Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/17


CHAPITRE XVII.


Jalousie et ambition de Louvois font toutes les guerres et la ruine du royaume, et [ainsi que] la haine implacable du roi pour le prince d’Orange. — Terrible conduite de Louvois pour embarquer la guerre générale de 1688. — Catastrophe de Louvois par deux belles actions après beaucoup d’étranges. — Grande action de Chamlay ; son état ; son caractère. — Mort et disgrâce de Louvois, et de son médecin cinq mois après celle de Louvois.


Ce même orgueil, que Louvois sut si bien manier, épuisa le royaume par des guerres et par des fortifications innombrables. La guerre des Pays-Bas, à l’occasion de la mort de Philippe IV et des droits de la reine sa fille, forma la triple alliance. La guerre de Hollande, en 1670 [1], effraya toute l’Europe pour toujours par le succès que le roi y eut, et qu’il abandonna pour l’amour. Elle fit revivre le parti du prince d’Orange, perdit le parti républicain, donna aux Provinces-Unies le chef le plus dangereux par sa capacité, ses vues, sa suite, ses alliances, qui, par le superbe refus qu’il fit de l’aînée et de la moins honteuse des bâtardes du roi, le piqua au plus vif, jusqu’à n’avoir jamais pu se l’adoucir dans la suite par la longue continuité de ses respects, de ses désirs, de ses démarches, qui, par le désespoir de ce mépris, devint son plus personnel et son plus redoutable ennemi, et qui sut en tirer de si prodigieux avantages, quoique toujours malheureux à la guerre contre lui.

Son coup d’essai fut la fameuse ligue d’Augsbourg, qu’il sut former de la terreur de la puissance de la France, qui nourrissoit chez elle un plus cruel ennemi. C’étoit Louvois [2], l’auteur et l’âme de toutes ces guerres, parce qu’il en avoit le département, et parce que, jaloux de Colbert, il le vouloit perdre en épuisant les finances, et le mettant à bout. Colbert, trop foible pour pouvoir détourner la guerre, ne voulut pas succomber ; ainsi à bout d’une administration sage, mais forcée, et de toutes les ressources qu’il avoit pu imaginer, il renversa enfin ses anciennes et vénérables barrières, dont la ruine devint nécessairement celle de l’État, et l’a peu à peu réduit aux malheurs qui ont tant de fois épuisé les particuliers, après avoir ruiné le royaume. C’est ce qu’opérèrent ces places et ces troupes sans nombre qui accablèrent d’abord les ennemis, mais qui leur apprirent enfin à avoir des armées aussi nombreuses que les nôtres, et que l’Allemagne et le nord étoient inépuisables d’hommes, tandis que la France s’en dépeupla.

Ce fut la même jalousie qui écrasa la marine dans un royaume flanqué des deux mers, parce qu’elle étoit florissante sous Colbert et son fils, et qui empêcha l’exécution du sage projet d’un port à la Hogue[3], pour s’assurer d’une retraite dans la Manche, faute énorme qui bien des années après coûta à la France, au même lieu de la Hogue, la perte d’une nombreuse flotte qu’elle avoit enfin remise en mer avec tant de dépense, qui anéantit la marine, et ne lui laissa pas le temps, après avoir été si chèrement relevée, de rétablir son commerce éteint dès la première fois par Louvois, qui est la source des richesses et pour ainsi dire l’âme d’un État dans une si heureuse position entre les deux mers.

Cette même jalousie de Louvois contre Colbert dégoûta le roi des négociations dont le cardinal de Richelieu estimoit l’entretien continuel si nécessaire, aussi bien que la marine et le commerce, parce que tous les trois étoient entre les mains de Colbert et de Croissy, son frère, à qui Louvois ne destinoit pas la dépouille du sage et de l’habile Pomponne, quand il se réunit à Colbert pour le faire chasser.

