pavillon au prince de Cellamare, et d’aller dans un logement vis-à-vis de la chapelle, en haut, sans expliquer comment il étoit vide. Il m’assura que le roi vouloit que je fusse bien et que j’y serois très commodément. Il ajouta que le roi désiroit que je déménageasse aussitôt pour m’y établir, et qu’il en avoit tant d’impatience, qu’il lui avoit ordonné d’amener des garçons du garde-meuble pour aider à mes gens à tout transporter promptement. Nous dînâmes, Mme de Saint-Simon partit, et je déménageai aussitôt. Mes gens me dirent que quantité de garçons du garde-meuble étoient venus, et Bloin encore une fois, et que tout avoit été fait en un moment. Je ne savois à quoi attribuer une telle précipitation : je le sus enfin en m’allant coucher.

Mes gens me contèrent que j’étois dans le logement de Courtenvaux, qui par sa charge de capitaine des Cent-Suisses en avoit un fixe auprès de ceux des autres charges de la chambre, garde-robe et chapelle ; que sur les dix heures une chaise de poste étoit arrivée. C’étoit Courtenvaux qui, surpris de voir de la lumière dans sa chambre à travers les vitres, avoit envoyé savoir ce que c’étoit. Son laquais monta tout botté, qui fut encore plus [surpris] de trouver là mes gens établis, et qui l’alla dire à son maître. Il renvoya dire que c’étoit son logement, et qu’il falloit bien qu’il y couchât. Mes gens contèrent à son valet la façon dont j’avois déménagé, et répondirent qu’ils ne sortiroient point de là, et que son maître n’avoit qu’à aller trouver Bloin, et voir avec lui ce qu’il deviendroit. Courtenvaux n’eut pas d’autre parti à prendre. Bloin lui dit, de la part du roi, qu’il y avoit dix-huit jours qu’il étoit absent sans congé ; que cela lui arrivoit tous les voyages ; que le roi étoit las de cette liberté, et qu’il avoit exprès rempli son logement avec hâte pour qu’il n’y pût pas rentrer, lui apprendre à vivre, et lui donner le dégoût d’être exclu de Marly pour le reste du voyage. Voilà de ces petitesses dont la couronne n’affranchit point l’humanité.

Le duc de Noailles étoit fort en liaison avec Boulainvilliers, et m’avoit fait faire connoissance avec lui. C’étoit un homme de qualité qui se prétendoit de la maison de Croï, qui n’étoit pas fort accommodé, qui avoit peu servi, et qui avoit de l’esprit et beaucoup de lettres. Il possédoit extrêmement les histoires, celle de France surtout, à laquelle il s’étoit fort appliqué, particulièrement à l’ancien génie et à l’ancien gouvernement françois, et aux divers degrés de sa déclinaison à la forme présente. Il avoit aussi creusé les généalogies du royaume, et personne ne lui disputoit sa capacité ; et fort peu de gens sa supériorité en ces deux gentes qu’une mémoire parfaite ; exacte et nette soutenoit beaucoup. C’étoit un homme simple, doux, humble même par nature, quoiqu’il se sentît fort, très éloigné de se targuer de rien, qui expliquoit volontiers ce qu’il savoit sans chercher à rien montrer, et dont la modestie étoit rare en tout genre. Mais il étoit curieux au dernier point, et avoit aussi l’esprit tellement libre, que rien n’étoit capable de retenir sa curiosité. Il s’étoit donc adonné à l’astrologie, et il avoit la réputation d’y avoir très bien réussi. Il étoit fort retenu sur cet article ; il n’y avoit que ses amis particuliers qui pussent lui en parler et à qui il voulût bien répondre. Le duc de Noailles étoit avide de cette sorte de curiosité, et y donnoit, tant qu’il pouvoit trouver des gens qui passassent pour avoir de quoi la satisfaire.

