Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/13


CHAPITRE XIII.


Le duc de Noailles apprend enfin sa destination. — Folles propositions qu’il me fait. — M. le duc d’Orléans ne peut se résoudre à ne pas passer par le parlement pour sa régence, et se dégoûte du projet d’assembler les états généraux. — Mme la duchesse d’Orléans, en crainte des pairs pour la première séance au parlement après le roi sur les bâtards, a recours à moi. — Je la rassure, et pourquoi, en lui déclarant que si les princes du sang les attaquent, en quelque temps que ce soit, les pairs les attaqueront à l’instant. — Prise du roi avec le procureur général sur l’enregistrement pur et simple de la constitution. — Dernier retour de Marly. — Espèce de journal du roi jusqu’à sa fin. — Audience de congé de l’ambassadeur de Perse. — Détail de la santé du roi et des causes de sa mort. — Magnifique entrée à Paris du comte de Ribeira, ambassadeur de Portugal. — J’obtiens de M. le duc d’Orléans qu’il continuera à Chamillart sa pension de soixante mille livres et la permission de le lui mander. — Le duc de Noailles, seul d’abord, puis aidé du procureur général, me propose l’expulsion radicale des jésuites hors du royaume. — Retour de Mme de Saint-Simon des eaux de Forges à Versailles. — Dames familières. — Duc du Maine chargé de voir la gendarmerie pour, au nom et avec l’autorité du roi, qui l’avoit fait venir et n’en put faire la revue. — Mon avis là-dessus à M. le duc d’Orléans. — Je me joue de Pontchartrain. — Je méprise Desmarets. — Le roi, hors d’état de s’habiller, veut choisir le premier habit qu’il prendra. — Courte réflexion.


Le roi diminua si considérablement dans la seconde moitié du voyage de Marly, que je crus qu’il étoit temps de mettre fin aux angoisses du duc de Noailles, pour être en état de lui parler ouvertement sur ce qui regardoit l’avenir par rapport aux finances, et d’en raisonner avec lui. M. le duc d’Orléans à qui je le représentai en jugea de même. Il me permit de lui dire sa destination, et celle de son oncle, et la lui confirma lui-même la première fois qu’il le vit chez lui. Il est difficile d’exprimer, et tout à la fois de contenir plus de joie ; le sentiment fut le premier ressort, la vanité le second. L’adresse se plâtra de l’intérêt du cardinal de Noailles, avouant aussi combien les finances étoient de son goût, parce qu’il s’y étoit, disoit-il, toujours appliqué, et en dernier lieu sous Desmarets depuis son retour, et qu’il se flattoit d’y réussir moins mal que tout autre qu’on y pourroit mettre. Il ne m’épargna pas les protestations de la plus parfaite amitié, de la confiance la plus entière, du concert le plus parfoit avec moi en tout, qu’il me demanda avec instance, enfin de la reconnoissance la plus vive de tout ce que j’avois fait pour lui auprès des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, si éloignés de lui et de son oncle, et dans un temps de disgrâce profonde personnelle à tous les deux, d’abandon et du dernier embarras à son rappel d’Espagne, et par ces ducs auprès du Dauphin et de la Dauphine, dans leur plus éclatant apogée ; après, de l’avoir raccommodé avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, et conduit où il se voyoit enfin aussi bien que son oncle.

La porte une fois ouverte avec lui sur le futur, nous raisonnâmes sur la destination des autres chefs et présidents des conseils, qu’il approuva. Il me parla de d’Antin qui depuis son duché me courtisoit fort, avec louange et surprise de ne l’entendre destiné à rien ; nous nous parlâmes là-dessus avec confiance ; il ne me nia point ses défauts, comme je lui avouai aussi ce que j’en pensois de bon. Tous deux convînmes que ceux qui étoient destinés à la tête des conseils lui étoient préférables par leur situation personnelle, qu’il n’y avoit même que le conseil du dedans qui lui pût convenir pour y entrer, ou pour en être chef si la place en devenoit vacante. Il applaudit surtout à la destruction des secrétaires d’État et à la disgrâce du chancelier, sur laquelle nous disputâmes en amitié pour les sceaux. Il les désiroit pour le procureur général, je les croyois mieux placés entre les mains du père ; outre que, placés là, ils influoient sur le fils, c’étoit un échelon de convenance au mérite de l’un et de l’autre que la perspective d’y pouvoir succéder. Il disserta force choses avec moi, et j’y donnois volontiers lieu, parce qu’il y en avoit d’autres dont je ne voulois pas l’instruire, dont j’aimois à le laisser dépayser lui-même.

L’ouverture qu’il prenoit de plus en plus avec moi sur les choses futures le jeta dans des propos si forts à l’égard des bâtards que je les laisserai dans le silence, et qui de chose en autre le conduisirent à me proposer comme une chose fort raisonnable, et à faire, de fortifier Paris. Je ne pus lui cacher ma surprise. « Paris, lui dis-je ! et où les matériaux ? Où les millions ? où les années d’en achever les travaux ? et quand tout se feroit d’un coup de baguette, quelle garnison pour le défendre ? quel approvisionnement de munitions de guerre et de bouche pour les troupes et pour les habitants ? quelle artillerie ? enfin quel fruit s’en pourroit-on proposer quand la possibilité en seroit aussi claire que l’étoit la démonstration de l’impossibilité ? » Il battit la campagne pendant quelques jours là-dessus, et je le laissai dire, parce que je ne craignois pas l’exécution de ce rare projet. Voyant qu’il ne me persuadoit pas, il m’en proposa un autre. Ce fut de transporter à Versailles les cours supérieures, les écoles publiques et tout ce qui est affaires et public. Je le regardai avec la même surprise ; je lui demandai où, quand, et avec quels frais il établiroit tout cela à Versailles, lieu sans rivière ni eau bonne à boire, qui n’est que sable ou boue, à qui la nature refuse tout, jusqu’à des abreuvoirs commodes pour des chevaux, et où il ne croît rien loin à la ronde ; de plus, quelle utilité d’une translation qui, quand elle seroit possible, n’apporteroit que du mésaise et de la confusion à la cour, et laisseroit à Paris un vide irréparable, ruineroit plaideurs, magistrats, suppôts de justice et d’universités ; en un mot, rien de praticable, rien qui eût un objet. C’étoit, disoit-il, pour diminuer Paris, dont la consommation ruine les provinces, et séparer les cours supérieures de l’appui de ce peuple nombreux, dont en plusieurs occasions l’union est dangereuse. Peu à peu il convint de l’ingratitude de la situation de Versailles, déclama contre l’immense établissement que le roi y avoit fait, vanta celle de Saint-Germain, et finalement me proposa comme une chose facile de démolir Versailles, d’en emporter tout à Saint-Germain, où, avec ces matériaux et ces richesses on feroit le plus sain et le plus admirable séjour de l’Europe.

À ce troisième sproposito la parole me manqua. Voici un fou, me dis-je à moi-même, qui me va peut-être sauter aux yeux : « Eh ! qu’ai-je fait ? et que vont devenir les finances ? » Tandis que je me parlois ainsi sans remuer les lèvres, il discouroit toujours, enchanté du plus beau lieu du monde qu’alloit devenir Saint-Germain des dépouilles entières de Versailles. À la fin mon silence l’arrêta, il me pria de le rompre. « Monsieur, lui dis-je, quand vous aurez les fées à votre disposition avec leurs baguettes, je serai de votre avis pour ceci ; car, en effet, rien ne seroit plus admirable, et je n’ai jamais compris qu’on ait pu choisir Versailles, beaucoup moins préférer ce cloaque à ce qu’est Saint-Germain ; mais pour ce que vous me proposez, il nous faut les fées ; jusqu’à ce que vous les ayez en main, il n’y a pas moyen d’en raisonner. » Il se mit à rire, et voulut soutenir que sans fées la chose étoit possible, et n’étoit pas un objet tel qu’il voyoit bien que je le pensois. Des trois propositions, ce fut celle qu’il appuya le moins et le moins longtemps, mais je n’en demeurai pas moins effarouché.

