Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/11


CHAPITRE XI.


Survivances, brevets de retenue et charges à rembourser. — Raisons et moyen de le faire, et multiplication de récompenses à procurer. — Taxe proposée n’a rien de contraire à la convocation des états généraux, qui lui est favorable. — Autres remboursements peu à peu dans la suite. — Nulle grâce expectative. — Remplir subitement les vacances. — Réparation des chemins par les troupes. — Extérieur du roi à imiter, et fort utile ; et conduite personnelle.


J’avois depuis fort longtemps une idée dans la tête que je voulus examiner, et voir si elle étoit possible, lorsque je commençai à m’apercevoir de la diminution de la santé du roi. Je fis sur cela un travail à la Ferté, où je m’aidai de gens plus propres que moi au calcul, sans leur communiquer à quoi il tendoit, et je connus qu’il y avoit de l’étoffe. Voici quelle elle étoit : je voulois rendre M. le duc d’Orléans maître de toutes les principales charges de la cour, à mesure qu’elles viendroient à vaquer, et d’autres dont je parlerai après, et lui donner auprès du roi l’honneur de les lui faire trouver libres à sa majorité. Il n’y en avoit presque plus qui ne fussent en survivance ou chargées de gros brevets de retenue qui tendoient au même effet. Par ce moyen elles étoient rendues héréditaires. Qui n’en avoit point n’en pouvoit espérer, le roi n’avoit rien à disposer. Les fils succédant aux pères obtenoient sûrement, ou sur-le-champ ou tôt après, le même brevet de retenue ; et si, par un hasard d’une fois en vingt ans, il s’en trouvoit une à disposer, c’étoit en payant le brevet de retenue par le successeur, qui alors en obtenoit sur-le-champ un pareil. Cette grâce lui faisoit bien trouver la somme entière du prix de la charge, mais les arrérages de cet emprunt étoient au moins égaux aux appointements de la charge, en sorte qu’il la faisoit à ses dépens et s’y ruinoit souvent. Je voulois donc payer tous ces brevets de retenue. C’eût été une grâce inespérée pour ceux qui en avoient que cela eût libérés du fonds hypothéqué dessus, et leur eût laissé libre et en gain la jouissance de leurs appointements.

Tout le gré de tant de gens considérables en eût été à M. le duc d’Orléans, qui, dans le cours de sa régence, auroit eu le choix libre pour remplir les vacances, et l’auroit remis au roi à sa majorité. Mais aussi la condition essentielle étoit de se faire une loi immuable de ne donner jamais ni survivances ni brevets de retenue pour quelque raison que ce pût être. Chacun alors auroit espéré et se seroit conduit de façon à fortifier son espérance, et on auroit banni l’indécence de voir des enfants exercer les premières charges, et de jeunes gens gorgés les déshonorer par leur conduite, fondée sur une situation brillante qui ne peut leur manquer, et qui ne leur laisse ni crainte de perdre ni désir d’obtenir. Or les hommes se mènent presque tous beaucoup mieux par l’espérance et par la dépendance que par la reconnoissance et par d’autres égards, ce qui rendoit ce remboursement beau coup plus utile encore à un régent, qui par là acquéroit l’un et l’autre.

J’en voulois faire autant et par mêmes raisons, pour les gouvernements de province dont l’objet n’étoit pas fort, non plus que leurs lieutenances générales que j’avois encore plus à cœur. Voici ma raison d’affection particulière. Le nombre d’officiers généraux étoit devenu excessif dans ces guerres continuelles, par cette détestable méthode de faire de nombreuses promotions par l’ordre du tableau. En même temps presque point de récompenses ; en sorte qu’on a vu des maréchaux de camp et force brigadiers demander, accepter avec joie, et n’obtenir pas toujours des emplois dont, avant cette foule, les commandants de bataillons des vieux corps se croyoient mal récompensés. Un gouvernement de place de quinze ou seize mille livres de rente à tout tirer, ordinairement à résidence, est tout ce qu’un bon et ancien lieutenant général peut espérer. Les gouvernements bons et médiocres ne sont pas en très grand nombre ; de sorte que beaucoup de lieutenants généraux attendent longtemps, et que plusieurs n’en ont jamais, et c’est pourtant tout ce qu’ils peuvent espérer. Les grands-croix de Saint-Louis sont en très petit nombre, et quelque prostitution qu’il se soit faite des colliers de l’ordre du Saint-Esprit, ils sont rares pour ces récompenses, et ne donnent pas de subsistance. Je voulois donc affecter toutes les lieutenances générales des provinces à la récompense des lieutenants généraux, et les lieutenances de roi des provinces aux maréchaux de camp, ce qui, avec les gouvernements de places qui leur en servent jusqu’à cette heure, fourniroit à tous, en observant que le même n’eût jamais l’un et l’autre. Rien de plus naturel, de plus convenable, ni de plus utile au vrai service du roi et à celui des provinces que cette sorte de récompense qui laisseroit les très petits gouvernements de places et de forts, et tous les états-majors des places, aux brigadiers et à ce grand nombre d’officiers si dignes de récompense. Je voulois que ces lieutenants généraux et ces lieutenants de roi des provinces en fissent les fonctions, et remettre ainsi l’épée en lustre et en autorité, en bridant et humiliant les intendants des provinces, et, cette foule de trésoriers de France, d’élus [1], de petits juges, de gens de rien, enrichis et enorgueillis, qui sous les intendants sont les tyrans des provinces, le marteau continuel de la noblesse, et le fléau du peuple qu’ils dévorent.

