Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/Introduction

Texte établi par Adolphe ChéruelHachette (Tome 1p. i-xxxvii).


AVIS DES ÉDITEURS.


Cette édition des Mémoires de Saint-Simon n’est pas la reproduction de l’édition de 1829-1830, ni d’aucune des éditions suivantes ; le texte en a été établi d’après une collation exacte des manuscrits originaux, qui appartiennent à M. le duc de Saint-Simon, collation faite en entier par M. Chéruel, et il n’est presque point de page qui n’ait donné lieu à quelque rectification. On peut se former une idée de la nature et de l’importance de ces restitutions ou corrections diverses, d’après l’examen comparatif qui a été publié, et qu’on pourra rendre plus complet un jour. Cette édition mérite donc d’être considérée comme la véritable édition princeps des Mémoires de Saint-Simon.

Indépendamment de cet avantage fondamental d’un texte fidèle et tout à fait exact, cette édition en a d’autres accessoires qui la recommandent au public. Elle contient : une Introduction par M. Sainte-Beuve, dans laquelle il traite du mérite et des caractères essentiels des Mémoires de Saint-Simon ; une nouvelle table alphabétique des matières et des noms propres, si indispensable pour un tel ouvrage ; un portrait authentique de l’auteur ; nous disons authentique, car le portrait donné dans d’autres éditions n’était pas le sien ; un fac-simile de son écriture reproduisant une page de son testament ; et enfin le testament même, que nous sommes autorisés à publier, soit en entier, soit par extraits.




INTRODUCTION.


On vient tard à parler maintenant de Saint-Simon et de ses Mémoires ; il semble qu’on ait tout dit, et bien dit, à ce sujet. Il est impossible, en effet, qu’il y ait eu depuis plus de vingt-cinq ans une sorte de concours ouvert pour apprécier ces admirables tableaux d’histoire et leur auteur, sans que toutes les idées justes, toutes les louanges méritées et les réserves nécessaires se soient produites : il ne peut être question ici que de rappeler et de fixer avec netteté quelques-uns des points principaux, acquis désormais et incontestables.

Saint-Simon est le plus grand peintre de son siècle, de ce siècle de Louis XIV dans son entier épanouissement. Jusqu’à lui on ne se doutait pas de tout ce que pouvaient fournir d’intérêt, de vie, de drame mouvant et sans cesse renouvelé, les événements, les scènes de la Cour, les mariages, les morts, les revirements soudains ou même le train habituel de chaque jour, les déceptions ou les espérances se reflétant sur des physionomies innombrables dont pas une ne se ressemble, les flux et reflux d’ambitions contraires animant plus ou moins visiblement tous ces personnages, et les groupes ou pelotons qu’ils formaient entre eux dans la grande galerie de Versailles, pêle-mêle apparent, mais qui désormais, grâce à lui, n’est plus confus, et qui nous livre ses combinaisons et ses contrastes : jusqu’à Saint-Simon on n’avait que des aperçus et des esquisses légères de tout cela : le premier il a donné, avec l’infinité des détails, une impression vaste des ensembles. Si quelqu’un a rendu possible de repeupler en idée Versailles et de le repeupler sans ennui, c’est lui. On ne peut que lui appliquer ce que Buffon a dit de la terre au printemps « Tout fourmille de vie. » Mais en même temps il produit un singulier effet par rapport aux temps et aux règnes qu’il n’a pas embrassés ; au sortir de sa lecture, lorsqu’on ouvre un livre d’histoire ou même de Mémoires, on court risque de trouver tout maigre et pâle, et pauvre : toute époque qui n’a pas eu son Saint-Simon paraît d’abord comme déserte et muette, et décolorée ; elle a je ne sais quoi d’inhabité ; on sent et l’on regrette tout ce qui y manque et tout ce qui ne s’en est point transmis. Très-peu de parties de notre histoire (si on l’essaye) résistent à cette épreuve, et échappent à ce contre-coup ; car les peintres de cette sorte sont rares, et il n’y a même eu jusqu’ici, à ce degré de verve et d’ampleur, qu’un Saint-Simon.

Ce n’est pas à dire qu’on n’ait pas eu avant lui de très-belles formes de Mémoires et très-variées : il serait le premier à protester contre une injustice qui diminuerait ses devanciers, lui qui s’est inspiré d’eux, il le déclare, et de leur exemple, pour y puiser le goût de l’histoire, de l’histoire animée et vivante. C’étaient des peintres aussi, au milieu de leurs narrations un peu gênées, mais d’une gaucherie charmante et naïve, que les Ville-Hardouin et les Joinville. Les Froissart, les Commynes étaient arrivés déjà à la science et à l’art avec des grâces restées simples. Quelle génération d’écrivains de plume et d’épée n’avaient point produite les guerres du xvie siècle, un Montluc, un Tavannes, un d’Aubigné, un Brantôme ! Que de paroles originales et toutes de source, et quelle diversité d’accents dans les témoignages ! Sully, au milieu de ses pesanteurs, a bien des parties réellement belles, d’une solidité attachante, et que le sourire de Henri IV éclaire. Et la Fronde, quelle moisson nouvelle de récits de toutes sortes, quelle brusque volée d’historiens inattendus elle a enfantés parmi ses propres acteurs, en tête desquels Retz se détache et brille entre tous comme le plus grand peintre avant Saint-Simon ! Mais cette génération d’auteurs de Mémoires, issus de la Fronde, s’arrête à peu près au seuil du règne véritable de Louis XIV. À partir de là on n’a que des esquisses rapides, inachevées, qu’ont tracées des plumes élégantes et fines, mais un peu paresseuses, Choisy, Mme de La Fayette, La Fare, Mme de Caylus. Ils mettent en goût, et ils ne tiennent pas ; ils commencent, et ils vous laissent en chemin. Or, il n’y a rien qui fasse moins défaut et qui vous laisse moins, il n’y a rien de moins paresseux et qui se décourage moins vite que Saint-Simon. Il s’adonne à l’histoire au sortir de l’enfance comme à un travail, comme à une mission. Ce n’est pas au courant de la plume qu’il s’amuse à se ressouvenir de loin et en vieillissant, comme fait Retz ; méthode toujours scabreuse, source inévitable de confusions et de méprises. Il amasse jour par jour, il écrit chaque soir ; il commence dès dix-neuf ans sous la tente, et il continue sans relâche à Versailles et partout. Il s’informe sans cesse comme un Hérodote. Sur les généalogies il en remontrerait au Père Anselme. Il raisonne du passé comme un Boulainvilliers. Dans le présent il est à tout, il a vent de toutes les pistes, et en tient registre incontinent. Toutes les heures qu’il peut dérober, il les emploie ; et puis vieux, retiré dans sa terre, il coordonne cette masse de matériaux, il la met en corps de récit, en un corps unique et continu, se bornant à la distribuer par paragraphes distincts, avec des titres en marge[1] ; et ce long texte immense, il le recopie tout de sa main avec une netteté, une exactitude minutieuse, qualités authentiques qu’on n’a pas assez remarquées, sans quoi on eût plus religieusement respecté son ordre et sa marche, son style et sa phrase, qui peut bien être négligée et redondante, mais où rien (je parle des Mémoires et non des notes) n’est jeté au hasard.

Comment cette vocation historique si prononcée se forma-t-elle, et se rencontra-t-elle ainsi toute née au sein de la Cour et dans un si jeune âge ? Et d’où sortait donc ce mousquetaire de dix-neuf ans, si résolu dès le premier jour à transmettre les choses de son temps dans toutes leurs complications et leurs circonstances ?

Son père, sans un tel fils, serait resté un de ces favoris comblés, mais obscurs, que l’histoire nomme tout au plus en passant, mais dont elle ne s’occupe pas. Jeune page, il avait su plaire à Louis XIII par quelques attentions et de l’adresse à la chasse, en lui présentant commodément son cheval de rechange ou en rendant le cor après s’en être proprement servi. Sans doute il avait bonne mine ; il avait certainement de la discrétion et de l’honneur. À la manière dont Saint-Simon nous parle de son père, et même si l’on en rabat un peu, on voit en celui-ci un homme de qualité, fidèle, assez désintéressé, reconnaissant, et, en tout, d’une étoffe morale peu commune à la Cour. Son attitude envers Richelieu est digne en même temps que sensée : il n’est ni hostile, ni servile. On découvre même dans le père de Saint-Simon une qualité dont ne sera pas privé son fils, une sorte d’humeur qui, au besoin, devient de l’aigreur ; c’est pour s’être livré à un mouvement de cette nature qu’il tomba dans une demi-disgrâce à l’âge de trente et un ans et quitta la Cour pour se retirer en son gouvernement de Blaye où il demeura jusqu’à la mort du cardinal. Si j’avais à définir en deux mots le père de Saint-Simon, je dirais que c’était un favori, mais que ce n’était pas un courtisan : car il avait de l’honneur et de l’humeur.