Il y avoit déjà du temps qu’il m’en avoit fait une autre que je n’avois pas moins rejetée, et qu’il ne cessoit point de remettre toujours sur le tapis. Je lui faisois des objections auxquelles il ne put jamais faire la moindre réponse ; il n’avoit que l’unique ressource de Maisons sur la sienne, qui étoit le danger du testament, et il n’en pouvoit trouver à exécuter ce qu’il proposoit, et néanmoins, comme Maisons, il ne cessa point de me presser là-dessus. Nous verrons bientôt, non par conjectures, comme sur la proposition d’enlever le testament du roi, mais par les faits, quel étoit l’objet de Noailles dans une proposition si ridicule, mais si opiniâtre, et c’est alors que l’une et l’autre seront expliquées.

Je m’aperçus sur la fin de Marly que M. le duc d’Orléans avoit traité le point de l’assemblée des états généraux avec le duc de Noailles. Il me l’avoua comme chose trop connexe aux finances par l’objet qu’on s’en proposoit, pour la lui cacher, après lui avoir dit sa destination. Le duc de Noailles me l’avoua de même avec quelque embarras, et il me parut bientôt après que M. le duc d’Orléans n’étoit plus si déterminé à les assembler. Je le vis aussi mollir tout à fait à l’égard du parlement pour la régence. Cet article lui avoit toujours paru dur, et le dépôt du testament lui fut un prétexte dont il se servit pour cacher sa faiblesse. Je la connoissois trop pour me flatter de l’emporter sur elle pour deux articles aussi majeurs que l’étoient celui-là et celui des états généraux. Ce dernier me sembla toujours si extrêmement important, et à tant de grands égards, que je ne balançai pas à lui sacrifier l’autre. J’espérai d’autant mieux de cette conduite, que ma complaisance délivroit M. le duc d’Orléans de la dispute et de la présence d’un objet où il falloit payer de sa personne, et que je ramassois toutes mes forces pour maintenir l’autre qu’il avoit constamment goûté et résolu jusqu’alors, où il n’avoit nul tour de force à tirer de sol, où au contraire tout étoit riant pour lui, gracieux pour toute la France, aplani partout. C’est ce que je continuai de faire, mais avec peu de progrès jusqu’à la veille de la mort du roi qu’il me déclara nettement qu’il n’y falloit plus penser.

Dès lors j’en vis assez pour mal augurer des affaires. Je sentis l’intérêt du duc de Noailles, qui, dans le plan de la convocation des états généraux, n’auroit pas été maître dans les finances, et qu’il avoit fait comprendre au régent que lui-même ne le seroit pas. Je ne dissimulerai pas que cela ne fût vrai, et même l’un des biens qui m’en paraissoit résulter. L’expérience de ce qui s’est passé depuis dans les finances a dû montrer si j’avois eu raison. Avec le projet d’assembler les états généraux tomba celui de la banqueroute : il ôtait trop les moyens de pêcher en eau trouble. Les liquidations et la continuation des impôts et des traités y ouvroit une large porte aux fortunes, aux grâces, aux défaveurs dont M. le duc d’Orléans, et mieux encore le duc de Noailles, auroit le robinet entre les mains. Par là aussi tomba le projet des taxes, et du même coup celui des remboursements et de la multiplication des récompenses qui ont été expliquées. Il n’est pas temps encore de parler des tristes réflexions dont ce début m’accabla, et des autres choses qui les fortifièrent. Les matières vont tellement se multiplier pendant un mois ou six semaines, que ce sera beaucoup faire de n’en rien oublier, et de les démêler pour les présenter avec quelque netteté et quelque ordre.

Tout à la fin de Marly, le roi parut si affaibli, quoiqu’il n’eût encore rien changé dans ses journées, que Mme la duchesse d’Orléans me tourna sur ses frères, et qu’après quelques détours assez empêtrés, car l’orgueil luciférien souffroit bien d’en venir là, elle me témoigna son inquiétude de la première séance au parlement après le roi, et qu’elle m’auroit une grande obligation si je pouvois détourner les pairs d’y rien faire en des moments déjà si accablants pour elle. Je n’avois pas à être embarrassé de la réponse : je lui dis « que je ne croyois pas que les pairs songeassent [à autre chose] qu’aux affaires indispensables d’une séance qui en seroit aussi chargée, et qu’elle pouvoit se rassurer là-dessus. — Mais, monsieur, reprit-elle, m’en voudriez-vous bien donner vôtre parole, au moins me promettre de faire ce qui sera en vous pour que MM. les pairs ne fassent rien ce jour-là contre le rang de mes frères ? — Oui, madame, lui dis-je, du dernier s’entend, car je ne suis pas le maître de mes égaux, comme vous le pouvez bien penser, mais de les détourner autant qu’il me sera possible à cet égard, et je m’y engage d’autant plus librement que je ne vois pas qu’ils y pensent. Mais tout d’un temps, madame, puisque Votre Altesse Royale me force à lui parler sur un article si délicat, qu’elle prenne garde aux princes du sang ; c’est leur affaire plus que la nôtre depuis l’habilité à la couronne, le nom et la qualité et totalité en tout de princes du sang donnée à MM. vos frères et à leur postérité, et tenez-vous au moins pour avertie que si les princes du sang les attaquent, dans l’instant même nous revendiquerons notre rang à ce qu’il n’y ait personne dans l’intervalle entre les princes du sang et nous, et que tous soient comme nous dans leur rang de pairie. »

Cette déclaration, si amère en soi pour Mme la duchesse d’Orléans, passa le plus doucement du monde au moyen du répit que je lui promettois, et du mépris qu’il lui plaisoit faire de jeunes princes du sang et de Mmes leurs mères. Elle me remercia même fort honnêtement, et avec des marques d’amitié et de confiance. Elle me craignoit étrangement sur ce point de ses frères qu’elle nomma toujours ainsi, sans oser jamais proférer en cette occasion le nom du duc du Maine, qui en avoit encore plus de peur, et qui sûrement n’avoit pas oublié la dernière visite qu’il avoit reçue de moi, en conséquence de laquelle je m’étois conduit depuis à son égard sans mesure. Ma promptitude à répondre à Mme la duchesse d’Orléans ne me coûta guère. Il n’y avoit pas moyen d’attaquer les bâtards et le bonnet tout à la fois, et de détourner les affaires de l’État à des intérêts personnels à régler dans la première séance au parlement, après la mort du roi. L’occasion du bonnet, qui ne s’y pouvoit éviter, ne laissoit pas de choix entre cette affaire et celle des bâtards ; ainsi je ne hasardois rien à leur égard avec Mme la duchesse d’Orléans par ma réponse.