Rien de si indécent que la manière dont ces lieutenances générales et de roi des provinces se trouvoient remplies. Les premières étoient devenues le patrimoine des possesseurs ; c’étoient souvent des enfants, presque toujours des personnes aussi ineptes. Les autres héréditaires par l’édit assez nouveau de leur création n’étoient presque remplies que de gens qui n’étoient pas ou bien à peine gentilshommes, et qui pour leur argent avoient couru après ce petit titre pour se recrépir. Rembourser les uns et les autres, c’étoit ôter des images la plupart ridicules, pour leur substituer mérite, valeur, âge, maintien, usage de commander, en même temps se dévouer tout le militaire par une telle et si nombreuse destination de récompenses. Le moyen étoit par une taxe sourde aux gens d’affaires. L’expérience doit avoir dégoûté des chambres de justice. L’argent et la protection y sauvent tous les gros richards qui ne se sont pas rendus absolument odieux, et de ceux-là encore il s’en tire beaucoup d’affaire. On les vexe pour enrichir le protecteur ; les alliances que la misère des gens de qualité leur a fait faire avec eux en délivrent encore un grand nombre ; les médiocres financiers ont aussi leurs ressources pour échapper ; les taxes, faites pour la forme, obtiennent des remises et des modérations ; en un mot beaucoup de bruit qui perd le crédit dont on a besoin tant que la finance demeure sur le pied où elle est ; grands frais que le roi paye ; force grâces à droite et à gauche aux dépens des malheureux ; au bout nul profit pour le roi, ou si mince qu’on est honteux de l’avouer. Au lieu d’une si ruineuse méthode, parler à l’oreille à ces gens-là, leur dire qu’on ne veut ni les décréditer, ni les tourmenter, ni mettre leurs affaires au jour, mais qu’on n’est pas aveugle aussi sur leurs gains excessifs, qu’il est raisonnable qu’ils en aident le roi, et qu’ils ne se commettent pas à un traitement rigoureux, au lieu du gré qu’ils acquerront à faire les choses de bonne grâce, et se prépareront les voies à remplir une partie du vide qu’ils s’imposeront ; les assurer que ce qu’on leur demande demeurera secret, pour ne pas intéresser leur crédit et leur réputation ; leur faire à chacun des propositions modérées et proportionnées à ce que l’on peut raisonnablement savoir de leurs profits ; leur répartir les brevets de retenue et les lieutenances générales des provinces par lots, suivant ce qu’on seroit convenu avec eux, et le temps court pour apporter les démissions et les quittances ; et si quelques-uns d’eux faisoient les insolents, les traiter militairement, de Turc à More, et subitement sans merci pour donner exemple aux autres.

À l’égard de ceux qui sont revêtus de ces emplois, dont il se trouveroit quelques-uns à conserver jusqu’à vacance, leur parler civilement, mais en leur montrant qu’on veut être obéi. Pour les lieutenances de roi, où il y en auroit peut-être fort peu à conserver : mais en leur déclarant qu’il n’y a plus d’hérédité, la plupart se trouveroient de telle espèce qu’il n’y auroit pas grande différence entre elles et les charges municipales créées de même, et qui ont été supprimées aux dernières paix, et point ou très peu remboursées. Quelle comparaison entre le mécontentement des remboursés et des supprimés de ces charges, et l’acclamation de toutes les troupes que M. le duc d’Orléans se dévoueroit par la réalité et par l’espérance de cette multiplication de belles récompenses, depuis le premier lieutenant général jusqu’au dernier enseigne et cornette, parce que ce grand nombre de différentes récompenses déboucheroit bien plus aisément les tètes des corps, et donneroit de justes espérances à la queue de monter plus tôt, et d’arriver ; et quelle sûreté et quelle facilité dans tout le cours de la régence ; et quelle considération après recueilleroit ce prince de s’être ainsi attaché toute la cour et tout le militaire de tout grade, et de les avoir mis de plus dans sa dépendance par ces solides espérances ! Je dis jusqu’au dernier cornette : en voici la raison.