Ce fut donc dans cette triste situation intérieure que la fenêtre de Trianon fit la guerre de 1688 ; que Louvois détourna d’abord le roi de rien croire des avis de d’Avaux, ambassadeur en Hollande, et de bien d’autres qui mandoient de la Haye positivement, et de bien d’autres endroits, le projet et les préparatifs de la révolution d’Angleterre, et nos armes de dessus les Provinces-Unies par la Flandre qui en auroient arrêté l’exécution pour les porter sur le Rhin, et par là embarquer sûrement la guerre. Louvois frappa ainsi deux coups à la fois pour ses vues personnelles : il s’assura par cette expresse négligence d’une longue et forte guerre avec la Hollande et l’Angleterre, où il étoit bien assuré que la haine invétérée du roi pour la personne du prince d’Orange ne souffriroit jamais sa grandeur et son établissement sur les ruines de la religion catholique et de Jacques II son ami personnel, tant qu’il pourroit espérer de renverser l’un et de rétablir l’autre ; et en même temps il profitoit de la mort de l’électeur de Cologne, qui ouvroit la dispute de l’élection en sa place, entre le prince Clément de Bavière son neveu et le cardinal de Furstemberg son coadjuteur, portés ouvertement chacun par l’empereur et par la France, et sous ce prétexte persuade au roi d’attaquer l’empereur et l’Empire par le siège de Philippsbourg, etc. ; et pour rendre cette guerre plus animée et plus durable, fait brûler Worms, Spire, et tout le Palatinat jusqu’aux portes de Mayence dont il fait emparer les troupes du roi. Après ce subit début, et certain par là de la plus vive guerre avec l’empereur, l’empire, l’Angleterre et la Hollande, l’intérêt particulier de la faire durer lui fit changer le plan de son théâtre.

Pousser sa pointe en Allemagne dénuée de places et pleine de princes dont les médiocres États dépourvus n’auroient pu la soutenir, le menaçoit de ce côté d’une paix trop prompte, malgré la fureur qu’il y avoit allumée par ses cruels incendies. La Flandre, au contraire, étoit hérissée de places, où, après une déclaration de guerre, il n’étoit pas aisé de pénétrer. Ce fut donc de la Flandre dont il persuada au roi de faire le vrai théâtre de la guerre, et rien en Allemagne qu’une guerre d’observation et de subsistance. Il le flatta de conquérir des places en personne, et de châtier une autre fois les Hollandois qui venoient de mettre le prince d’Orange sur le trône du roi Jacques, réfugié en France avec sa famille, et engagea ainsi une guerre à ne point finir ; tandis qu’elle eût été courte au moins avec l’empereur et l’empire, en portant brusquement la guerre dans le milieu de l’Allemagne, et demeurant sur la défensive en Flandre, où les Hollandois, contents de leurs succès d’Angleterre, n’auroient pas songé à faire des progrès parmi tant de places.

Mais ce ne fut pas tout. Louvois voulut être exact à sa parole : la guerre qu’il venoit d’allumer ne lui suffit pas : il la veut contre toute l’Europe. L’Espagne inséparable de l’empereur, et même des Hollandois, à cause de la Flandre espagnole, s’étoit déclarée : ce fut un prétexte pour des projets sur la Lombardie, et ces projets en servirent d’un autre pour faire déclarer le duc de Savoie. Ce prince ne désiroit que la neutralité, et comme le plus foible, de laisser passer à petites troupes limitées, avec ordre et mesure, ce qu’on auroit voulu par son pays en payant. Cela étoit bien difficile à refuser ; aussi Catinat, déjà sur la frontière avec les troupes destinées à ce passage, eut-il ordre d’entrer en négociation. Mais, à mesure qu’elle avançoit, Louvois demandoit davantage et envoyoit d’un courrier à l’autre des ordres si contradictoires que M. de Savoie ni Catinat même n’y comprenoient rien. M. de Savoie prit le parti d’écrire au roi pour lui demander ses volontés à lui-même et s’y conformer.

Ce n’étoit pas le compte de Louvois qui vouloit forcer ce prince à la guerre. Il osa supprimer la lettre au roi, et faire à son insu des demandes si exorbitantes, que les accorder et livrer tous ses États à la discrétion de la France étoit la même chose. Le duc de Savoie se récria, et offensé déjà du mépris de ne recevoir point de réponse du roi, à lui directe, il se plaignit fort haut. Louvois en prit occasion de le traiter avec insolence, de le forcer par mille affronts à plus que de simples plaintes, et là-dessus fit agir Catinat hostilement, qui ne pouvoit comprendre le procédé du ministre, qui, sans guerre avec la Savoie, obtenoit au delà de ce qu’il se pouvoit proposer.

Pendant cette étrange manière de négocier, l’empereur, le prince d’Orange et les Hollandois qui regardoient avec raison la jonction du duc de Savoie avec eux comme une chose capitale, surent en profiter. Ce prince se ligua donc avec eux par force et de dépit, et devint par sa situation l’ennemi de la France le plus coûteux et le plus redoutable, et c’est ce que Louvois vouloit, et qu’il sut opérer.