Le vendredi 9 août, le P. Tellier répéta le roi longtemps le matin sur l’enregistrement pur et simple de la constitution, et vit là-dessus le premier président et le procureur général qu’il avoit mandés la veille. Le roi courut le cerf après dîner dans sa calèche qu’il mena lui-même à l’ordinaire pour la dernière fois de sa vie, et parut très abattu au retour. Il eut le soir grande musique chez Mme de Maintenon. Le samedi 10 août, il se promena, avant dîner, dans ses jardins à Marly ; il en revint à Versailles sur les six heures du soir pour la dernière fois de sa vie, et ne revoir jamais cet étrange ouvrage de ses mains. Il travailla le soir chez Mme de Maintenon avec le chancelier, et parut fort mal à tout le monde. Le dimanche 11 août, il tint le conseil d’État, s’alla promener l’après-dînée à Trianon pour ne plus sortir de sa vie. Il avoit mandé le procureur général avec lequel il eut une forte prise. Il en avoit déjà eu une avec lui en présence du premier président et du chancelier, le jeudi précédent à Marly, sur l’enregistrement pur et simple de la constitution. Il trouva le procureur général, seul, armé des mêmes raisons et de la même fermeté. Il ne se sentoit pas en état d’aller lui même au parlement comme il l’avoit annoncé. Quoiqu’il n’en eût pas perdu l’espérance, il n’en fut que plus outré contre le procureur général, jusqu’à sortir de son naturel, et en venir aux menaces de lui ôter sa charge en lui tournant le dos. Ce fut ainsi que finit cette audience dont ce magistrat ne fut pas plus ébranlé.

Le lendemain 12 août, il prit médecine à son ordinaire et vécut à son ordinaire aussi de ces jours-là. On sut qu’il se plaignoit d’une sciatique à la jambe et à la cuisse. Il n’avoit jamais eu de sciatique ni de rhumatisme ; jamais enrhumé, et il y avoit longtemps qu’il n’avoit eu de ressentiment de goutte. Il y eut le soir petite musique chez Mme de Maintenon, et ce fut la dernière fois de sa vie qu’il marcha.

Le mardi 13 août, il fit son dernier effort pour donner, en revenant de la messe, où il [se] fit porter, l’audience de congé, debout et sans appui, à ce prétendu ambassadeur de Perse. Sa santé ne lui permit pas les magnificences qu’il s’étoit proposées comme à sa première audience ; il se contenta de le recevoir dans la pièce du trône, et il n’y eut rien de remarquable. Ce fut la dernière action publique du roi, où Pontchartrain trompoit si grossièrement sa vanité pour lui faire sa cour. Il n’eut pas honte de terminer cette comédie par la signature d’un traité dont les suites montrèrent le faux de cette ambassade. Cette audience, qui fut assez longue, fatigua fort le roi. Il résista en rentrant chez lui à l’envie de se coucher ; il tint le conseil de finance, dîna à son petit couvert ordinaire, se fit porter chez Mme de Maintenon, où il y eut petite musique, et, en sortant de son cabinet, s’arrêta pour la duchesse de La Rochefoucauld qui lui présenta la duchesse de La Rocheguyon sa belle-fille, qui fut la dernière dame qui lui ait été présentée. Elle prit le soir son tabouret au souper du roi qui fut le dernier de sa vie au grand couvert. Il avoit travaillé seul chez lui après son dîner avec le chancelier. Il envoya le lendemain force présents et quelques pierreries à ce bel ambassadeur qu’on mena deux jours après chez un bourgeois à Chaillot, et à peu de distance, au Havre-de-Grâce, où il s’embarqua. Ce fut ce même jour que la princesse des Ursins, effrayée, comme on l’a dit, de l’état du roi, partit de Paris pour gagner Lyon en diligence, le lendemain mercredi, veille de l’Assomption.

Il y avoit plus d’un an que la santé du roi tomboit. Ses valets intérieurs s’en aperçurent d’abord, et en remarquèrent tous les progrès, sans que pas un osât en ouvrir la bouche. Les bâtards, ou, pour mieux dire, M. du Maine le voyoit bien aussi, qui, aidé de Mme de Maintenon et de leur chancelier-secrétaire d’État, hâta tout ce qui le regardoit. Fagon, premier médecin, fort tombé de corps et d’esprit, fut de tout cet intérieur le seul qui ne s’aperçut de rien. Maréchal, premier chirurgien, lui en parla plusieurs fois, et fut toujours durement repoussé. Pressé enfin par son devoir et par son attachement, il se hasarda un matin vers la Pentecôte d’aller trouver Mme de Maintenon. Il lui dit ce qu’il voyoit, et combien grossièrement Fagon se trompoit. Il l’assura que le roi, à qui il avoit tâté le pouls souvent, avoit depuis longtemps une petite fièvre lente, interne ; que son tempérament étoit si bon, qu’avec des remèdes et de l’attention, tout étoit encore plein de ressources, mais que, si on laissoit gagner le mal, il n’y en auroit plus. Mme de Maintenon se fâcha, et tout ce qu’il remporta de son zèle fut de la colère : Elle lui dit qu’il n’y avoit que les ennemis personnels de Fagon qui trouvassent ce qu’il lui disoit là de la santé du roi, sur laquelle la capacité, l’application, l’expérience du premier médecin ne se pouvoit tromper. Le rare est que Maréchal, qui avoit autrefois taillé Fagon de la pierre, avoit été mis en place de premier chirurgien par lui, et qu’ils avoient toujours vécu depuis jusqu’alors dans la plus parfaite intelligence. Maréchal outré, qui me l’a conté, n’eut plus de mesures à pouvoir prendre, et commença dès lors à déplorer la mort de son maître. Fagon, en effet, étoit en science et en expérience le premier médecin de l’Europe, mais sa santé ne lui permettoit plus depuis longtemps d’entretenir son expérience, et le haut point d’autorité où sa capacité et sa faveur l’avoient porté l’avoit enfin gâté. Il ne vouloit ni raison ni réplique, et continuoit de conduire la santé du roi comme il avoit fait dans un âge moins avancé, et le tua par cette opiniâtreté.

La goutte dont il avoit eu de longues attaques avoit engagé Fagon à emmaillotter le roi, pour ainsi dire, tous les soirs dans un tas d’oreillers de plume qui le faisoient tellement suer toutes les nuits, qu’il le falloit frotter et changer tous les matins avant que le grand chambellan et les premiers gentilshommes de la chambre entrassent. Il ne buvoit depuis longues années, au lieu du meilleur vin de Champagne dont il avoit uniquement usé toute sa vie, que du vin de Bourgogne avec la moitié d’eau, si vieux qu’il en étoit usé. Il disoit quelquefois, en riant, qu’il y avoit souvent des seigneurs étrangers bien attrapés à vouloir goûter du vin de sa bouche. Jamais il n’en avoit bu de pur en aucun temps, ni usé de nulle sorte de liqueur, non pas même de thé, café, ni chocolat. À son lever seulement, au lieu d’un peu de pain, de vin et d’eau, il prenoit depuis fort longtemps deux tasses de sauge et de véronique ; souvent entre ses repas et toujours en se mettant au lit des verres d’eau avec un peu d’eau de fleur d’orange qui tenoient chopine, et toujours à la glace en tout temps ; même les jours de médecine il y buvoit et toujours aussi à ses repas, entre lesquels il ne mangea jamais quoi que ce fût, que quelques pastilles de cannelle qu’il mettoit dans sa poche à son fruit avec force biscotins pour ses chiennes couchantes de son cabinet.