C’est de ce père déjà vieux et remarié en secondes noces avec une personne jeune, mais non plus de la première jeunesse, que naquit Saint-Simon en janvier 1675. On a cité comme une singularité et un prodige, dans un livre imprimé du vivant même du père[2], qu’il ait eu cet enfant à l’âge de soixante et douze ans ; il n’en avait en réalité que soixante-huit. Il lui transmit ses propres qualités très-marquées avec je ne sais quoi de fixe et d’opiniâtre : la probité, la fierté, la hauteur de cœur, et des instincts de race forte sous une brève stature. Le jeune Saint-Simon fut donc élevé auprès d’une mère, personne de mérite, et d’un père qui aimait à se souvenir du passé et à raconter mainte anecdote de la vieille Cour : de bonne heure il dut lui sembler qu’il n’y avait rien de plus beau que de se ressouvenir. Sa vocation pour l’histoire se prononça dès l’enfance, en même temps qu’il restait indifférent et froid pour les belles-lettres proprement dites. Il lisait sans doute aussi avec l’idée d’imiter les grands exemples qu’il voyait retracés, et de devenir quelque chose ; mais au fond son plus cher désir et son ambition étaient plutôt d’être de quelque chose afin de savoir le mieux qu’il pourrait les affaires de son temps et de les écrire. Cette vocation d’écrivain, qui se dégage et s’affiche pour nous si manifestement aujourd’hui, était cependant d’abord secrète et comme masquée et affublée de toutes les prétentions de l’homme de cour, du grand seigneur, du duc et pair, et des autres ambitions accessoires qui convenaient alors à un personnage de son rang.

Saint-Simon, en entrant dans le monde à l’âge de dix-neuf ans, dénote bien ses instincts et ses goûts. Dès le lendemain de la bataille de Nerwinde (juillet 1693) à laquelle il prend part comme capitaine dans le Royal-Roussillon, il en fait un bulletin détaillé pour sa mère et quelques amis. Ce récit a de la netteté, de la fermeté ; le caractère en est simple ; on y sent l’amour du vrai. Le style n’a rien de cette fougue et de ces irrégularités qu’il aura quelquefois, mais qu’il n’a pas toujours et nécessairement chez Saint-Simon. À force de le vouloir définir dans toutes ses diversités et ses exubérances, il ne faut pas non plus se faire de ce style un monstre. Très-souvent il n’est que l’expression la plus directe et la plus vive, telle qu’elle échappe à un esprit plein de son objet.

L’année suivante (1694), dans les loisirs d’un camp en Allemagne, il commence décidément ses Mémoires qu’il mettra soixante ans entiers à poursuivre et à parachever. Il y fut excité « par le plaisir qu’il prit, dit-il, à la lecture de ceux du maréchal de Bassompierre. » Bassompierre avait dit pourtant un mot des plus injurieux pour le père de Saint-Simon : cela n’empêche pas le fils de trouver ses Mémoires très-curieux, « quoique dégoûtants par leur vanité. »

Le jeune Saint-Simon est vertueux ; il a des mœurs, de la religion ; il a surtout d’instinct le goût des honnêtes gens. Ce goût se déclare d’abord d’une manière singulière et presque bizarre par l’élan qui le porte tout droit vers le duc de Beauvilliers, le plus honnête homme de la Cour, pour lui aller demander une de ses filles en mariage, ou l’aînée, ou la cadette, il n’en a vu aucune, peu lui importe laquelle ; peu lui importe la dot ; ce qu’il veut épouser, c’est la famille ; c’est le duc et la duchesse de Beauvilliers dont il est épris. Cette poursuite de mariage qu’il expose avec une vivacité si expressive a pour effet, même en échouant, de le lier étroitement avec le duc de Beauvilliers et avec ce côté probe et sérieux de la Cour. C’est par là qu’il se rattachera bientôt aux vertueuses espérances que donnera le duc de Bourgogne.

Une liaison fort différente et qui semble jurer avec celle-ci, mais qui datait de l’enfance, c’est la familiarité et l’amitié de Saint-Simon avec le duc d’Orléans, le futur Régent. Là encore toutefois la marque de l’honnêteté se fait sentir ; c’est par les bons côtés du Prince, par ses parties louables, intègres et tant calomniées que Saint-Simon lui demeurera attaché inviolablement ; c’est à cette noble moitié de sa nature qu’il fera énergiquement appel dans les situations critiques déplorables où il le verra tombé ; et, dans ce perpétuel contact avec le plus généreux et le plus spirituel des débauchés, il se préservera de toute souillure.

Avec le goût des honnêtes gens, il a l’antipathie non moins prompte et non moins instinctive contre les coquins, les hypocrites, les âmes basses et mercenaires, les courtisans plats et uniquement intéressés. Il les reconnaît, il les devine à distance, il les dénonce et les démasque ; il semble, à la manière dont il les tire au jour et les dévisage, y prendre un plaisir amer et s’y acharner. On se rappelle, dès les premiers chapitres des Mémoires, ce portrait presque effrayant du magistrat pharisien, du faux Caton, de ce premier président de Harlay, dont sous des dehors austères il nous fait le type achevé du profond hypocrite.

Mais il avait à s’en plaindre, dira-t-on, et ici, comme en bien des cas, en peignant les hommes il obéit à des préventions haineuses et à une humeur méchante : je vais tout d’abord à l’objection. Selon moi, et après une étude dix fois refaite de Saint-Simon, je me suis formé de lui cette idée : il est doué par nature d’un sens particulier et presque excessif d’observation, de sagacité, de vue intérieure, qui perce et sonde les hommes, et démêle les intérêts et les intentions sur les visages : il offre en lui un exemple tout à fait merveilleux et phénoménal de cette disposition innée. Mais un tel don, une telle faculté est périlleuse si l’on s’y abandonne, et elle est sujette à outrer sa poursuite et à passer le but. Les tentations ne sont jamais pour les hommes que dans le sens de leurs passions : on n’est pas tenté de ce qu’on n’aime pas. Dès le début, Saint-Simon fils d’un père antique, et, sous sa jeune mine, un peu antique lui-même, n’a pas de goût vif pour les femmes, pour le jeu, le vin et les autres plaisirs : mais il est glorieux ; il tient au vieux culte ; il se fait un idéal de vertu patriotique qu’il combine avec son orgueil personnel et ses préjugés de rang. Et avec cela il est artiste, et il l’est doublement : il a un coup d’œil et un flair[3] qui, dans cette foule dorée et cette cohue apparente de Versailles, vont trouver à se satisfaire amplement et à se repaître ; et puis, écrivain en secret, écrivain avec délices et dans le mystère, le soir, à huis clos, le verrou tiré, il va jeter sur le papier avec feu et flamme ce qu’il a observé tout le jour, ce qu’il a senti sur ces hommes qu’il a bien vus, qu’il a trop vus, mais qu’il a pris sur un point qui souvent le touchait et l’intéressait. Il y a là des chances d’erreur et d’excès jusque dans le vrai. Il est périlleux, même pour un honnête homme, s’il est passionné, de sentir qu’il écrit sans contrôle, et qu’il peint son monde sans confrontation. Je ne parle en ce moment que de ce qu’il a observé lui-même et directement : car, pour ce qu’il n’a su que par ouï-dire et ce qu’il a recueilli par conversation, il y aura d’autres chances d’erreur encore qui s’y mêleront.

Quoique Saint-Simon ne paraisse pas avoir été homme à mettre de la critique proprement dite dans l’emploi et le résultat de ses recherches, et qu’il ne semble avoir guère fait que verser sur sa première observation toute chaude et toute vive une expression ardente et à l’avenant, son soin ne portant ensuite que sur la manière de coordonner tout cela, il n’est pas sans s’être adressé des objections graves sur la tentation à laquelle il était exposé et dont l’avertissait sans doute le singulier plaisir qu’il trouvait à y céder. Religieux par principes et chrétien sincère, il se fit des scrupules de conscience, ou du moins il tint à les empêcher de naître et à se mettre en règle contre les remords et les faiblesses qui pourraient un jour lui venir à ses derniers instants. S’il lui avait fallu jeter au feu ses Mémoires, croyant avoir fait un long péché, quel dommage, quel arrachement de cœur ! Il songea assez naïvement à prévenir ce danger. Le Discours préliminaire qu’il a mis en tête nous témoigne de sa préoccupation de chrétien, qui cherche à se démontrer qu’on a droit historiquement de tout dire sur le compte du prochain, et qui voudrait bien concilier la charité avec la médisance. Une lettre écrite à l’abbé de Rancé[4], et par laquelle il le consultait presque au début sur la mesure à observer dans la rédaction de ses Mémoires, atteste encore mieux cette pensée de prévoyance ; il semble s’être fait donner par l’austère abbé une absolution plénière, une fois pour toutes. Saint-Simon, dans son apologie, admet ou suppose toujours deux choses : c’est, d’une part, qu’il ne dit que la vérité, et, de l’autre, qu’il n’est pas impartial, qu’il ne se pique pas de l’être, et, qu’en laissant la louange ou le blâme aller de source à l’égard de ceux pour qui il est diversement affecté, il obéit à ses inclinations et à sa façon impétueuse de sentir : et, avec cela, il se flatte de tenir en main la balance. Dans le récit de ce premier procès au nom de la Duché-Pairie contre M. de Luxembourg, il y a un moment où l’avocat de celui-ci ayant osé révoquer en doute la loyauté royaliste des adversaires, Saint-Simon, qui assistait à l’audience, assis dans une lanterne ou tribune entre les ducs de La Rochefoucauld et d’Estrées, s’élance au dehors, criant à l’imposture et demandant justice de ce coquin : « M. de La Rochefoucauld, dit-il, me retint à mi-corps et me fit taire. Je m’enfonçai de dépit plus encore contre lui que contre l’avocat. Mon mouvement avoit excité une rumeur. » Or, quand on est sujet à ces mouvements-là, non-seulement à l’audience et dans une occasion extraordinaire, mais encore dans l’habitude de la vie et même en écrivant, il y a chance non pour qu’on se trompe peut-être sur l’intention mauvaise de l’adversaire, mais au moins pour qu’on outre-passe quelquefois le ton et qu’on sorte de la mesure. On a de ces élans où l’on a besoin d’être retenu à mi-corps. J’indique la précaution à prendre en lisant Saint-Simon ; il peut bien souvent y avoir quelque réduction à faire dans le relief et dans les couleurs.

