Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/4


CHAPITRE IV.


La Dauphine à Marly pour la dernière fois. — M. le Duc éborgné. — Retour à Versailles. — Tabatière très-singulièrement perdue. — La Dauphine malade. — La Dauphine change de confesseur et reçoit les sacrements, — Mort de la Dauphine. — Éloge, fraits et caractère de la Dauphine. — Le roi à Marly. — Le Dauphin à Versailles, puis à Marly. — État du Dauphin, que je vois pour la dernière fois. — Le Dauphin malade. — Le Dauphin croit Boudin bien averti. — Bouldue ; quel ; juge Boudin bien averti. — Mort du Dauphin. — Je veux tout quitter et me retirer de la cour et du monde ; Mme de Saint-Simon m’en empêche sagement. — Éloge, traits et caractère du Dauphin.


Le roi, comme je l’ai dit, étoit allé à Marly le lundi 18 janvier. La Dauphine s’y rendit de bonne heure avec une grande fluxion sur le visage, et se mit au lit en arrivant. Elle se leva à sept heures, parce que le roi voulut qu’elle tînt le salon. Elle y joua en déshabillé, tout embéguinée, vit le roi chez Mme de Maintenon peu avant son souper, et de là vint se mettre au lit, où elle soupa. Elle ne se leva le lendemain 19 que pour jouer dans le salon et voir le roi, d’où elle revint se mettre au lit et y souper. Le 20, sa fluxion diminua, et elle fut mieux ; elle y étoit assez sujette par le désordre de ses dents. Elle vécut les jours suivants à son ordinaire.

Le samedi 30, le Dauphin et M. le duc de Berry allèrent avec M. le Duc faire des battues. Il geloit assez fort ; le hasard fit que M. le duc de Berry se trouva au bord d’une mare d’eau fort grande et longue, et M. le Duc de l’autre côté fort loin, vis-à-vis de lui. M. le duc de Berry tira ; un grain de plomb, qui glissa et rejaillit sur la glace, porta jusqu’à M. le Duc à qui il creva un œil. Le roi apprit cet accident dans ses jardins. Le lendemain dimanche, M. le duc de Berry alla se jeter aux genoux de Mme la Duchesse. Il n’avoit osé y aller la veille, ni voir depuis M. le Duc qui prit ce malheur avec beaucoup de patience. Le roi le fut voir le dimanche, le Dauphin aussi et la Dauphine qui y avoit été déjà la veille. Ils y retournèrent le lendemain lundi 1 février. Le roi fut aussi chez Mme la Duchesse, et s’en retourna à Versailles. Mme la Princesse, toute sa famille, et plusieurs dames familières de Mme la Duchesse, vinrent s’établir à Marly. M. le duc de Berry fut cruellement affligé. M. le Duc fut assez mal et assez longtemps, puis eut la rougeole tout de suite à Marly, et après quelque intervalle de guérison, la petite vérole à Saint-Maur.

Le vendredi 5 février, le duc de Noailles donna une fort belle boîte pleine d’excellent tabac d’Espagne à la Dauphine, qui en prit et le trouva fort bon. Ce fut vers la fin de la matinée ; en entrant dans son cabinet où personne n’entroit, elle mit cette boîte sur la table et l’y laissa. Sur le soir la fièvre lui prit par frissons. Elle se mit au lit et ne put se lever, même pour aller dans le cabinet du roi, après le souper. Le samedi 6 la Dauphine, qui avoit eu la fièvre toute la nuit, ne laissa pas de se lever à son heure ordinaire et de passer la journée à l’ordinaire, mais le soir la fièvre la reprit. Elle continua médiocrement toute la nuit, et le dimanche 7 encore moins ; mais sur les six heures du soir, il lui prit tout à coup une douleur au-dessous de la tempe, qui ne s’étendoit pas tant qu’une pièce de six sous, mais si violente qu’elle fit prier le roi qui la venoit voir de ne point entrer. Cette sorte de rage de douleur dura sans relâche jusqu’au lundi 8, et résista au tabac en fumée et à mâcher, à quantité d’opium et à deux saignées du bras. La fièvre se montra davantage lorsque les douleurs furent un peu calmées ; elle dit qu’elle avoit plus souffert qu’en accouchant.

Un état si violent mit la chambre en rumeur sur la boîte que le duc de Noailles lui avoit donnée. En se mettant au lit le jour qu’elle l’avoit reçue et que la fièvre lui prit, qui étoit le vendredi 5, elle en parla à ses dames, louant fort la boîte et le tabac, puis dit à Mme de Lévi de la lui aller chercher dans son cabinet où elle la trouveroit sur la table. Mme de Lévi y fut, ne la trouva point ; et pour le faire court, toute espèce de perquisition faite, jamais on ne la revit depuis que la Dauphine l’eut laissée dans son cabinet sur cette table. Cette disparition avoit paru fort extraordinaire dès le moment qu’on s’en aperçut, mais les recherches inutiles qui continuèrent à s’en faire, suivies d’accidents si étranges et si prompts, jetèrent les plus sombres soupçons. Ils n’allèrent pas jusqu’à celui qui avoit donné la boîte, ou ils furent contenus avec une exactitude si générale qu’ils ne l’atteignirent point. La rumeur s’en restreignit même dans un cercle peu étendu. On espéroit toujours beaucoup d’une princesse adorée, et à la vie de laquelle tenoit la fortune diverse suivant les divers états de ce qui composoit ce petit cercle. Elle prenoit du tabac à l’insu du roi, avec confiance, parce que Mme de Maintenon ne l’ignoroit pas ; mais cela lui auroit fait une vraie affaire auprès de lui s’il l’avoit découvert ; et c’est ce qu’on craignoit en divulguant la singularité de la perte de cette boîte.

La nuit du lundi au mardi 9 février, l’assoupissement fut grand toute cette journée, pendant laquelle le roi s’approcha du lit bien des fois, la fièvre forte, les réveils courts avec la tête engagée, et quelques marques sur la peau qui firent espérer que ce seroit la rougeole, parce qu’il en couroit beaucoup, et que quantité de personnes connues en étoient en ce même temps attaquées à Versailles et à Paris. La nuit du mardi au mercredi 10 se passa d’autant plus mal que l’espérance de rougeole étoit déjà évanouie. Le roi vint dès le matin chez Mme la Dauphine, à qui on avoit donné l’émétique. L’opération en fut telle qu’on la pouvoit désirer, mais sans produire aucun soulagement. On força le Dauphin qui ne bougeoit de sa ruelle de descendre dans les jardins pour prendre l’air, dont il avoit grand besoin, mais son inquiétude le ramena incontinent dans la chambre. Le mal augmenta sur le soir, et à onze heures il y eut un redoublement de fièvre considérable. La nuit fut très-mauvaise. Le jeudi, 11 février, le roi entra à neuf heures du matin chez la Dauphine, d’où Mme de Maintenon ne sortoit presque point, excepté les temps où le roi étoit chez elle. La princesse étoit si mal qu’on résolut de lui parler de recevoir ses sacrements. Quelque accablée qu’elle fut, elle s’en trouva surprise ; elle fit des questions sur son état, on lui fit les réponses les moins effrayantes qu’on put, mais sans se départir de la proposition, et peu à peu des raisons de ne pas différer. Elle remercia de la sincérité de l’avis, et dit qu’elle alloit se disposer.

Au bout de peu de temps on craignit les accidents. Le P. La Rue, jésuite, son confesseur et qu’elle avoit toujours paru aimer, s’approcha d’elle pour l’exhorter à ne différer pas sa confession. Elle le regarda, répondit qu’elle l’entendoit bien et en demeura là. La Rue lui proposa de le faire à l’heure même et n’en tira aucune réponse. En homme d’esprit il sentit ce que c’étoit, et en homme de bien il tourna court à l’instant. Il lui dit qu’elle avoit peut-être quelque répugnance de se confesser à lui, qu’il la conjuroit de ne s’en pas contraindre, surtout de ne pas craindre quoi que ce soit là-dessus ; qu’il lui répondoit de prendre tout sur lui ; qu’il la prioit seulement de lui dire qui elle vouloit, et que lui-même l’irait chercher et le lui amèneroit. Alors elle lui témoigna qu’elle seroit bien aise de se confesser à M. Bailly, prêtre de la mission de la paroisse de Versailles. C’étoit un homme estimé, qui confessoit ce qui étoit de plus régulier à la cour, et qui, au langage du temps, n’étoit pas net du soupçon de jansénisme, quoique fort rare parmi ces barbichets. Il confessoit Mmes du Châtelet et de Nogaret, dames du palais, à qui quelquefois la Dauphine en avoit entendu parler. Bailly se trouva être allé à Paris. La princesse en parut peinée et avoir envie de l’attendre ; mais, sur ce que lui remontra le P. de La Rue qu’il étoit bon de ne pas perdre un temps précieux qui, après qu’elle auroit reçu les sacrements, seroit utilement employé par les médecins, elle demanda un récollet qui s’appeloit le P. Noël, que le P. La Rue fut chercher lui-même à l’instant, et le lui amena.

On peut imaginer l’éclat que fit ce changement de confesseur en un moment si critique et si redoutable, et tout ce qu’il fit penser. J’y reviendrai après. Il ne faut pas interrompre un récit si intéressant et si funestement curieux. Le Dauphin avoit succombé. Il avoit caché son mal tant qu’il avoit pu pour ne pas quitter le chevet du lit de la Dauphine. La fièvre trop forte pour être plus longtemps dissimulée l’arrêtoit, et les médecins, qui lui vouloient épargner d’être témoin des horreurs qu’ils prévoyoient, n’oublièrent rien et par eux-mêmes et par le roi pour le retenir chez lui, et l’y soutenir de moment en moment par les nouvelles factices de l’état de son épouse.