En proposant à M. le duc d’Orléans tout ce qui vient d’être expliqué dans cet article, je lui fis considérer que toutes les récompenses au-dessous des officiers généraux n’étoient que pour l’infanterie qui est le nerf de l’État, et ne devoient aussi aller qu’à elle, parce que la cavalerie n’entend point les places ; qu’en même temps la cavalerie étoit aussi trop maltraitée depuis que les extrêmes besoins avoient engagé à retrancher les bons quartiers d’hiver et mille autres revenants-bons qui n’étoient pas de règle, mais sur lesquels M. de Louvois, et son fils après lui, fermoient les yeux pour un bien-être nécessaire à entretenir de belle cavalerie, et à suppléer aux récompenses dont les officiers sont privés en se retirant presque tous, parce qu’elles ne consistent qu’en pensions rares et modiques, et que ce moyen n’étoit pas onéreux, comme eût été d’en augmenter le pied. Ainsi je proposai à M. le duc d’Orléans de se faire une règle inaltérable de borner les officiers d’infanterie aux états-majors que les officiers supérieurs ne leur embleroient plus, et à la plus modique portion qu’il se pourroit de grâces sur l’ordre de Saint-Louis, d’en affecter toutes les autres à la cavalerie et aux dragons, et toutes les pensions de retraite que le roi se trouveroit en état de donner, sans plus aucune à l’infanterie, au moyen de quoi il empêcheroit par cette étoffe et par cette espérance la tête de ces régiments de quitter par ennui, par dégoût, par craindre d’achever de se ruiner, inconvénient qui renouvelle sans cesse ces corps, et qui les dépouille d’officiers expérimentés et capables.

En même temps je le pressai de songer, autant que les finances le pourroient porter, au rétablissement de la marine, d’où dépend en un royaume flanqué des deux mers toute la sûreté et la prospérité de son commerce et de ses colonies, qui est la source de l’abondance ; objet dont la nécessité et l’importance augmente à mesure que la longue paix intérieure de l’Angleterre, paix inouïe jusqu’ici depuis la durée de cette monarchie, l’a mise en état de couvrir toutes les mers de ses vaisseaux, et d’y donner la loi à toutes les autres puissances, tandis qu’il a été un temps où le roi a disputé l’empire de la mer à l’Angleterre et à la Hollande unies contre lui, et y a eu des succès et des victoires. Par cette même raison, augmenter l’émulation, en ne souffrant plus à l’avenir que les vice-amiraux devenant maréchaux de France conservassent leur vice-amirauté, puisqu’ils se trouvoient revêtus du premier grade militaire qui commandoit à tous, par quoi ce dédoublement feroit monter tout le monde ; et destiner aussi des récompenses, dont la marine est presque totalement privée, en lui affectant le gouvernement de tous les ports, et tous leurs états-majors, ce qui éviteroit de plus mille inconvénients pour le service, et des tracasseries sans fin entre les officiers de terre et de mer.

Revenant après sur mes pas à la taxe, je dis à M. le duc d’Orléans que cette entreprise n’avoit rien de contraire à ma proposition d’assembler les états généraux, parce que leur convocation n’étoit faite que pour rendre publique la situation forcée où il trouvoit les finances, et leur donner le choix des remèdes et de l’ordre qu’ils seroient d’avis d’y apporter. Que, quelque taxe qu’on se pût proposer par une chambre de justice, ou par toute autre voie, elle ne pouvoit remplir aucun de ces deux objets ; et que celle qu’il feroit ne touchoit aussi ni à l’un ni à l’autre, par quoi il seroit toujours vrai de dire aux états qu’il n’avoit fait, en attendant leur assemblée et leur délibération, que continuer la forme de l’administration qu’il avoit trouvée dans les finances, sans innover en rien, pour leur laisser toutes choses entières. J’ajoutai que je ne voyois point d’occasion plus favorable de faire et de presser la taxe telle que je la proposois, qu’au moment de la première publicité de la convocation des états, pour faire peur aux financiers d’être abandonnés à leur merci, et les assurer qu’en payant avant leur première assemblée, ils seroient garantis de leur haine, de leur vengeance et de tout ce qu’ils avoient tant lieu d’en appréhender, ce qui seroit le plus puissant et le plus pressant véhicule à céder et à payer promptement. Mon projet pour les suites, dont je fis sentir l’importance et la convenance à M. le duc d’Orléans, étoit de trouver moyen de payer peu à peu tous les régiments de cavalerie, d’infanterie et de dragons pour en ôter la vénalité à jamais, qui ferme la porte à tout grade militaire à qui n’y peut atteindre, et en laisseroit la libre disposition au roi. La France est le seul pays du monde où les offices de la couronne, les charges de la cour et de la guerre, et les gouvernements soient vénaux ; les inconvénients de cet usage aussi pernicieux qu’il est unique sont infinis, et il n’est point immense de l’abolir. À l’égard des autres sortes de charges, il seroit chimérique de penser sérieusement à en ôter la vénalité, tant cette mer est vaste, mais bien important de ne perdre pas les occasions de rendre libres les charges des premiers présidents, et des procureurs généraux des parlements, chambres des comptes et cours des aides, pour que le roi en pût disposer librement.