Comme il devint la dernière année de sa vie de plus en plus resserré, Fagon lui faisoit manger à l’entrée de son repas beaucoup de fruits à la glace, c’est-à-dire des mûres, des melons et des figues, et celles-ci pourries à force d’être mûres, et à son dessert beaucoup d’autres fruits, qu’il finissoit par une quantité de sucreries qui surprenoit toujours. Toute l’année il mangeoit à souper une quantité prodigieuse de salade. Ses potages, dont il mangeoit soir et matin de plusieurs, et en quantité de chacun sans préjudice du reste, étoient pleins de jus et d’une extrême force, et tout ce qu’on lui servoit plein d’épices, au double au moins de ce qu’on y en met ordinairement, et très fort d’ailleurs. Cela et les sucreries n’étoit pas de l’avis de Fagon, qui, en le voyant manger, faisoit quelquefois des mines fort plaisantes, sans toutefois oser rien dire, que par-ci par-là, à Livry et à Benoist, qui lui répondoient que c’étoit à eux à faire manger le roi, et à lui à le purger. Il ne mangeoit d’aucune sorte de venaison ni d’oiseaux d’eau, mais d’ailleurs de tout, sans exception, gras et maigre, qu’il fit toujours, excepté le carême que quelques jours seulement, depuis une vingtaine d’années. Il redoubla ce régime de fruits et de boisson cet été.

À la fin, ces fruits pris après son potage lui noyèrent l’estomac, en émoussèrent les digestifs, lui ôtèrent l’appétit, qui ne lui avoit manqué encore de sa vie, sans avoir jamais eu ni faim ni besoin de manger, quelque tard que des hasards l’eussent fait dîner quelquefois. Mais aux premières cuillerées de potage, l’appétit s’ouvroit toujours, à ce que je lui ai ouï dire plusieurs fois, et il mangeoit si prodigieusement et si solidement soir et matin, et si également encore, qu’on ne s’accoutumoit point à le voir. Tant d’eau et tant de fruits, sans être corrigés par rien de spiritueux, tournèrent son sang en gangrène, à force d’en diminuer les esprits, et de l’appauvrir par ces sueurs forcées des nuits, et furent cause de sa mort, comme on le reconnut à l’ouverture de son corps. Les parties s’en trouvèrent toutes si belles et si saines qu’il y eut lieu de juger qu’il auroit passé le siècle de sa vie. Son estomac surtout étonna, et ses boyaux par leur volume et leur étendue au double de l’ordinaire, d’où lui vint d’être si grand mangeur et si égal. On ne songea aux remèdes que quand il n’en fut plus temps, parce que Fagon ne voulut jamais le croire malade, et que l’aveuglement de Mme de Maintenon fut pareil là-dessus, quoiqu’elle eût bien su prendre toutes les précautions possibles pour Saint-Cyr et pour M. du Maine. Parmi tout cela, le roi sentit son état avant eux, et le disoit quelquefois à ses valets intérieurs. Fagon le rassuroit toujours sans lui rien faire. Le roi se contentoit de ce qu’il lui disoit sans en être persuadé, mais son amitié pour lui le retenoit, et Mme de Maintenon encore plus.

 Le mercredi, 14 août, il se fit porter à la messe pour la dernière fois, tint conseil d’État, mangea gras, et eut grande musique chez Mme de Maintenon. Il soupa au petit couvert dans sa chambre, où la cour le vit comme à son dîner. Il fut peu dans son cabinet avec sa famille, et se coucha peu après dix heures.

Le jeudi, fête de l’Assomption, il entendit la messe dans son lit. La nuit avoit été inquiète et altérée. Il dîna devant tout le monde dans son lit, se leva à cinq heures, et se fit porter chez Mme de Maintenon, où il eut petite musique. Entre sa messe et son dîner il avoit parlé séparément au chancelier, à Desmarets, à Pontchartrain. Il soupa et se coucha comme la veille. Ce fut toujours depuis de même, tant qu’il put se lever.

Le vendredi 16 août, la nuit n’avoit pas été meilleure ; beaucoup de soif et de boisson. Il ne fit entrer qu’à dix heures. La messe et le dîner dans son lit comme toujours depuis, donna audience dans son cabinet à un envoyé de Wolfenbüttel, se fit porter chez Mme de Maintenon ; il y joua avec les dames familières, et y eut après grande musique.

Le samedi 17 août, la nuit comme la précédente. Il tint dans son lit le conseil de finances, vit tout le monde à son dîner, se leva aussitôt après, donna audience dans son cabinet au général de l’ordre de Sainte-Croix de la Bretonnerie, passa chez Mme de Maintenon, où il travailla avec le chancelier. Le soir, Fagon coucha pour la première fois dans sa chambre.

Le dimanche 18 août se passa comme les jours précédents. Fagon prétendit qu’il n’avoit point eu de fièvre. Il tint conseil d’État avant et après son dîner, travailla après sur les fortifications avec Pelletier à l’ordinaire, puis passa chez Mme de Maintenon, où il y eut musique. Ce même jour le comte de Ribeira, ambassadeur extraordinaire de Portugal, dont la mère, qui étoit morte, étoit sœur du prince et du cardinal de Rohan, fit à Paris son entrée avec une magnificence extraordinaire, et jeta au peuple beaucoup de médailles d’argent et quelques-unes d’or. L’état du roi, qui montroit manifestement ne pouvoir plus durer que peu de jours, et dont je savois par Maréchal des nouvelles plus sûres que celles que Fagon se vouloit persuader à soi et aux autres, me fit penser à Chamillart, qui avoit, en sortant de place, une pension du roi de soixante mille livres. J’en demandai la conservation et l’assurance à M. le duc d’Orléans, et je l’obtins aussitôt avec la permission de le lui mander à Paris. Il y étoit fort touché de la maladie du roi, et fort peu de toute autre chose. Il ne laissa pas d’être agréablement surpris de ma lettre, et d’être bien sensible à un soin de ma part qu’il n’avoit pas eu pour lui-même. Il m’envoya une lettre de remerciement que je rendis à M. le duc d’Orléans. Je n’ai rien fait qui m’ait donné plus de plaisir. La chose demeura secrète jusqu’à la mort du roi ; je ne perdis pas de temps à la faire déclarer incontinent après la régence.

Ce même jour je montai chez le duc de Noailles sur les huit heures du soir, au bas du degré duquel je logeois. Il étoit enfermé dans son cabinet, d’où il vint me trouver dans sa chambre. Après plusieurs propos sur l’état du roi et sur l’avenir, il se mit a enfiler un assez long discours sur les jésuites, dont la conclusion fut de me proposer de les chasser tous de France, de remettre en leur premier état les bénéfices qu’ils avoient fait unir à leurs maisons, et d’appliquer leurs biens aux universités où ils se trouveroient situés. Quoique les propositions extravagantes du duc de Noailles, dont j’ai parlé, me dussent avoir appris qu’il en pouvoit faire encore d’aussi folles, j’avoue que celle-là me surprit autant que si elle eût été la première de ce genre. II s’en aperçut à mon air effrayé, il se mit en raisonnements, et cependant son cabinet s’ouvrit, d’où je vis le procureur général sortir et venir à nous. Plusieurs du parlement étoient venus le matin savoir des nouvelles du roi, comme en tout temps ils y venoient souvent les dimanches, mais j’avois cru le duc de Noailles seul dans son cabinet, et le procureur général retourné à Paris de fort bonne heure, comme ces magistrats faisoient toujours.