On a fort cherché depuis quelque temps à relever des erreurs de fait dans les Mémoires de Saint-Simon, et l’on n’a pas eu de peine à en rassembler un certain nombre. Il fait juger et condamner Fargues, un ancien frondeur, par le premier président de Lamoignon, et Fargues fut jugé par l’intendant Machault. Il dit de Mlle de Beauvais, mariée au comte de Soissons, qu’elle était fille naturelle, et l’on a retrouvé et l’on produit le contrat de mariage des parents. Il fait de De Saumery un argus impitoyable et un espion farouche auprès du duc de Bourgogne, et l’on sait, par une lettre de ce jeune prince à Fénelon, que c’était un homme dévoué et sûr. Quelques-unes de ces rectifications auront place dans la présente édition, et seront indiquées en leur lieu. Dans le domaine de la littérature, j’ai moi-même à signaler une inexactitude et une méprise. Saint-Simon impute à Racine, en présence de Louis XIV et de Mme de Maintenon, une distraction maladroite qui lui aurait fait mal parler de Scarron. Au contraire, c’est Despréaux qui eut plus d’une fois cette distraction plaisante, dans laquelle le critique s’échappait, tandis que Racine, meilleur courtisan, lui faisait tous les signes du monde sans qu’il les comprît. Tranchons sur cela. La question de la vérité des Mémoires de Saint-Simon n’est pas et ne saurait être circonscrite dans le cercle des observations de ce genre, même quand les erreurs se trouveraient cent fois plus nombreuses. Qu’on veuille bien se rendre compte de la manière dont les Mémoires, tels que les siens, ont été et sont nécessairement composés. Il y a entre les façons infinies d’écrire l’histoire deux divisions principales qui tiennent à la nature des sources auxquelles on puise. Il y a une sorte d’histoire qui se fonde sur les pièces mêmes et les instruments d’État, les papiers diplomatiques, les correspondances des ambassadeurs, les rapports militaires, les documents originaux de toute espèce. Nous avons un récent et un excellent exemple de cette méthode de composition historique dans l’ouvrage de M. Thiers, qui se pourrait proprement intituler : Histoire administrative et militaire du Consulat et de l’Empire. Et puis, il y a une histoire d’une tout autre physionomie, l’histoire morale contemporaine écrite par des acteurs et des témoins. On vit dans une époque, à la Cour si c’est à une époque de cour ; on y passe sa vie à regarder, à écouter, et, quand on est Saint-Simon, à écouter et à regarder avec une curiosité, une avidité sans pareille, à tout boire et dévorer des oreilles et des yeux. On entend dire beaucoup de choses ; on s’adresse le mieux qu’on peut pour en savoir encore davantage ; si l’on veut remonter en arrière, on consulte les vieillards, les disgraciés, les solitaires en retraite, les subalternes aussi, les anciens valets de chambre. Il est bien difficile que dans ce qu’on ne voit point soi-même il ne se mêle un peu de crédulité, quand elle est dans le sens de nos inclinations et aussi de notre talent à exprimer les choses. On ne fait souvent que répéter ce qu’on a entendu ; on ne peut aller vérifier chez les notaires. Dans ce qu’on voit par soi-même, et avec les hommes à qui l’on a affaire en face et qu’on juge, oh ! ici l’on va plus sûrement ; si l’on a le don d’observation et la faculté dont j’ai parlé, on va loin, on pénètre ; et si à ce premier don d’observer se joint un talent pour le moins égal d’exprimer et de peindre, on fait des tableaux, des tableaux vivants et par conséquent vrais, qui donnent la sensation, l’illusion de la chose même, qui remettent en présence d’une nature humaine et d’une société en action qu’on croyait évanouie. Est-ce à dire qu’un autre observateur et un autre peintre placé à côté du premier, mais à un point de vue différent, ne présenterait pas une autre peinture qui aurait d’autres couleurs, et peut-être aussi quelques autres traits de dessin ? Non, sans doute ; autant de peintres, autant de tableaux ; autant d’imaginations, autant de miroirs ; mais l’essentiel est qu’au moins il y ait par époque un de ces grands peintres, un de ces immenses miroirs réfléchissants ; car, lui absent, il n’y aura plus de tableaux du tout ; la vie de cette époque, avec le sentiment de la réalité, aura disparu, et vous pourrez ensuite faire et composer à loisir toutes vos belles narrations avec vos pièces dites positives et même avec vos tableaux d’histoire, arrangés après coup et symétriquement, et peignés comme on en voit, ces histoires, si vraies qu’elles soient quant aux résultats politiques, seront artificielles, et on le sentira ; et vous aurez beau faire, vous ne ferez pas qu’on ait vécu dans ce temps que vous racontez.

Avec Saint-Simon on a vécu en plein siècle de Louis XIV ; là est sa grande vérité. Est-ce que par lui nous ne connaissons pas (mais je dis connaître comme si nous les avions vus), et dans les traits même de leur physionomie et dans les moindres nuances, tous ces personnages et les plus marquants et les secondaires, et ceux qui ne font que passer et figurer ? Nous en savions les noms, qui n’avaient pour nous qu’une signification bien vague : les personnes, aujourd’hui, nous sont familières et présentes. Je prends au hasard les premiers que je rencontre : Louville, ce gentilhomme attaché au duc d’Anjou, au futur roi d’Espagne, et qui aura bientôt un rôle politique, — Saint-Simon se sert de lui tout d’abord pour faire sa demande d’une entrevue à M. de Beauvilliers ; il raconte ce qu’est Louville, et il ajoute tout courant : « Louville étoit d’ailleurs homme d’infiniment d’esprit, et qui, avec une imagination qui le rendoit toujours neuf et de la plus excellente compagnie, avoit toute la lumière et le sens des grandes affaires, et des plus solides et des meilleurs conseils. » Louville reviendra mainte fois dans les Mémoires ; lui-même il a laissé les siens : vous pouvez les lire si vous en avez le temps ; mais, en attendant, on a sur l’homme et sur sa nuance distinctive et neuve les choses dites, les choses essentielles et fines, et comme personne autre n’aurait su nous les dire. — M. de Luxembourg a été un adversaire de Saint-Simon ; il a été sa partie devant le Parlement, après avoir été son général à l’armée ; il a été l’objet de sa première grande colère, de sa première levée de boucliers comme duc et pair. Est-ce à dire que son portrait par Saint-Simon en sera moins vrai, de cette vérité qui saisit, et qui, d’ailleurs, se rapporte bien à ce que disent les contemporains, mais en serrant l’homme de plus près qu’ils n’ont fait ?

« … À soixante-sept ans, il s’en croyoit vingt-cinq, et vivoit comme un homme qui n’en a pas davantage. Au défaut de bonnes fortunes, dont son âge et sa figure l’excluoient, il y suppléoit par de l’argent, et l’intimité de son fils et de lui, de M. le prince de Conti et d’Albergotti, portoit presque toute sur des mœurs communes et des parties secrètes qu’ils faisoient ensemble avec des filles. Tout le faix des marches et des ordres de subsistances portoit toutes les campagnes sur Puységur, qui même dégrossissoit les projets. Rien de plus juste que le coup d’œil de M. de Luxembourg, rien de plus brillant, de plus avisé, de plus prévoyant que lui devant les ennemis, ou un jour de bataille, avec une audace, une flatterie, et en même temps un sang-froid qui lui laissoit tout voir et tout prévoir au milieu du plus grand feu, et du danger et du succès les plus imminent, et c’étoit là où il étoit grand. Pour le reste, la paresse même : peu de promenades sans grande nécessité ; du jeu, de la conversation avec ses familiers, et tous les soirs un souper avec un très-petit nombre, presque toujours le même, et si on étoit voisin de quelque ville, on avoit soin que le sexe y fût agréablement mêlé. Alors il étoit inaccessible à tout, et s’il arrivoit quelque chose de pressé, c’étoit à Puységur à y donner ordre. Telle étoit à l’armée la vie de ce grand général, et telle encore à Paris, où la cour et le grand monde occupoient ses journées, et les soirs ses plaisirs. À la fin, l’âge, le tempérament, la conformation le trahirent… »