Tel fut l’aveuglement du roi, telle fut l’adresse, la hardiesse, la formidable autorité d’un ministre le plus éminent pour les projets et pour les exécutions, mais le plus funeste pour diriger en premier [4] ; qui, sans être premier ministre abattit tous les autres, sut mener le roi où et comme il voulut, et devint en effet le maître. Il eut la joie de survivre à Colbert et à Seignelay, ses ennemis et longtemps ses rivaux. Elle fut de courte durée.

L’épisode de la disgrâce et de la fin d’un si célèbre ministre est trop curieuse pour devoir être oubliée, et ne peut être mieux placée qu’ici. Quoique je ne fisse que poindre lorsqu’elle arriva, et poindre encore dans le domestique, j’en ai été si bien informé depuis que je ne craindrai pas de raconter ici ce que j’en ai appris des sources, et dans la plus exacte vérité, parce qu’elles n’y étoient en rien intéressées.

La fenêtre de Trianon a montré un échantillon de l’humeur de Louvois ; à cette humeur qu’il ne pouvoit contraindre se joignoit un ardent désir de la grandeur et de la prospérité du roi et de sa gloire, qui étoit le fondement et la plus assurée protection de sa propre fortune, et de son énorme autorité. Il avoit gagné la confiance du roi à tel point qu’il eut la confidence de l’étrange résolution d’épouser Mme de Maintenon, et d’être l’un des deux témoins de la célébration de cet affreux mariage. Il eut aussi le courage de s’en montrer digne en représentant au roi quelle seroit l’ignominie de le déclarer jamais, et de tirer de lui sa parole royale qu’il ne le déclareroit en aucun temps de sa vie, et de faire donner en sa présence la même parole à Harlay, archevêque de Paris, qui, pour suppléer aux bans et aux formes ordinaires, devoit aussi comme diocésain être présent à la célébration.

Plusieurs années après, Louvois qui étoit toujours bien informé de l’intérieur le plus intime, et qui n’épargnoit rien pour l’être fidèlement et promptement, sut les manèges de Mme de Maintenon pour se faire déclarer ; que le roi avoit eu la faiblesse de le lui promettre, et que la chose alloit éclater. Il mande à Versailles l’archevêque de Paris, et, au sortir de dîner, prend des papiers, et s’en va chez le roi, et, comme il faisoit toujours, entre droit dans les cabinets. Le roi, qui alloit se promener, sortoit de sa chaise percée, et raccommodoit encore ses chausses. Voyant Louvois à heure qu’il ne l’attendoit pas, il lui demande ce qui l’amène. « Quelque chose de pressé et d’important, » lui répond Louvois d’un air triste qui étonna le roi, et qui l’engagea à commander à ce qui étoit toujours là de valets intérieurs de sortir. Ils sortirent en effet ; mais ils laissèrent les portes ouvertes, de manière qu’ils entendirent tout, et virent aussi tout par les glaces : c’étoit là le grand danger des cabinets.

Eux sortis, Louvois ne feignit point de dire au roi ce qui l’amenoit. Ce monarque étoit souvent faux ; mais il n’étoit pas au-dessus du mensonge. Surpris d’être découvert, il s’entortilla de faibles et transparents détours, et, pressé par son ministre, se mit à marcher pour gagner l’autre cabinet, où étoient les valets, et se délivrer de la sorte ; mais Louvois, qui l’aperçoit, se jette à ses genoux et l’arrête, tire de son côté une petite épée de rien qu’il portoit, en présente la garde au roi, et le prie de le tuer sur-le-champ s’il veut persister à déclarer son mariage, lui manquer de parole ou plutôt à soi-même, et se couvrir aux yeux de toute l’Europe d’une infamie qu’il ne veut pas voir. Le roi trépigne, pétille, dit à Louvois de le laisser. Louvois le serre de plus en plus par les jambes, de peur qu’il ne lui échappe ; lui représente l’horrible contraste de sa couronne, et de la gloire personnelle qu’il y a jointe, avec la honte de ce qu’il veut faire, dont il mourra après de regret et de confusion, en un mot fait tant qu’il tire une seconde fois parole du roi qu’il ne déclarera jamais ce mariage.