Je n’oubliai pas encore de remontrer à M. le duc d’Orléans avec combien de raison le roi s’étoit rendu si difficile sur les coadjutoreries d’évêchés et d’abbayes, qu’on n’en voyoit plus depuis longtemps, l’inconvénient de l’ambition des parents, et si souvent [celui] de la mésintelligence qui se mettoit entre les titulaires et les coadjuteurs ; je le fis souvenir du juste repentir qu’avoit eu le roi de la complaisance qu’il avoit eue de permettre celle de Cluni, et combien il se devoit garder, et le roi, lorsqu’il seroit majeur, de prendre jamais d’engagement avec qui que ce fût pour rien qui ne fût pas vacant, et combien il étoit utile tant pour les places de l’Église que pour toutes les autres, de se former un état de ceux qu’on croit devoir placer par étages et par classes, afin de pouvoir choisir soi-même le successeur d’une place dont le titulaire menace une ruine prochaine, ou dont on apprend la mort, pour n’être pas en proie aux demandeurs, à gens quelquefois qu’on ne veut pas refuser, et pouvoir disposer sur-le-champ de la vacance pour donner soi-même, en avoir le gré, et ne se les laisser pas arracher avec peu ou point de reconnoissance, et encore moins de choix. Je le fis souvenir du très juste scrupule qui avoit obligé le roi à délivrer de vénalité les charges de ses aumôniers, parce qu’elles étoient le chemin ouvert aux bénéfices et aux prélatures, et le soin qu’il devoit se prescrire de ne l’y pas laisser rentrer ; chose, s’il n’y étoit exact, qui seroit trouvée bien plus mauvaise de lui par la licence de sa vie jusqu’alors, qui lui feroit mépriser les faubourgs de la simonie que le roi avoit si saintement anéantis.

Je lui parlai aussi de l’affreux état où on avoit laissé tomber les chemins par tout le royaume, tandis que chaque généralité payoit de si grosses sommes pour leur réparation et entretien, et que si on en employoit quelque chose, il en demeuroit la moitié dans la poche des entrepreneurs, qui faisoient encore de très mauvais ouvrages, et qui ne duroient rien ; que cet article étoit de la dernière importance pour le commerce intérieur du royaume qu’il interceptoit totalement en beaucoup d’endroits, faute de ponts et de chaussées qui manquoient sans nombre, et qui obligeoient à faire de longs détours, ce qui, joint au nombre doublé et triplé de chevaux pour traîner les voitures dans les chemins rompus où elles s’embourboient et se cassoient continuellement, causoit une triple dépense, qui, sans compter la peine et le travail, dégoûtoit les moins malaisés, et passoit les forces de tous les autres ; que la Flandre espagnole ou conquise, l’Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, le Languedoc lui donnoient un exemple qu’il falloit suivre, et qui méritoit qu’il entrât dans la comparaison de l’aisance et du profit qu’y trouvoient ces provinces, pour leurs commerces de toutes les sortes, avec le dommage qu’éprouvoit tout le reste du royaume. Que pour y parvenir, il étoit aisé de répandre en pleine paix les troupes par le royaume, et de se servir d’elles pour la réparation des chemins ; qu’elles y trouveroient un bien-être qui ne coûteroit pas le demi-quart de ce qui s’y dépenseroit par tout autre moyen, que les officiers y veilleroient à un travail assidu, continuel, et toutefois réparti de façon à ne pas trop fatiguer les troupes ; que les ingénieurs qu’on emploieroit à visiter ces travaux, et les officiers qui en seroient les témoins, tiendroient de court les entrepreneurs sur la bonté de l’ouvrage et la solidité, de même que sur les gains illicites des gens du métier qui y seroient employés, et sur les friponneries des secrétaires et des domestiques des intendants, et souvent des intendants eux-mêmes, sur leurs négligences, leurs préférences, et qu’en quatre ans, et pour fort peu de chose qui encore tourneroit au profit des troupes, les chemins se trouveroient beaux, bons et durables.

À l’égard des ponts, qu’il n’étoit pas difficile d’avoir un état de ceux qui étoient à refaire ou à réparer ; destiner ce qu’on pourroit pour le faire peu à peu, commençant par les plus nécessaires, et choisir les ingénieurs les plus en réputation d’honneur et d’intelligence en ouvrages, pour se trouver présents avec autorité aux adjudications qui en seroient faites par les intendants, et tenir de près les entrepreneurs sur la bonté, la solidité et la diligence des ouvrages qu’ils auroient entrepris, mais qu’à tout cela il falloit suite et fermeté, et se résoudre à des châtiments éclatants à quiconque les mériteroit, sans qu’aucune considération les en pût garantir ; que c’est à l’impunité qui a porté l’audace au comble qu’il se faut prendre des voleries immenses qui appauvrissent le roi, ruinent le peuple, causent mille sortes de désordres partout et enrichissent ceux qui les font, et beaucoup tête levée, assurés qu’ils sont qu’il n’en sera autre chose par la protection qu’ils ont, et souvent pécuniaire, ou même par leur propre considération, et de ce qu’ils sont eux-mêmes ; et si une fois en vingt ans il arrive quelque excès si poussé qu’il ne soit pas possible de n’en pas faire quelque sorte de justice, jamais elle n’a été plus loin que de déposséder le coupable de l’emploi dont il a abusé, qui, peu après, se raccroche à un autre, au pis aller demeure oisif, et jouit de ses larcins sans être recherché de rien de tout ce qu’il a commis.