Est-ce que vous croyez que M. de Luxembourg ainsi présenté dans un brillant de héros et dans ses vices est calomnié ? Bien moins connu, bien moins en vue, vous avez dès les premières pages le vieux Montal, « ce grand vieillard de quatre-vingts ans qui avoit perdu un œil à la guerre, où il avoit été couvert de coups, » et qui se vit injustement mis de côté dans une promotion nombreuse de maréchaux : « Tout cria pour lui hors lui-même ; sa modestie et sa sagesse le firent admirer. » Il continua de servir avec dévouement et de commander avec honneur jusqu’à sa mort. Ce Montal, tel qu’un Montluc innocent et pur, se dresse devant nous en pied, de toute sa hauteur, et ne s’oublie plus. Saint-Simon ne peut rencontrer ainsi une figure qui le mérite sans s’en emparer et la faire revivre. Et ceux même qui sembleraient le mériter moins et qui seraient des visages effacés chez d’autres, il leur rend cette originalité, cette empreinte individuelle qui, à certain degré, est dans chaque être. Rien qu’à les regarder, il leur ôte de leur insipidité, il a surpris leur étincelle. Prétendre compter chez lui ces sortes de portraits, ce serait compter les sables de la mer, avec cette différence qu’ici les grains de sable ne se ressemblent pas. On ne peut porter l’œil sur une page des Mémoires sans qu’il en sorte une physionomie. Dès ce premier volume on a (et je parle des moindres) Crécy, Montgommery, et Cavoye, et Lassay, et Chandenier ; qui donc les distinguerait sans lui ? et ce Dangeau si comique à le bien voir, qui a reconquis notre estime par ses humbles services de gazetier auprès de la postérité, mais qui n’en reste pas moins à jamais orné et chamarré, comme d’un ordre de plus, de la description si complète et si divertissante qu’a faite de lui Saint-Simon. Que s’il arrive aux plus grandes figures, son pinceau s’y égale aussitôt et s’y proportionne. Ce Fénelon qu’il ne connaissait que de vue, mais qu’il avait tant observé à travers les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, quel incomparable portrait il en a donné ! voyez le en regard de celui de Godet, l’évêque de Chartres, si creusé dans un autre sens. S’il y a du trop dans l’un et dans l’autre, que ce trop-là aide à penser, à réfléchir, et comme, après même l’avoir réduit, on en connaît mieux les personnages que si l’on était resté dans les lignes d’en deçà et à la superficie ? Et quand il aura à peindre des femmes, il a de ces grâces légères, de ces images et de ces suavités primitives, presque homériques (voir le portrait de la duchesse de Bourgogne), que les peintres de femmes proprement dits, les malicieux et coquets Hamilton n’égalent pas. Mais avec Saint-Simon on ne peut se mettre à citer et à vouloir choisir : ce n’est pas un livre que le sien, c’est tout un monde. Que si on le veut absolument, on peut retrancher et supprimer en idée quelques-uns de ces portraits qui sont suspects, et où il entre visiblement de la haine ; le personnage du duc du Maine est dans ce cas. En général, toutefois, le talent de Saint-Simon est plus impartial que sa volonté, et s’il y a une grande qualité dans celui qu’il hait, il ne peut s’empêcher de la produire. Et puis, oserai-je dire toute ma pensée et ma conviction ? ce n’est pas une bonne marque à mes yeux pour un homme que d’être très-maltraité et défiguré par Saint-Simon : il ne s’indigne jamais si fort que contre ceux à qui il a manqué de certaines fibres. Ce qu’il méprise avant tout, ce sont les gens « en qui le servile surnage toujours, » ou ceux encore à qui la duplicité est un instrument familier. Quant aux autres, il a beau être sévère et dur, il a des compensations. Mais je ne parle que de portraits et il y a bien autre chose chez lui, il y a le drame et la scène, les groupes et les entrelacements sans fin des personnages, il y a l’action ; et c’est ainsi qu’il est arrivé à ces grandes fresques historiques parmi lesquelles il est impossible de ne pas signaler les deux plus capitales, celle de la mort de Monseigneur et du bouleversement d’intérêts et d’espérances qui s’opère à vue d’œil cette nuit-là dans tout ce peuple de princes et de courtisans, et cette autre scène non moins merveilleuse du lit de justice au Parlement sous la Régence pour la dégradation des bâtards, le plus beau jour de la vie de Saint-Simon et où il savoure à longs traits sa vengeance. Mais, dans ce dernier cas, le peintre est trop intéressé et devient comme féroce : la mesure de l’art est dépassée. Quoi qu’il en soit des remarques à faire, ce n’est certes pas exagérer que de dire que Saint-Simon est le Rubens du commencement du xviiie siècle.

La vie de Saint-Simon n’existe guère pour nous en dehors de ses Mémoires ; il y a raconté, et sans trop les amplifier (excepté pour les disputes et procès nobiliaires), les événements qui le concernent. À défaut de la fille du duc de Beauvilliers, il se maria à la fille aînée du maréchal de Lorges ; la bonté et la vérité du maréchal, de ce neveu et de cet élève favori de Turenne, l’attiraient, et l’air aimable et noble de sa fille, je ne sais quoi de majestueux, tempéré de douceur naturelle, le fixa. Il lui dut un bonheur domestique constant et vécut avec elle dans une parfaite fidélité. Il n’avait que vingt ans alors, était duc et pair de France, gouverneur de Blaye, gouverneur et grand bailli de Senlis, et commandait un régiment de cavalerie « Il sait, — disait le Mercure galant dans une longue notice sur ce mariage et sur ses pompes, envoyée probablement par lui-même, — il sait tout ce qu’un homme de qualité doit savoir, et Madame sa mère, dont le mérite est connu, l’a fait particulièrement instruire des devoirs d’un bon chrétien. » — « J’oubliois à vous dire, ajoutoit le même gazetier en finissant, que la mariée est blonde et d’une taille des plus belles ; qu’elle a le teint d’une finesse extraordinaire et d’une blancheur à éblouir ; les yeux doux, assez grands et bien fendus, le nez un peu long et qui relève sa physionomie, une bouche gracieuse, les joues pleines, le visage ovale, et une gorge qui ne peut être ni mieux taillée ni plus belle. Tout cela ensemble forme un air modeste et de grandeur qui imprime du respect : elle a d’ailleurs toute la beauté d’âme qu’une personne de qualité doit avoir, et elle ira de pair en mérite avec M. le duc de Saint-Simon son époux, l’un des plus sages et des plus accomplis seigneurs de la Cour. » Saint-Simon a parlé en bien des endroits de sa femme, et toujours avec un sentiment touchant de respect et d’affection, l’opposant à tant d’autres femmes ou inutiles, ou ambitieuses quand elles sont capables, et la louant en termes charmants de la perfection d’un sens exquis et juste en tout, mais doux et tranquille, et qui, loin de faire apercevoir ce qu’il vaut, semble toujours l’ignorer soi-même, avec une uniformité de toute la vie de modestie, d’agrément et de vertu.

On a de Saint-Simon et de sa femme vers cette époque de leur mariage, deux beaux portraits par Rigaud, que possède M. le duc actuel de Saint-Simon. Le portrait gravé de Saint-Simon est joint à la présente édition et remplace avantageusement l’ancien portrait qu’on voyait dans la première, lequel n’était pas bon, et avait de plus l’inconvénient de n’être réellement pas le sien, mais celui de son père. Il s’est fait quelquefois de ces méprises.

Quoiqu’il faille prendre garde de trop raisonner sur les portraits, et que l’air de jeunesse du nouvel époux jure un peu avec l’idée que donnent ses Mémoires, on remarque pourtant que sa figure et sa physionomie sont assez bien celles de son œuvre ; la figure est fine ; l’œil assez doux peut se courroucer et devenir terrible. Il a le nez un peu en l’air et assez mutin, la bouche maligne et d’où le trait n’a pas de peine à partir. Mais l’idée de force, qui est si essentielle au talent de Saint-Simon, reste absente, et elle est sans doute dissimulée par la jeunesse.

Saint-Simon avait servi à la guerre convenablement et avec application pendant plusieurs campagnes. Après la paix de Ryswick, le régiment de cavalerie dont il était mestre de camp fut réformé, et il se trouva sans commandement et mis à la suite. Lorsque la guerre de la Succession commença (1702), voyant de nouvelles promotions se faire dans lesquelles figuraient de moins anciens que lui et y étant oublié, il songea à se retirer du service, consulta plusieurs amis, trois maréchaux et trois hommes de Cour, et sur leur avis unanime « qu’un duc et pair de sa naissance, établi d’ailleurs comme il était et ayant femme et enfants, n’allait point servir comme un haut-le-pied dans les armées et y voir tant de gens si différents de ce qu’il était, et, qui pis est, de ce qu’il y avait été, tous avec des emplois et des régiments, » il donna, comme nous dirions, sa démission ; il écrivit au roi une lettre respectueuse et courte, dans laquelle, sans alléguer d’autre raison que celle de sa santé, il lui marquait le déplaisir qu’il avait de quitter son service. « Eh bien ! monsieur, voilà encore un homme qui nous quitte, » dit le roi au secrétaire d’État de la guerre Chamillart, en lui répétant les termes de la lettre ; et il ne le pardonna point de plusieurs années à Saint-Simon, qui put bien avoir encore quelquefois l’honneur d’être nommé pour le bougeoir au petit coucher, mais qui fut rayé in petto de tout acheminement à une faveur réelle, si jamais il avait été en passe d’en obtenir. Il avait vingt-sept ans.