L’archevêque de Paris arrive le soir ; Louvois lui conte ce qu’il a fait. Le prélat courtisan n’en auroit pas été capable, et en effet ce fut une action qui se peut dire sublime, de quelque côté qu’elle puisse être considérée, surtout dans un ministre tout-puissant, qui tenoit si fort à son autorité et à sa place, et, par cela même qu’il faisoit, sentoit tout le poids de celle de Mme de Maintenon, conséquemment tout celui de sa haine, s’il étoit découvert, comme il avoit trop de connoissances pour se flatter que son action lui demeurât cachée. L’archevêque, qui n’eut qu’à confirmer le roi dans sa parole commune à Louvois et à lui, et qui venoit d’être réitérée à ce ministre, n’osa lui refuser une démarche si honorable et sans danger. Il parla donc le lendemain matin au roi, et il en tira aisément le renouvellement de cette parole

Celle du roi à Mme de Maintenon n’avoit point mis de délai ; elle s’attendoit à tous moments d’être déclarée. Au bout de quelques jours, inquiète de ce que le roi ne lui parloit de rien là-dessus, elle se hasarda de lui en toucher quelque chose. L’embarras où elle mit le roi la troubla fort. Elle voulut faire effort ; le roi coupa court sur les réflexions qu’il avoit faites, les assaisonna comme il put, mais il finit par la prier de ne plus penser à être déclarée et à ne lui en parler jamais. Après le premier bouleversement que lui causa la perte d’une telle espérance, et si près d’être mise à effet, son premier soin fut de rechercher à qui elle en étoit redevable. Elle n’étoit pas de son côté moins bien avertie que Louvois. Elle apprit enfin ce qui s’étoit passé, et quel jour, entre le roi et son ministre.

On ne sera pas surpris après cela si elle jura sa perte et si elle ne cessa de la préparer, jusqu’à ce qu’elle en vint à bout ; mais le temps n’y étoit pas propre. Il falloit laisser vieillir l’affaire avec un roi soupçonneux, et se donner le loisir des conjonctures pour miner peu à peu son ennemi, qui avoit toute la confiance de son maître, et que la guerre lui rendoit si nécessaire.

Le personnage qu’avoit fait l’archevêque de Paris ne lui échappa pas non plus, quelque léger qu’il eût été, et même après coup ; et c’est, pour le dire en passant, ce qui creusa peu à peu la disgrâce qui s’augmenta toujours, dont les dégoûts continuels, qui succédèrent à une faveur si déclarée et si longue, abrégèrent peut-être ses jours, qui néanmoins surpassèrent de trois ans ceux de Louvois.

À l’égard de ce ministre, dont la sultane manquée avoit plus de hâte de se délivrer, elle ne manqua aucune occasion d’y préparer les voies. Celle de ces incendies du Palatinat lui fut d’un merveilleux usage. Elle ne manqua pas d’en peindre au roi toute la cruauté ; elle n’oublia pas de lui en faire naître les plus grands scrupules, car le roi en étoit lors plus susceptible qu’il ne l’a été depuis ; Elle s’aida aussi de la haine qui en retomboit à plomb sur lui, non sur son ministre, et des dangereux effets qu’elle pouvoit produire. Enfin elle vint à bout d’aliéner fort le roi et de le mettre de mauvaise humeur contre Louvois.

Celui-ci, non content des terribles exécutions du Palatinat, voulut encore brûler Trèves. Il le proposa au roi comme plus nécessaire encore que ce qui avoit été fait à Worms et à Spire, dont les ennemis auroient fait leurs places d’armes, et qui en feroient une à Trêves, dans une position à notre égard bien plus dangereuse. La dispute s’échauffa sans que le roi pût ou voulût être persuadé. On peut juger que Mme de Maintenon après n’adoucit pas les choses.

À quelques jours de là, Louvois, qui avoit le défaut de l’opiniâtreté, et en qui l’expérience avoit ajouté de ne douter pas d’emporter toujours ce qu’il vouloit, vint à son ordinaire travailler avec le roi chez Mme de Maintenon. À la fin du travail, il lui dit qu’il avoit bien senti que le scrupule étoit la seule raison qui l’eut retenu de consentir à une chose aussi nécessaire à son service que l’étoit le brûlement de Trêves ; qu’il croyoit lui en rendre un essentiel de l’en délivrer en s’en chargeant lui-même ; et que, pour cela, sans lui en avoir voulu reparler, il avoit dépêché un courrier avec l’ordre de brûler Trêves à son arrivée.

Le roi fut à l’instant, et contre son naturel, si transporté de colère, qu’il se jeta sur les pincettes de la cheminée, et en alloit charger Louvois sans Mme de Maintenon, qui se jeta aussitôt entre-deux, en s’écriant : « Ah ! sire, qu’allez-vous faire ? » et lui ôta les pincettes des mains. Louvois cependant gagnoit la porte. Le roi cria après lui pour le rappeler, et lui dit, les yeux étincelants : « Dépêchez un courrier tout à cette heure avec un contre-ordre, et qu’il arrive à temps, et sachez que votre tête en répond, si on brûle une seule maison. » Louvois, plus mort que vif, s’en alla sur-le-champ.