Boulainvilliers, dont la famille et les affaires étoient fort dérangées, se tenoit fort souvent en sa terre de Saint-Cère, vers la mer, au pays de Caux, qui n’est pas fort éloigné de Forges. Il y vint voir des gens de sa connoissance, et, je crois, écumer les nouvelles dont ses calculs le rendoient curieux. Il y fut voir Mme de Saint-Simon et la tourna tant pour apprendre des nouvelles du roi, qu’elle n’eut pas peine à comprendre qu’il croyoit en avoir trouvé de plus sûres que celles qui s’en disoient. Elle lui fit connoître sa pensée ; il se défendit quelque temps, et à la fin il se rendit. Elle lui demanda donc ce qu’il croyoit de la santé du roi qui diminuoit à vue d’œil, mais dont la fin ne paraissoit pas encore prochaine, et qui n’avoit rien changé dans le cours de ses journées, ni dans quoi que ce fût de sa manière accoutumée de vivre. On étoit lors au 15 ou 16 août. Boulainvilliers ne lui dissimula point qu’il ne croyoit pas que le roi en eût encore pour longtemps, et après s’être encore laissé presser, il lui dit qu’il croyoit qu’il mourroit le jour de Saint-Louis, mais qu’il n’avoit pas encore pu vérifier ses calculs avec assez d’exactitude pour en répondre ; que néanmoins il étoit assuré que le roi seroit à l’extrémité ce jour-là, et que s’il le passoit, il mourroit certainement le 3 septembre suivant. Deux jours après, voyant le roi s’affaiblir, je mandai à Mme de Saint-Simon de revenir. Elle partit aussitôt, et en arrivant me raconta ce que je viens de rapporter. Il avoit prédit, longtemps avant la mort du roi d’Espagne, que Monseigneur ni aucun de ses trois fils ne régneroient en France. Il prévit de plusieurs années la mort de son fils unique et la sienne à lui, que l’événement vérifia, mais il se trompa lourdement sur beaucoup d’autres, tels que le roi d’aujourd’hui, qu’il crut devoir mourir bientôt, et à diverses reprises, le cardinal et la maréchale de Noailles, M. le duc de Grammont et M. Le Blanc qui devoient être tués dans une sédition à Paris, M. le duc d’Orléans mourir après deux ans de prison et sans en être sorti. Je n’en citerai pas davantage de faux et de vrai ; c’en est assez pour montrer la fausseté, la vanité, le néant de cette prétendue science qui séduit tant de gens d’esprit, et dont Boulainvilliers lui-même, tout épris qu’il en fût, avoit la bonne foi d’avouer qu’elle n’étoit fondée sur aucun principe.

M. du Maine ne fut pas le seul à tirer tout le possible des derniers temps de la vie du roi. Voysin l’avoit assez bien servi pour en être encore payé, outre les charges dans lesquelles il régnoit, mais qui étoient nécessaires au règne et à l’apothéose du duc du Maine et des siens. Voysin vouloit du bien, n’ayant plus de places ni d’honneurs à prétendre. Il obtint deux cent mille écus sur le revenant-bon du non-complet des troupes, qui excitèrent contre lui un cri universel qui fut la moindre de ses inquiétudes [4].