Un ou deux ans après, à l’occasion d’une quête que Saint-Simon ne voulut point laisser faire à la duchesse sa femme, ni aux autres duchesses, comme étant préjudiciable au rang des ducs vis-à-vis des princes, le roi se fâcha, et un orage gronda sur l’opiniâtre et le récalcitrant : « C’est une chose étrange, dit à ce propos Louis XIV, que depuis qu’il a quitté le service, M. de Saint-Simon ne songe qu’à étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde. » Saint-Simon averti se décida à demander au roi une audience particulière dans son cabinet ; il l’obtint, il s’expliqua, il crut avoir au moins en partie ramené le roi sur son compte, et les minutieux détails qu’il nous donne sur cette scène, et qui en font toucher au doigt chaque circonstance, montrent assez que pour lui l’inconvénient d’avoir été dans le cas de demander l’audience est bien compensé par le curieux plaisir d’y avoir observé de plus près le maître, et par cet autre plaisir inséparable du premier, de tout peindre et raconter.

Peu après, à l’occasion de l’ambassade de Rome, qu’il fut près d’avoir un peu à son corps défendant et qui manqua, Mme de Maintenon exprimait sur Saint-Simon un avis qui ne démentait point son bon sens : elle le disait « glorieux, frondeur et plein de vues. » Plein de vues, c’est-à-dire de projets systématiques et plus ou moins aventurés. Cette opinion, dans laquelle Mme de Maintenon resta invariable, atteste l’antipathie des natures et n’était pas propre à donner au roi une autre idée que celle qu’il avait déjà sur ce courtisan médiocrement docile. Plus on accordait à un homme de son âge du sérieux, de la lecture et de l’instruction en lui attribuant ce caractère indépendant, plus on le rendait impossible dans le cadre d’alors et inconciliable. Les envieux et ceux qui lui voulaient nuire trouvaient leur compte en le louant : on le faisait passer, par sa liberté de parole et sa hauteur, pour un homme d’esprit plus à craindre qu’à employer et dangereux. Il avait beau se surveiller, il avait des silences expressifs et éloquents, ou des énergies d’expression qui emportaient la pièce ; « il lui échappait d’abondance de cœur des raisonnements et des blâmes. » Quand on le lit aujourd’hui, on n’a pas de peine à se figurer ce qu’il devait paraître alors. Une telle nature de grand écrivain posthume[5] ne laissait pas de transpirer de son vivant ; elle s’échappait par éclats ; il avait ses détentes, et l’on conçoit très-bien que Louis XIV, à qui il se plaignait un jour des mauvais propos de ses ennemis, lui ait répondu : « Mais aussi, monsieur, c’est que vous parlez et que vous blâmez, voilà ce qui fait qu’on parle contre vous. » Et un autre jour : « Mais il faut tenir votre langue. »

Cependant, le secret auteur des Mémoires gagnait à ces contre-temps de la fortune. Saint-Simon, libre et vacant, et, sauf la faveur avec le roi perdue sans remède, nageant d’ailleurs en pleine Cour, sur bien des récifs cachés, mais sans rien d’une disgrâce apparente, intimement lié avec plusieurs des ministres d’État, était plus que personne en position et à l’affût pour tout savoir et pour tout écrire. Sa liaison particulière avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, avec celui-ci surtout, « sans qui il ne faisait rien, » ne le confinait pas de ce côté, et il l’a dit très-joliment en faisant le portrait de l’abbé de Polignac, l’aimable et brillant séducteur dont ils furent les dupes : « Malheureusement pour moi, la charité ne me tenoit pas renfermé dans une bouteille comme les deux ducs. » Il rayonnait dans tous les sens, avait des ouvertures sur les cabales les plus opposées, et par amis, femmes jeunes ou vieilles, ou même valets, était tenu au courant, jour par jour, de tout ce qui se passait en plus d’une sphère. Tous ces bruits, toutes ces intelligences qui circulent rapidement dans les Cours et s’y dispersent, ne tombaient point chez lui en pure perte ; il en faisait amas pour nous et réservoir. Dans un précieux chapitre où il nous expose son procédé de conduite et son système d’information : « Je me suis donc trouvé instruit journellement, dit-il, de toutes choses par des canaux purs, directs et certains, et de toutes choses grandes et petites. Ma curiosité, indépendamment d’autres raisons, y trouvoit fort son compte ; et il faut avouer que, personnage ou nul, ce n’est que de cette sorte de nourriture que l’on vit dans les Cours, sans laquelle on n’y fait que languir. »

L’ambitieux pourtant ne laissait pas sa part d’espérances : il était jeune ; le roi était vieux ; Louis XIV vivant, il n’y avait rien à faire ; mais après lui le champ était ouvert et prêtait aux perspectives. Saint-Simon s’appliquait donc en secret dès lors à réformer l’État ; et comme il faisait chaque chose avec suite et en poussant jusqu’au bout sans se pouvoir déprendre, il avait tout écrit, ses plans, ses voies et moyens, ses combinaisons de Conseils substitués à la toute-puissance des secrétaires d’État ; il avait, lui aussi, son royaume de Salente tout prêt, et sa République de Platon en portefeuille, avec cela de particulier qu’en homme précis il avait déjà écrit les noms des gens qu’il croyait bons à mettre en place, les appointements, la dépense, en un mot la chose minutée et supposée faite : et un jour que le duc de Chevreuse venait le voir pour gémir avec lui des maux de l’État et discourir des remèdes possibles, il n’eut d’autre réponse à faire qu’à ouvrir son armoire et à lui montrer ses cahiers tout dressés.

Il y eut un moment tout à fait brillant et souriant dans la carrière de cour de Saint-Simon sous Louis XIV : ce fut l’intervalle de temps qui s’écoula entre la mort de Monseigneur (14 avril 1711) et celle du duc de Bourgogne (18 février 1712), ce court espace de dix mois dans lequel ce dernier fut Dauphin et héritier présomptif du trône. Saint-Simon, après avoir échappé à bien des crocs-en-jambe, à bien des noirceurs et des scélératesses calomnieuses qui avaient failli par moments lui faire quitter de dégoût la partie et abandonner Versailles, s’était assez bien remis dans l’esprit du roi ; la duchesse de Saint-Simon, aimée et honorée de tous, était dame d’honneur de la duchesse de Berry, et lui-même s’avançait chaque jour par de sérieux entretiens en tête à tête, sur les matières d’État et sur les personnes, dans la confiance solide du nouveau Dauphin. Il travaillait confidentiellement avec lui. S’il eut jamais espérance de faire accepter en entier sa théorie politique, son idéal de gouvernement, ce fut alors. Il semble, à le lire, qu’il n’existât aucun désaccord aucun point de dissentiment entre lui et le jeune prince qui allait comme de lui-même au-devant de ses idées et de ses maximes : dès la première ouverture qu’il lui fit, tout se passa entre eux comme en vertu d’une harmonie préétablie.

Quelle était cette théorie politique de Saint-Simon et ce plan de réforme ? il nous l’a exposé assez longuement, et dans ses conversations avec le duc de Bourgogne, et depuis dans celles qu’il eut avec le duc d’Orléans à la veille de la mort de Louis XIV et de la Régence. Si l’on va au fond et qu’on dégage le système des mille détails d’étiquette qui le compliquent et qui le compromettent à nos yeux par une teinte de ridicule, on y saisit une inspiration qui, dans Saint-Simon, fait honneur sinon au politique pratique, du moins au citoyen et à l’historien publiciste. Il sent la plaie et la faiblesse morale de la France au sortir des mains de Louis XIV ; tout a été abaissé, nivelé, réduit à l’état d’individu, il n’y a que le roi de grand. Il ne faut pas demander à Saint-Simon de penser au peuple dans le sens moderne ; il ne le voit pas, il ne le distingue pas de la populace ignorante et à jamais incapable. Reste la bourgeoisie qui fait la tête de ce peuple et qu’il voit déjà ambitieuse, habile, insolente, égoïste et repue, gouvernant le royaume par la personne des commis et secrétaires d’État, ou usurpant et singeant par les légistes une fausse autorité souveraine dans les Parlements. Quant à la noblesse dont il est, et sur laquelle seule il compte pour la générosité du sang et le dévouement à la patrie, il s’indigne de la trouver abaissée, dénaturée et comme dégradée par la politique des rois, et surtout du dernier : en accusant même presque exclusivement Louis XIV, il ne se dit pas assez que l’œuvre par lui consommée a été la politique constante des rois depuis Philippe Auguste, en y comprenant Henri IV et ce Louis XIII qu’il admire tant. Il s’indigne donc de voir « que cette noblesse françoise si célèbre, si illustre, est devenue un peuple presque de la même sorte que le peuple même, et seulement distingué de lui en ce que le peuple a la liberté de tout travail, de tout négoce, des armes même, au lieu que la noblesse est devenue un autre peuple qui n’a d’autre choix que de croupir dans une mortelle et ruineuse oisiveté qui la rend à charge et méprisée, ou d’aller à la guerre se faire tuer à travers les insultes des commis des secrétaires d’État et des secrétaires des intendants. » Il la voudrait relever, restaurer en ses anciens emplois, en ses charges et services utiles, avec tous les degrés et échelons de gentilhomme, de seigneur, de duc et pair. Les Pairs surtout, en qui il a mis toutes ses complaisances, et dont il fait la clef de voûte dans le vrai système, lui semblent devoir être (comme ils l’ont jadis été, selon lui,) les conseillers nécessaires du roi, les copartageants de sa souveraineté. Il n’a cessé de rêver là-dessus, et il a sa reconstitution de la monarchie française toute prête. Certes, si un prince était capable d’entrer dans quelques-unes de ces vues à la fois courageuses, patriotiques, mais étroites, hautaines et rétrospectives, il semble que ç’ait été le duc de Bourgogne tel qu’on nous le présente, avec ce mélange de bonnes intentions, d’effort sur lui-même, d’éducation laborieuse et industrieuse, de principes et doctrine en serre-chaude. On ne refait point l’histoire par hypothèse. Le duc de Bourgogne n’a pas régné, et la monarchie française, lancée à travers les révolutions, a suivi un tout autre cours que celui qu’il méditait de lui faire prendre. Quand on lit aujourd’hui Saint-Simon après les événements accomplis et en présence de la démocratie débordante et triomphante (quelles que soient ses formes de couronnement et de triomphe), on se demande plus que jamais avec doute, ou plutôt on se dit sans hésiter sur la réponse :

Est-ce qu’il y avait moyen de refaire ainsi après Louis XIV, après Richelieu, après Louis XI, les fondements de la monarchie française, de la refaire une monarchie constitutionnelle aristocratique avec toutes les hiérarchies de rang ? Une telle reconstruction par les bases était-elle possible quand déjà allaient se dérouler de plus en plus par des pentes larges et rapides les conséquences du nivellement universel ? Et enfin cela était-il d’accord avec le génie de la nation, avec le génie de cette noblesse même qui aimait à sa manière à être un peuple, un peuple de gentilshommes ?