Cette méthode, à l’égard des chemins, ôteroit de soi-même un autre abus, qui est multiplié à l’infini, qui est que sur une somme destinée et touchée effectivement pour tel ou tel chemin, l’homme de crédit qui s’en trouve à quelque distance, un intendant des finances, un fermier général, un trésorier de toute espèce, suprêmement les ministres, détournent ce fonds en partie, quelquefois en total pour leur faire des chemins, des pavés, des chaussées, des ponts qui ne conduisent qu’à leurs maisons de campagne, et dans leurs terres, moyennant quoi il ne se parle plus de la première et utile destination pour le public, et l’intendant qui y a connivé y trouve une protection sûre, qui le fait regarder avec distinction par les maîtres de son avancement. Je comptai à ce propos à M. le duc d’Orléans que c’étoit ainsi que les puissants de ce temps-ci, c’est-à-dire de la plume et de la robe, car il n’y en a plus d’autres, avoient embelli leurs parcs et leurs jardins de pièces d’eau revêtues de canaux, de conduites d’eau, de terrasses qui avoient coûté infiniment, et dont ils n’avoient déboursé que quelques pistoles, et que le roi parlant à Mme de La Vrillière dans son carrosse où étoit Mme la duchesse de Berry et Mme de Saint-Simon, allant à la chasse de Châteauneuf où elle avoit été de Fontainebleau, elle lui en avoit vanté la terrasse, qui est en effet d’une rare beauté sur la Loire : « Je le crois bien, répondit sèchement le roi, c’est à mes dépens qu’elle a été faite, et sur les fonds des ponts et chaussées de ces pays-là pendant bien des années. » J’ajoutai que si l’image d’un secrétaire d’État, car cette charge n’est pas autre chose, avoit osé faire ce trait sans qu’il en ait rien été, que n’auront pas fait tous les autres secrétaires d’État, et gens en place considérables dans la robe, dans la plume, et en sous-ordre, les financiers et les petits tyranneaux que j’ai nommés dans les provinces ? Tout cela fut fort goûté et approuvé ; et il me parut que M. le duc d’Orléans étoit résolu à cette exécution.

Je ne manquai pas de le prier de se souvenir combien de fois lui et moi, tête à tête, nous nous étions échappés à l’envi sur les détails dont le roi se piquoit, qui le persuadoient, aidés de l’adresse, de l’intérêt, des artifices de ses ministres, qu’il voyoit, qu’il faisoit, qu’il gouvernoit tout par lui-même, tandis qu’amusé par des bagatelles, il laissoit échapper le grand qui devenoit la proie de ses ministres, parce que le jour n’a que vingt-quatre heures, et que le temps qu’on emploie au petit, on le perd pour le grand, sur lequel ils le faisoient tomber insensiblement du côté qu’ils vouloient, chacun dans son tripot. Je lui dis que, malgré la force de cet exemple et de son propre sentiment, il devoit être en garde continuelle avec lui-même sur l’appât des détails, qui sont la curiosité, les découvertes, tenir les gens en bride, briller aisément à ses propres yeux et à ceux des autres par une intelligence qui perce tant de différentes parties, le plaisir de paroître avec peu de peine, de sentir qu’on est maître et qu’on n’a qu’à commander, au lieu que le grand vous commande, oblige aux réflexions, aux combinaisons, à la recherche et à la conduite des moyens, occupe tout l’esprit sans l’amuser, et fait sentir l’impuissance de l’autorité qui humilie au lieu de flatter, et qui bande l’application à la recherche et à la suite de ce qui peut amener le succès auquel on tend, et fait sentir les fautes qu’on y a faites et l’inquiétude de les réparer, en sorte que rien de plus satisfaisant que les détails qui sont tous sous la main du prince, mais qui ne lui rapportent que du vent, parce qu’ils sont le partage du subalterne sous ses ordres généraux, qui là-dessus en sait plus que lui ; et que rien n’est plus pénible et ne flatte moins que le travail en grand, du succès duquel dépend la prospérité des affaires, et la gloire et la réputation du prince qui s’y donne, parce qu’il ne peut être le partage d’un autre, et qui y réussit. Non qu’il faille abandonner tous les détails aux autres, mais s’y appliquer et s’en faire rendre compte, de manière à tenir tout en ordre et en haleine, sans pourtant s’imaginer que ce soit si parfaitement que rien n’échappe, parce qu’il ne faut pas se proposer l’impossible, mais y entrer de façon qu’on n’y donne que très peu d’un temps, court, précieux, et qui s’enfuit sans cesse, qui doit de préférence être employé au plus important, et se contenter pour le reste d’une direction générale, surtout comprendre que ne pouvant suffire à tout, force est de se fier à ceux qu’on a choisis pour le courant, et souvent bien davantage ; que cette confiance excite et pique d’honneur et d’attachement, au contraire de la défiance qui ne sert qu’à être trompé, à décourager, à dégoûter, et souvent à se proposer de tromper, puisque le prince mérite de l’être par son injuste défiance.