À peine se fut-il tiré un siège auprès de nous, que le duc de Noailles lui dit ce qu’il s’agitoit entre lui et moi, qui pourtant n’avois pas dit un mot encore, mais à qui un geste échappé de surprise avoit mis le duc de Noailles en plaidoyer. Il remit le peu qu’il venoit de dire au procureur général, qui l’interrompit bientôt pour me regarder froidement, et me dire de même que c’étoit la meilleure et la plus utile chose que l’on pût faire au commencement de la régence que l’expulsion totale, radicale et sans retour des jésuites hors du royaume, et de disposer sur-le-champ de leurs maisons et de leurs biens en faveur des universités. Je ne puis exprimer ce que je devins à cette sentence du procureur général ; cette folie, assez contagieuse pour offusquer un homme aussi sage, et dans une place qui ne lui permettoit pas d’en ignorer la mécanique et les suites, me fit peur d’en être gagné aussi. L’étonnement où je fus me mit en doute aussi d’avoir bien entendu ; je le fis répéter et je demeurai stupéfoit. Ils s’aperçurent bientôt à ma contenance que j’étois plus occupé de mes pensées que de leurs discours ; ils me prièrent de leur dire ce que je trouvois de leur proposition. Je leur avouai que je la trouvois tellement étrange, que j’avois peine à croire à mes oreilles. Ils se mirent là-dessus, l’un avec feu, l’autre avec poids et gravité, et s’interrompant l’un l’autre, à me dire ce que chacun sait sur les jésuites, leur domination, leur danger pour l’Église et pour l’État et pour les particuliers. À la fin l’impatience me prit, je les interrompis à mon tour, et il me parut que je leur faisois plaisir, dans celle où ils étoient d’entendre ce que j’avois à leur dire.

Je leur déclarai que, pour abréger, je ne leur contesterois rien de tout ce qu’ils voudroient alléguer contre les jésuites, et sur les avantages que trouveroit la France d’en être délivrée, encore qu’il y eût beaucoup à dire là-dessus ; que je me retranchois uniquement sur la cause, le comment et sur les suites ; sur le comment que nous n’étions pas dans une île dont l’intérieur fût désert, comme la Sicile ; où il n’y eût qu’un certain nombre de maisons de jésuites dans deux villes principales, comme Palerme et Messine, et répandues en d’autres gros lieux sur la côte, où il avoit été aisé au vice-roi Maffei de les prendre tous au même instant d’un coup de filet, de les embarquer sur-le-champ, de leur faire prendre le large, et de faire tout de suite de leurs maisons et de leurs biens ce que le roi de Sicile lui avoit ordonné ; que ce prince de plus étoit en droit et en raison d’en user de la sorte avec des gens qui allumoient à visage découvert le feu de la révolte contre lui, sur le différend qu’il avoit avec la cour de Rome ; qui, sur des prétextes les plus frivoles d’immunité ecclésiastique qui même n’avoit pas été violée, entreprenoit d’abolir le tribunal de la monarchie accordé tel qu’il étoit par les papes aux premiers princes normands qui avoient conquis la Sicile, et l’avoient bien voulu relever [1] des papes sans aucune nécessité ni droit, tribunal sans l’exercice duquel les rois de Sicile se trouveroient privés de toute autorité, pour l’abolition duquel Rome prodiguoit ses censures, et, secondée de plusieurs évêques, de quelques-uns du clergé séculier, de presque tout le régulier, surtout des jésuites, portoit la révolte et la sédition dans tous les esprits, et en faisoit un point de conscience ; qu’en France il ne s’étoit rien passé, depuis la mort d’Henri IV jusqu’alors, sur quoi on ait pu, je ne dis pas accuser, mais soupçonner les jésuites de brasser rien contre l’État, ni contre Louis XIII, ni [contre] Louis XIV ; nul délit, par conséquent, sur lequel on pût fonder le bannissement du plus obscur particulier ; quelle violence donc à l’égard de toute une compagnie que ces deux messieurs représentoient si appuyée, si puissante, si dangereuse ; la faire au bout de deux règnes qui l’avoient si constamment favorisée ; la faire à l’entrée d’une régence, qui est toujours un temps de ménagement et de faiblesse ; la faire enfin par un régent accusé de n’avoir point de religion, sans parler du reste, et que la vie publiquement débauchée et les propos peu mesurés sur la religion rendoient infiniment moins propre à cette exécution, quand elle seroit juste et possible.

À l’égard de la manière de l’exécuter, je me trouvois l’esprit trop borné pour en imaginer aucune sur le nombre infini de maisons de jésuites répandues dans toutes les provinces de la domination du roi, et le nombre immense de jésuites qui les remplissoient ; que le tout à la fois, comme avoit fait le Maffei, étoit mathématiquement impossible ; que par parties, quels cris ! quels troubles ! quels mouvements dès les premiers pas ! Cette immensité de jésuites, leurs familles, leurs écoliers, et les familles de ces écoliers, leurs pénitents, les troupeaux de leurs retraites et de leurs congrégations, les sectateurs de leurs sermons, leurs amis et ceux de leur doctrine, quel vacarme avant qu’on en eût nettoyé la province par laquelle on auroit commencé, et quand et comment achèveroit-on dans toutes les provinces ? Où conduire ces exilés ? Hors la frontière la plus prochaine, répondra-t-on ; mais qui les empêchera de rentrer ? point de mer, comme pour retourner en Sicile, ni de grande muraille comme à la Chine, tout ouvert partout, et favorisés de ce nombre immense de tous états et de tous lieux dont je viens de parler. C’est donc une chimère évidemment impossible. Mais supposons-la pour un moment, non seulement faisable, mais exécutée. Que dira la cour de Rome, dont les jésuites sont en France les plus utiles instruments et les plus dévoués à ses prétentions et à ses ordres ? Que dira le roi d’Espagne, si dévot, si publiquement jésuite, et qui est avec M. le duc d’Orléans comme chacun sait ? Que diront toutes les puissances catholiques, chez qui tous les jésuites ont tant de crédit, et de qui presque toutes ils sont les confesseurs ? Et les peuples catholiques de toute l’Europe où par la chaire, le confessionnal, les classes, les jésuites ont autant d’amis et de partisans que ces mêmes moyens leur en donnent en France ? Que diront tous les ordres réguliers, peut-être jusqu’aux bénédictins, dominicains et chanoines réguliers divers [2], les seuls peut-être d’entre les réguliers qui soient ennemis des jésuites ? Ne doit-on pas juger que tous frémiront d’un coup qui peut les frapper à leur tour, si la fantaisie en prend ; qu’ils en craindront le menaçant exemple, et qu’ils se réuniront avec tout ce qui se sentira, ou se croira intéressé à l’empêcher ? et s’ils en viennent à bout, quelle folie, quelle ignominie se sera-t-on si gratuitement préparée, mais quel péril encore, et péril à ne plus pouvoir espérer sûreté ni tranquillité, après s’être mis le dedans et le dehors contre-soi avec ce qu’on appelle la religion à la tête ! Je conclus enfin que cette tentative, si bien concertée qu’elle pût être, seroit la perte de M. le duc d’Orléans, et un tel bouleversement que je ne voyois pas comment ni quand on pourroit le calmer.