Ce n’étoit pas dans l’impatience de dépêcher le contre-ordre ; il s’étoit bien gardé de laisser partir le premier courrier. Il lui avoit donné ses dépêches portant l’ordre de l’incendie ; mais il lui avoit ordonné de l’attendre tout botté au retour de son travail. Il n’avoit osé hasarder cet ordre après la répugnance et le refus du roi d’y consentir, et il crut par cette ruse que le roi pourroit être fâché, mais que ce seroit tout. Si la chose se fût passée ainsi par ce piège, il faisoit partir le courrier en revenant chez lui. Il fut assez sage pour ne se pas commettre à le dépêcher auparavant, et bien lui en prit. Il n’eut que la peine de reprendre ses dépêches et de faire débotter le courrier. Il passa toujours auprès du roi pour parti, et le second pour être arrivé assez à temps pour empêcher l’exécution.

Après une aussi étrange aventure, et aussi nouvelle au roi, Mme de Maintenon eut beau jeu contre le ministre. Une seconde action, louable encore, acheva sa perte. Il fit, dans l’hiver de 1690 à 1691, le projet de prendre Mons à l’entrée du printemps, et même auparavant. Comme tout ne se mesure que par comparaison, les finances, abondantes alors eu égard à ce qu’elles ont été depuis, mais fort courtes par l’habitude précédente d’y nager, engagèrent Louvois de proposer au roi de faire le voyage de Mons sans y mener les dames. Chamlay, qui étoit de tous les secrets militaires, même avec le roi, avertit Louvois de prendre garde à une proposition qui offenseroit Mme de Maintenon, qui déjà ne l’aimoit pas, et qui avoit assez de crédit pour le perdre. Louvois trouva tant de dépense et tant d’embarras au voyage des dames, qu’il préféra le bien de l’État et la gloire du roi à son propre danger, et le siège se fit par le roi, qui prit la place, et les dames demeurèrent à Versailles, où le roi les revint trouver aussitôt qu’il eut pris Mons. Mais comme c’est la dernière goutte d’eau qui fait répandre le verre, un rien arrivé à ce siège consomma la perte de Louvois.

Le roi, qui se piquoit de savoir mieux que personne jusqu’aux moindres choses militaires, se promenant autour de son camp, trouva une garde ordinaire de cavalerie mal placée, et lui-même la replaça autrement. Se promenant encore le même jour l’après-dînée, le hasard fit qu’il repassa devant cette même garde, qu’il trouva placée ailleurs. Il en fut surpris et choqué. Il demanda au capitaine qui l’avoit mis où il le voyoit, qui répondit que c’étoit Louvois qui avoit passé par là. « Mais, reprit le roi, ne lui avez-vous pas dit que c’étoit moi qui vous avois placé ? — Oui, sire, » répondit le capitaine. Le roi piqué se tourne vers sa suite, et dit : « N’est-ce pas là le métier de Louvois ? Il se croit un grand homme de guerre et savoir tout ; » et tout de suite replaça le capitaine avec sa garde où il l’avoit mis le matin. C’étoit en effet sottise et insolence de Louvois, et le roi avoit dit vrai sur son compte. Mais il en fut si blessé qu’il ne put le lui pardonner, et qu’après sa mort, ayant rappelé Pomponne dans son conseil d’État, il lui conta cette aventure, piqué encore de la présomption de Louvois, et je la tiens de l’abbé de Pomponne.

De retour de Mons, l’éloignement du roi pour lui ne fit qu’augmenter, et à tel point que ce ministre si présomptueux, et qui au milieu de la plus grande guerre se comptoit si indispensablement nécessaire, commença à tout appréhender. La maréchale de Rochefort, qui étoit demeurée son amie intime, étant allée avec Mme de Blansac, sa fille, dîner avec lui à Meudon, qui me l’ont conté toutes les deux, il les mena à la promenade. Ils n’étoient qu’eux trois dans une petite calèche légère qu’il menoit. Elles l’entendirent se parler à lui-même, rêvant profondément, et se dire à diverses reprises : « Le feroit-il ? Le lui fera-t-on faire ? non ; mais cependant…. non il n’oseroit. » Pendant ce monologue il alloit toujours, et la mère et la fille se taisoient, et se poussoient quand tout à coup la maréchale vit les chevaux sur le dernier rebord d’une pièce d’eau, et n’eut que le temps de se jeter en avant sur les mains de Louvois pour arrêter les rênes, criant qu’il les menoit noyer. À ce cri et ce mouvement, Louvois se réveilla comme d’un profond sommeil, recula quelques pas, et tourna, disant qu’en effet il rêvoit et ne pensoit pas à la voiture.