Je le conjurai aussi de se défaire absolument de cet esprit de tracasserie puisé d’enfance dans la cour de Monsieur, entretenu depuis par l’habitude avec les femmes, et par la fausse idée de découvrir et de croire être mieux servi en brouillant les uns avec les autres, parce que pour une fois que cela réussit avec des étourdis, ou par une surprise de colère, trompe sans cesse le prince par cela même dont il est rendu la dupe, dès qu’il est reconnu pour user de ce bas artifice qui lui éloigne et ferme la bouche à ses vrais serviteurs, et lui rend les autres ennemis. Ce n’est pas qu’il n’y ait mesure à tout, singulièrement entre l’abandon aux gens et la vigilante défiance. C’est où le sens, la connoissance des personnes, l’expérience, la suite des choses et des affaires conduisent l’esprit. Se fermer aux rapports, surtout aux avis anonymes, c’est-à-dire aux fripons, tenir les yeux ouverts à tout, mais avec tranquillité, éplucher à part soi des apparences qui se trouvent si souvent trompeuses ; si l’examen persuade qu’il y ait cause d’approfondir, le faire avec précaution et délicatesse ; être en garde s’il n’y a rien au bout contre la honte et quelquefois le dépit de s’être trompé ; si au contraire il se rencontre infidélité réelle ou incapacité dangereuse, se défaire sans délai irrémissiblement du sujet, plus ou moins honnêtement, suivant le mérite de la chose, également pour se délivrer du danger, et pour servir d’exemple aux autres, car j’y reviens toujours, nous périssons en tout genre par l’impunité. J’insistai souvent sur tout ce dernier article, par la connoissance que j’avois du caractère de M. le duc d’Orléans.

Je lui dis aussi qu’il ne falloit pas moins se souvenir qu’après nous être souvent licenciés sur les détails du roi dans nos conversations, nous y étions convenus aussi d’une de ses plus grandes parties, qu’il falloit bien inspirer à son successeur d’imiter, et à laquelle je souhaitois passionnément que son image qu’il alloit être voulût faire l’effort de se conformer. Cette partie si utile est la dignité constante, et la règle continuelle de son extérieur. L’une présentoit en tous les moments qu’il pouvoit être vu une décence majestueuse qui frappoit de respect ; l’autre une suite de jours et d’heures, où, en quelque lieu qu’il fût, on n’avoit qu’à savoir quel jour et quelle heure il étoit, pour savoir aussi ce que le roi faisoit, sans jamais d’altération en rien, sinon d’employer les heures qu’il passoit dehors, ou à des chasses, ou à de simples promenades. Il n’est pas croyable combien cette exactitude en apportoit en son service, à l’éclat de sa cour, à la commodité de la lui faire et de lui parler, si on n’avoit que peu à lui dire, combien de règle à chacun, de commodité au commerce des uns avec les autres, d’agrément en ces demeures, de facilité et d’expédition à ses affaires, et à celles de tout le monde, ni combien son habitation constante hors de Paris faisoit d’une part un triage salutaire et commode, de l’autre un rassemblement continuel qui faisoit tout trouver à chacun sous sa main, et qui faisoit plus d’affaires, et donnoit plus d’accès à tous les ministres et à tous leurs bureaux en un jour, qu’en quinze si la cour étoit à Paris, par la dispersion des demeures et la dissipation du lieu.

Outre ces raisons également essentielles et vraies, j’en avois d’autres de craindre le séjour de la cour prochaine à Paris, par le caractère de M. le duc d’Orléans, sa facilité d’écouter, et de se laisser en prise à tout le monde, et à un monde éloigné par état et par habitude de la cour, et qui ne l’irait pas chercher à Versailles, ou bien rarement et bien incommodément, par conséquent hors de portée de recharges et de cabales entre eux pour l’attaquer par plusieurs et par divers côtés, gens ineptes en affaires d’État et de cour, ignorants, suffisants, croyant devoir tout gouverner ; à un autre monde encore aussi ignorant, non moins avide, familiarisé avec lui par les plaisirs et les étranges parties, d’autant plus dangereux qu’ils le connoissoient mieux, et dont tout le soin pour le posséder et le gouverner seroit de le dissiper, de lui faire perdre tout son temps, de l’amuser par des ridicules toujours aisés à donner, dont le périlleux effet sur ceux qu’ils attaqueroient seroit funeste aux affaires et au prince ; enfin les indécences, les maîtresses, un fréquent opéra où il alloit de plain-pied de son appartement, et mille inconvénients semblables, des soupers scandaleux et des sorties nocturnes qui les ramassoient tous ensemble.