Mon discours fut plus étendu que je ne le rapporte, et je ne fus point interrompu. Quand j’eus fini, je vis deux hommes étonnés et fâchés qui ne purent répondre un seul mot à pas une des objections que je venois de faire, et qui en même temps me déclarèrent l’un et l’autre que je ne les avois point persuadés. Tous deux, en s’interrompant l’un l’autre, revinrent au danger des jésuites en France pour le général de l’État et de l’Église, et pour le particulier ; moi à leur répéter que ce n’étoit pas la question, mais la cause, les moyens et les suites, qu’ils avoient ces trois choses à me prouver possibles et garanties. J’avois beau les ramener, ils persistoient, le dirai-je ? à aboyer à la lune. Leur peu de succès avec moi, et l’heure indue pour un magistrat de regagner Paris, nous sépara sans le moindre progrès fait de part ni d’autre. Je sortis en même temps que le procureur général pour revenir chez moi, noyé dans l’étonnement et la recherche de ce que le procureur général pouvoit avoir fait de son sens, de ses lumières, de sa sagesse, et persuadé qu’ils étoient sur cette matière à délibérer ensemble quand j’arrivai, à la manière subite dont le duc de Noailles m’en ouvrit le propos, et dont il le remit au procureur général lorsqu’il nous vint trouver en tiers. Je demeurai à bout sur le procureur général, qui n’avoit sûrement point de vues obliques, mais que le pouvoir du duc de Noailles sur son esprit avoit gagné, déjà ennemi personnel et parlementaire de la société, et qui se laissa aller à la folie de son ami, sans que des raisons aussi nettement décisives l’en pussent faire revenir, quoiqu’il ne leur en pût opposer aucune, et c’est ce qui porta mon étonnement jusqu’à en demeurer confondu.

Le lundi 19 août, la nuit fut également agitée, sans que Fagon voulût trouver que le roi eût de la fièvre. Il eut envie de lui faire venir des eaux de Bourbonne. Le roi travailla avec Pontchartrain, eut petite musique chez Mme de Maintenon, déclara qu’il n’irait point à Fontainebleau, et dit qu’il verroit la gendarmerie le mercredi suivant de dessus son balcon. Il l’avoit fait venir de ses quartiers pour en faire la revue : ce ne fut que ce jour-là qu’il vit qu’il ne le pourroit, et qu’il se borna à la regarder dans la grande cour de Versailles par la fenêtre. Le mardi 20 août, la nuit fut comme les précédentes. Il travailla le matin avec le chancelier ; il ne voulut voir que peu de gens distingués et les ministres étrangers à son dîner, qui avoient, et ont encore, le mardi fixé pour aller à Versailles. Il tint conseil de finances ensuite, et travailla après avec Desmarets seul. Il ne put aller chez Mme de Maintenon, qu’il envoya chercher. Mme de Dangeau et Mme de Caylus y furent admises quelque temps après pour aider à la conversation. Il soupa en robe de chambre dans son fauteuil. Il ne sortit plus de son appartement, et ne s’habilla plus. La soirée courte comme les précédentes. Fagon enfin lui proposa une assemblée des principaux médecins de Paris et de la cour.

Ce même jour, Mme de Saint-Simon, que j’avois pressée de revenir, arriva des eaux de Forges. Le roi entrant après souper dans son cabinet l’aperçut. Il fit arrêter sa roulette, lui témoigna beaucoup de bonté sur son voyage et son retour, puis continua à se faire pousser par Bloin dans l’autre cabinet. Ce fut la dernière femme de la cour à qui il ait parlé, parce que je ne compte pas Mmes de Lévi, Dangeau, Caylus et d’O qui étoient les familières du jeu et des musiques chez Mme de Maintenon, et qui vinrent chez lui quand il ne put plus sortir. Mme de Saint-Simon me dit le soir qu’elle n’auroit pas reconnu le roi, si elle l’avoit rencontré ailleurs que chez lui. Elle n’étoit partie de Marly pour Forges que le 6 juillet.

Le mercredi 21 août, quatre médecins virent le roi, et n’eurent garde de rien dire que les louanges de Fagon, qui lui fit prendre de la casse. Il remit au vendredi suivant à voir la gendarmerie de ses fenêtres, tint le conseil d’État après son dîner, travailla ensuite avec le chancelier. Mme de Maintenon vint après, puis les dames familières, et grande musique. Il soupa en robe de chambre dans son fauteuil. Depuis quelques jours on commençoit à s’apercevoir qu’il avoit peine à manger de la viande, et même du pain, dont toute sa vie il avoit très peu mangé, et depuis très longtemps rien que la mie, parce qu’il n’avoit plus de dents. Le potage en plus grande quantité, les hachis fort clairs, et les œufs suppléoient, mais il mangeoit fort médiocrement.

Le jeudi 22 août, le roi fut encore plus mal. Il vit les quatre autres médecins qui, comme les quatre premiers, ne firent qu’admirer les savantes connoissances et l’admirable conduite de Fagon, qui lui fit prendre sur le soir du quinquina à l’eau, et lui destina pour la nuit du lait d’ânesse. Ne comptant plus dès la veille de pouvoir se mettre sur un balcon pour voir la gendarmerie dans sa cour, il mit à profit pour le duc du Maine jusqu’à sa dernière faiblesse. Il le chargea d’aller faire la revue de ce corps d’élite en sa place, avec toute son autorité, pour en montrer en lui les prémices aux troupes, les accoutumer de son vivant à le considérer comme lui-même, et lui donner envers eux les grâces d’un compte favorable et flatteur. C’est ce que ce foible échappé des Guise et de Cromwell sut se ménager, mais comme il manquoit absolument de leur courage, la peur le saisit de ce qui pourroit lui arriver en cette extrémité connue du roi, si M. le duc d’Orléans connoissoit ses forces naturelles, et s’avisoit d’en faire usage. Il chercha donc un bouclier qui le put mettre à couvert, et il ne lui fut pas difficile par Mme de Maintenon de le trouver.

Mme de Ventadour, excitée par son ancien amant et ami intime le maréchal de Villeroy, qui savoit bien ce qu’il faisoit, donna envie à Mgr le Dauphin d’aller à cette revue. Il commençoit à monter un petit bidet, et il alla demander au roi la permission d’y aller. Le jeu de cette comédie fut visible en ce que l’habit uniforme de capitaine de gendarmerie se trouva tout fait pour M. le Dauphin, qui avoit pris les chausses depuis fort peu. Le roi trouva cette envie d’un enfant fort de son goût, et lui permit d’y aller.