Dans cette perplexité, il se mit à prendre des eaux les matins à Trianon. Le 16 juillet j’étois à Versailles pour une affaire assez sauvage, dont le roi avoit voulu donner tout l’avantage à mon père, qui étoit à Blaye avec ma mère, contre Sourdis, qui commandoit en chef en Guyenne, et que Louvois avoit inutilement soutenu. Ce nonobstant, je fus conseillé de l’aller remercier, et j’en reçus autant de compliments et de politesses que s’il avoit bien servi mon père. Ainsi va la cour. Je ne lui avois jamais parlé. Sortant le même jour du dîner du roi, je le rencontrai au fond d’une très petite pièce qui est entre la grande salle des gardes et ce grand salon qui donne sur la petite cour des princes, M. de Marsan lui parloit, et il alloit travailler chez Mme de Maintenon avec le roi, qui devoit se promener après dans les jardins de Versailles à pied, où les gens de la cour avoient la liberté de le suivre. Sur les quatre heures après midi du même jour, j’allai chez Mme de Châteauneuf, où j’appris qu’il s’étoit trouvé un peu mal chez Mme de Maintenon, que le roi l’avoit forcé de s’en aller, qu’il étoit retourné à pied chez lui, où le mal avoit subitement augmenté ; qu’on s’étoit hâté de lui donner un lavement qu’il avoit rendu aussitôt, et qu’il étoit mort en le rendant, et demandant son fils Barbezieux, qu’il n’eut pas le temps de voir, quoiqu’il accourût de sa chambre.

On peut juger de la surprise de toute la cour. Quoique je n’eusse guère que quinze ans, je voulus voir la contenance du roi à un événement de cette qualité. J’allai l’attendre, et le suivis toute sa promenade. Il me parut avec sa majesté accoutumée, mais avec je ne sais quoi de leste et de délivré, qui me surprit assez pour en parler après, d’autant plus que j’ignorois alors, et longtemps depuis, les choses que je viens d’écrire. Je remarquai encore qu’au lieu d’aller voir ses fontaines et de diversifier sa promenade, comme il faisoit toujours, dans ces jardins, il ne fit jamais qu’aller et venir le long de la balustrade de l’orangerie, et d’où il voyoit, en revenant vers le château, le logement de la surintendance où Louvois venoit de mourir, qui terminoit l’ancienne aile du château sur le flanc de l’orangerie, et vers lequel il regarda sans cesse toutes les fois qu’il revenoit vers le château.

Jamais le nom de Louvois ne fut prononce, ni pas un mot de cette mort si surprenante et si soudaine, qu’à l’arrivée d’un officier que le roi d’Angleterre envoya de Saint-Germain, qui vint trouver le roi sur cette terrasse, et qui lui fit de sa part un compliment sur la perte qu’il venoit de faire. « Monsieur, lui répondit le roi, d’un air et d’un ton plus que dégagés, faites mes compliments et mes remerciements au roi et à la reine d’Angleterre, et dites-leur de ma part que mes affaires et les leurs n’en iront pas moins bien. » L’officier fit une révérence, et se retira, l’étonnement peint sur le visage et dans tout son maintien. J’observai curieusement tout cela, et que les principaux de ce qui étoit à sa promenade s’interrogeoient des yeux sans proférer une parole.

Barbezieux avoit eu la survivance de secrétaire d’État dès 1685, qu’il n’avoit pas encore dix-huit ans, lorsque son père la fit ôter à Courtenvaux son aîné, qu’il en jugea incapable. Ainsi Barbezieux, à la mort de Louvois, l’avoit faite sous lui en apprenti commis près de six ans, et en avoit vingt-quatre à sa mort, et cette mort arriva bien juste pour sauver un grand éclat. Louvois étoit, quand il mourut, tellement perdu qu’il devoit être arrêté le lendemain et conduit à la Bastille. Quelles en eussent été les suites ? C’est ce que sa mort a scellé dans les ténèbres, mais le fait de cette résolution prise et arrêtée par le roi est certain, je l’ai su depuis par des gens bien informés ; mais ce qui demeure sans réplique, c’est que le roi même l’a dit à Chamillart, lequel me l’a conté. Or voilà ce qui explique, je pense, ce désinvolte du roi le jour de la mort de ce ministre, qui se trouvoit soulagé de l’exécution résolue pour le lendemain, et de toutes ses importunes suites.