Le P. Tellier, qui n’avoit pu venir à bout de son concile national, où lui et Bissy se faisoient fort de faire recevoir la constitution, voyoit avec désespoir le risque qu’elle couroit si le roi mouroit avant qu’elle fût reçue. Il y fit donc un dernier effort. Le roi manda plusieurs fois là-dessus le premier président et le parquet à Marly. D’Aguesseau, procureur général, étoit celui qui tenoit le plus ferme. Mesmes, premier président, nageoit entre la cour et sa compagnie. Fleury, premier avocat général, mettoit tout son esprit et toute sa finesse, et personne n’avoit plus de l’un et de l’autre, à gagner du temps sans trop s’opposer de front. Chauvelin, autre avocat général plein d’esprit, de savoir, de lumières, n’avoit de dieu ni de loi que sa fortune. Il étoit vendu aux jésuites, et à tout ce qui la lui pouvoit procurer et avancer. Tellier, sûr de lui, l’avoit mis dans la confiance secrète du roi qui le mandoit souvent depuis près d’un an, le faisoit entrer par les derrières, et travailloit secrètement tête à tête avec lui. Blancménil, fils de Lamoignon, valet à tout faire, et comme tous les siens esclave des jésuites, n’étoit pas pour payer d’autre chose que de courbettes. On se doutoit de quelque résolution violente sur quelques mots échappés au roi, exprès sans doute pour intimider. La femme du procureur général, sœur de d’Ormesson, exhorta son mari à être d’autant plus ferme qu’il se trouvoit mai accompagné, et comme il alloit partir pour Marly, elle le conjura, en l’embrassant, d’oublier qu’il eût femme et enfants, de compter sa charge et sa fortune pour rien, et pour tout son honneur et sa conscience. De si vertueuses paroles eurent leur effet. Il soutint le choc presque seul. Il parla toujours avec tant de respect, de lumière et de force que les autres n’osèrent l’abandonner, de manière que le roi, outré d’une telle résistance, s’en prit tellement à lui, qu’il fut au moment de perdre sa charge. Fleury, qui l’avoit le mieux secondé, eut toute la peur pour la sienne, mais cette violence, qui n’eût fait qu’aigrir les esprits, ne faisoit pas l’affaire du P. Tellier. Quoique très sensible au charme de la vengeance, il ne voulut pas se détourner, et fit tant auprès du roi qu’il força toutes ses presque invincibles répugnances, et jusqu’à sa santé, de manière que le roi déclara qu’au retour de Marly il irait à Paris tenir un lit de justice, et voir enfin lui-même s’il auroit le crédit de faire enregistrer la constitution sans modification. Il le manda au parlement, où la terreur se répandit, mais non si générale que la chose ne pût être bien balancée, mais surtout à la cour et dans le grand monde, où on ne s’entretenoit plus d’autre chose.

M. le duc d’Orléans, qui n’ignoroit pas ce que je pensois sur la constitution, et qui m’avoit souvent dit ce qu’il en pensoit lui-même, me demanda ce que je ferois en cette occasion. Je lui répondis que le devoir et le serment des pairs est précis sur l’obligation d’assister le roi dans ses hautes et importantes affaires ; qu’on étoit parvenu à rendre telle une friponnerie d’école ; que les pairs seroient invités à ce lit de justice, comme ils le sont toujours de la part du roi par le grand maître des cérémonies ; que je ne balancerois donc pas à m’y trouver. Qu’auparavant je ne laisserois en état d’être trouvé que ce que je voudrois bien qui le fût ; que je tiendrois quelque argent prêt et ma chaise de poste ; qu’après cela j’irais au lit de justice, et qu’ayant ma conscience, mon honneur, les lois du royaume, justice et vérité à garder et à en répondre, je me garderois bien d’opiner du bonnet, mais que je parlerois de toute ma force contre la constitution, son enregistrement, sa réception, avec tout le respect pour le roi et pour son autorité et toutes les mesures que j’y pourrois mettre, bien persuadé en même temps que je ne retournerois pas de la séance chez moi, et que je m’en tiendrois quitte à bon marché pour l’exil, si je n’allois à la Bastille. À cette prompte réponse, M. le duc d’Orléans, qui me connoissoit trop bien pour douter de la vérité et de la fermeté de ma résolution, me regarda un moment, puis m’embrassa, et me dit qu’il étoit ravi de me savoir ce parti pris ; que non seulement il l’approuvoit, mais qu’il en useroit tout de même, avec cette différence, dont tout le poids ne l’ébranleroit pas, qu’il parleroit d’une place qui n’avoit rien entre le roi et lui, qui ne perdroit pas un mot de son discours, le regarderoit depuis les pieds jusqu’à la tête, et frémiroit tellement de colère de se voir ainsi résister en face par lui, qu’il ne savoit tout ce qu’il lui en pourroit arriver. Nous nous en reparlâmes plusieurs fois, nous affermissant réciproquement l’un l’autre jusqu’à ce que, de retour à Versailles, et le roi sur le point d’aller au parlement, sa santé ne le lui permit pas, et le lit de justice tomba, et l’enregistrement qu’il avoit si à cœur. Je ne me serois pas étendu sur une résolution qui ne put avoir lieu, si je n’avois cru également important et curieux de montrer M. le duc d’Orléans tel qu’il se montra lui-même à moi, pour le voir après tel qu’il fut sur cette même matière, toute la même et sans changement, sinon plus développée, plus évidente et, s’il étoit possible, encore plus odieuse à tous égards.