La confession fut longue. L’extrême-onction fut administrée incontinent après, et le saint-viatique tout de suite, que le roi fut recevoir au pied du grand escalier. Une heure après, la Dauphine demanda qu’on fît les prières des agonisants. On lui dit qu’elle n’étoit point en cet état-là, et avec des paroles de consolation on l’exhorta à essayer de se rendormir. La reine d’Angleterre vint de bonne heure l’après-dînée ; elle fut conduite par la galerie dans le salon qui la sépare de la chambre où étoit la Dauphine. Le roi et Mme de Maintenon étoient dans ce salon, où on fit entrer les médecins pour consulter en leur présence ; ils étoient sept de la cour ou mandés de Paris. Tous d’une voix opinèrent à la saignée du pied avant le redoublement ; et, au cas qu’elle n’eût pas le succès qu’ils en désiroient, à donner l’émétique dans la fin de la nuit. La saignée du pied fut exécutée à sept heures du soir. Le redoublement vint, ils le trouvèrent moins violent que le précédent. La nuit fut cruelle. Le roi vint de fort bonne heure chez la Dauphine. L’émétique qu’elle prit sur les neuf heures fit peu d’effet. La journée se passa en symptômes plus fâcheux les uns que les autres ; une connoissance par rares intervalles. Tout à fait sur le soir la tête tourna dans la chambre où on laissa entrer beaucoup de gens, quoique le roi y fût, qui peu avant qu’elle expirât en sortit, et monta en carrosse au pied du grand escalier avec Mme de Maintenon et Mme de Caylus, et s’en alla à Marly. Ils étoient l’un et l’autre dans la plus amère douleur, et n’eurent pas la force d’entrer chez le Dauphin.

Jamais princesse arrivée si jeune ne vint si bien instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu’elle avoit reçues. Son habile père, qui connoissoit à fond notre cour, la lui avoit peinte, et lui avoit appris la manière unique de s’y rendre heureuse. Beaucoup d’esprit naturel et facile l’y seconda, et beaucoup de qualités aimables lui attachèrent les cœurs, tandis que sa situation personnelle avec son époux, avec le roi, avec Mme de Maintenon lui attira les hommages de l’ambition. Elle avoit su travailler à s’y mettre dès les premiers moments de son arrivée ; elle ne cessa tant qu’elle vécut de continuer un travail si utile, et dont elle recueillit sans cesse tous les fruits. Douce, timide, mais adroite, bonne jusqu’à craindre de faire la moindre peine à personne, et, toute légère et vive qu’elle étoit, très-capable de vues et de suite de la plus longue haleine, la contrainte jusqu’à la gêne, dont elle sentoit tout le poids, sembloit ne lui rien coûter. La complaisance lui étoit naturelle, couloit de source ; elle en avoit jusque pour sa cour.

Régulièrement laide, les joues pendantes, le front trop avancé, un nez qui ne disoit rien, de grosses lèvres mordantes, des cheveux et des sourcils châtain brun fort bien plantés, des yeux les plus parlants et les plus beaux du monde, peu de dents et toutes pourries dont elle parloit et se moquoit la première, le plus beau teint et la plus belle peau, peu de gorge mais admirable, le cou long avec un soupçon de goître qui ne lui seyoit point mal, un port de tête galant, gracieux, majestueux et le regard de même, le sourire le plus expressif, une taille longue, ronde, menue ; aisée, parfaitement coupée, une marche de déesse sur les nuées ; elle plaisoit au dernier point. Les grâces naissoient d’elles-mêmes de tous ses pas, de toutes ses manières et de ses discours les plus communs. Un air simple et naturel toujours, naïf assez souvent, mais assaisonné d’esprit, charmoit, avec cette aisance qui étoit en elle, jusqu’à la communiquer à tout ce qui l’approchoit.

Elle vouloit plaire même aux personnes les plus inutiles et les plus médiocres, sans qu’elle parût le rechercher. On étoit tenté de la croire toute et uniquement à celles avec qui elle se trouvoit. Sa gaieté jeune, vive, active, animoit tout, et sa légèreté de nymphe la portoit partout comme un tourbillon qui remplit plusieurs lieux à la fois, et qui y donne le mouvement et la vie. Elle ornoit tous les spectacles, étoit l’âme des fêtes, des plaisirs, des bals, et y ravissoit par les grâces, la justesse et la perfection de sa danse. Elle aimoit le jeu, s’amusoit au petit jeu, car tout l’amusoit ; elle préféroit le gros, y étoit nette, exacte, la plus belle joueuse du monde, et en un instant faisoit le jeu de chacun ; également gaie et amusée à faire, les après-dînées, des lectures sérieuses, à converser dessus, et à travailler avec ses dames sérieuses ; on appeloit ainsi ses dames du palais les plus âgées. Elle n’épargna rien jusqu’à sa santé, elle n’oublia pas jusqu’aux plus petites choses, et sans cesse, pour gagner Mme de Maintenon, et le roi par elle. Sa souplesse à leur égard étoit sans pareille et ne se démentit jamais d’un moment. Elle l’accompagnoit de toute la discrétion que lui donnoit la connoissance d’eux, que l’étude et l’expérience lui avoient acquise, pour les degrés d’enjouement ou de mesure qui étoient à propos. Son plaisir, ses agréments, je le répète, sa santé même, tout leur fut immolé. Par cette voie elle s’acquit une familiarité avec eux, dont aucun des enfants du roi, non pas même les bâtards, n’avoit pu approcher.

En public, sérieuse, mesurée, respectueuse avec le roi, et en timide bienséance avec Mme de Maintenon, qu’elle n’appeloit jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l’amitié. En particulier, causante, sautante, voltigeante autour d’eux, tantôt perchée sur le bras du fauteuil, de l’un ou de l’autre, tantôt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautoit au cou, les embrassoit, les baisoit, les caressoit, les chiffonnoit, leur tiroit le dessous du menton, les tourmentoit, fouilloit leurs tables, leurs papiers, leurs lettres, les décachetoit, les lisoit quelquefois malgré eux, selon qu’elle les voyoit en humeur d’en rire, et parlant quelquefois dessus. Admise à tout, à la réception des courriers qui apportoient les nouvelles les plus importantes, entrant chez le roi à toute heure, même des moments pendant le conseil, utile et fatale aux ministres mêmes, mais toujours portée à obliger, à servir, à excuser, à bien faire, à moins qu’elle ne fût violemment poussée contre quelqu’un, comme elle fut contre Pontchartrain, qu’elle nommoit quelquefois au roi votre vilain borgne, ou par quelque cause majeure, comme elle le fut contre Chamillart. Si libre, qu’entendant un soir le roi et Mme de Maintenon parler avec affection de la cour d’Angleterre dans les commencements qu’on espéra la paix par la reine Anne : « Ma tante, se mit-elle à dire, il faut convenir qu’en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois, et savez-vous bien pourquoi, ma tante ? » et toujours courant et gambadant, « c’est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous les reines. » L’admirable est qu’ils en rirent tous deux et qu’ils trouvèrent qu’elle avoit raison.

Je n’oserois jamais écrire dans des Mémoires sérieux le trait que je vais rapporter, s’il ne servoit plus qu’aucun à montrer jusqu’à quel point elle étoit parvenue d’oser tout dire et tout faire avec eux. J’ai décrit ailleurs la position ordinaire où le roi et Mme de Maintenon étoient chez elle. Un soir qu’il y avoit comédie à Versailles, la princesse, après avoir bien parlé toutes sortes de langages, vit entrer Nanon, cette ancienne femme de chambre de Mme de Maintenon, dont j’ai fait mention plus d’une fois, et aussitôt s’alla mettre, tout en grand habit comme elle étoit et parée, le dos à la cheminée, debout, appuyée sur le petit paravent entre les deux tables. Nanon, qui avoit une main comme dans sa poche, passa derrière elle, et se mit comme à genoux. Le roi, qui en étoit le plus proche, s’en aperçut et leur demanda ce qu’elles faisoient là. La princesse se mit à rire, et répondit qu’elle faisoit ce qu’il lui arrivoit souvent de faire les jours de comédie. Le roi insista. « Voulez-vous le savoir, reprit-elle, puisque vous ne l’avez pas encore remarqué ? C’est que je prends un lavement d’eau. — Comment, s’écria le roi mourant de rire, actuellement là vous prenez un lavement ? — Hé vraiment oui, dit-elle. — Et comment faites-vous cela ? » Et les voilà tous quatre à rire de tout leur cœur. Nanon apportoit la seringue toute prête sous ses jupes, troussoit celles de la princesse qui les tenoit comme se chauffant, et Nanon lui glissoit le clystère. Les jupes retomboient, et Nanon remportoit sa seringue sous les siennes ; il n’y paraissoit pas. Ils n’y avoient pas pris garde, ou avoient cru que Nanon rajustoit quelque chose à l’habillement. La surprise fut extrême, et tous deux trouvèrent cela fort plaisant. Le rare est qu’elle alloit avec ce lavement à la comédie sans être pressée de le rendre, quelquefois même elle ne le rendoit qu’après le souper du roi et le cabinet ; elle disoit que cela la rafraîchissoit, et empêchoit que la touffeur [1] du lieu de la comédie ne lui fît mal à la tête. Depuis la découverte elle ne s’en contraignit pas plus qu’auparavant. Elle les connoissoit en perfection, et ne laissoit pas de voir et de sentir ce que c’étoit que Mme de Maintenon et Mlle Choin.