Le roi, en rentrant de la promenade chez lui, envoya chercher Chamlay, et lui voulut donner la charge de secrétaire d’État de Louvois, à laquelle est attaché le département de la guerre. Chamlay remercia, et refusa avec persévérance. Il dit au roi qu’il avoit trop d’obligation à Louvois, à son amitié, à sa confiance, pour se revêtir de ses dépouilles au préjudice de son fils, qui en avoit la survivance. Il parla de toute sa force en faveur de Barbezieux, s’offrit de travailler sous lui à tout ce à quoi on voudroit l’employer, et à lui communiquer tout ce que l’expérience lui auroit appris, et conclut par déclarer que, si Barbezieux avoit le malheur de n’être pas conservé dans sa charge, il aimoit mieux la voir en quelques mains que ce fût qu’entre les siennes, et qu’il n’accepteroit jamais celle de Louvois et de son fils.

Chamlay étoit un fort gros homme, blond et court, l’air grossier et paysan, même rustre, et l’étoit de naissance, avec de l’esprit, de la politesse, un grand et respectueux savoir-vivre avec tout le monde, bon, doux, affable, obligeant, désintéressé, avec un grand sens et un talent unique à connoître les pays, et n’oublier jamais la position des moindres lieux, ni le cours et la nature du plus petit ruisseau. Il avoit longtemps servi de maréchal des logis des armées, où il fut toujours estimé des généraux et fort aimé de tout le monde. Un grand éloge pour lui est que M. de Turenne ne put et ne voulut jamais s’en passer jusqu’à sa mort, et que, malgré tout l’attachement qu’il conserva pour sa mémoire, M. de Louvois le mit dans toute sa confiance. M. de Turenne, qui l’avoit fort vanté au roi, l’en avoit fait connoître. Il étoit déjà entré dans les secrets militaires ; M. de Louvois ne lui cacha rien, et y trouva un grand soulagement pour les dispositions et les marches des troupes qu’il destinoit secrètement aux projets qu’il vouloit exécuter. Cette capacité, jointe à sa probité et à la facilité de son travail, de ses expédients, de ses ressources, le mirent de tout avec le roi, qui l’employa même en des négociations secrètes et en des voyages inconnus. Il lui fit du bien et lui donna la grand’croix de Saint-Louis. Sa modestie ne se démentit jamais, jusque-là qu’il fut surpris et honteux de l’applaudissement que reçut la belle action qu’il venoit de faire, que le roi ne cacha pas, et que Barbezieux, à qui elle valut sa charge, prit plaisir de publier.

On sera moins surpris dans la suite, quand le roi et Mme de Maintenon seront plus développés, de leur voir confier à un homme de vingt-quatre ans une charge si importante, au milieu d’une guerre générale avec toute l’Europe ; et au fils de ce ministre qu’ils alloient envoyer à la Bastille lorsque sa mort les prévint. Je joins ici le roi et Mme de Maintenon ensemble, parce que ce fut elle qui perdit le père, elle qui fit donner la charge au fils. Le roi, à son ordinaire, passa chez elle après la conversation de Chamlay, et ce fut ce soir-là même que la résolution fut prise en faveur de Barbezieux.

La soudaineté du mal et de la mort de Louvois fit tenir bien des discours, bien plus encore quand on sut par l’ouverture de son corps qu’il avoit été empoisonné [5]. Il étoit grand buveur d’eau, et en avoit toujours un pot sur la cheminée de son cabinet, à même duquel il buvoit. On sut qu’il en avoit bu ainsi en sortant pour aller travailler avec le roi, et qu’entre sa sortie de dîner avec bien du monde, et son entrée dans son cabinet pour prendre les papiers qu’il vouloit porter à son travail avec le roi, un frotteur du logis étoit entré dans ce cabinet, et y étoit resté quelques moments seul. Il fut arrêté et mis en prison. Mais à peine y eut-il demeuré quatre jours, et la procédure commencée, qu’il fut élargi par ordre du roi, ce qui avoit déjà été fait jeté au feu, et défense de faire aucune recherche. Il devint même dangereux de parler là-dessus, et la famille de Louvois étouffa tous ces bruits, d’une manière à ne laisser aucun doute que l’ordre très précis n’en eût été donné.