L’état du roi, qui n’étoit plus ignoré de personne, avoit déjà changé le désert de l’appartement de M. le duc d’Orléans en foule. Je lui proposai d’aller à la revue, et sous prétexte d’honorer dans M. du Maine l’autorité du roi même dont il étoit revêtu pour cette revue, de l’y suivre en courtisan, comme il auroit fait le roi même, de lui répondre sur ce ton s’il avoit voulu s’en défendre, de s’attacher à lui malgré lui, d’affecter de ne lui parler jamais que chapeau bas comme il auroit fait au roi, et de le devancer de cinquante pas en approchant de ses compagnies de gendarmerie pour l’y saluer à leur tête, et de le joindre après, et le suivre chapeau bas dans leurs rangs, en même temps de donner fréquemment le coup d’œil à sa suite et aux troupes, de n’y laisser pas ignorer le sarcasme par ses manières respectueusement insultantes, et d’y montrer ce roi de carton pâmé d’effroi et d’embarras. Outre le plaisir de lui marcher ainsi sur le ventre au milieu de son triomphe, il y avoit tout à gagner par l’impression de la peur, et par montrer aux troupes, aux spectateurs, et par eux à la cour et à la ville, quelle est la force de la nature sur l’usurpation, et que, s’il ne s’opposoit à rien pendant la vie du roi qui en étoit aux derniers jours, il n’étoit pas pour laisser jouir ce bâtard des avantages qu’il avoit su se faire donner à son préjudice, et à celui du droit et des lois. M. d’Orléans n’avoit rien à craindre, le roi avoit fait tout ce qu’il avoit pu par ses dispositions contre lui et pour ses bâtards ; personne n’en doutoit, ni n’en pouvoit douter, ni M. le duc d’Orléans non plus. Rien donc à perdre dans cette conduite, dont même l’extérieur, quelque ironique qu’il fût, n’auroit pu fournir aucune plainte ; et encore à qui ? et qui eut pu faire ce Jupiter mourant ? et au contraire tout à gagner en intimidant le duc du Maine et les siens, et se montrant, lui, tel qu’il devoit être à toute la France. Je voulois aussi qu’il s’y montrât nu et sans suite ; que tout ce qui voudroit se ramasser autour de lui, il le renvoyât avec un respect de dérision à M. du Maine ; que sur tout ce qui regarderoit la revue, il s’en expliquât comme le dernier particulier à qui on feroit trop d’honneur d’en parler, et qui ne se sentiroit pas en caractère d’y répondre ; que pour ses propres compagnies, il fit auprès du duc du Maine le personnage d’un officier captant sa protection auprès du roi, dans le compte qu’il lui en devoit rendre, en même temps que lui-même lui rendroit compte de ses compagnies, et lui en présenteroit les officiers en les faisant valoir comme il auroit fait au roi même, mais avec un respect insultant et finement menaçant.

J’avoue que, s’il eût été possible, j’eusse acheté cher de pouvoir être alors M. le duc d’Orléans pour vingt-quatre heures. Tel qu’étoit M. du Maine, je ne sais s’il n’en seroit pas mort de peur. La présence d’un Dauphin de cinq ans ne devoit rien déconcerter. Il n’étoit en âge que de recevoir des respects, tout le reste demeuroit au duc du Maine, et hors de sa présence, même tous les respects, puisqu’il y tenoit la place du roi. Mais la faiblesse de M. le duc d’Orléans ne fut pas capable d’une si délicieuse comédie. Il alla à la revue, il y examina ses compagnies, il salua à leur tête Mgr le Dauphin, il s’approcha peu de M. du Maine qui pâlit en le voyant, et dont l’embarras et l’angoisse frappa tout le monde, qui le laissa pour accompagner toujours M. le duc d’Orléans, sans qu’il y mît rien du sien. Tout ce qui se trouva à la revue se montra indigné de la voir faire au duc du Maine, M. le duc d’Orléans présent ; qu’eut-ce été si ce prince eût eu la force de s’y conduire comme je l’en avois pressé ? il le sentit après, et il en fut honteux ; je m’en servis pour lui donner plus de courage. La gendarmerie même fut indignée, et ne s’en cacha pas, quelque soin que le roi prît de publier et de faire valoir, aux heures où il voyoit encore le monde, aux officiers de la gendarmerie les éloges et les merveilles du compte que le duc du Maine lui avoit rendu de ce corps.

Le public trouva cette commission fort étrange, et le duc du Maine ne gagna rien à se l’être fait donner, quelques flatteries qu’il eût employées envers ce corps pendant et après cette revue. Il voulut, dans son extrême embarras, et qui fut visible à tout ce qui s’y trouva, en faire les honneurs à M. le duc d’Orléans, qui se contenta de lui répondre qu’il n’étoit venu que comme capitaine de gendarmerie, qui n’accepta rien, et qui s’en retourna après avoir vu ses compagnies, et avoir salué Mgr le Dauphin à leur tête. La gendarmerie fut aussitôt après renvoyée dans ses quartiers. Ce fut là où M. le duc d’Orléans et le duc du Maine sentirent les prémices de ce qui les attendoit. Tout y courut au premier, et laissa l’autre qui en demeura confondu ; les troupes mêmes furent frappées du contraste. Le public s’en expliqua durement et librement, et trouva que cette fonction étoit due à M. le duc d’Orléans, si [elle devoit être faite] par un prince, ou par un maréchal de France, ou un officier général distingué pour en rendre simplement compte au roi.

Je me donnai en miniature de particulier le plaisir que M. le duc d’Orléans n’avoit osé prendre en prochain régent du royaume. J’allai voir Pontchartrain chez qui je n’allois presque jamais, et j’y tombai comme une bombe, chose toujours plus triste et plus fâcheuse pour la bombe que pour ceux qui la reçoivent, mais qui pour cette fois ne le fut que pour la compagnie, et me fit un double plaisir. Les ministres étoient fort en peine de leur sort. La terreur du roi les retenoit encore, aucun d’eux n’avoit osé se tourner vers M. le duc d’Orléans ; la vigilance du duc du Maine et la frayeur de Mme de Maintenon les tenoit de court, parce qu’il restoit encore assez de vie au roi pour les chasser, et qu’ils n’auroient pu en ce cas se flatter d’être regardés par M. le duc d’Orléans comme ses martyrs, mais seulement comme martyrs de leur tardive politique. Je voulus donc jouir de l’embarras de Pontchartrain, et me donner le plaisir de me jouer à mon tour de ce détestable cyclope.

Je le trouvai enfermé avec Besons et d’Effiat, mais ses gens, après un instant d’incertitude, n’osèrent me refuser sa porte. J’entrai donc dans son cabinet, où le premier coup d’œil m’offrit trois hommes assis si proche les uns des autres, et leurs têtes ensemble, qui se réveillèrent comme en sursaut à mon arrivée, avec un air de dépit que j’aperçus d’abord, et qui se changea aussitôt en compliments qui tenoient du désordre que mon importune présence leur causoit. Plus je les vis empêtrés et interrompus dans le petit conseil qu’ils tenoient, plus je m’en divertis, et moins j’eus envie de me retirer, comme j’aurois fait en tout autre temps. Ils l’espéroient, mais comme ils virent que je me mis à parler de choses indifférentes, en homme qui ne songeoit pas qu’il les incommodoit, Effiat fit sèchement la révérence, Besons aussitôt après, et s’en allèrent.

Pontchartrain, qui jusqu’alors n’avoit ni recueilli ni fait aucun cas de Besons, avoit réclamé leur parenté quand il sentit son besoin auprès de M. le duc d’Orléans. Il en fit son patron, et Besons, que son attachement à M. le duc d’Orléans avoit fourré parmi ses officiers, et qui s’étoit fait ami d’Effiat, l’avoit mis dans les intérêts de Pontchartrain. Dès qu’ils furent sortis, j’eus la malice de lui dire que je croyois les avoir interrompus, et que j’aurois mieux fait de les laisser. Pontchartrain, à travers les compliments, me l’avoua assez pour me donner lieu à lui dire qu’il étoit là avec deux hommes bien en état de le servir. L’agonie où il sentoit sa fortune l’aveugla au point de ne pas voir que je ne cherchois qu’à le faire parler pour me moquer de lui, et d’oublier assez ses forfaits, et tout ce qui s’étoit passé entre lui et moi, pour se flatter de ma visite, et me parler avec une sorte de confiance ornée de respects à lui jusqu’alors inconnus. Je n’eus pas même la peine de me l’attirer par des compliments vagues et des propos de cour ; il s’enfila de lui-même, me conta ses peines, ses inquiétudes, son embarras, son apologie, enfin, à l’égard de M. le duc d’Orléans, m’avoua qu’il avoit eu recours à Besons, et par lui à d’Effiat, vanta l’amitié et les bontés, car ce roi des autres se ravala jusqu’à ce mot, qu’il recevoit d’eux, et revint toujours à ses inquiétudes, lardant par-ci par-là des demi-mots qui marquoient combien il désiroit ma protection, et combien il étoit embarrassé de n’oser tout à fait me la demander.