Chauvelin, avocat général, mourut incontinent après de la petite vérole, ainsi que son ami Rothelin, et un troisième qui avoient soupé ensemble la veille que ce mal leur prit, qui les tua au troisième jour. Ce magistrat, qui visoit à la plus haute fortune, décoré, chose sans exemple au parquet, d’une charge de l’ordre du Saint-Esprit, initié dans la plus grande confiance du roi d’affaires secrètes, et qui, pour ne s’en pas éloigner et se ménager, avoit refusé la commission de Rome qui fut donnée à Amelot, avoit une figure agréable, beaucoup d’esprit, d’adresse, d’intrigue, de capacité et de ressources, une éloquence aisée, une grande facilité à concevoir, à travailler, à s’énoncer, à parler sur-le-champ. Trop ambitieux pour s’arrêter aux moyens de la satisfaire, trop touché des plaisirs pour y trouver une barrière dans sa santé et son travail. Il étoit encore dans la première jeunesse, et se tua ainsi avant le temps. Il ne laissa qu’une fille, mariée depuis au président Talon, et un fils devenu président à mortier. Son père eut la permission de vendre sa charge de l’ordre, et obtint la charge d’avocat général pour son second fils Grisenoire, qu’on vient de voir rapporteur de l’affaire des jésuites, qui ne le lui avoient pas pardonné. C’est le même qui a eu les sceaux sous le cardinal de Fleury, et dont l’élévation et la chute ont été proportionnées. Le père, conseiller d’État, étoit un fort bon homme : je ne sais où ses deux fils avoient pris tant d’ambition.

Voysin, dont la dureté et l’incapacité étoient égales, et qui pouvoit avoir ses raisons personnelles de favoriser les munitionnaires, força les troupes, malgré toutes sortes de représentations, de prendre le pain de munition, et à plus haut prix qu’aux marchés. Peu à peu il se fit une traînée d’intelligence de sédition dans les garnisons, depuis Strasbourg jusqu’aux places maritimes de Flandre, qui éclata tout à coup, et où quelques officiers furent tués en voulant imposer à leurs soldats. Heureusement du Bourg, qui commandoit à Strasbourg et en Alsace, et qui fut bien secondé par les officiers de tous rangs, l’étouffa dans sa naissance, en faisant distribuer de l’argent aux troupes, mais en les obligeant aussi à prendre le pain, pour n’en avoir pas le démenti. Cet exemple porta coup sur toute la traînée ; tout fut apaisé, mais avec de l’argent partout, et peu à peu on ne les força plus à prendre le pain.