Ce fut avec le même soin que l’histoire du médecin, qui éclata peu de mois après, fut aussi étouffée, mais dont le premier cri ne se put effacer. Le hasard me l’a très sincèrement apprise ; elle est trop singulière pour s’en tenir à ce mot, et pour ne pas finir par elle tout le curieux et l’intéressant qui vient d’être raconté sur un ministre aussi principal que l’a été M. de Louvois.

Mon père avoit depuis plusieurs années un écuyer qui étoit un gentilhomme de Périgord, de bon lieu, de bonne mine, fort apparenté et fort homme d’honneur, qui s’appeloit Clérand. Il crut faire quelque fortune chez M. de Louvois ; il en parla à mon père qui lui vouloit du bien, et qui trouva bon qu’il le quittât pour être écuyer de Mme de Louvois, deux ou trois ans avant la mort de ce ministre. Clérand conserva toujours son premier attachement, et nous notre amitié pour lui, et il venoit au logis le plus souvent qu’il pouvoit. Il m’a conté, étant toujours à Mme de Louvois depuis la mort de son mari, que Séron, médecin domestique de ce ministre, et qui l’étoit demeuré de M. de Barbezieux, logé dans sa même chambre au château de Versailles, dans la surintendance que Barbezieux avoit conservée quoiqu’il n’eut pas succédé aux bâtiments, s’étoit barricadé dans cette chambre, seul, quatre ou cinq mois après la mort de Louvois ; qu’aux cris qu’il y fit on étoit accouru à sa porte, qu’il ne voulut jamais ouvrir ; que ces cris durèrent presque toute la journée, sans qu’il voulût ouïr parler d’aucun secours temporel, ni spirituel, ni qu’on pût venir à bout d’entrer dans sa chambre ; que sur la fin on l’entendit s’écrier qu’il n’avoit que ce qu’il méritoit, que ce qu’il avoit fait à son maître ; qu’il étoit un misérable indigne de tout secours ; et qu’il mourut de la sorte en désespéré au bout de huit ou dix heures, sans avoir jamais parlé de personne, ni prononcé un seul nom.

À cet événement les discours se réveillèrent à l’oreille ; il n’étoit pas sûr d’en parler. Qui a fait faire le coup ? c’est ce qui est demeuré dans les plus épaisses ténèbres. Les amis de Louvois ont cru l’honorer en soupçonnant des puissances étrangères ; mais elles auroient attendu bien tard à s’en défaire, si quelqu’une avoit conçu ce détestable dessein. Ce qui est certain, c’est que le roi en étoit entièrement incapable, et qu’il n’est entré dans l’esprit de qui que ce soit de l’en soupçonner. Revenons maintenant à lui.




  1. Nous avons reproduit exactement le manuscrit ; mais il y a ici erreur évidente. La guerre de Hollande ne commença qu’au mois d’avril 1672.
  2. Voy. le portrait de Louvois, par Saint-Simon, dans le Journal de Dangeau (édit. Didot, t. Ier, p. 361 et suiv.). Les traits dispersés dans les Mémoires sont réunis dans ce remarquable passage, et fortement accuses : « C’était un homme altier, brutal ; grossier dans toutes ses manières ; comme sa figure le montrait bien…., homme terrible et absolu, et qui voulait et se piquait de l’être. » Voy., dans les notes à la fin du volume, le portrait de Louvois par le maréchal de camp Saint-Hilaire ; on y retrouve la confirmation de tout ce que dit Saint-Simon.
  3. Voy. notes à la fin du volume.
  4. L’historien Vittorio Siri a dit dans le même sens que « Louvois était le plus grand et le plus brutal des hommes.  » Voici le texte : dans le portrait de Louvois, que contiennent les notes de Saint-Simon sur le Journal de Dangeau (t. Ier, p 361 et suiv., édit. Didot), on lit : « M. de Louvois n’était bon qu’à être premier ministre en plein, et il est fort douteux que son esprit tout tourné aux détails et aux entreprises, eût eu ce vaste général et cette combinaison immense qui est si nécessaire à un premier ministre pour tout embrasser. » Il y a une contradiction évidente entre les deux parties de cette phrase. Il faudrait lire très probablement : M. de Louvois n’était pas bon à être premier ministre en plein. C’est la vraie pensée de Saint-Simon, comme le prouvent ses Mémoires et la suite même de la phrase dans la note sur Dangeau. Saint-Simon dit un peu plus bas dans le passage cite (Journal de Dangeau, t. Ier, p. 362) : « A quoi il aurait été le plus excellent, c’eût été d’être sous un premier ministre, ou sous un roi capable de s’en bien servir. »
  5. Voy. notes à la fin du volume.