Je lui dis, en lui représentant tous ces détails fort au long, qu’il savoit que depuis très longtemps je m’abstenois de lui parler de la vie qu’il menoit, parce que j’en avois reconnu l’inutilité ; mais que l’extrême nécessité où son nouvel état l’alloit mettre de la quitter m’ouvroit la bouche pour le supplier de penser sérieusement, et de bonne foi en lui-même ce qu’il trouveroit et ce qu’il ne pourroit s’empêcher de dire, s’il étoit particulier, d’un régent du royaume qui, à plus de quarante ans, mèneroit et se piqueroit de plus de mener la vie d’un jeune mousquetaire de dix-huit ans, avec des compagnies souvent obscures, et telles que des gens de caractère n’oseroient voir ; quel poids une telle conduite pouvoit donner à son autorité au dedans, à sa considération dans les pays étrangers, à son crédit dès que le roi commenceroit à voir et à entendre, quels contre-temps aux affaires, quelle indécence à tout, quelle prise sur sa faveur aux petits compagnons de ses plaisirs, quelle honte, et quel embarras à lui-même vis-à-vis des personnages françois et étrangers, quelle large porte aux discours, quel péril de mépris et du peu d’obéissance qui le suit toujours ! J’ajoutai que le comble de la mesure seroit l’impiété, et tout ce qui la sentiroit, qui feroit ses ennemis de toute la nation dévote, cléricale, monacale, dont le danger étoit extrême, et qui en même temps lui éloigneroit les honnêtes gens, et ceux qui auroient des mœurs, de la gravité, surtout de la religion ; que par là il rétorqueroit contre lui ce raisonnement des libertins, qu’il aimoit à répéter et à applaudir ; que la religion est une chimère que les habiles gens ont inventée pour contenir les hommes, les faire vivre sous certaines lois qui maintiennent la société, pour s’en faire craindre, respecter, obéir, et qui étoit nécessaire aux rois et aux républiques pour cet usage, à tel point qu’il n’y avoit point eu de peuples policés qui n’en aient eu une que leur gouvernement avoit soigneusement maintenue, jusqu’aux différents peuples sauvages, à quoi leurs anciens et leur conseil étoient très exacts pour eux-mêmes, et pour ceux qui leur obéissoient. Qu’il devoit donc comprendre l’intérêt qu’il avoit de respecter la religion par ses propres principes, et de ne montrer pas un exemple d’impiété qui le rendroit odieux.

J’appuyai beaucoup sur un article si principal, et je lui dis ensuite qu’il ne s’agissoit point d’hypocrisie, qui est une autre extrémité fort méprisable, mais de s’interdire tout propos libre sur la religion, de traiter avec sérieux tout ce qui y a rapport, et d’en observer au moins les dehors par une pratique bien facile, dès qu’on s’en tient à l’écorce, et au pur indispensable de cette écorce ; de ne souffrir en sa présence, ni plaisanterie, ni discours indiscret là-dessus, et de vivre au moins en honnête mondain qui respecte la religion du pays qu’il habite, et qui ne montre rien du peu de cas qu’il en fait. Je lui fis sentir le danger d’une maîtresse dans la place qu’il alloit remplir, et je le conjurai que, s’il avoit là-dessus des faiblesses, il eût soin de changer continuellement d’objet, pour ne se laisser pas prendre et subjuguer par l’amour qui naîtroit de l’habitude, et de se conduire dans cette misère avec toutes les précautions qu’y apportent certains prélats qui veulent conserver leur réputation par le secret profond de leur désordre.

Je lui représentai qu’il auroit désormais tant d’occupations, et si intéressantes, qu’il lui seroit aisé de ne plus dépendre de son corps, si son esprit n’étoit plus corrompu que l’animal de son âge, et qu’il avoit un intérêt si pressant de se faire aimer, estimer, respecter, considérer et obéir, que c’étoit bien de quoi contenir et occuper son esprit. Qu’en toutes choses la mécanique étoit bien plus importante qu’elle ne sembloit l’être ; que celle de ses journées serviroit entièrement à la règle des affaires et à sa réputation, à éviter que tout ne tombât l’un sur l’autre, et que lui-même pensât à la débauche, non pas même à regretter ces sortes de plaisirs. Que pour cela, il se falloit tout d’abord établir un arrangement de journée, d’affaires, de cour, et de quelque délassement qui se pût soutenir, et qui ne lui laissât aucun vide, auquel il falloit être fidèle, et se regarder comme faisoient les ministres du roi fort employés, qui disoient qu’ils n’avoient pas le temps de se déranger d’un quart d’heure, qui disoient vrai, et qui le pratiquoient. Ne se pas excéder d’une tâche trop forte, dont la nouveauté plaît d’abord, que l’importance des choses fait regarder comme nécessaire, mais dont on se lasse, et qui se change imperceptiblement à bien moins qu’il ne faut, dont on profite aux dépens du prince, et qui met bientôt les affaires en désordre. Se garder aussi de perdre beaucoup de temps en audiences, surtout de femmes, qui en demandent souvent pour fort peu de choses, qui dégénèrent en conversations et en plaisanteries, qui ont souvent un but dont le prince ne s’aperçoit pas, et qui tirent vanité de leur longueur et, si elles le peuvent, de leur fréquence. Les accoutumer à attendre chez Madame et chez Mme la duchesse d’Orléans, les heures où il va chez elles, et dans leur antichambre, parler debout à celles qui sortiront au-devant de lui, écouter bien le nécessaire, suivre soigneusement l’excellente pratique du feu roi qui presque jamais ne répondoit qu’un : « Je verrai ; » couper fort poliment très court, et hors des cas fort rares, n’en voir jamais ailleurs pour affaires, et se mettre sur le pied qu’une fois entré dans la pièce où est Madame et Mme la duchesse d’Orléans, aucune femme ne le tire à part, ou s’approchant de lui, parle d’aucune affaire. Une éconduite polie, mais sèche, aux premières quelles qu’elles puissent être, qui voudroient tenter cette familiarité, empêchera sûrement qu’aucune s’y hasarde. À l’égard des hommes, tout l’ordinaire du monde lui parlera en passant comme on faisoit au roi, et cela en débouche beaucoup chaque jour.