Un soir qu’allant se mettre au lit, où Mgr le duc de Bourgogne l’attendoit, et qu’elle causoit sur sa chaise percée avec Mmes de Nogaret et du Châtelet, qui me le contèrent le lendemain, et c’étoit là où elle s’ouvroit le plus volontiers, elle leur parla avec admiration de la fortune de ces deux fées, puis ajouta en riant : « Je voudrois mourir avant M. le duc de Bourgogne, mais voir pourtant ici ce qui s’y passeroit ; je suis sûre qu’il épouseroit une sœur grise ou une tourière des Filles de Sainte-Marie. » Aussi attentive à plaire à Mgr le duc Bourgogne qu’au roi même, quoique souvent trop hasardeuse, et se fiant trop à sa passion pour elle et au silence de tout ce qui pouvoit l’approcher, elle prenoit l’intérêt le plus vif en sa grandeur personnelle et en sa gloire. On a vu à quel point elle fut touchée des événements de la campagne de Lille et de ses suites, tout ce qu’elle fit pour le relever, et combien elle lui fut utile, en tant de choses si principales dont, comme on l’a expliqué il n’y a pas longtemps, il lui fut entièrement redevable. Le roi ne se pouvoit passer d’elle. Tout lui manquoit dans l’intérieur lorsque des parties de plaisir, que la tendresse et la considération du roi pour elle vouloit souvent qu’elle fît pour la divertir, l’empêchoient d’être avec lui ; et jusqu’à son souper public, quand rarement elle y manquoit, il y paraissoit par un nuage de plus de sérieux et de silence sur toute la personne du roi. Aussi, quelque goût qu’elle eût pour ces sortes de parties, elle y étoit fort sobre, et se les faisoit toujours commander. Elle avoit grand soin de voir le roi en partant et en arrivant ; et, si quelque bal en hiver, ou quelque partie en été lui faisoit percer la nuit, elle ajustoit si bien les choses qu’elle alloit embrasser le roi dès qu’il étoit éveillé, et l’amuser du récit de la fête.

Je me suis tant étendu ailleurs sur la contrainte où elle étoit du côté de Monseigneur, et de toute sa cour particulière, que je n’en répéterai rien ici, sinon qu’au gros de la cour il n’y paraissoit rien, tant elle avoit soin de le cacher par un air d’aisance avec lui, de familiarité avec ce qui lui étoit le plus opposé dans cette cour, et de liberté à Meudon parmi eux, mais avec une souplesse et une mesure infinie. Aussi le sentoit-elle bien, et depuis la mort de Monseigneur se promettoit-elle bien de le leur rendre. Un soir qu’à Fontainebleau, où toutes les dames des princesses étoient dans le même cabinet qu’elle et le roi après le souper, elle avoit baragouiné toutes sortes de langues, et fait cent enfances pour amuser le roi qui s’y plaisoit, elle remarqua Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti qui se regardoient, se faisoient signe et haussoient les épaules avec un air de mépris et de dédain. Le roi levé et passé à l’ordinaire dans un arrière-cabinet pour donner à manger à ses chiens, et venir après donner le bonsoir aux princesses, la Dauphine prit Mme de Saint-Simon d’une main et Mme de Lévi de l’autre, et leur montrant Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti qui n’étoient qu’à quelques pas de distance : « Avez-vous vu, avez-vous vu ? » leur dit-elle ; « je sais comme elles qu’à tout ce que j’ai dit et fait il n’y a pas le sens commun, et que cela est misérable, mais il lui faut du bruit, et ces choses-là le divertissent ; » et tout de suite s’appuyant sur leurs bras, elle se mit à sauter et à chantonner : « Hé je m’en ris ! hé je me moque d’elles ! et je serai leur reine, et je n’ai que faire d’elles ni à cette heure ni jamais, et elles auront à compter avec moi, et je serai leur reine ; » sautant et s’élançant et s’éjouissant de toute sa force. Ces dames lui crioient tout bas de se taire, que ces princesses l’entendoient, et que tout ce qui étoit là la voyoit faire, et jusqu’à lui dire qu’elle étoit folle, car d’elles elle trouvoit tout bon ; elle de sauter plus fort et de chantonner plus haut : « Hé je me moque d’elles ! je n’ai que faire d’elles, et je serai leur reine, » et ne finit que lorsque le roi rentra. Hélas ! elle le croyoit, la charmante princesse, et qui ne l’eût cru avec elle ? Il plut à Dieu pour nos malheurs d’en disposer autrement bientôt après. Elle étoit si éloignée de le penser que le jour de la Chandeleur, étant presque seule avec Mme de Saint-Simon dans sa chambre presque toutes les dames étant allées devant à la chapelle, et Mme de Saint-Simon demeurée pour l’y suivre au sermon, parce que la duchesse du Lude avoit la goutte, et que la comtesse de Mailly n’y étoit pas, auxquelles elle suppléoit toujours, la Dauphine se mit à parler de la quantité de personnes de la cour qu’elle avoit connues et qui étoient mortes, puis de ce qu’elle feroit quand elle seroit vieille, de la vie qu’elle mèneroit, qu’il n’y auroit plus guère que Mme de Saint-Simon et Mme de Lauzun de son jeune temps, qu’elles s’entretiendroient ensemble de ce qu’elles auroient vu et fait, et elle poussa ainsi la conversation jusqu’à ce qu’elle allât au sermon.

Elle aimoit véritablement M. le duc de Berry, et elle avoit aimé Mme la duchesse de Berry, et compté d’en faire comme de sa fille. Elle avoit de grands égards pour Madame, et avoit tendrement aimé Monsieur, qui l’aimoit de même, et lui avoit sans cesse procuré tous les amusements et tous les plaisirs qu’il avoit pu, et tout cela retomba sur M. le duc d’Orléans, en qui elle prenoit un véritable intérêt, indépendamment de la liaison qui se forma depuis entre elle et Mme la duchesse d’Orléans ; ils savoient et s’aidoient de mille choses par elle sur le roi et Mme de Maintenon. Elle avoit conservé un grand attachement pour M. et Mme de Savoie, qui étinceloit, et pour son pays même, quelquefois malgré elle. Sa force et sa prudence parurent singulièrement dans tout ce qui se passa lors et depuis la rupture. Le roi avoit l’égard d’éviter devant elle tout discours qui pût regarder la Savoie, elle tout l’art d’un silence éloquent, qui par des traits rarement échappés faisoient sentir qu’elle étoit toute française, quoiqu’elle laissât sentir en même temps qu’elle ne pouvoit bannir de son cœur son père et son pays. On a vu combien elle étoit unie à la reine sa sœur, d’amitié, d’intérêt et de commerce.

Avec tant de grandes, de singulières et de si aimables parties, elle en eut et de princesse et de femme, non pour la fidélité et la sûreté du secret, elle en fut un puits, ni pour la circonspection sur les intérêts des autres, mais pour des ombres de tableau plus humaines. Son amitié suivoit son commerce, son amusement, son habitude, son besoin ; je n’en ai guère vu que Mme de Saint-Simon d’exceptée ; elle-même l’avouoit avec une grâce et une naïveté qui rendoit cet étrange défaut presque supportable en elle. Elle vouloit, comme on l’a dit, plaire à tout le monde ; mais elle ne se put défendre que quelques-uns ne lui plussent aussi. À son arrivée et longtemps, elle avoit été tenue dans une grande séparation, mais dès lors approchée par de vieilles prétendues repenties, dont l’esprit romanesque étoit demeuré pour le moins galant, si la caducité de l’âge en avoit banni les plaisirs ; peu à peu dans la suite plus livrée au monde, les choix de ce qui l’environna de son âge se firent pour la plupart moins pour la vertu que par la faveur. La facilité naturelle de la princesse se laissoit conformer aux personnes qui lui étoient les plus familières, et ce dont on ne sut pas profiter, elle se plaisoit autant, et se trouvoit aussi à son aise et aussi amusée d’après-dînées raisonnables, mêlées de lectures et de conversations utiles, c’est-à-dire pieuses ou historiques, avec les dames âgées qui étoient auprès d’elle, que des discours plus libres et dérobés des autres qui l’entraînoient plutôt qu’elle ne s’y livroit, retenue par sa timidité naturelle et par un reste de délicatesse. Il est pourtant vrai que l’entraînement alla bien loin, et qu’une princesse moins aimable et moins universellement aimée, pour ne pas dire adorée, se seroit trouvée dans de cruels inconvénients. Sa mort indiqua bien ces sortes de mystères, et manifesta toute la cruauté de la tyrannie que le roi ne cessa point d’exercer sur les âmes de sa famille. Quelle fut sa surprise, quelle fut celle de la cour, lorsque, dans ces moments si terribles où on ne redoute plus que ce qui les suit, et où tout le présent disparaît, elle voulut changer de confesseur, dont elle répudia même tout l’ordre, pour recevoir les derniers sacrements ! On a vu ailleurs qu’il n’y avoit que son époux et le roi qui fussent dans l’ignorance, que Mme de Maintenon n’y étoit pas, et qu’elle étoit extrêmement occupée qu’ils y demeurassent profondément l’un et l’autre tandis qu’elle lui faisoit peur d’eux ; mais elle aimoit ou plutôt elle adoroit la princesse, dont les manières et les charmes lui avoient gagné le cœur ; elle en amusoit le roi fort utilement pour elle ; elle-même s’en amusoit et, ce qui est très-véritable quoique surprenant, elle s’en appuyoit et quelquefois se conseilloit à elle. Avec toute cette galanterie, jamais femme ne parut se soucier moins de sa figure, ni y prendre moins de précaution et de soin ; sa toilette étoit faite en un moment, le peu même qu’elle duroit n’étoit que pour la cour ; elle ne se soucioit de parure que pour les bals et les fêtes, et ce qu’elle en prenoit en tout autre temps, et le moins encore qu’il lui étoit possible, n’étoit que par complaisance pour le roi.

Avec elle s’éclipsèrent joie, plaisirs, amusements même, et toutes espèces de grâces ; les ténèbres couvrirent toute la surface de la cour ; elle l’animoit tout entière, elle en remplissoit tous les lieux à la fois, elle y occupoit tout, elle en pénétroit tout l’intérieur. Si la cour subsista après elle, ce ne fut plus que pour languir. Jamais princesse si regrettée, jamais il n’en fut si digne de l’être, aussi les regrets n’en ont-ils pu passer, et l’amertume involontaire et secrète en est constamment demeurée, avec un vide affreux qui n’a pu être diminué.