La seule réponse, encore une fois, est dans les faits accomplis : à Saint-Simon reste l’honneur d’avoir résisté à l’abaissement et à l’anéantissement de son Ordre, de s’être roidi contre la platitude et la servilité courtisanesque. Sa théorie est comme une convulsion, un dernier effort suprême de la noblesse agonisante pour ressaisir ce qui va passer à ce tiers état qui est tout, et qui, le jour venu, dans la plénitude de son installation, sera même le Prince.

La mort subite du duc de Bourgogne vint porter le plus rude coup à Saint-Simon et briser la perspective la plus flatteuse qu’un homme de sa nature et de sa trempe pût envisager, moins encore d’être au pouvoir par lui-même que de voir se réaliser ses idées et ses vues, cette chimère du bien public qu’il confondait avec ses propres satisfactions d’orgueil. Le duc de Bourgogne mort à trente ans, Saint-Simon, qui n’en avait que trente-sept, restait fort considérable et fort compté par sa liaison intime et noblement professée en toute circonstance avec le duc d’Orléans, que toutes les calomnies et les cabales ne pouvaient empêcher de devenir, après la mort de Louis XIV et de ses héritiers en âge de régner, le personnage principal du royaume.

Les plans que Saint-Simon développa au duc d’Orléans pour une réforme du gouvernement ne furent qu’en partie suivis. L’idée des Conseils à substituer aux secrétaires d’État pour l’administration des affaires, était de lui ; mais elle ne fut pas exécutée et appliquée comme il l’entendait. Une des mesures qu’il proposait avec le plus de confiance, eût été de convoquer les États généraux au début de la Régence ; il y voyait un instrument commode duquel on pouvait se servir pour obtenir bien des réformes, et sur qui on en rejetterait la responsabilité par manière d’excuse. Il y avait à profiter, selon lui, de l’erreur populaire qui attribuait à ce corps un grand pouvoir, et on pouvait favoriser cette erreur innocente sans en redouter les suites. Ici Saint-Simon se trompait peut-être de date comme en d’autres cas, et il ne se rendait pas bien compte de l’effet et de la fermentation qu’eussent produits des États généraux en 1716 ; la machine dont il voulait qu’on jouât pouvait devenir dangereuse à manier. On va vite en France, et, à défaut de l’abbé Siéyes pour théoricien, on avait déjà l’abbé de Saint-Pierre qui aurait trouvé des traducteurs plus éloquents que lui pour sa pensée et des interprètes. Et Montesquieu n’avait-il pas alors vingt-cinq ans ?

À dater de ce moment (1715), les Mémoires de Saint-Simon changent un peu de caractère. Membre du conseil de Régence, il est devenu un des personnages du gouvernement, et, bien que rarement ses avis prévalent, il est continuellement admis à les donner et ne s’en fait pas faute ; on a des entretiens sans nombre où la matière déborde sous sa plume comme elle abondait sur ses lèvres ; l’intérêt, qui se trouve toujours dans de certaines scènes et dans d’admirables portraits des acteurs, y languit par trop de plénitude et de regorgement. Le règne de Louis XIV où il était contenu allait mieux à Saint-Simon que cette demi-faveur de la Régence, où il a beaucoup plus d’espace sans avoir pour cela d’action bien décisive. Il ne fut point ministre parce qu’il ne le voulut pas ; il aurait pu l’être à un instant ou à un autre, mais il se pliait peu aux combinaisons diverses et n’en augurait rien de bon ; il ne trouvait point dans le duc d’Orléans l’homme qu’il aurait voulu et qu’il avait tant espéré et regretté dans le duc de Bourgogne ; il lui reprochait précisément d’être l’homme des transactions et des moyens termes, et le Prince, à son tour, disait de son ardent et peu commode ami « qu’il était immuable comme Dieu et d’une suite enragée, » c’est-à-dire tout d’une pièce. À un certain jour (1721), Saint-Simon, dans un intérêt de famille, désira l’ambassade d’Espagne, et il l’eut aussitôt. Cette mission fut plus honorifique que politique, et il l’a racontée fort au long[6]. Ce fut son dernier acte de représentation. La mort subite du Régent (1723) vint peu après l’avertir de ce que la mort du duc de Bourgogne lui avait déjà dit si éloquemment au cœur, que les choses du monde sont périssables, et qu’il faut, quand on est chrétien, penser à mieux. La politique craintive de Fleury aida à lui redoubler le conseil. L’évêque de Fréjus, dans une visite à Mme de Saint-Simon, lui fit entendre qu’on saurait son mari avec plus de plaisir à Paris qu’à Versailles. Saint-Simon pensait trop haut pour ce ministère à voix basse que méditait Fleury. Il ne se le fit pas dire deux fois, et dès ce moment il renonça à la Cour, vécut plus habituellement dans ses terres et s’occupa de la rédaction définitive de ses Mémoires. Il ne mourut qu’en 1755, le 2 mars, à quatre-vingts ans.

Il tournait depuis longtemps le dos au nouveau siècle, et il habitait dans ses souvenirs. Il mourut quand Voltaire régnait, quand l’Encyclopédie avait commencé, quand Jean-Jacques Rousseau avait paru, quand Montesquieu ayant produit tous ses ouvrages venait de mourir lui-même. Que pensait-il, que pouvait-il penser de toutes ces nouveautés éclatantes ? On a souvent cité un mot dédaigneux sur Voltaire, qu’il appelle Arouet, « fils d’un notaire qui l’a été de mon père et de moi… » On en a conclu un peu trop vite, à mon sens, le mépris de Saint-Simon pour les gens de lettres et les gens d’esprit qui n’étaient pas de sa classe. Saint-Simon, dans ses Mémoires, se montre bien plus attentif qu’on ne le suppose à ce qui concerne les gens de lettres et les gens d’esprit de son temps ; mais ce sont ceux du siècle de Louis XIV ; c’est Racine, c’est La Fontaine, c’est La Bruyère, c’est Despréaux, c’est Nicole, il n’en oublie aucun à la rencontre. Il a sur Bossuet de grandes paroles, sur Mme de Sévigné il en a d’une grâce et d’une légèreté délicieuse. Il sait rappeler au besoin cette vieille bourgeoise du Marais si connue par le sel de ses bons mots, Mme Cornuel. Tels sont les gens d’esprit aux yeux de Saint-Simon. Quant à Voltaire, il en parle, il est vrai, comme d’un aventurier d’esprit et d’un libertin : on en voit assez les raisons sans les faire, de sa part, plus générales et plus injurieuses à la classe des gens de lettres qu’elles ne le sont en effet.

On a remarqué comme une chose singulière que tandis que Saint-Simon parle de tout le monde, il est assez peu question de lui dans les Mémoires du temps. Ici encore il est besoin de s’entendre. De quels Mémoires s’agit-il ? Il y en a très-peu sur la fin du règne de Louis XIV. Saint-Simon alors était fort jeune et n’avait aucun rôle apparent : son principal rôle, c’était celui qu’il se donnait d’être le champion de la Duché-Pairie et le plus pointilleux de son Ordre sur les rangs. C’est ainsi qu’on lit dans une des lettres de Madame, mère du Régent :

« En France et en Angleterre, les ducs et les lords ont un orgueil tellement excessif qu’ils croient être au-dessus de tout ; si on les laissoit faire, ils se regarderoient comme supérieurs aux princes du sang, et la plupart d’entre eux ne sont pas même véritablement nobles (Gare ! voilà un autre excès qui commence). J’ai une fois joliment repris un de nos ducs. Comme il se mettoit à la table du roi devant le prince des Deux-Ponts, je dis tout haut “D’où vient que monsieur le duc de Saint-Simon presse tant le prince des Deux-Ponts ? A-t-il envie de le prier de prendre un de ses fils pour page ?” Tout le monde se mit si fort à rire qu’il fallut qu’il s’en allât. »

Si un jour il se publie des Mémoires sur la Régence, si les Mémoires politiques du duc d’Antin et d’autres encore qui doivent être dans les archives de l’État paraissent, il y sera certainement fort question de Saint-Simon.