Les personnes des conseils, ce qui en emporte un nombre considérable et des principaux, le pourront aisément en travaillant avec lui et en entrant au conseil, dans la pièce précédente duquel les gens d’une considération distinguée lui parleront, avec lesquels il en usera comme avec les dames. Ce doit être là aussi où le gros du monde n’entrera point, où les audiences lui seront demandées en lui disant en deux mots le pourquoi. Ce sera à lui à juger si la chose le mérite, ou se peut expliquer là en peu de paroles. En général il doit être très sobre à accorder des audiences qui font perdre beau coup de temps. Avec de l’exactitude à éviter tout détail non nécessaire, à ne point écrémer les conseils, et à être jaloux de les maintenir dans leurs fonctions, il se trouvera que la matière des audiences sera bien rétrécie. Je n’oubliai pas le soin de voir le roi tous les jours, souvent à des heures différentes et rompues pour se tenir dans l’usage d’y aller à toute heure sans nouveauté et d’en être reçu sans surprise, avec un respect qui lui plaise, parce qu’il n’y a rien de si glorieux que les enfants, et que ceux qui l’environneront y seront bien attentifs, et avec la familiarité aussi qui convient à la naissance et à la place, qui ménagée avec esprit accoutume et apprivoise les enfants. Aller quelquefois aux heures de lui présenter le service, y être ouvert et gracieux à ses gens, avoir pour eux l’accès facile, les écouter avec patience si quelqu’un d’eux veut lui parler en entrant ou en sortant, mais pour les réponses en user comme avec les autres, et toutefois être attentif à leur faire plaisir.

À l’égard des princes et princesses du sang qui arriveront tout droit dans son cabinet, sans que cela se puisse empêcher, les recevoir debout tant qu’il pourra, pour les obliger par ce mésaise d’abréger, alléguer les affaires pressées pour couper le plus court, et leur proposer de s’épargner cette peine en lui envoyant quelqu’un de leur confiance sur l’affaire dont il s’agit, afin de s’en mieux éclaircir, en effet pour perdre moins de temps et être plus libre d’abréger ; pour les ministres étrangers qui ne chercheront toujours qu’à le pénétrer et l’engager, force honnêtetés, force clôture, force fermeté, et les renvoyer aux affaires étrangères. Cela lui procurera toujours le loisir d’examiner, de délibérer, et de se tenir hors de toute prise.

Le roi n’a jamais traité avec pas un ; il savoit d’avance quelle seroit la matière de l’audience demandée, répondoit courtement et sans jamais enfoncer ni s’engager encore moins ; si le ministre insistoit, ce qu’il n’osoit guère, il lui disoit honnêtement qu’il ne pouvoit s’expliquer davantage, en lui montrant Torcy, qui étoit toujours présent, comme celui qui savoit ses intentions, et avec qui le ministre pouvoit traiter. Il l’éconduisoit ainsi, et si le ministre faisoit la sourde oreille, il le quittoit avec une légère inclination de tête, et se retiroit dans un autre cabinet. Il falloit bien alors que le ministre étranger s’en allât, à qui Torcy en montroit civilement le chemin. C’est l’imitation que je proposai entière et ferme à M. le duc d’Orléans, avec les suppléments de politesse que demande la différence qui est entre un régent et un roi tel surtout que Louis XIV. J’eus toujours attention à ne lui rien dire sur Mme la duchesse de Berry, que j’affectai de ne nommer jamais directement ni indirectement ; l’aventure de Fontainebleau que j’ai racontée m’avoit rendu sage ; mais mon silence sur un point qui se présentoit si naturellement, en traitant tous les autres, devoit au moins être expressif, même éloquent. Si la suite fait voir combien je perdis mon temps et mes peines, la vérité veut que je ne retienne rien et que j’expose tout avec sincérité.




  1. On appelait élus, des magistrats qui jugeaient en première instance les procès relatifs à l’assiette des tailles et autres impôts. Leur nom venait de ce que primitivement ils avaient été élus par l’assemblée des états généraux, en 1357.