Le roi et Mme de Maintenon, pénétrés de la plus vive douleur, qui fut la seule véritable qu’il ait jamais eue en sa vie, entrèrent d’abord chez Mme de Maintenon en arrivant à Marly ; il soupa seul chez lui dans sa chambre, fut peu dans son cabinet avec M. le duc d’Orléans et ses enfants naturels. M. le duc de Berry tout occupé de son affliction, qui fut véritable et grande, et plus encore de celle de Mgr son frère, qui fut extrême, étoit demeuré à Versailles avec Mme la duchesse de Berry, qui, transportée de joie de se voir délivrée d’une plus grande et plus aimée qu’elle, et à qui elle devoit tout, suppléa tant qu’elle put au cœur par l’esprit, et tint une assez bonne contenance. Ils allèrent le lendemain matin à Marly pour se trouver au réveil du roi. Mgr le Dauphin, malade et navré de la plus intime et de la plus amère douleur, ne sortit point de son appartement où il ne voulut voir que M. son frère, son confesseur, et le duc de Beauvilliers qui, malade depuis sept ou huit jours dans sa maison de la ville, fît un effort pour sortir de son lit, pour aller admirer dans son pupille tout ce que Dieu y avoit mis de grand, qui ne parut jamais tant qu’en cette affreuse journée, et en celles qui suivirent jusqu’à sa mort. Ce fut, sans s’en douter, la dernière fois qu’ils se virent en ce monde. Cheverny, d’O et Gamaches passèrent la nuit dans son appartement, mais sans le voir que des instants. Le samedi matin 13 février, ils le pressèrent de s’en aller à Marly, pour lui épargner l’horreur du bruit qu’il pouvoit entendre sur sa tête, où la Dauphine étoit morte. Il sortit à sept heures du matin, par une porte de derrière de son appartement, où il se jeta dans une chaise bleue qui le porta à son carrosse. Il trouva en entrant dans l’une et dans l’autre quelques courtisans plus indiscrets encore qu’éveillés, qui lui firent leur révérence, et qu’il reçut avec un air de politesse. Ses trois menins vinrent dans son carrosse avec lui. Il descendit à la chapelle, entendit la messe, d’où il se fit porter en chaise à une fenêtre de son appartement par où il entra. Mme de Maintenon y vint aussitôt ; on peut juger quelle fut l’angoisse de cette entrevue ; elle ne put y tenir longtemps et s’en retourna. Il lui fallut essuyer princes et princesses qui, par discrétion, n’y furent que des moments, même Mme la duchesse de Berry et Mme de Saint-Simon avec elle, vers qui le Dauphin se tourna avec un air expressif de leur commune douleur. Il demeura quelque temps seul avec M. le duc de Berry. Le réveil du roi approchant, ses trois menins entrèrent, et je hasardai d’entrer avec eux. Il me montra qu’il s’en apercevoit avec un air de douceur et d’affection qui me pénétra. Mais je fus épouvanté de son regard, également contraint, fixe, avec quelque chose de farouche, du changement de son visage, et des marques plus livides que rougeâtres, que j’y remarquai en assez grand nombre et assez larges, et dont ce qui étoit dans la chambre s’aperçut comme moi. Il étoit debout, et peu d’instants après on le vint avertir que le roi étoit éveillé ; les larmes qu’il retenoit lui rouloient dans les yeux. À cette nouvelle il se tourna sans rien dire, et demeura. Il n’y avoit que ses trois menins et moi, et du Chesne ; les menins lui proposèrent une fois ou deux d’aller chez le roi, il ne remua ni ne répondit. Je m’approchai et je lui fis signe d’aller, puis je le lui proposai à voix basse. Voyant qu’il demeuroit et se taisoit, j’osai lui prendre le bras, lui représenter que tôt ou tard il falloit bien qu’il vît le roi ; qu’il l’attendoit, et sûrement avec désir de le voir et de l’embrasser ; qu’il y avoit plus de grâce à ne pas différer ; et en le pressant de la sorte, je pris la liberté de le pousser doucement. Il me jeta un regard à percer l’âme, et partit. Je le suivis quelques pas, et m’ôtai de là pour prendre haleine. Je ne l’ai pas vu depuis. Plaise à la miséricorde de Dieu que je le voie éternellement où sa bonté sans doute l’a mis ! Tout ce qui étoit dans Marly pour lors en très-petit nombre étoit dans le grand salon. Princes, princesses, grandes entrées étoient dans le petit, entre l’appartement du roi et celui de Mme de Maintenon ; elle, dans sa chambre, qui, avertie du réveil du roi, entra seule chez lui à travers ce petit salon, et tout ce qui y étoit, qui entra fort peu après. Le Dauphin, qui entra par les cabinets, trouva tout ce monde dans la chambre du roi qui, dès qu’il le vit, l’appela pour l’embrasser tendrement, longuement et à reprises. Ces premiers moments si touchants ne se passèrent qu’en paroles fort entrecoupées de larmes et de sanglots.

Le roi, un peu après, regardant le Dauphin, fut effrayé des mêmes choses dont nous l’avions été dans sa chambre. Tout ce qui étoit dans celle du roi le fut, les médecins plus que les autres. Le roi leur ordonna de lui tâter le pouls, qu’ils trouèrent mauvais, à ce qu’ils dirent après ; pour lors ils se contentèrent de dire qu’il n’étoit pas net, et qu’il seroit fort à propos qu’il allât se mettre au lit. Le roi l’embrassa encore, lui recommanda fort tendrement de se conserver, et lui ordonna de s’aller coucher ; il obéit, et ne se releva plus. Il étoit assez tard dans la matinée ; le roi avoit passé une cruelle nuit, et avoit fort mal à la tête ; il vit à son dîner le peu de courtisans considérables qui s’y présentèrent. L’après-dînée il alla voir le Dauphin dont la fièvre étoit augmentée et le pouls encore plus mauvais, passa chez Mme de Maintenon soupa seul chez lui, et fut peu dans son cabinet après, avec ce qui avoit accoutumé d’y entrer. Le Dauphin ne vit que ses menins, et des instants, les médecins, peu de suite, M. son frère, assez son confesseur, un peu M. de Chevreuse, et passa sa journée en prières, et à se faire faire de saintes lectures. La liste pour Marly se fit, et les admis advertis comme il s’étoit pratiqué à la mort de Monseigneur, qui arrivèrent successivement.

Le lendemain dimanche le roi vécut comme il avoit fait la veille. L’inquiétude augmenta sur le Dauphin. Lui-même ne cacha pas à Boudin, en présence de du Chesne et de M. de Cheverny, qu’il ne croyoit pas en relever, et qu’à ce qu’il sentoit, il ne doutoit pas que l’avis que Boudin avoit eu ne fût exécuté. Il s’en expliqua plus d’une fois de même, et toujours avec un détachement, un mépris du monde, et de tout ce qu’il a de grand, une soumission et un amour de Dieu incomparables. On ne peut exprimer la consternation générale. Le lundi 15 le roi fut saigné, et le Dauphin ne fut pas mieux que la veille. Le roi et Mme de Maintenon le voyoient séparément plus d’une fois le jour. Du reste personne que M. son frère des moments, ses menins comme point, M. de Chevreuse quelque peu, toujours en lectures et en prières. Le mardi 16 il se trouva plus mal, il se sentoit dévorer par un feu consumant auquel la fièvre ne répondoit pas à l’extérieur ; mais le pouls, enfoncé et fort extraordinaire, étoit très-menaçant. Le mardi fut encore plus mauvais, mais il fut trompeur ; ces marques de son visage s’étendirent sur tout le corps. On les prit pour des marques de rougeole. On se flatta là-dessus, mais les médecins et les plus avisés de la cour n’avoient pu oublier sitôt que ces mêmes marques s’étoient montrées sur le corps de la Dauphine, ce qu’on ne sut hors de sa chambre qu’après sa mort.

Le mercredi 17, le mal augmenta considérablement. J’en savois à tout moment des nouvelles par Cheverny, et quand Boulduc pouvoit sortir des instants de la chambre il me venoit parler. C’étoit un excellent apothicaire du roi, qui après son père avoit toujours été et étoit encore le nôtre avec un grand attachement, et qui en savoit pour le moins autant que les meilleurs médecins, comme nous l’avons expérimenté, et avec cela beaucoup d’esprit et d’honneur, de discrétion et de sagesse. Il ne nous cachoit rien à Mme de Saint-Simon et à moi. Il nous avoit fait entendre plus que clairement ce qu’il croyoit de la Dauphine ; il m’avoit parlé aussi net dès le second jour sur le Dauphin. Je n’espérois donc plus, mais il se trouve pourtant qu’on espère jusqu’au bout contre toute espérance.