Saint-Simon, à qui ne le voyait qu’en passant et à la rencontre dans ce grand monde, devait faire l’effet, je me l’imagine aisément, d’un personnage remuant, pressé, mystérieux, échauffé, affairé, toujours dans les confidences et les tête-à-tête, quelquefois très-amusant dans ses veines et charmant à de certaines heures, et à d’autres heures assez intempestif et incommode. Le maréchal de Belle-Isle le comparait vieux, pour sa conversation, au plus intéressant et au plus agréable des dictionnaires. Après sa retraite de la Cour, il venait quelquefois à Paris, et allait en visite chez la duchesse de La Vallière ou la duchesse de Mancini (toutes deux Noailles) : là, on raconte que, par une liberté de vieillard et de grand seigneur devenu campagnard, et pour se mettre plus à l’aise, il posait sa perruque sur un fauteuil, et sa tête fumait. — On se figure bien en effet cette tête à vue d’œil fumante, que tant de passions échauffaient.

Les Mémoires imprimés du marquis d’Argenson contiennent (page 178) un jugement défavorable sur Saint-Simon. Ce jugement a été arrangé et modifié à plaisir, comme tout le style en général dans ces éditions de d’Argenson. Je veux donner ici le vrai texte du passage tel qu’il se lit dans le manuscrit. Si injurieux qu’en soient les termes pour Saint-Simon, ce n’est pas tant à lui que ce jugement fera tort qu’à celui qui s’y est abandonné ; et d’ailleurs on peut, jusqu’à un certain point, en contrôler l’exactitude, et cela en vaut la peine avant que quelqu’un s’en empare, ce qui aurait lieu au premier jour ; on ne manquerait pas de crier à la découverte et de s’en faire une arme contre Saint-Simon :

« Le duc de Saint-Simon, écrivait d’Argenson à la date de 1722, est de nos ennemis, parce qu’il a voulu grand mal à mon père, le taxant d’ingratitude, et voici quel en a été le lieu. Il prétend qu’il a plus contribué que personne à mettre mon père en place de ministre, et que mon père ne lui a pas tenu les choses qu’il lui avoit promises comme pot-de-vin du marché ; or quelles étoient ces choses ? Ce petit broudillon vouloit qu’on fît le procès à M. le duc du Maine, qu’on lui fît couper la tête, et le duc de Saint-Simon devoit avoir la grande maîtrise de l’artillerie. — Voyez un peu quel caractère odieux, injuste et anthropophage de ce petit dévot sans génie, plein d’amour-propre, et ne servant d’ailleurs aucunement à la guerre !

« Mon père voyant les choses pacifiées, les bâtards réduits, punis, envoyés en prison ou exil, et tout leur parti débellé, ce qui fut une des grandes opérations de son ministère, il ne voulut pas aller plus loin, ni mêler des intérêts particuliers aux motifs des grands coups qu’il frappa.

« De là le petit duc et sa séquelle en ont voulu mal de mort à mon père et l’ont traité d’ingrat, comme si la reconnoissance, qui est une vertu, devoit se prouver par des crimes ; et cette haine d’une telle légitime rejaillit sur les pauvres enfants qui s’en… »[7]

Si la haine ou l’humeur éclate quelque part, c’est assurément dans cette injurieuse boutade bien plus que dans tout ce que Saint-Simon a écrit sur les d’Argenson. À l’égard du duc du Maine, Saint-Simon en effet a eu le tort de le trop craindre, même après qu’il était déraciné et abattu ; mais quant à juger avec haine le garde des sceaux et ancien lieutenant de police d’Argenson, c’est ce qu’il n’a pas fait. Les différents endroits où il parle de lui sont d’admirables pages d’histoire ; le marquis n’a pas parlé de son père en des termes plus expressifs et mieux caractérisés que ne le fait Saint-Simon, qui n’y a pas mis d’ailleurs les ombres trop fortes : tant il est vrai que le talent de celui-ci le porte, nonobstant l’affection, à la vérité et à une sorte de justice quand il est en face d’un mérite réel et sévère, digne des pinceaux de l’histoire.

Je ne relèverai pas les autres injures de ce passage tout brutal : Saint-Simon y est appelé un dévot sans génie. Saint-Simon n’avait pas, il est vrai, le génie politique ; bien peu l’ont, et le marquis d’Argenson, avec tout son mérite comme philosophe et comme administrateur secondaire, n’en était lui-même nullement doué. Pour être un politique, indépendamment des vues et des idées justes qui sont nécessaires, mais qu’il ne faut avoir encore qu’à propos et modérément, sans une fertilité trop confuse, il ne convient pas de porter avec soi de ces humeurs brusques qui gâtent tout, et de ces antipathies des hommes qui créent à chaque pas des incompatibilités. Le génie de Saint-Simon, qui devait éclater après lui, rentrait tout entier dans la sphère des Lettres : en somme, ce qu’il a dû être, il l’a été.

Il y a à dire à sa dévotion. Elle était sincère et dès lors respectable ; mais elle ne semble pas avoir été aussi éclairée qu’elle aurait pu l’être. Après chaque mécompte ou chagrin, Saint-Simon s’en allait droit à la Trappe chercher une consolation, comme on va, dans une blessure, au chirurgien ; mais il en revenait sans avoir modifié son fond et sans travailler à corriger son esprit. Il se livrait à toutes ses passions intellectuelles et à ses aversions morales sans scrupule, et sauf à se mettre en règle à de certains temps réguliers et à s’en purger la conscience, prêt à recommencer aussitôt après. Cette manière un peu machinale et brusque de considérer le remède religieux, sans en introduire la vertu et l’efficace dans la suite même de sa conduite et de sa vie, annonce une nature qui avait reçu par une foi robuste la tradition des croyances plutôt qu’elle ne s’en était pénétrée et imbue par des réflexions lumineuses. En tout, Saint-Simon est plutôt supérieur comme artiste que comme homme ; c’est un immense et prodigieux talent, plus qu’une haute et complète intelligence.

Après la mort de Saint-Simon, ses Mémoires eurent bien des vicissitudes. Ils sortirent des mains de sa famille pour devenir des espèces de prisonniers d’État ; on craignait les divulgations indiscrètes. On voit que Duclos et Marmontel en eurent connaissance, et en firent un ample usage dans leurs travaux d’historiographes. M. de Choiseul, pendant son ministère, en prêta des volumes à Mme du Deffand qui en écrivit ses impressions à Horace Walpole auquel elle aurait voulu également les prêter et les faire lire : « Nous faisons une lecture l’après-dîner, lui mandait-elle (21 novembre 1770), les Mémoires de M. de Saint-Simon, où il m’est impossible de ne pas vous regretter ; vous auriez des plaisirs indicibles. » Elle dit encore à un autre endroit (2 décembre) : « Les Mémoires de Saint-Simon m’amusent toujours, et comme j’aime à les lire en compagnie, cette lecture durera longtemps ; elle vous amuserait, quoique le style en soit abominable, les portraits mal faits ; l’auteur n’était point un homme d’esprit ; mais comme il était au fait de tout, les choses qu’il raconte sont curieuses et intéressantes ; je voudrais bien pouvoir vous procurer cette lecture. »

Elle y revient pourtant et corrige ce qui peut étonner dans ce premier jugement tumultueux (9 janvier 1771). « Je suis désespérée de ne pouvoir pas vous faire lire les Mémoires de Saint-Simon : le dernier volume, que je ne fais qu’achever, m’a causé des plaisirs infinis ; il vous mettrait hors de vous. » Je le crois bien que ces Mémoires de Saint-Simon vous mettent hors de vous ; ils vous transportent au cœur d’un autre siècle. Voltaire sur sa fin avait, dit-on, formé le projet « de réfuter tout ce que le duc de Saint-Simon, dans ses Mémoires encore secrets, avait accordé à la prévention et à la haine. » Voltaire, en cela, voyait où était le défaut de ces redoutables Mémoires, et aussi, en les voulant infirmer à l’avance, il semblait pressentir où était le danger pour lui, pour son Siècle de Louis XIV, de la part de ce grand rival, et que, lorsque de tels tableaux paraîtraient, ils éteindraient les esquisses les plus brillantes qui n’auraient été que provisoires.

À partir de 1784, la publicité commença à se prendre aux Mémoires de Saint-Simon, mais timidement, à la dérobée, par anecdotes décousues et par morceaux. De 1788 à 1791, puis plus tard en 1818, il en parut successivement des extraits plus ou moins volumineux, tronqués et compilés. La marquise de Créquy, à propos d’une de ces premières compilations, écrivait à Sénac de Meilhan[8] (7 février 1787) « Les Mémoires de Saint-Simon sont entre les mains du censeur ; de six volumes on en fera à peine trois et c’est encore assez. » Et, un peu plus tard (25 septembre 1788) : « Je vous annonce que les Mémoires de Saint-Simon paraissent, mais très-mutilés, si j’en juge par ce que j’ai vu en trois gros tapons verts, et il y en avoit six. Mme de Turpin mourut, j’en demeurai là, cela est mal écrit, mais le goût que nous avons pour le siècle de Louis XIV nous en rend les détails précieux. »

Il est curieux de voir comme chacun s’accorde à dire que c’est mal écrit, que les portraits sont mal faits, en ajoutant toutefois que c’est intéressant. Mme du Deffand elle-même, la seule qui ait lu à la source, apprécie l’amusement plus que la portée de ces Mémoires. La forme de Saint-Simon tranchait trop avec les habitudes du style écrit au xviiie siècle, et on en parlait à peu près comme Fénelon a parlé du style de Molière et de cette « multitude de métaphores qui approchent du galimatias. » Tout ce beau monde d’alors avait fait, plus ou moins, sa rhétorique dans Voltaire.