Le maréchal Rosen mourut à quatre-vingt-huit ans, sain de corps et d’esprit jusqu’à cet âge. On l’a fait connoître lors de sa promotion au bâton. Il ne commanda jamais d’armée, et il n’en étoit pas capable, mais souvent des ailes, de gros détachements, et la cavalerie dont il fut longtemps mestre de camp général, et tout cela avec capacité. Il étoit ordinairement chargé d’assembler l’armée à l’ouverture des campagnes. Fâcheux souvent à cheval, emporté pour rien, et pour cela évité des officiers principaux ; à pied et à table qu’il tenoit grande et délicate le meilleur homme du monde, doux, poli, prévenant, généreux, serviable, et fort libre de sa bourse à qui en avoit besoin ; toujours singulièrement bien monté. C’étoit un grand homme, fort maigre, qui avoit extrêmement l’air d’un homme de guerre, et qui parloit un jargon partie françois et allemand. Il avoit de l’esprit et de la finesse : il avoit connu le foible du roi et de ses ministres pour les étrangers ; il reprochoit à son fils de parler trop bien françois, qui d’ailleurs étoit un pauvre homme, mais brave, et qui est mort lieutenant général. Il l’avoit marié à une Grammont, de Franche-Comté, qui se trouva une très habile femme pour le dedans et pour le dehors, qui s’attacha fort à lui, et qu’il aima beaucoup ; avec cela sage et vertueuse. Après la paix de Ryswick, il se retira dans une terre qu’il avoit en haute Alsace, dont il avoit fort bien accommodé le château et les jardins. Sa belle-fille tenoit la maison, et y avoit toujours bonne compagnie : le maréchal n’en sortit plus qu’une fois l’année pour venir voir le roi qui le recevoit toujours avec distinction, et passer huit ou dix jours au plus à Paris ou à la cour. Il se bâtit ensuite une petite maison au bout de ses jardins, où il se retira vers quatre-vingts ans, pour ne plus songer qu’à son salut. Il voyoit quelquefois la compagnie au château, et se retiroit promptement chez lui, passant sa journée en exercices de piété, en bonnes œuvres, et à prendre l’air à pied ou à cheval. On ne peut faire une fin plus digne, plus sage ni plus chrétienne ; c’étoit aussi un fort honnête homme.

En ce même temps la persécution étoit extrême en Angleterre contre les principaux torys, surtout contre les ministres de la reine Anne, et tous ceux qui avoient eu part à sa paix. On en a déjà parlé ailleurs. Le comte d’Oxford, qui avoit été grand trésorier, et dont la cour vouloit avoir la tête, se défendit si puissamment lui-même à la barre du parlement, et en même temps si noblement, que, contre toute espérance, il se tira d’affaire. Le duc d’Ormond, non moins menacé, se trouva investi dans sa maison de Richemont près de Londres. Il se sauva, passa en France, et arriva en ce temps-ci à Paris.

L’état du roi, dont la santé baissoit à vue d’œil, fit peur à la princesse des Ursins de se trouver peut-être tout à coup sous la main de M. le duc d’Orléans. Elle songea donc tout de bon à s’y dérober, sans savoir néanmoins encore où elle fixeroit sa demeure, et fit demander au roi la permission de venir prendre congé de lui à Marly. Elle y vint de Paris le mardi 6 août, mesurée pour arriver à l’heure de la sortie du dîner du roi, c’est-à-dire sur les deux heures. Elle fut aussitôt admise dans le cabinet du roi, avec qui elle demeura plus d’une bonne demi-heure tête à tête. Elle passa tout de suite dans celui de Mme de Maintenon, avec qui elle fut une heure, et de là s’en alla monter en carrosse pour s’en retourner à Paris. Je ne sus qu’elle prenoit congé que par son arrivée à Marly, où j’étois en peine de la pouvoir rencontrer. Le hasard fit que je m’avisai d’aller chercher son carrosse pour m’informer à ses gens de ce qu’elle devenoit dans Marly, et un autre hasard l’y fit arriver en chaise comme je leur parlois. Elle me parut fort aise de me rencontrer, et me fit monter avec elle dans son carrosse, où nous ne demeurâmes guère moins d’une heure à nous entretenir fort librement. Elle ne me dissimula point ses craintes, la froideur qu’elle avoit sentie pour elle dans ses deux audiences, à travers toute la politesse que le roi et Mme de Maintenon lui avoient témoignée, le vide qu’elle trouvoit à la cour, et même à Paris, enfin l’incertitude où elle étoit encore sur le choix de sa demeure, tout cela avec détail et néanmoins sans plaintes, sans regrets, sans faiblesse, toujours mesurée, toujours comme s’il se fût agi d’une autre, et supérieure aux événements. Elle toucha légèrement l’Espagne, le crédit et l’ascendant même que la reine y prenoit sur le roi, me faisant entendre que cela ne pouvoit être autrement, coulant légèrement et modestement sur la reine, se louant toujours des bontés du roi d’Espagne. La crainte du spectacle des passants lui fit mettre fin à notre conversation. Elle me fit mille amitiés et son regret de l’abréger, me promit de m’avertir avant son départ, pour me donner encore une journée, me dit mille choses pour Mme de Saint-Simon, et me témoigna être sensible à la marque d’amitié que je lui donnois là, malgré l’engagement où j’étois avec M. le duc d’Orléans. Dès que je l’eus vue partir, j’allai chez M. le duc d’Orléans à qui je dis ce que je venois de faire ; que ce n’étoit point une visite, mais une rencontre ; qu’il étoit vrai que je n’avois pu m’empêcher de la chercher, sans préjudice de la visite du départ qu’il m’avoit permise. Lui et Mme la duchesse d’Orléans ne le trouvèrent point mauvais ; ils avoient en plein triomphé d’elle, et ils étoient sur le point de la voir sortir de France pour toujours, et sans espoir en Espagne.