Le mercredi les douleurs augmentèrent comme d’un feu dévorant plus violent encore ; le soir, fort tard, le Dauphin envoya demander au roi la permission de communier le lendemain de grand matin, sans cérémonie et sans assistants à la messe qui se disoit dans sa chambre ; mais personne n’en sut rien ce soir-là, et on ne l’apprit que le lendemain dans la matinée. Ce même soir du mercredi j’allai assez tard chez le duc et la duchesse de Chevreuse, qui logeoient au premier pavillon, et nous au second, tous deux du côté du village de Marly. J’étois dans une désolation extrême ; à peine voyois-je le roi une fois le jour. Je ne faisois qu’aller plusieurs fois le jour aux nouvelles, et uniquement chez M. et Mme de Chevreuse, pour ne voir que des gens aussi touchés que moi, et avec qui je fusse tout à fait libre. Mme de Chevreuse non plus que moi n’avoit aucune espérance ; M. de Chevreuse, toujours équanime, toujours espérant, toujours voyant tout en blanc, essaya de nous prouver, par ses raisonnements de physique et de médecine, qu’il y avoit plus à espérer qu’à craindre, avec une tranquillité qui m’excéda et qui me fit fondre sur lui avec assez d’indécence, mais au soulagement de Mme de Chevreuse et de ce peu qui étoit avec eux. Je m’en revins passer une cruelle nuit. Le jeudi matin, 18 février, j’appris dès le grand matin que le Dauphin, qui avoit attendu minuit avec impatience, avoit ouï la messe bientôt après, y avoit communié, avoit passé deux heures après dans une grande communication avec Dieu, que la tête s’étoit après embarrassée ; et Mme de Saint-Simon me dit ensuite qu’il avoit reçu l’extrême-onction ; enfin, qu’il étoit mort à huit heures et demie. Ces Mémoires ne sont pas faits pour y rendre compte de mes sentiments. En les lisant on ne les sentira que trop, si jamais longtemps après moi ils paroissent, et dans quel état je pus être et Mme de Saint-Simon aussi. Je me contenterai de dire qu’à peine parûmes-nous les premiers jours un instant chacun, que je voulus tout quitter et me retirer de la cour et du monde, et que ce fut tout l’ouvrage de la sagesse, de la conduite, du pouvoir de Mme de Saint-Simon sur moi que de m’en empêcher avec bien de la peine. Ce prince, héritier nécessaire puis présomptif de la couronne, naquit terrible, et sa première jeunesse fit trembler ; dur et colère jusqu’aux derniers emportements, et jusque contre les choses inanimées ; impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance, même des heures et des éléments, sans entrer en des fougues à faire craindre que tout ne se rompît dans son corps ; opiniâtre à l’excès ; passionné pour toute espèce de volupté, et des femmes, et, ce qui est rare à la fois, avec un autre penchant tout aussi fort. Il n’aimoit pas moins le vin, la bonne chère, la chasse avec fureur, la musique avec une sorte de ravissement, et le jeu encore, où il ne pouvoit supporter d’être vaincu, et où le danger avec lui étoit extrême ; enfin, livré à toutes les passions et transporté de tous les plaisirs ; souvent farouche, naturellement porté à la cruauté ; barbare en railleries et à produire les ridicules avec une justesse qui assommoit. De la hauteur des cieux il ne regardoit les hommes que comme des atomes avec qui il n’avoit aucune ressemblance quels qu’ils fussent. À peine MM. ses frères lui paraissoient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain, quoiqu’on [eût] toujours affecté de les élever tous trois ensemble dans une égalité parfaite. L’esprit, la pénétration brilloient en lui de toutes parts. Jusque dans ses furies ses réponses étonnoient. Ses raisonnements tendoient toujours au juste et au profond, même dans ses emportements. Il se jouoit des connoissances les plus abstraites. L’étendue et la vivacité de son esprit étoient prodigieuses, et l’empêchoient de s’appliquer à une seule chose à la fois jusqu’à l’en rendre incapable. La nécessité de le laisser dessiner en étudiant, à quoi il avoit beaucoup de goût et d’adresse, et sans quoi son étude étoit infructueuse, a peut-être beaucoup nui à sa taille.

Il étoit plutôt petit que grand, le visage long et brun, le haut parfoit avec les plus beaux yeux du monde, un regard vif, touchant, frappant, admirable, assez ordinairement doux, toujours perçant, et une physionomie agréable, haute, fine, spirituelle jusqu’à inspirer de l’esprit. Le bas du visage assez pointu, et le nez long, élevé, mais point beau, n’alloit pas si bien ; des cheveux châtains si crépus et en telle quantité qu’ils bouffoient à l’excès : les lèvres et la bouche agréables quand il ne parloit point, mais quoique ses dents ne fussent pas vilaines, le râtelier supérieur s’avançoit trop, et emboîtoit presque celui de dessous, ce qui, en parlant et en riant, faisoit un effet désagréable. Il avoit les plus belles jambes et les plus beaux pieds qu’après le roi j’aie jamais vus à personne, mais trop longues, aussi bien que ses cuisses, pour la proportion de son corps. Il sortit droit d’entre les mains des femmes. On s’aperçut de bonne heure que sa taille commençoit à tourner. On employa aussitôt et longtemps le collier et la croix de fer, qu’il portoit tant qu’il étoit dans son appartement, même devant le monde, et on n’oublia aucun des jeux et des exercices propres à le redresser. La nature demeura la plus forte. Il devint bossu, mais si particulièrement d’une épaule, qu’il en fut enfin boiteux, non qu’il n’eût les cuisses et les jambes parfaitement égales, mais parce que, à mesure que cette épaule grossit, il n’y eut plus, des deux hanches jusqu’aux deux pieds, la même distance, et au lieu d’être à plomb il pencha de côté. Il n’en marchoit ni moins aisément, ni moins longtemps, ni moins vite, ni moins volontiers, et il n’en aima pas moins la promenade à pied, et à monter à cheval, quoiqu’il y fût très-mal. Ce qui doit surprendre, c’est qu’avec des yeux, tant d’esprit si élevé, et parvenu à la vertu la plus extraordinaire et à la plus éminente et la plus solide piété, ce prince ne se vit jamais tel qu’il étoit pour sa taille, ou ne s’y accoutuma jamais. C’étoit une faiblesse qui mettoit en garde contre les distractions et les indiscrétions, et qui donnoit de la peine à ceux de ses gens qui dans son habillement et dans l’arrangement de ses cheveux masquoient ce défaut naturel le plus qu’il leur étoit possible, mais bien en garde de lui laisser sentir qu’ils aperçussent ce qui étoit si visible. Il en faut conclure qu’il n’est pas donné à l’homme d’être ici-bas exactement parfoit.

Tant d’esprit, et une telle sorte d’esprit, joint à une telle vivacité, à une telle sensibilité, à de telles passions, et toutes si ardentes, n’étoit pas d’une éducation facile. Le duc de Beauvilliers, qui en sentoit également les difficultés et les conséquences, s’y surpassa lui-même par son application, sa patience, la variété des remèdes. Peu aidé par les sous-gouverneurs, il se secourut de tout ce qu’il trouva sous sa main. Fénelon, Fleury, sous-précepteur, qui a donné une si belle Histoire de l’Église, quelques gentilshommes de la manche, Moreau, premier valet de chambre, fort au-dessus de son état sans se méconnoître, quelques rares valets de l’intérieur, le duc de Chevreuse seul du dehors, tous mis en œuvre et tous en même esprit, travaillèrent chacun sous la direction du gouverneur, dont l’art, déployé dans un récit, feroit un juste ouvrage également curieux et instructif. Mais Dieu, qui est le maître des cœurs, et dont le divin esprit souffle où il veut, fit de ce prince un ouvrage de sa droite, et entre dix-huit et vingt ans il accomplit son œuvre. De cet abîme sortit un prince affable, doux, humain, modéré, patient, modeste, pénitent, et, autant et quelquefois au delà de ce que son état pouvoit comporter, humble et austère pour soi. Tout appliqué à ses devoirs et les comprenant immenses, il ne pensa plus qu’à allier les devoirs de fils et de sujet avec ceux auxquels il se voyoit destiné. La brièveté des jours faisoit toute sa douleur. Il mit toute sa force et sa consolation dans la prière, et ses préparatifs en de pieuses lectures. Son goût pour les sciences abstraites, sa facilité à les pénétrer lui déroba d’abord un temps qu’il reconnut bientôt devoir à l’instruction des choses de son état, et à la bienséance d’un rang destiné à régner, et à tenir en attendant une cour.

L’apprentissage de la dévotion et l’appréhension de sa faiblesse pour les plaisirs le rendirent d’abord sauvage. La vigilance sur lui-même, à qui il ne passoit rien et à qui il croyoit devoir ne rien passer, le renferma dans son cabinet comme dans un asile impénétrable aux occasions. Que le monde est étrange ! il l’eût abhorré dans son premier état, et il fut tenté de mépriser le second. Le prince le sentit, et le supporta ; il attacha avec joie cette sorte d’opprobre à la croix de son Sauveur, pour se confondre soi-même dans l’amer souvenir de son orgueil passé. Ce qui lui fut de plus pénible, il le trouva dans les traits appesantis de sa plus intime famille. Le roi, avec sa dévotion et sa régularité d’écorce, vit bientôt avec un secret dépit un prince de cet âge censurer, sans le vouloir, sa vie par la sienne, se refuser un bureau neuf pour donner aux pauvres le prix qui y étoit destiné, et le remercier modestement d’une dorure nouvelle dont on vouloit rajeunir son petit appartement. On a vu combien il fut piqué de son refus trop obstiné de se trouver à un bal de Marly le jour des Rois. Véritablement ce fut la faute d’un novice. Il devoit ce respect, tranchons le mot, cette charitable condescendance, au roi son grand-père, de ne l’irriter pas par cet étrange contraste ; mais au fond et en soi action bien grande qui l’exposoit à toutes les suites du dégoût de soi qu’il donnoit au roi, et aux propos d’une cour dont ce roi étoit l’idole, et qui tournoit en ridicule une telle singularité.

Monseigneur ne lui étoit pas une épine moins aiguë, tout livré à la matière et à autrui, dont la politique, je dis longtemps avant les complots de Flandres, redoutoit déjà ce jeune prince, n’en apercevoit que l’écorce et sa rudesse, et s’en aliénoit comme d’un censeur. Mme la duchesse de Bourgogne, alarmée d’un époux si austère, n’oublioit rien pour lui adoucir les mœurs. Ses charmes, dont il étoit pénétré, la politique et les importunités effrénées de jeunes dames de sa suite, déguisées en cent formes diverses, l’appât des plaisirs et des parties auxquels il n’étoit rien moins qu’insensible, tout étoit déployé chaque jour. Suivoient dans l’intérieur des cabinets les remontrances de la dévote fée et les traits piquants du roi, l’aliénation de Monseigneur grossièrement marquée, les préférences malignes de sa cour intérieure, et les siennes trop naturelles pour M. le duc de Berry, que son aîné, traité là en étranger qui pèse, voyoit chéri et attiré avec applaudissement. Il faut une âme bien forte pour soutenir de telles épreuves, et tous les jours, sans en être ébranlé ; il faut être puissamment soutenu de la main invisible quand tout appui se refuse au dehors, et qu’un prince de ce rang se voit livré aux dégoûts des siens devant qui tout fléchit, et presque au mépris d’une cour qui n’étoit plus retenue, et qui avoit une secrète frayeur de se trouver un jour sous ses lois. Cependant, rentré de plus en plus en lui-même par le scrupule de déplaire au roi, de rebuter Monseigneur, de donner aux autres de l’éloignement de la vertu, l’écorce rude et dure peu à peu s’adoucit, mais sans intéresser la solidité du tronc. Il comprit enfin ce que c’est que quitter Dieu pour Dieu, et que la pratique fidèle des devoirs propres de l’état où Dieu a mis est la piété solide qui lui est la plus agréable. Il se mit donc à s’appliquer presque uniquement aux choses qui pouvoient l’instruire au gouvernement ; il se prêta plus au monde, il le fit même avec tant de grâce et un air si naturel, qu’on sentit bientôt sa raison de s’y être refusé, et sa peine à ne faire que s’y prêter, et le monde qui se plaît tant à être aimé commença à devenir réconciliable.