Après m’être longtemps réjoui à l’entendre ramper de la sorte, je lui dis que je m’étonnois qu’un homme d’esprit comme lui, qui avoit tant d’usage de la cour et du monde, pût s’inquiéter de ce qu’il deviendroit après le roi qui en effet (le regardant bien fixement) n’en avoit pas, à ce qu’il paraissoit, pour longtemps ; qu’avec sa capacité et son expérience dans la marine, dans laquelle il pouvoit compter qu’il n’étoit personne qui approchât de lui, M. le duc d’Orléans seroit trop heureux de le continuer dans une charge si nécessaire et si principale, et dans laquelle un homme comme lui ne pouvoit être succédé par personne qui en eût la moindre notion. Il me parut que je lui rendois la vie, mais comme il étoit fort prolixe, il ne laissoit pas de revenir à ses craintes, que je me plus diverses fois à appuyer à demi, à voir pâlir mon homme, puis à le rassurer par ces mêmes discours qu’il étoit un homme nécessaire dans sa place, duquel il n’étoit pas possible de se passer, et qui par là, sûr de son fait, pouvoit vivre en paix et n’avoir besoin de personne. Cette savoureuse comédie que je me donnai dura bien trois bons quarts d’heure. J’y eus grand soin de ne pas dire un seul mot qui sentît l’offre de service, l’avis ni l’amitié passée ; je n’eus que la peine de lâcher de fois à autre quelques mots pour entretenir son flux de bouche, et j’y appris que Besons et d’Effiat s’étoient rendus ses protecteurs. J’étois journellement assuré par M. le duc d’Orléans qu’il ne le laisseroit pas en place, en déclarant le choix des membres du conseil de marine, et je m’applaudissois ainsi de ma secrète dérision en face ; et de me voir si sûr et si près de lui tenir la parole dont j’ai parlé en son temps.

Desmarets, qui ne se sentoit pas mieux assuré que Pontchartrain, se souvint alors que j’étois au monde. Louville, gendre du frère de Mme Desmarets, me vint parler pour lui. Il étoit, comme on l’a vu, de tout temps mon ami intime ; il n’ignoroit pas la conduite que j’avois eue avec Desmarets, ni ses procédés avec moi. Il m’étala ses respects, ses regrets, ses désirs, et les appuya de son esprit et de son éloquence. Je ne m’ouvris point avec lui de l’expulsion de Desmarets résolue, mais je lui dis qu’il étoit désormais trop tard de se repentir à mon égard, et nettement que Desmarets étoit un homme dont je m’étois bien su passer jusqu’alors, et dont je ne voulois ouïr parler de ma vie. Cette éconduite fut suivie d’une lettre de la duchesse de Beauvilliers, pressante au dernier point, qui parloit aussi au nom de la duchesse de Chevreuse, et qui, pour dernier motif, vouloit me toucher en faveur de Desmarets par sa capacité pour les finances, et par les besoins de l’État à l’égard d’une partie si principale. Je répondis tout ce que je pus de plus respectueux, de plus dévoué, de plus soumis, pour faire passer le refus inébranlable sur Desmarets, sans m’expliquer d’ailleurs sur ce qu’il avoit à craindre ni à espérer, tellement que la fermeté de ces deux refus me délivra de sollicitations nouvelles, et put augmenter les frayeurs du brutal et insolent ministre, et les regrets à mon égard de sa folle ingratitude.

Ce même jour, jeudi 22 août, que le duc du Maine fit au lieu du roi la revue de la gendarmerie, le roi ordonna à son coucher au duc de La Rochefoucauld de lui faire voir le lendemain matin des habits pour choisir celui qui lui conviendroit en quittant le deuil d’un fils de Mme la duchesse de Lorraine, qu’on appeloit le prince François, qui avoit vingt-six ans et les abbayes de Stavelo et de Malmédy. On voit ici combien il y avoit qu’il ne marchoit plus, qu’il ne s’habilloit plus même les derniers jours qu’il se fit porter chez Mme de Maintenon, qu’il ne sortoit de son lit que pour souper en robe de chambre, que les médecins couchoient dans sa chambre et dans les pièces voisines, enfin qu’il ne pouvoit plus rien avaler de solide, et il comptoit encore, comme on le voit ici, de guérir, puisqu’il comptoit de s’habiller encore, et qu’il voulut se choisir un habit pour quand il le pourroit mettre. Aussi voit-on la même suite de conseils, de travail, d’amusements ; c’est que les hommes ne veulent point mourir, et se le dissimulent tant et si loin qu’il leur est possible.

Le vendredi 23 août se passa comme les précédents. Le roi travailla le matin avec le P. Tellier, puis n’espérant plus pouvoir voir la gendarmerie, il la renvoya dans ses quartiers. La singularité de ce jour-là fut que le roi ne dîna pas dans son lit, mais debout, en robe de chambre. Il s’amusa après avec Mme de Maintenon, puis avec les dames familières. Pendant tous ces temps-là il faut se souvenir que les courtisans un peu distingués entrèrent à ses repas, ceux qui avoient les grandes ou les premières entrées à sa messe, et à la fin de son lever, et au commencement de son coucher, M. le duc d’Orléans comme les autres, et que le reste des journées que les conseils ou les ministres laissoient vide, étoit rempli, comme quand il étoit debout, par ses bâtards, bien plus M. du Maine que le comte de Toulouse, et souvent M. du Maine y demeuroit avec Mme de Maintenon seule, et quelquefois avec les dames familières, entrant et sortant toujours, comme à son ordinaire, par le petit degré du derrière des cabinets, en sorte qu’on ne le voyoit jamais entrer ni sortir, ni le comte de Toulouse ; Mme de Maintenon et les dames familières toujours par les antichambres : les valets intérieurs étoient, comme à l’ordinaire, avec le roi, quand il n’y avoit que ses bâtards ou personne, mais peu, lorsque M. du Maine étoit seul avec lui.

Il a fallu conduire la maladie du roi jusqu’à la veille de son extrémité, avec ce qui s’est passé alors, sans en faire perdre de vue la suite par un trop long récit qui y fût étranger, pour y conserver l’ordre des choses. La même raison veut surtout que tout ce qui appartient à son extrémité jusqu’à sa fin soit encore moins interrompu : c’est ce qui m’engage à placer ici tout de suite ce qui n’avoit pu l’être en sa place précise sans déranger cette suite et la netteté que je m’y suis proposée, pour en conserver l’ordre sans l’altérer. Il faut maintenant retourner un peu sur ses pas, et aller tout de suite un peu au delà du jour où nous en sommes, pour reprendre après cette espèce de journal où nous le laissons présentement pour ne le plus interrompre jusqu’à la mort du roi.




  1. C’est-à-dire déclarer relevant des papes, comme un vassal relevait de son suzerain.
  2. Chanoines soumis à une règle monastique, comme les prémontrés, les antonins, les génovéfains, etc. Les chanoines réguliers furent institués par les conciles tenus à Rome, en 1059 et 1063. Ils s’établirent en France, à Saint-Victor de Paris, en 1119.