Jusqu’alors Mme des Ursins, amusée par un reste d’amis ou de connoissances grossi par ceux de M. de Noirmoutiers chez qui elle logeoit, et qui en avoit beaucoup, s’étoit lentement occupée à l’arrangement de ses affaires dans un si grand changement, et à retirer ses effets d’Espagne. La frayeur de se pouvoir trouver fort promptement sous la main d’un prince qu’elle avoit si cruellement offensé, et qui lui montroit depuis son arrivée en France qu’il le sentoit, précipita toutes ses mesures. Sa terreur s’augmenta par le changement prodigieux qu’elle trouva dans le roi en cette dernière audience, depuis celle qu’elle en avoit eue à son arrivée. Elle ne douta plus que sa fin ne fût très prochaine, et toute son attention ne se tourna plus qu’à la prévenir et à être bien avertie sur une santé qu’elle croyoit faire uniquement sa sûreté en France. Effrayée de nouveau par les avis qu’elle en reçut, elle ne se donna plus le temps de rien ; et partit précipitamment le 14 d’août, accompagnée de ses deux neveux jusqu’à Essonne. Elle n’eut pas le loisir de penser à m’avertir, de sorte que depuis notre conversation à Marly dans son carrosse, je ne l’ai plus revue. Elle ne respira que lorsqu’elle fut arrivée à Lyon.

Elle avoit abandonné le projet de se retirer en Hollande ; où les États généraux ne la vouloient point. Elle en fut elle-même dégoûtée par l’égalité et l’unisson d’une république qui contrebalança en elle le plaisir de la liberté dont on y jouit. Mais elle ne pouvoit se résoudre à retourner à Rome, théâtre où elle avoit régné autrefois, et de s’y remontrer proscrite, vieille, comme dans un asile. Elle craignoit encore d’y être mal reçue, après la nonciature fermée en Espagne et les démêlés qu’il y avoit eu entre les deux cours. Elle y avoit perdu beaucoup d’amis et de connoissances ; tout y étoit renouvelé depuis quinze ans d’absence, et elle sentoit tout l’embarras qu’elle y trouveroit à l’égard des ministres de l’empereur et des deux couronnes, et de leurs principaux partisans. Turin n’étoit pas une cour digne d’elle ; le roi de Sardaigne n’en avoit pas toujours été content, et ils en savoient trop tous deux l’un pour l’autre. À Venise, elle n’eût su que faire ni que devenir. Agitée de la sorte sans avoir pu se déterminer, elle apprit l’extrémité du roi, toujours grossie par les nouvelles. La peur la saisit de se trouver à sa mort dans le royaume. Elle partit à l’instant, sans savoir où aller, et uniquement pour en sortir elle alla à Chambéry, comme au lieu de sûreté le plus proche, et y arriva hors d’haleine. Ce lieu fut sa première station. Elle s’y donna le loisir de choisir où se fixer et de s’arranger pour s’y établir. Tout bien examiné, elle préféra Gênes ; la liberté lui en plut ; le commerce d’une riche et nombreuse noblesse, la beauté du lieu et du climat, une manière de centre et de milieu entre Madrid, Paris et Rome, où elle entretenoit toujours du commerce, et étoit affamée de tout ce qui s’y passoit. Le renversement de tant de si grandes réalités et de desseins plus hauts encore, n’avoit pu venir à bout de ses espérances, bien moins de ses désirs. Déterminée enfin pour Gênes, elle y passa. Elle y fut bien reçue, elle espéra y fixer ses tabernacles, elle y passa quelques années ; mais à la fin l’ennui la gagna, peut-être le dépit de n’y être pas assez comptée. Elle ne pouvoit vivre sans se mêler, et de quoi se mêler à Gênes quand on est femme et surannée ? Elle tourna donc toutes ses pensées vers Rome ; elle en sonda la cour, elle se rapprocha avec effort de son frère le cardinal de La Trémoille, réchauffa ce qui lui étoit d’ancien commerce, renoua avec qui elle put décemment, tâta le pavé partout, mais sur toutes choses fut attentive à s’assurer du traitement qu’elle recevroit de tout ce qui tenoit à la France et à l’Espagne. Elle quitta donc Gênes et retourna dans son nid.