Il réussit fort au gré des troupes en sa première campagne en Flandre avec le maréchal de Boufflers. Il ne plut pas moins à la seconde, où il prit Brisach avec le maréchal de Tallard ; il s’y montra partout fort librement, et fort au delà de ce que vouloit Marsin, qui lui avoit été donné pour son mentor. Il fallut lui cacher le projet de Landau pour le faire revenir à la cour, qui n’éclata qu’ensuite. Les tristes conjonctures des années suivantes ne permirent pas de le renvoyer à la tête des armées. À la fin on y crut sa présence nécessaire pour les ranimer, et y rétablir la discipline perdue. Ce fut en 1708. On a vu l’horoscope que la connoissance des intérêts et des intrigues m’en fit faire au duc de Beauvilliers dans les jardins de Marly, avant que la déclaration fût publique, et on a vu l’incroyable succès, et par quels rapides degrés de mensonges, d’art, de hardiesse démesurée d’une impudence à trahir le roi, l’État, la vérité jusqu’alors inouïe, une infernale cabale, la mieux organisée qui fût jamais, effaça ce prince dans le royaume dont il devoit porter la couronne, et dans sa maison paternelle, jusqu’à rendre odieux et dangereux d’y dire un mot en sa faveur. Cette monstrueuse anecdote a été si bien expliquée en son lieu que je ne fais que la rappeler ici. Une épreuve si étrangement nouvelle et cruelle étoit bien dure à un prince qui voyoit tout réuni contre lui, et qui n’avoit pour soi que la vérité suffoquée par tous les prestiges des magiciens de Pharaon ; il la sentit dans tout son poids, dans toute son étendue, dans toutes ses pointes. Il la soutint aussi avec toute la patience, la fermeté, et surtout avec toute la charité d’un élu qui ne voit que Dieu en tout, qui s’humilie sous sa main, qui se purifie dans le creuset que cette divine main lui présente, qui lui rend grâces de tout, qui porte la magnanimité jusqu’à ne vouloir dire ou faire que très-précisément ce qu’il se doit, à l’État, à la vérité, et qui est tellement en garde contre l’humanité qu’il demeure bien en deçà des bornes les plus justes et les plus saintes.

Tant de vertu trouva enfin sa récompense dès ce monde, et avec d’autant plus de pureté, que le prince, bien loin d’y contribuer, se tint encore fort en arrière. J’ai assez expliqué tout ce qui regarde cette précieuse révolution, [pour] que je me contente ici de la montrer, et que les ministres et la cour aux pieds de ce prince devenu le dépositaire du cœur du roi, de son autorité dans les affaires et dans les grâces, et de ses soins pour le détail du gouvernement. Ce fut alors qu’il redoubla plus que jamais d’application aux choses du gouvernement, et à s’instruire de tout ce qui pouvoit l’en rendre plus capable. Il bannit tout amusement de sciences pour partager son cabinet entre la prière qu’il abrégea, et l’instruction qu’il multiplia ; et le dehors entre son assiduité auprès du roi, ses soins pour Mme de Maintenon, la bienséance et son goût pour son épouse, et l’attention à tenir une cour, et à s’y rendre accessible et aimable. Plus le roi l’éleva, plus il affecta de se tenir soumis en sa main, plus il lui montra de considération et de confiance, plus il y sut répondre par le sentiment, la sagesse, les connoissances, surtout par une modération éloignée de tout désir et de toute complaisance en soi-même, beaucoup moins de la plus légère présomption. Son secret et celui des autres fut toujours impénétrable chez lui.

Sa confiance en son confesseur n’alloit pas jusqu’aux affaires ; j’en ai rapporté deux exemples mémorables sur deux très-importantes aux jésuites qu’ils attirèrent devant le roi, contre lesquels il fut de toutes ses forces. On ne sait si celle qu’il auroit prise en M. de Cambrai auroit été plus étendue ; on n’en peut juger que par celle qu’il avoit en M. de Chevreuse, et plus en M. de Beauvilliers qu’en qui que ce fût. On peut dire de ces deux beaux-frères qu’ils n’étoient qu’un cœur et qu’une âme, et que M. de Cambrai en étoit la vie et le mouvement ; leur abandon pour lui étoit sans bornes, leur commerce secret étoit continuel. Il étoit sans cesse consulté sur grandes et sur petites choses, publiques, politiques, domestiques ; leur conscience de plus étoit entre ses mains ; le prince ne l’ignoroit pas ; et je me suis toujours persuadé, sans néanmoins aucune notion autre que présomption, que le prince même le consultoit par eux, et que c’étoit par eux que s’entretenoit cette amitié, cette estime, cette confiance pour lui si haute et si connue. Il pouvoit donc compter, et il comptoit sûrement aussi parler et entendre tous les trois, quand il parloit ou écoutoit l’un d’eux. Sa confiance néanmoins avoit des degrés entre les deux beaux-frères ; s’il l’avoit avec abandon pour quelqu’un, c’étoit certainement pour le duc de Beauvilliers. Toutefois il y avoit des choses où ce duc n’entamoit pas son sentiment, par exemple beaucoup de celles de la cour de Rome, d’autres qui regardoient le cardinal de Noailles, quelques autres de goût et d’affections ; c’est ce que j’ai vu de mes yeux et ouï de mes oreilles.

Je ne tenois à lui que par M. de Beauvilliers, et je ne crois pas faire un acte d’humilité de dire qu’en tous sens et en tous genres, j’étois sans aucune proportion avec lui. Néanmoins il a souvent concerté avec moi pour faire ou sonder, ou parler, ou inspirer, approcher, écarter de ce prince par moi, pris ses mesures sur ce que je lui disois ; et plus d’une fois, lui rendant compte de mes tête-à-tête avec le prince, il m’a fait répéter de surprise des choses qu’il m’avouoit sur lesquelles il ne s’étoit jamais tant ouvert avec lui, et d’autres qu’il ne lui avoit jamais dites. Il est vrai que celles-là ont été rares, mais elles ont été, et elles ont été plus d’une fois. Ce n’est pas assurément que ce prince eût en moi plus de confiance. J’en serois si honteux, et pour lui et pour moi, que, s’il avoit été capable d’une si lourde faute, je me garderois bien de la laisser sentir ; mais je m’étends sur ce détail qui n’a pu être aperçu que de moi, pour rendre témoignage à cette vérité : que la confiance la plus entière de ce prince, et la plus fondée sur tout ce qui la peut établir et la rendre toujours durable, n’alla jamais jusqu’à l’abandon, et à une transformation qui devient trop souvent le plus grand malheur des rois, des cours, des peuples et des États même.

Le discernement de ce prince n’étoit donc point asservi, mais comme l’abeille il recueilloit la plus parfaite substance des plus belles et des meilleures fleurs. Il tâchoit à connoître les hommes, à tirer d’eux les instructions et les lumières qu’il en pouvoit espérer. Il conféroit quelquefois, mais rarement avec quelques-uns, mais à la passade, sur des matières particulières ; plus rarement en secret sur des éclaircissements qu’il jugeoit nécessaires, mais sans retour et sans habitude. Je n’ai point su, et cela ne m’auroit pas échappé, qu’il travaillât habituellement avec personne qu’avec les ministres, et le duc de Chevreuse l’étoit, et avec les prélats dont j’ai parlé sur l’affaire du cardinal de Noailles. Hors ce nombre, j’étois le seul qui eusse ses derrières libres et fréquents, soit de sa part ou de la mienne. Là, il découvroit son âme et pour le présent et pour l’avenir avec confiance, et toutefois avec sagesse, avec retenue, avec discrétion. Il se laissoit aller sur les plans qu’il croyoit nécessaires, il se livroit sur les choses générales, il se retenoit sur les particulières, et plus encore sur les particuliers ; mais, comme il vouloit sur cela même tirer de moi tout ce qui pouvoit lui servir, je lui donnois adroitement lieu à des échappées, et souvent avec succès, par la confiance qu’il avoit prise en moi de plus en plus, et que je devois toute au duc de Beauvilliers, et en sous-ordre au duc de Chevreuse, à qui je ne rendois pas le même compte qu’à son beau-frère, mais à qui je ne laissois pas de m’ouvrir fort souvent comme lui à moi.

Un volume ne décriroit pas suffisamment ces divers tête-à-tête entre ce prince et moi. Quel amour du bien ! quel dépouillement de soi-même ! quelles recherches ! quels fruits ! quelle pureté d’objet, oserai-je le dire, quel reflet de la Divinité dans cette âme candide, simple, forte, qui, autant qu’il leur est donné ici-bas, en avoit conservé l’image ! On y sentoit briller les traits d’une éducation également laborieuse et industrieuse, également savante, sage, chrétienne, et les réflexions d’un disciple lumineux, qui étoit né pour le commandement. Là, s’éclipsoient les scrupules qui le dominoient en public. Il vouloit savoir à qui il avoit et à qui il auroit affaire ; il mettoit au jeu le premier pour profiter d’un tête-à-tête sans fard et sans intérêt. Mais que le tête-à-tête avoit de vaste, et que les charmes qui s’y trouvoient étoient agités par la variété où le prince s’espaçoit et par art, et par entraînement de curiosité, et par la soif de savoir ! De l’un à l’autre il promenoit son homme sur tant de matières, sur tant de choses, de gens et de faits, que qui n’auroit pas eu à la main de quoi le satisfaire en seroit sorti bien mal content de soi, et ne l’auroit pas laissé satisfoit. La préparation étoit également imprévue et impossible. C’étoit dans ces impromptus que le prince cherchoit à puiser des vérités qui ne pouvoient ainsi rien emprunter d’ailleurs, et à éprouver, sur des connoissances ainsi variées, quel fond il pouvoit faire en ce genre sur le choix qu’il avoit fait.