L’inconvénient de ces publications tronquées, comme aussi des extraits mis au jour par Lemontey et portant sur les Notes manuscrites annexées au Journal de Dangeau, c’était de ne donner idée que de ce qu’on appelait la causticité de Saint-Simon, en dérobant tout à fait un autre côté de sa manière, qui est la grandeur. Cette grandeur, qui, nonobstant tout accroc de détail, allait à revêtir d’une imposante majesté l’époque entière de Louis XIV, et qui était la première vérité du tableau, ne pouvait se dévoiler que par la considération des ensembles et dans la suite même de ce corps incomparable d’annales. C’est donc la totalité des Mémoires qu’il fallait donner dans leur forme originale et authentique. L’édition de 1829 y a pourvu. La sensation produite par les premiers volumes fut très-vive : ce fut le plus grand succès depuis celui des romans de Walter Scott. Un rideau se levait tout d’un coup de dessus la plus belle époque monarchique de la France, et l’on assistait à tout comme si l’on y était. Ce succès toutefois, coupé par la Révolution de 1830, se passa dans le monde proprement dit, encore plus que dans le public ; celui-ci n’y arriva qu’un peu plus tard et graduellement.

Aujourd’hui il restait à faire un progrès important et, à vrai dire, décisif pour l’honneur de Saint-Simon écrivain. Cette première édition si goûtée avait été faite d’après un singulier principe et sur un sous-entendu étrange : c’est que Saint-Simon, parce qu’il a sa phrase à lui et qui n’est ni académique, ni celle de tout le monde, écrivait au hasard, ne savait pas écrire (comme le disaient les marquises de Créquy et du Duffand), et qu’il était nécessaire de temps en temps, dans son intérêt et dans celui du lecteur, de le corriger. D’autres relèveront dans cette première édition des noms historiques estropiés, des généalogies mal comprises et rendues inintelligibles, des pages du manuscrit sautées, des transpositions et des déplacements qui ôtent tout leur sens à d’autres passages où Saint-Simon s’en réfère à ce qu’il a déjà dit ; pour moi, je suis surtout choqué et inquiet des libertés qu’on a prises avec la langue et le style d’un maître. M. de Chateaubriand, dans un jour de mauvaise humeur contre le plus grand auteur de Mémoires, a dit « Il écrit à la diable pour l’immortalité. » Et d’autres, entrant dans cette jalousie de Chateaubriand et comme pour la caresser, ont été jusqu’à dire de Saint-Simon qu’il était « le premier des barbares. » Il faut bien s’entendre sur le style de Saint-Simon, il n’est pas le même en tous endroits et à toute heure. Lorsque Saint-Simon écrit des Notes et commentaires sur le Journal de Dangeau, il écrit comme on fait pour des notes, à la volée, tassant et pressant les mots, voulant tout dire à la fois et dans le moindre espace. J’ai comparé ailleurs cette pétulance et cette précipitation des choses sous sa plume « à une source abondante qui veut sortir par un goulot trop étroit et qui s’y étrangle. » Toutefois, même dans ces brusques croquis de Notes, tels qu’on les a imprimés jusqu’ici, il y a bien des fautes qui tiennent à une copie inexacte. Dans ses Mémoires, Saint-Simon reprend ses premiers jets de portraits, les développe, et se donne tout espace. Quand il raconte des conversations, il lui arrive de reproduire le ton, l’empressement, l’afflux de paroles, les redondances, les ellipses. Habituellement et toujours, il a, dans sa vivacité à concevoir et à peindre, le besoin d’embrasser et d’offrir mille choses à la fois, ce qui fait que chaque membre de sa phrase pousse une branche qui en fait naître une troisième, et de cette quantité de branchages qui s’entre-croisent, il se forme à chaque instant un arbre des plus touffus. Mais il ne faut pas croire que cette production comme naturelle n’ait pas sa raison d’être, sa majesté et souvent sa grâce. C’est à quoi l’édition de 1829, qui a servi depuis aux réimpressions, n’avait pas eu égard : à première vue, on y a considéré les phrases de Saint-Simon comme des à peu près de grand seigneur, et chemin faisant, sans parti pris d’ailleurs, on les a traitées en conséquence[9].

Respectons le texte des grands écrivains, respectons leur style. Sachons enfin comprendre que la nature est pleine de variétés et de moules divers ; il y a une infinité de formes de talents. Éditeurs ou critiques, pourquoi nous faire strictement grammairiens et n’avoir qu’un seul patron ? Et ici, dans ce cas particulier de Saint-Simon, comme nous avons affaire de plus et très-essentiellement à un peintre, il faut aussi bien comprendre (et c’est sur quoi j’ai dû insister en commençant) quel est le genre de vérité qu’on est en droit surtout de lui demander et d’attendre de lui, sa nature et son tempérament d’observateur et d’écrivain étant connus. L’exactitude dans certains faits particuliers est moins ce qui importe et ce qu’on doit chercher qu’une vérité d’impression dans laquelle il convient de faire une large part à la sensibilité et aux affections de celui qui regarde et qui exprime. Le paysage, en se réfléchissant dans ce lac aux bords sourcilleux et aux ondes un peu amères, dans ce lac humain mobile et toujours plus ou moins prestigieux, s’y teint certainement de la couleur de ses eaux. Une autre forme de talent, je l’ai dit, un autre miroir magique eût reproduit des effets différents ; et toutefois celui-ci est vrai, il est sincère, il l’est au plus haut degré, dans l’acception morale et pittoresque. C’est ce qu’on ne saurait trop maintenir, et Saint-Simon n’a eu que raison quand il a conclu de la sorte en se jugeant : « Ces Mémoires sont de source, de la première main : leur vérité, leur authenticité ne peut être révoquée en doute, et je crois pouvoir dire qu’il n’y en a point eu jusqu’ici qui aient compris plus de différentes matières, plus approfondies, plus détaillées, ni qui forment un groupe plus instructif ni plus curieux. » La postérité, après avoir bien écouté ce qui s’est dit et se dira encore pour et contre, ne saurait, je le crois, conclure autrement.

Sainte-Beuve.





  1. Saint-Simon, dans le texte original, n’établit point de chapitres proprement dits ni aucune division ; il était d’une haleine infatigable on a bien été obligé, en imprimant, de faire des chapitres de longueur à peu près égale pour soulager l’attention du lecteur ; mais on a eu soin, dans la présente édition, de ne composer les sommaires qu’avec les termes mis en marge par Saint-Simon, et on a reproduit, autant qu’on l’a pu, ces mêmes termes de la marge au haut des pages dans le titre courant.
  2. Tableau de l’amour considéré dans l’état du mariage (Amsterdam, 1687) page 134.
  3. Je n’emploie le mot que parce que lui-même me le fournit. Il dit quelque part, à l’occasion des joies secrètes et des mille ambitions flatteuses mises en mouvement par une mort de prince : « Tout cela, et tout à la fois, se sentait comme au nez. »
  4. Nous reproduisons cette lettre en tête des Mémoires : elle en est la première préface.
  5. Expression de M. Villemain.
  6. Moins au long toutefois qu’il n’a semblé jusqu’ici, d’après les éditions précédentes : car, dans la première qui a servi aux réimpressions, on a jugé à propos de transposer, du tome iiie au xixe, plus de 100 pages relatives aux grandesses d’Espagne, et on en a bourré le récit de l’ambassade de Saint-Simon.
  7. Manuscrits de la Bibliothèque du Louvre, dans le volume de d’Argenson qui est consacré à ses Mémoires personnels, au paragraphe 19.
  8. Lettres inédites de la marquise de Créquy à Sénac de Meilhan, qui sont sous presse (Potier, libraire-éditeur).
  9. Un seul petit exemple. Dès la seconde page, Saint-Simon nous montre sa mère qui lui donne dès l’enfance de sages conseils et qui lui représente la nécessité, à lui fils tardif d’un vieux favori oublié, d’être par lui-même un homme de mérite, puisqu’il entre dans un monde où il n’aura point d’amis pour le produire et l’appuyer : « Elle ajoutoit, dit-il, le défaut de tous proches, oncles, tantes, cousins germains, qui me laissoit comme dans l’abandon à moi-même, et augmentoit le besoin de savoir en faire un bon usage sans secours et sans appui ; ses deux frères obscurs, et l’aîné ruiné et plaideur de sa famille, et le seul frère de mon père sans enfants et son aîné de huit ans. »

    Or, ne trouvant pas la phrase assez claire dans son tour un peu latin, l’édition de 1829 a dit : « Elle ajoutoit le défaut de tous proches, oncles, tantes, cousins germains, qui me laissoit comme dans l’abandon à moi-même, et augmentoit le besoin de savoir en faire un bon usage, me trouvant sans secours et sans appui ; ses deux frères étant obscurs, et l’aîné ruiné et plaideur de sa famille, et le seul frère de mon père étant sans enfants et son aîné de huit ans. » Me trouvant et deux fois étant sont ajoutés. Ainsi dès les premiers pas, comme si la phrase de Saint-Simon ne marchait pas toute seule, on lui prêtait un bâton et deux béquilles.