Elle n’y fut pas longtemps sans s’attacher au roi et à la reine d’Angleterre, et ne s’y attacha pas longtemps sans les gouverner et bientôt à découvert. Quelle triste ressource ! Mais enfin c’étoit une idée de cour et un petit fumet d’affaires pour qui ne s’en pouvoit plus passer. Elle acheva ainsi sa vie dans une grande santé de corps et d’esprit et dans une prodigieuse opulence, qui n’étoit pas inutile aussi à cette déplorable cour. Du reste, médiocrement considérée à Rome, nullement comptée, désertée de ce qui sentoit l’Espagne, médiocrement visitée de ce qui étoit françois, mais sans rien essayer de la part du régent, bien payée de la France et de l’Espagne, toujours occupée du monde, de ce qu’elle avoit été, de ce qu’elle n’étoit plus, mais sans bassesse, avec courage et grandeur. La perte qu’elle fit, en janvier 1720, du cardinal de La Trémoille, ne laissa pas, sans amitié de part ni d’autre, de lui faire un vide. Elle le survécut de trois ans, conserva toute sa santé, sa force, son esprit jusqu’à la mort, et fut emportée, à plus de quatre-vingts ans, par une fort courte maladie, à Rome, le 5 décembre 1722 ; Elle eut le plaisir de voir Mme de Maintenon oubliée et anéantie dans Saint-Cyr, et celui de lui survivre, et la joie de voir arriver, l’un après l’autre, à Rome, ses deux ennemis aussi profondément disgraciés qu’elle, dont l’un tomboit d’aussi haut, les cardinaux del Giudice et Albéroni, et de jouir de la parfaite inconsidération, pour ne pas dire mépris, où ils tombèrent tous deux. Cette mort qui, quelques années plus tôt, eût retenti par toute l’Europe, ne fit pas la plus légère sensation. La petite cour d’Angleterre la regretta, quelques amis particuliers dont je fus du nombre et ne m’en cachai point, quoique, à cause de M. le duc d’Orléans, demeuré sans commerce avec elle ; du reste, personne ne sembla s’être aperçu qu’elle fût disparue. Ce fut néanmoins une personne si extraordinaire dans tout le cours de sa longue vie, et qui a partout si grandement et si singulièrement figuré, quoique en diverses manières ; dont l’esprit, le courage, l’industrie et les ressources ont été si rares ; enfin le règne si absolu en Espagne et si à découvert, et le caractère si soutenu et si unique, que sa vie mériteroit d’être écrite, et tiendroit place entre les plus curieux morceaux de l’histoire des temps où elle a vécu.


  1. Le parlement de Franche-Comté fut établi dans les premiers temps à Dôle. Louis XIV le transféra à Besançon en 1676.
  2. On appelait provinciaux, dans plusieurs ordres religieux, les supérieurs dont l’autorité s’étendait sur toutes les maisons de cet ordre comprises dans une certaine circonscription territoriale.
  3. Le nom est laissé en blanc dans le manuscrit.
  4. Passage omis dans les précédentes éditions depuis M. du Maine, jusqu’à de ses inquiétudes.