De cette façon, son homme, qui avoit compté ordinairement sur une matière à traiter avec lui, et en avoir pour un quart d’heure, pour une demi-heure, y passoit deux heures et plus, suivant que le temps en laissoit plus ou moins de liberté au prince. Il se ramenoit toujours à la matière qu’il avoit destinée de traiter en principal ; mais à travers les parenthèses qu’il présentoit, et qu’il manioit en maître, et dont quelques-unes étoient assez souvent son principal objet. Là, nul verbiage, nul compliment, nulles louanges, nulles chevilles, aucune préface, aucun conte, pas la plus légère plaisanterie ; tout objet, tout dessein, tout serré, substantiel, au fait, au but, rien sans raison, sans cause, rien par amusement et par plaisir ; c’étoit là que la charité générale l’emportoit sur la charité particulière, et que ce qui étoit sur le compte de chacun se discutoit exactement ; c’étoit là que les plans, les arrangements, les changements, les choix se formoient, se mûrissoient, se découvroient, souvent tout mâchés, sans le paroître, avec le duc de Beauvilliers, quelquefois avec lui et le duc de Chevreuse, qui néanmoins étoient tous deux ensemble très-rarement avec lui. Quelquefois encore il y avoit de la réserve pour tous les deux ou pour l’un ou l’autre, quoique rare pour M. de Beauvilliers ; mais en tout et partout un inviolable secret dans toute sa profondeur.

Avec tant et de si grandes parties, ce prince si admirable ne laissoit pas de laisser voir un recoin d’homme, c’est-à-dire quelques défauts, et quelquefois même peu décents ; et c’est ce que, avec tant de solide et de grand, on avoit peine à comprendre, parce qu’on ne vouloit pas se souvenir qu’il n’avoit été que vice et que défaut, ni réfléchir sur le prodigieux changement, et ce qu’il avoit dû coûter, qui en avoit fait un prince déjà si proche de toute perfection qu’on s’étonnoit, en le voyant de près, qu’il ne l’eût pas encore atteinte jusqu’à son comble. J’ai touché ailleurs quelques-uns de ces légers défauts, qui, malgré son âge, étoient encore des enfances, qui se corrigeoient assez tous les jours pour faire sainement augurer que bientôt elles disparaîtroient toutes. Un plus important, et que la réflexion et l’expérience auroient sûrement guéri, c’est qu’il étoit quelquefois des personnes, mais rarement, pour qui l’estime et l’amitié de goût, même assez familière, ne marchoient pas de compagnie. Ses scrupules, ses malaises, ses petitesses de dévotion diminuoient tous les jours, et tous les jours il croissoit en quelque chose ; surtout il étoit bien guéri de l’opinion de préférer pour les choix la piété à tout autre talent, c’est-à-dire de faire un ministre, un ambassadeur, un général plus par rapport à sa piété qu’à sa capacité et à son expérience ; il l’étoit encore sur le crédit à donner à la piété, persuadé qu’il étoit enfin que de fort honnêtes gens, et propres à beaucoup de choses, le peuvent être sans dévotion, et doivent cependant être mis en œuvre, et du danger encore de faire des hypocrites.

Comme il avoit le sentiment fort vif, il le passoit aux autres, et ne les en aimoit et n’estimoit pas moins. Jamais homme si amoureux de l’ordre ni qui le connût mieux, ni si désireux de le rétablir en tout, d’ôter la confusion, et de mettre gens et choses en leurs places. Instruit au dernier point de tout ce qui doit régler cet ordre par maximes, par justice et par raison, et attentif, avant qu’il fût le maître, de rendre à l’âge, au mérite, à la naissance, au rang, la distinction propre à chacune de ces choses, et de la marquer en toutes occasions. Ses desseins allongeroient trop ces Mémoires. Les expliquer seroit un ouvrage à part, mais un ouvrage à faire mourir de regrets. Sans entrer dans mille détails sur le comment, sur les personnes, je ne puis toutefois m’en refuser ici quelque chose en gros. L’anéantissement de la noblesse lui étoit odieux, et son égalité entre elle insupportable. Cette dernière nouveauté qui ne cédoit qu’aux dignités, et qui confondoit le noble avec le gentilhomme, et ceux-ci avec les seigneurs, lui paraissoit de la dernière injustice, et ce défaut de gradation une cause prochaine [de ruine] et destructive d’un royaume tout militaire. Il se souvenoit qu’il n’avoit dû son salut dans ses plus grands périls sous Philippe de Valois, sous Charles V, sous Charles VII, sous Louis XII, sous François I, sous ses petits-fils, sous Henri IV, qu’à cette noblesse, qui se connoissoit et se tenoit dans les bornes de ses différences réciproques, qui avoit la volonté et le moyen de marcher au secours de l’État, par bandes et par provinces, sans embarras et sans confusion, parce qu’aucun n’étoit sorti de son état, et ne faisoit difficulté d’obéir à plus grand que soi. Il voyoit au contraire ce secours éteint par les contraires ; pas un qui n’en soit venu à prétendre l’égalité à tout autre, par conséquent plus rien d’organisé, plus de commandement et plus d’obéissance.

Quant aux moyens, il étoit touché, jusqu’au plus profond du cœur, de la ruine de la noblesse, des voies prises et toujours continuées pour l’y réduire et l’y tenir, de l’abâtardissement que la misère et le mélange du sang par les continuelles mésalliances nécessaires pour avoir du pain, avoient établi dans les courages et pour valeur, et pour vertu, et pour sentiments. Il étoit indigné de voir cette noblesse française si célèbre, si illustre, devenue un peuple presque de la même sorte que le peuple même, et seulement distinguée de lui en ce que le peuple a la liberté de tout travail, de tout négoce, des armes même, au lieu que la noblesse est devenue un autre peuple qui n’a d’autre choix qu’une mortelle et ruineuse oisiveté, qui par son inutilité à tout la rend à charge et méprisée, ou d’aller à la guerre se faire tuer, à travers les insultes des commis des secrétaires d’État, et des secrétaires des intendants, sans que les plus grands de toute cette noblesse par leur naissance, et par les dignités qui, sans les sortir de son ordre, les met au-dessus d’elle, puissent éviter ce même sort d’inutilité, ni les dégoûts des maîtres de la plume lorsqu’ils servent dans les armées. Surtout il ne pouvoit se contenir contre l’injure faite aux armes, par lesquelles cette monarchie s’est fondée et maintenue, qu’un officier vétéran, souvent couvert de blessures, même lieutenant général des armées, retiré chez soi avec estime, réputation, pensions même, y soit réellement mis à la taille avec tous les autres paysans de sa paroisse, s’il n’est pas noble, par eux et comme eux, et comme je l’ai vu arriver à d’anciens capitaines chevaliers de Saint-Louis et à pension, sans remède pour les en exempter, tandis que les exemptions sont sans nombre pour les plus vils emplois de la petite robe et de la finance, même après les avoir vendus, et quelquefois héréditaires.

Ce prince ne pouvoit s’accoutumer qu’on ne pût parvenir à gouverner l’État en tout ou en partie, si on n’avoit été maître des requêtes, et que ce fût entre les mains de la jeunesse de cette magistrature que toutes les provinces fussent remises pour les gouverner en tout genre, et seuls, chacun la sienne à sa pleine et entière discrétion, avec un pouvoir infiniment plus grand, et une autorité plus libre et plus entière, sans nulle comparaison, que les gouverneurs de ces provinces en avoient jamais eue, qu’on avoit pourtant voulu si bien abattre qu’il ne leur en étoit resté que le nom et les appointements uniques, et il ne trouvoit pas moins scandaleux que le commandement de quelques provinces fût joint et quelquefois attaché à la place du chef du parlement de la même province, en absence du gouverneur et du lieutenant général en titre, laquelle étoit nécessairement continuelle, avec le même pouvoir sur les troupes qu’eux. Je ne répéterai point ce qu’il pensoit sur le pouvoir et sur l’élévation des secrétaires d’État, des autres ministres, et la forme de leur gouvernement. On l’a vu il n’y a pas longtemps, comme sur le dixième on a vu ce qu’il pensoit et sentoit sur la finance et les financiers. Le nombre immense de gens employés a lever et à percevoir les impositions ordinaires et extraordinaires, et la manière de les lever ; la multitude énorme d’offices et d’officiers de justice de toute espèce ; celle des procès, des chicanes, des frais ; l’iniquité de la prolongation des affaires, les ruines et les cruautés qui s’y commettent, étoient des objets d’une impatience qui lui inspiroit presque celle d’être en pouvoir d’y remédier.

La comparaison qu’il faisoit des pays d’états [2] avec les autres lui avoit donné la pensée de partager le royaume en parties, autant qu’il se pourroit, égales pour la richesse, de faire administrer chacune par ses états, de les simplifier tous extrêmement pour en bannir la cohue et le désordre, et d’un extrait aussi fort simplifié de tous ces états des provinces en former quelquefois des états généraux du royaume. Je n’ose achever un grand mot, un mot d’un prince pénétré : « qu’un roi est fait pour les sujets, et non les sujets pour lui, » comme il ne se contraignoit pas de le dire en public, et jusque dans le salon de Marly, un mot enfin de père de la patrie, mais un mot qui hors de son règne, que Dieu n’a pas permis, seroit le plus affreux blasphème. Pour en revenir aux états généraux, ce n’étoit pas qu’il leur crût aucune sorte de pouvoir. Il étoit trop instruit pour ignorer que ce corps, tout auguste que sa représentation le rende, n’est qu’un corps de plaignants, de remontrants, et quand il plaît au roi de le lui permettre, un corps de proposants. Mais ce prince, qui se seroit plu dans le sein de sa nation rassemblée, croyoit trouver des avantages infinis d’y être informé des maux et des remèdes par des députés qui connoîtroient les premiers par expérience, et de consulter les derniers avec ceux sur qui ils devoient porter. Mais dans ces états il n’en vouloit connoître que trois, et laissoit fermement dans le troisième celui qui si nouvellement a paru vouloir s’en tirer.

À l’égard des rangs, des dignités et des charges, on a vu que les rangs étrangers, ou prétendus tels, n’étoient pas dans son goût et dans ses maximes, et ce qui en étoit pour la règle des rangs. Il n’étoit pas plus favorable aux dignités étrangères. Son dessein aussi n’étoit pas de multiplier les premières dignités du royaume. Il vouloit néanmoins favoriser la première noblesse par des distinctions. Il sentoit combien elles étoient impossibles et irritantes par naissance entre les vrais seigneurs, et il étoit choqué qu’il n’y eût ni distinction ni récompense à leur donner, que les premières et le comble de toutes. Il pensoit donc, à l’exemple, mais non sur le modèle de l’Angleterre, à des dignités moindres en tout que celles de ducs : les unes héréditaires et de divers degrés, avec leurs rangs et leurs distinctions propres ; les autres à vie sur le modèle, en leur manière, des ducs non vérifiés ou à brevet. Le militaire en auroit eu aussi, dans le même dessein et par la même raison, au-dessous des maréchaux de France. L’ordre de Saint-Louis auroit été beaucoup moins commun, et celui de Saint-Michel tiré de la boue où on l’a jeté, et remis en honneur pour rendre plus réservé celui de l’ordre du Saint-Esprit. Pour les charges, il ne comprenoit pas comment le roi avoit eu pour ses ministres la complaisance de laisser tomber les premières après les grandes de sa cour dans l’abjection où de l’une à l’autre toutes sont tombées. Le Dauphin auroit pris plaisir d’y être servi et environné par de véritables seigneurs, et il auroit illustré d’autres charges moindres, et ajouté quelques-unes de nouveau pour des personnes de qualité moins distinguées. Ce tout ensemble, qui eût décoré sa cour et l’État, lui auroit fourni beaucoup plus de récompenses. Mais il n’aimoit pas les perpétuelles, que la même charge, le même gouvernement devînt comme patrimoine par l’habitude de passer toujours de père en fils. Son projet de libérer peu à peu toutes les charges de cour et de guerre, pour en ôter à toujours la vénalité, n’étoit pas favorable aux brevets de retenue ni aux survivances, qui ne laissoient rien aux jeunes gens à prétendre ni à désirer.

Quant à la guerre, il ne pouvoit goûter l’ordre du tableau [3] que Louvois a introduit pour son autorité particulière, pour confondre qualité, mérite et néant, et pour rendre peuple tout ce qui sert. Ce prince regardoit cette invention comme la destruction de l’émulation, par conséquent du désir de s’appliquer, d’apprendre, et de faire, comme la cause de ces immenses promotions qui font des officiers généraux sans nombre, qu’on ne peut pour la plupart employer ni récompenser, et parmi lesquels on en trouve si peu qui aient de la capacité et du talent, ce qui remonte enfin jusqu’à ceux qu’il faut bien faire maréchaux de France, et entre ces derniers jusqu’aux généraux des armées, et dont l’État éprouve les funestes suites, surtout depuis le commencement de ce siècle, parce que ceux qui ont précédé cet établissement n’étoient déjà plus ou hors d’état de servir.

Cette grande et sainte maxime : que les rois sont faits pour leurs peuples et non les peuples pour les rois ni aux rois, étoit si avant imprimée en son âme qu’elle lui avoit rendu le luxe et la guerre odieuse. C’est ce qui le faisoit quelquefois expliquer trop vivement sur la dernière, emporté par une vérité trop dure pour les oreilles du monde, qui a fait quelquefois dire sinistrement qu’il n’aimoit pas la guerre. Sa justice étoit munie de ce bandeau impénétrable qui en fait toute la sûreté. Il se donnoit la peine d’étudier les affaires qui se présentoient à juger devant le roi aux conseils de finance et des dépêches ; et, si elles étoient grandes, il y travailloit avec les gens du métier, dont il puisoit des connoissances, sans se rendre esclave de leurs opinions. Il communioit au moins tous les quinze jours avec un recueillement et un abaissement qui frappoit, toujours en collier de l’ordre et en rabat et manteau court. Il voyoit son confesseur jésuite une ou deux fois la semaine, et quelquefois fort longtemps, ce qu’il abrégea beaucoup dans la suite, quoiqu’il approchât plus souvent de la communion.

Sa conversation étoit aimable, tant qu’il pouvoit solide, et par goût ; toujours mesurée à ceux avec qui il parloit. Il se délassoit volontiers à la promenade : c’étoit là où ces [qualités] paraissoient le plus. S’il s’y trouvoit quelqu’un avec qui il pût parler de sciences, c’étoit son plaisir, mais plaisir modeste, et seulement pour s’amuser et s’instruire en dissertant quelque peu, et en écoutant davantage. Mais ce qu’il y cherchoit le plus c’étoit l’utile, des gens à faire parler sur la guerre et les places, sur la marine et le commerce, sur les pays et les cours étrangères, quelquefois sur des faits particuliers mais publics., et sur des points d’histoire ou des guerres passées depuis longtemps. Ces promenades, qui l’instruisoient beaucoup, lui concilioient les esprits, les cœurs, l’admiration, les plus grandes espérances. Il avoit mis à la place des spectacles, qu’il s’étoit retranchés depuis fort longtemps, un petit jeu où les plus médiocres bourses pouvoient atteindre, pour pouvoir varier et partager l’honneur de jouer avec lui, et se rendre cependant visible à tout le monde. Il fut toujours sensible au plaisir de la table et de la chasse. Il se laissoit aller à la dernière avec moins de scrupule, mais il craignoit son foible pour l’autre, et il y étoit d’excellente compagnie quand il s’y laissoit aller.

Il connoissoit le roi parfaitement, il le respectoit, et sur la fin il l’aimoit en fils, et lui faisoit une cour attentive de sujet, mais qui sentoit quel il était. Il cultivoit Mme de Maintenon avec les égards que leur situation demandoit. Tant que Monseigneur vécut, il lui rendoit tout ce qu’il devoit avec soin. On y sentoit la contrainte, encore plus avec Mlle Choin, et le malaise avec tout cet intérieur de Meudon. On en a tant expliqué les causes qu’on n’y reviendra pas ici. Le prince admiroit, autant pour le moins que tout le monde, que Monseigneur, qui, tout matériel qu’il étoit, avoit beaucoup de gloire, n’avoit jamais pu s’accoutumer à Mme de Maintenon, ne la voyoit que par bienséance, et le moins encore qu’il pouvoit, et toutefois avoit aussi en Mlle Choin sa Maintenon autant que le roi avoit la sienne, et ne lui asservissoit pas moins ses enfants que le roi les siens à Mme de Maintenon. Il aimoit les princes ses frères avec tendresse, et son épouse avec la plus grande passion. La douleur de sa perte pénétra ses plus intimes moelles. La piété y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacrifice fut entier, mais il fut sanglant. Dans cette terrible affliction rien de bas, rien de petit, rien d’indécent. On voyoit un homme hors de soi, qui s’extorquoit une surface unie, et qui y succomboit. Les jours en furent tôt abrégés. Il fut le même dans sa maladie. Il ne crut point en relever, il en raisonnoit avec ses médecins ; dans cette opinion, il ne cacha pas sur quoi elle étoit fondée ; on l’a dit il n’y a pas longtemps, et tout ce qu’il sentit depuis le premier jour jusqu’au dernier l’y confirma de plus en plus. Quelle épouvantable conviction de la fin de son épouse et de la sienne ! mais, grand Dieu ! quel spectacle vous donnâtes en lui, et que n’est-il permis encore d’en révéler des parties également secrètes, et si sublimes qu’il n’y a que vous qui les puissiez donner et en connoître tout le prix ! quelle imitation de Jésus-Christ sur la croix ! on ne dit pas seulement à l’égard de la mort et des souffrances, elle s’éleva bien au-dessus. Quelles tendres, mais tranquilles vues ! quel surcroît de détachement ! quels vifs élans d’actions de grâces d’être préservé du sceptre et du compte qu’il faut en rendre ! quelle soumission, et combien parfaite ! quel ardent amour de Dieu ! quel perçant regard sur son néant et ses péchés ! quelle magnifique idée de l’infinie miséricorde ! quelle religieuse et humble crainte ! quelle tempérée confiance ! quelle sage paix ! quelles lectures ! quelles prières continuelles ! quel ardent désir des derniers sacrements ! quel profond recueillement ! quelle invincible patience ! quelle douceur, quelle constante bonté pour tout ce qui l’approchoit ! quelle charité pure, qui le pressoit d’aller à Dieu ! La France tomba enfin sous ce dernier châtiment ; Dieu lui montra un prince qu’elle ne méritoit pas. La terre n’en étoit pas digne, il étoit mûr déjà pour la bienheureuse éternité.




  1. La chaleur.
  2. On appelait pays d’états dans l’ancienne monarchie, ceux qui jouissaient du privilège d’avoir des assemblées provinciales, comme le Languedoc, la Bretagne, la Bourgogne, la Provence, l’Artois, le Hainaut, le Cambrésis (pays de Cambrai), le comté de Pau ou de Béarn, le Bigorre, le comté de Foix, le pays de Gex, la Bresse, le Bugey, le Valromey, le Marsan, le Nebouzan, les Quatre-Vallées (dans l’Armagnac), le pays de Labour, etc. Les états de Dauphiné, supprimés sous Louis XIII, ne furent rétablis que peu de temps avant la Révolution. Les pays d’états votaient l’impôt qu’ils devaient payer et en faisaient eux-mêmes la répartition.
  3. Voy., sur l’ordre du tableau, t. VII, p. 387, note.